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Une course folle à la technologie, toujours plus performante, toujours plus parfaite, se propageant au militaire allait entraîner le développement de l’arme ultime : une arme qui surpasserait toutes les autres, qui assurerait la victoire, une arme qui ne faiblirait jamais. Cette illusion risible un demi-siècle auparavant ne l’était plus dans l’état de richesses de toutes les nations. Dans l’année précédant la guerre, cette course s’accéléra jusqu’aux extrêmes.

Le Jutlosges culminait à presque sept mille mètres, dans les neiges éternelles. Contre son sommet s’étendait un plateau en pente légère, long d’un à deux kilomètres, où les conditions étaient telles que les deux puissances mondiales y avaient bâti une station commune de recherche, dont le seul accès était un ascenseur souterrain en crémaillère, à part quoi il fallait passer par la voie impraticable du glacier.

Durant les sept premières années de service, son directeur avait été le professeur Jean Frédéric.

Puis les quarante drapeaux s’étaient retirés, le Liscord resté seul luttait pour la survie de cette station. Cela conduisit au déploiement d’une équipe armée dans la chaîne rocheuse internationale, quelques heures après que cessa là-bas toute transmission. Les drapeaux accusaient cette présence militaire tandis que pour le continent, il s’agissait de répondre à la présence du bataillon de montagne, aux armes de l’Atasse, qui s’entraînait sur le glacier. Un bras de fer s’engageait, tel qu’en prenait connaissance le général des armées Larsens.

En quelques heures, la situation se dégrada dramatiquement. Depuis des mois les drapeaux voulaient retirer leurs équipes de chercheurs, qui refusaient de quitter la station, avec l’appui du Liscord. Lorsque les troupes armées bloquèrent l’accès par l’ascenseur, ces chercheurs devinrent des otages. À quoi s’ajouta que plusieurs d’entre eux détenaient des informations sur les projets brouillard et fournaise. Enfin le déploiement armé convainquit l’Atasse de l’importance de la station.

Aussi le commandement de terrain reçut-il l’ordre de prendre d’assaut le Jutlosges. En quelques heures, sous la pression, les occupants se retrouvèrent obligés de faire sauter le tunnel, laissant pour toute route d’accès le glacier. Le lendemain avant l’aube, deux compagnies du bataillon de montagne s’y engageaient.

Dans un effort presque désespéré, le continent parachuta deux cents hommes sur le plateau, qui rallièrent la station ainsi qu’un pont aérien qui répondait à l’effort de ravitaillement du bataillon. Au troisième jour de l’incident, arrivées sur le plateau, les deux compagnies de montagne lancèrent l’assaut. Les premières armes à ouvrir le feu au Jutlosges furent les centenaires mortiers de soixante du Liscord. Après quatorze heures de combat, souffrant du froid et du manque d’air, les assaillant se dégageaient enfin et s’enterraient en aval.

Le commandement passa alors sous la responsabilité du général Edone, de l’Armont : en même temps qu’une unité des forces spéciales, opérant alors au cercle sud, devait renforcer le bataillon. Le commandement établit de nouveaux ordres, planifiés sur trois jours, au terme desquels si la station ne se rendait pas, les ordres prévoyaient son bombardement.

Les éléments du bataillon de montagne se tenaient alors dans un campement temporaire, fait de tentes hermétiques clair-sombre tachetées et bombées autour desquelles s’accumulaient déchets et bouteilles. La première compagnie campait contre le pic, à l’abri du vent, tandis que la seconde, cachée derrière une paroi de glace, fermait l’accès au glacier. Quelques mille mètres plus bas se trouvait leur relai, ainsi qu’en replat les tentes sanitaires. D’épais uniformes blancs confondaient les silhouettes humaines à la neige uniforme.

Plus personne ne captait le relai depuis des heures. Les soldats s’attroupaient devant les tentes, pour le contrôle du matériel, devant eux défilaient les sergents, lesquels ordres en main vérifiaient l’état de leurs troupes. Leurs tenues se couvraient d’épaisses couches glaciales qui cisaillaient les harnais. Ils frappaient leurs armes, buses ouvertes, puis retombaient dans une torpeur asphyxiée. Leurs visages étaient cachés par des masques, lesquels se connectaient aux bombonnes qu’ils traînaient. Ils frappaient aussi les grenades.

À deux heures déjà la brume était montée, qui cachait l’aurore dans une pâleur excessive, et se renforçait. Ils ne voyaient pas plus loin que les tentes, parfois ne distinguaient pas les dernières. Les sous-officiers passaient d’un groupe à l’autre, lentement. Dans ces conditions, ils s’agglutinaient les uns contre les autres, par paquets, et ne bougeaient plus. Les sentinelles semblaient des statues. Leur équipement prêt, leurs radios mortes, les compagnies de montagnes regardaient leurs montres.

Il était six heures.

Un drone Iowa tournait en cercles au-dessus du Jutlosges. Il fournissait des images pour les deux camps. Devant leurs écrans, le commandement ne voyait que la brume qui grimpait en même temps que leurs troupes sur le plateau. Un rideau impénétrable isolait l’action du monde. Alors les ordinateurs calculaient les routes les plus probables et pour tout information, donnaient les graphiques d’avance des troupes, traits surlignés aux images, et en mouvement, que les états-majors suivaient mètre par mètre.

Les compagnies avançaient en deux colonnes, les soldats serrés pour ne pas se perdre. Ils cherchaient chacun la chaleur de l’autre, et à le distinguer au mieux. Leurs chefs en avant regardaient une minute leur boussole, puis relevant difficilement les yeux, une minute à leurs pieds le sol. Ils ne songeaient plus aux crevasses. Ils ne songeaient plus à rien, mais sentaient leur sang leur manquer, leurs muscles s’épuiser et se laissaient mourir sans réaction. Ces gestes lents, saccadés, répétés encore et encore, étaient ceux de machines.

Les munitions de mortier à peine tirées, aussitôt recouvertes d’une forte givrée, s’effondraient sur le sommet. Mais les derniers appuis du Liscord s’en étaient retirés, dû aux conditions intenables. Deux arcs de défense s’étendaient à cent et cent cinquante mètres de la station, creusés en tranchées et en nids dans la glace et que recouvrait le névé. Les soldats s’y enfonçaient à demi. Des heures durant, aucun des deux camps ne vit l’autre : il fallait tout ce temps pour gagner cent mètres.

Vers quinze heures s’établit le contact. La seconde colonne se disloqua. Il leur fallait à chacun un temps interminable pour réagir, bouger, viser, tirer. La visibilité portait alors à moins de vingt mètres. Ils se voyaient, face à face, des minutes durant, se tiraient à bout portant et les munitions légères, affaiblies encore par le froid, allaient s’écraser dans leurs gilets. Les corps tombaient, se relevaient, s’effondraient à nouveau dans la neige.

La première colonne n’entra en contact qu’à dix-neuf heures, après avoir traversé le premier arc et fait une halte au milieu de l’ennemi. Jusqu’à minuit encore, les combattants se tiraient dessus. La brume, au lieu de cesser, n’avait fait que se renforcer d’heure en heure. Le soir venu, la tempête avait commencé et les chutes de neige voilaient tout. Les compagnies de l’Atasse et du Liscord se retrouvaient alors pratiquement en mêlée.

À onze heures, la première colonne se retirait, seulement consciente que trop de temps était passé et que chaque soldat se battait seul. À minuit, la seconde colonne fortifiait sa position sur le premier arc, duquel l’ennemi épuisé se retirait à son tour. Des deux côtés le ravitaillement devint la seule obsession. Ils tentaient par tous les moyens d’emmener les blessés, des deux camps, soit dans la station, soit au nid de blessé, et ne parvenaient pas à les trouver dans la tempête.

Il semblait à la fin du premier jour que les hommes avaient franchi leurs limites depuis longtemps. Mais aucun des deux camps ne recula. Après huit heures la tempête  faiblit : alors éveillés par cette accalmie relative, et avec ce faible champ gagné, les soldats de la seconde compagnie reprenaient l’assaut. Leurs équipes revenaient de la reconnaissance. Ils se déployèrent en ligne et, dédaigneux des risques, se lancèrent sur le second arc ; sans conscience encore que la première compagnie ne les soutenait plus.

La tempête se leva tout à fait entre quinze et seize heures. Le commandement des deux bords put alors constater la situation : la première compagnie évacuait encore, et cherchait toujours à se rallier. La seconde pressait l’arc mais éclatée n’arrivait plus à progresser d’un mètre. Les mortiers, amenés à dix mètres, tiraient à des angles proches de la verticale. Il n’y avait que des blessures graves, et des morts. Enfin les deux camps n’arrivaient pas à croire que leurs troupes étaient arrivées au contact.

Mais à peine les communications rétablies, et les champs de vision se dégageant, tout s’accéléra démesurément. Des fantômes d’hommes écrasés par la fatigue, qui ne bougeaient plus qu’au-delà de leur volonté et que l’effort aurait dû tuer, se réveillaient une fois encore : le Liscord voyant la première compagnie si loin lança la contre-attaque, écrasa sous leur feu les troupes de montagne et les força à une retraite sur plus de cinq cents mètres.

Alors, avec quelques seize heures de retard, le roulement put s’opérer et les deux autres compagnies du bataillon de montagne, qui avaient à leur tour rejoint le Jutlosges, vinrent remplacer au combat les colonnes à bout de force. Elles étaient elles-mêmes affaiblies par la marche, l’attente et les conditions extrêmes : du même pas lent, de la même haleine, elles marchèrent sur la station. Deux colonnes progressaient, deux autres quittaient la bataille anéanties par l’action.

Aux nouvelles forces d’assaut se joignait l’unité des forces spéciales.

Le général Edone, silencieux, observait les photographies du plateau, et écoutait les rapports des différents postes. Quatre blindés d’électroniques fournissaient plans et estimations pour les minutes, les heures à venir. Et l’état-major n’en revenait toujours pas que les soldats puissent continuer à se battre.

« C’est impossible, » répondit le colonel. Déjà la tempête avait repris, et coupait tout contact entre ordres et troupes. Ils avaient voulu se porter à la rencontre des blessés mais ce geste n’avait pas été estimé nécessaire. « On ne peut pas se battre dans ces conditions. » Mais le général, toujours silencieux, les deux mains jointes au-dessus du menton, constatait simplement les résultats. Les chiffres ne mentaient pas.

Un nouveau rapport arriva de l’ascenseur, où les équipes tentaient toujours de dégager un passage : en vain. Edone prit la parole. « messieurs, nous n’avons servi à rien ! » et concluant là-dessus, il allait se retirer quand les machines s’affolèrent. L’état-major peinait à suivre le flot d’informations qui saturait les bandes : ils calculaient les résultats, totalement imprévus, de l’erreur humaine. Le Liscord faisait sauter la station. « Confirmez. » Le drone Iowa rendait au travers de la tempête les éclats des explosions.

À neuf heures trente au soir du second jour, le Liscord ayant épuisé toutes ses ressources vit qu’il ne tiendrait pas la station. En dernier recours, ses troupes décidèrent une sortie au travers du plateau, par le glacier et jusqu’à une altitude où des hélicoptères pourraient les extraire. Les aéronefs attendaient en effet, sur le territoire de l’Atasse, sans que personne ne les inquiète. À neuf heures trente au soir les charges lourdes, reçues par le dernier ravitaillement, anéantissaient la station de recherche.

Trois colonnes prenaient la direction du glacier. Deux sur les flancs ralliaient l’arc et devaient tenir à distance les compagnies de montagne. Au centre avançaient les chercheurs, dans des combinaisons de l’armée, avec en tête le commandement. Ils portaient avec eux, en civière, leurs blessés braves, et certains à dos d’homme. Une première fusée jaillit de la tempête, pour un court instant, que le drone repéra : elle annonçait le contact. Jusqu’à une heure du matin, il n’y eut plus la moindre information, puis une seconde fusée éclatait presque au milieu du plateau, suivie par une troisième, à près de huit cents mètres.

À quatre heures, le combat s’était généralisé à tout le plateau. Des équipes de deux à quatre hommes cherchaient le reste de leur compagnie ; ils croisaient alliés et ennemis et le plus souvent, après quelques échanges, perdaient le contact ; mais même alors tous savaient parfaitement dans quelle direction aller.

Ils le savaient parce que le plateau était en pente qui, même légère, leur demandait à gravir beaucoup d’efforts. La pente grimpait généralement au nord. Aussi, bien qu’ils ne sachent jamais où exactement, les hommes savaient dans quelle direction sur le plateau ils allaient. Ensuite ils cherchaient des repères, et comptaient leurs efforts pour toute mesure.

Les aéronefs du Liscord prirent la direction du Jutlosges vers dix heures, lorsqu’une fusée éclata presque à hauteur du relai. La colonne centrale avait réussi à s’engager sur l’accès du glacier et descendait désormais impunément. Elle ne savait pas encore que les deux autres colonnes, incapables de progresser, étaient restées là-haut. À midi, les scientifiques du Liscord embarquaient, à la vue du nid de blessés et sous les yeux du Iowa, donc du commandement. Les hélicoptères attendirent encore les autres colonnes, puis à trois heures, calculant qu’elles n’arriveraient plus, ils reprirent la route de l’Atasse, d’où un avion les mènerait sur le continent.

La planification prévoyait qu’après quatre heures, toutes les troupes auraient dû se rendre. Mais à quatre heures, il ne restait plus un seul homme du Liscord en état de se rendre. Le bataillon de montagne comptabilisa soixante morts et presque deux cents blessés graves : aucun blessé léger. Le Liscord comptait vingt-sept blessés graves, soignés par l’Atasse puis rapatriés, et cent quarante morts, la majorité lors de la sortie du troisième jour.

Des deux côtés les nations admirent un incident dont la conclusion ne devait pas porter préjudice aux relations.

Le général Edone attendait qu’arrive son transport pour le quartier général, où il devait doubler le rapport officiel du sien au général des armées Larsens. À côté de lui le colonel prenait connaissance des nombres et des conclusions. Il ne pensait presque plus qu’à rejoindre ses hommes et constater par lui-même. « Cent quarante morts, » commença Edone l’air songeur. Il avait un air détaché, presque moqueur, « savez-vous pourquoi ? » Le colonel le savait. L’unité des forces spéciales avait usé d’un calibre supérieur, qui avait traversé les gilets.

« Officiellement, ce seront des tirs de mitrailleuse. Mais nous savons que les mitrailleuses n’ont presque pas tiré, et ils le savent. » Le colonel aussi le savait. Seules les armes les plus rudimentaires, dans ces conditions extrêmes, avaient pu fonctionner. Enfin le calibre léger faisait partie des lois sur la guerre. En cela, l’Atasse se rendait criminel. Tout à la fois, le colonel n’arrivait pas à deviner ce que pensait le général.

Edone attendait, avant de partir, d’apprendre quel était l’état de cette unité. « Tout s’est parfaitement bien passé, » dit-il en se tournant vers le colonel, l’air encore plus moqueur, « n’est-ce pas ? » Il voulait dire quelque chose, lui aussi, tout comme le colonel avait besoin de parler mais le rapport arriva et avec lui l’hélicoptère, le général Edone prit congé du bataillon de montagne.

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