Après le Jutlosges, les communications se stabilisèrent, puis se rétablirent. Quelques réseaux sortaient de leur silence. Déjà les courbes exponentielles, courantes depuis près d’un demi-siècle, promettaient un rétablissement avant trois mois. Le Liscord accusait de multiples erreurs de personnel, sans rien expliquer encore. Avec ce retournement, les installations de Tiersule perdirent tout attrait. La conférence générale qui devait s’y tenir ne se maintint qu’avec la promesse d’y trouver présent le professeur Jean Frédéric. Quant au message codé, les machines ayant cessé son traitement, personne n’y pensait plus.
Il avait été transmis à Gilles et sans réponse de la présidence, les installations traitaient à vide. Elles avaient estimé la taille du code, « potentiellement », à la taille du système continental. Mélanie Taquenard se sentait responsable d’un aussi mauvais résultat. Elle allait de la salle de conférence aux sous-sols, des sous-sols aux serveurs, des serveurs aux antennes puis à nouveau aux sous-sols et n’en ressortait que rappelée par l’organisation de la conférence. Son échec, triple, lui laissait un goût amer.
Cet échec n’atténuait en rien à Tiersule son importance. Les professeurs Leberon et Nit, ses seuls collègues à jouir d’une égale réputation, lui montraient autant de respect que de crainte dans l’ombrage qu’elle leur faisait. Nit, surtout, était envieuse : elle espérait lors de la conférence briller enfin. « Que vont devenir les installations ? » lui demandait Leberon, éternel inquiet. Ils en avaient tous une assez bonne idée.
Des trois îles, Yves Leberon était la seule personne à douter encore que les communications se rétablissent. Contre toutes les expertises et contre tous les calculs, qu’il approuvait du reste entièrement, parce qu’il trouvait plus que tout autre la nature humaine ridiculement nuisible, Leberon estimait que rien de bon ne pouvait durer. Ainsi, tout en se préparant au meilleur, s’attendait-il au pire. Il ne devait qu’assister à la conférence.
« Où est Taquenard ? » demanda-t-il encore, sourcils froncés de mauvaise humeur. Ils étaient, lui et Nit, près de la salle de conférence, où les bras mécaniques terminaient d’installer verres et bouteilles sur les bancs. Presque tout le personnel, une vingtaine de personnes au total, se concentrait près de ce seul espace. Ils travaillaient toujours, et discutaient ensemble. Les réseaux se rétablissaient. « Où est Taquenard ? » demanda Leberon aux autres professeurs, qui gênés en sa présence, désignèrent les sous-sols.
À la forte humidité de ciment frais s’ajoutait le courant des ventilateurs. Les câbles pendaient au plafond, encombraient le sol, couraient d’une pièce à l’autre. Deux employées, l’une en électronique, l’autre en informatique, passaient en revue les différents blocs du système, avec la routine du geste. Taquenard, ses cheveux roulés sous filet, revêtue de sa chemise blanche, laissait défiler devant elle des suites interminables d’équations ; la responsable des installations sombrait dans une demi-veille.
Elle articula d’une voix pâteuse : « Théodor ? » Le programme lui répondit. Il s’inquiétait pour sa santé. Il lui demandait si les équations étaient lisibles. Elles ne l’étaient pas pour Taquenard mais parce que ces nombres lui étaient familiers, parce qu’elle les avait supervisés, Mélanie répondit positivement. Théodor lui donna la situation en direct des réseaux. Après quoi la responsable ne demandant plus rien, la machine se tut.
« Qu’est-ce que le croiseur du quai un Pontier ? » demanda Théodor, alors qu’elle s’était presque endormie. Elle le corrigea sur le mot et comme si cela suffisait, retomba dans sa somnolence. Mais le programme : « Cela ne me dit pas ce qu’est le cuirassé du quai un Pontier. » Il demanda son nom, son apparence, il allait demander encore qui avait réagi à cette nouvelle quand Mélanie lui demanda de la musique. Elle mit ses écouteurs, puis se laissa aller en arrière sur son siège. Les deux employées, qui venaient dans sa direction, la voyant absorbée par son travail, se détournèrent.
Le programme Théodor demanda encore vainement différentes entrées concernant le cuirassé des chantiers Pontier. Il annonça à la responsable qu’elle devait accueillir les conférenciers et elle, sans même y songer, le visage tendu de plaisir, alla à leur rencontre. Dans les sous-sols le programme retourna à ses calculs.
À l’île sud, la piste avait été rallongée de quatre cents mètres. Deux gros porteurs y avaient déposé conférenciers, presse et public qui dans un premier temps avaient déjeuné à l’aéroport. Puis ils avaient traversé l’île en car et arrivés sur la plage interne, avaient attendu quelques minutes le navire qui devait les transporter sur l’île nord. Les installations avaient été construites à l’emplacement de l’ancien temple.
Ils en débarquaient à quelques minutes de marche, prenaient un nouveau car et arrivaient bien disposés à l’entrée. Plusieurs docteurs, de grands spécialistes, n’avaient pas attendu l’ouverture pour échanger leurs vues, sans parvenir à une réelle polémique car leurs études coïncidaient et qu’ils ne pouvaient pas discuter les nombres. Les suivaient nombre d’étudiants, de petits chercheurs, des professionnels de branches proches, dont les télécommunications, quelques représentants, enfin des journalistes et quelques rares curieux. L’un des journalistes ne portait que du noir.
« Vous ! » lança courroucée Taquenard en voyant venir Rhages. Ce dernier l’évita prudemment, profitant que les chercheurs l’abordaient pour aller s’installer dans la salle de conférence. Ils étaient alors un peu plus d’une centaine. Les machines installaient dans une autre pièce le buffet ; le personnel y avait déjà goûté. Certains profitaient du temps qu’il restait avant que débutent les conférences pour visiter les installations.
Il y eut ensuite un flottement, quand la nouvelle se répandit que le début serait retardé. Après quoi le bruit courut que le président allait être présent. Taquenard réagit si vivement que malgré la surprise générale, elle se fit remarquer. Elle changea de couleur et ne pensant plus à rien, alla s’enfermer seule aux sous-sols – elle demanda à Théodor d’en chasser les personnes présentes. La rumeur se confirma : le président de l’Atasse venait d’atterrir à son tour et se dirigeait vers l’île nord.
Une demi-heure d’animation surprise et exaltée suivit durant laquelle les journalistes se battirent pour le premier rang. À défaut de la responsable, Nit et Leberon répondaient aux remarques ainsi qu’aux questions. Nit montrait autant d’anxiété que de triomphe. Enfin les forces de sécurité arrivaient : le personnel vit deux hélicoptères se poser aux deux côtés des installations, les unités se déployer jusqu’à l’intérieur. Le bateau accostait. Il fallut attendre encore à cause du président qui avait renvoyé le car.
Joseph Stine entra dans la salle de conférence. Dès qu’il y mit le pied, tout le monde s’écarta comme prit de frayeur. Le garde alla s’installer sous la tribune, face aux bancs. Beaucoup pour la première fois découvraient l’aspect d’une arme. Il tenait le fusil à la poitrine, la crosse au clair, canon vers le bas. Le casque lui enlevait tout aspect humain. Deux minutes après, le président suivait, plus pâle que jamais, le regard à ses chaussures, sans la moindre attention pour l’auditoire. Taquenard lui enchaînait le pas.
Le président ouvrit la séance. Il déplia une seule page de discours écrite par un autre, commença à la seconde phrase, sur un ton monotone, sauta des passages entiers, s’arrêta en milieu de mot et sans avoir jamais relevé le regard, conclut dans les applaudissements.
Il alla s’installer, aussitôt suivi par son garde du corps, le plus en retrait dans un coin de la salle, derrière tout le monde, et se désintéressa tout à fait de ce qui pouvait se passer. Cependant la responsable présentait les intervenants, parmi lesquels devait paraître le professeur Jean Frédéric – elle dit Frédéric Jean – qui ne se trouvait pas encore parmi eux. Son discours avait été déplacé dans l’après-midi.
Le professeur ne s’était plus exprimé publiquement depuis six mois. Ce nouveau retard provoqua un mécontentement et cette logique : « Bah ! » Et de demander ce que chimie et mécanique pouvaient apporter à la communication. Cependant les conférences débutaient, avec un économiste, puis deux philosophes, derrière lesquels défilaient sur un écran mural d’interminables séries de chiffres. Ils parlaient distinctement. Vers l’heure de midi, chacun se laissa emporter jusqu’au buffet, pour se restaurer.
Resté seul dans la salle de conférence, le président souleva sans un regard la tasse tendue, puis la reposa et malgré ses lèvres sèches, il pressa dessus le mouchoir.
Mélanie Taquenard était rappelée aux sous-sols. Elle n’avait attendu que ce moment-là. En bas la fraîcheur en devenait agressante. Les gigantesques processeurs tournaient au ralenti. L’électronicienne, redescendue aussi, travaillait sur le corps dix. Ses deux mains serraient le feuillet de tâches et les listes. Elle regardait les étincelles avec une forme de fascination enfantine. « C’est nécessaire ? » – « Théodor vous attend » répondit-elle sans détourner le regard.
Son siège avait roulé loin de l’interface. Elle s’y assit, puis de nouveau face à ses tâches, demanda ce qui se passait. Mais Théodor gardait le silence. Les équations défilaient toujours, au ralenti, pour tout visage. Un demi-siècle d’âge. « Théodor ? » Enfin l’électronicienne referma le corps dix et satisfaite d’avoir tant travaillé, suant pour la peine, elle se retirait avec ses outils. « Je suis là, Mélanie, » lui répondit la machine.
« Il y a quatre chances sur cinq que le Liscord nous ait déclaré la guerre. Pour, trois objets. Le code est militaire, réplique Énigma. Madame la responsable, ne faites rien encore. » Elle resta foudroyée sur son siège. « Supprimer les transmissions est une procédure précédant l’état de guerre totale. Doivent être éliminés en priorité tous les canaux militaires. Contre, deux objets. Le message est un ultimatum programmé et envoyé automatiquement. Ce message contient une erreur. À nonante-huit pour cent une intervention humaine. La mission des installations Tiersule est le rétablissement des transmissions. Huit cent seize autres entrées de une à trois chances sur cinq pour la situation. »
Profondément dans son esprit, la responsable des installations d’estimation à la frontière se rappela avoir rencontré le président, voilà une semaine, et avoir annoncé une crise, sans savoir encore quel mot cette crise camouflait. À cette même rencontre lui revinrent les paroles du général des armées, Edmond Larsens : « Sur le temps qu’il vous reste pour quitter Tiersule. » Elle ne se rappelait plus du reste.
Le ronronnement des ventilateurs la rassurait. « Que dois-je faire ? » Théodor lui répondit, point par point, méthodiquement. À chaque affirmation elle se raffermissait, souriait avec l’assurance que tout irait bien. Une fois toutes les consignes retenues, la dernière lui demanda de retourner assister aux conférences, qui allaient reprendre. Mais alors qu’elle se levait : « Il ne vous voit pas, Mélanie. » Puis Théodor retourna à ses calculs.
Elle arriva juste à temps pour entendre Nit intervenir dans les premières secondes, et annoncer un changement dans son objet. Elle exprimait clairement, dans un courage presque provocateur, un fait que tous les exposés précédents, et toutes les interventions à venir, laissaient entendre et qui composait toute l’économie de la rencontre. Après étude, elle avait découvert que la question la plus importante concernant la frontière était les chances d’un nouvel effondrement. Elle avait énoncé un nombre, que tous les autres calculs présentés confirmaient, supérieur à la moitié : le public réagissait en demandant le bien-fondé de cette question, et toute son intervention tenait à la justifier.
Clairement programmées, les conférences n’autorisaient à ces réactions de s’exprimer qu’une fois l’exposé fini. Or une fois l’exposé fini, les nombres auraient fait taire toute opposition. Nit triomphait donc, et cherchait à capter l’attention du président, qui regardait sa montre. Elle avait vu entrer Taquenard, elle l’avait suivie du regard jusqu’à la voir assise, puis avait repris son cours. Il lui avait fallu passer d’une feuille imprimée à l’autre. « La troisième simulation… » et elle montrait le vaste mur et ses chiffres défilants.
« Nous ne ferions qu’aggraver ces nombres en réagissant ! » Elle insistait nettement sur la fierté de ce résultat. « En conclusion de quoi, la nouvelle mission des installations de Tiersule doit être le rétablissement des transmissions. » Elle se tut et Mélanie, qui avait attendu ce moment, se leva pour applaudir, suivie par tout le public, journalistes en exceptions. Nit triomphait. Elle avait cinquante-six point cent trente-quatre pour cent de chances de devenir la nouvelle responsable. Et elle avait parlé à Gilles.
Une petite lumière clignota sur le côté de l’appareil. Rhages aussitôt leva la main et la conférencière l’ayant aperçu lui donna la parole. « Simon Rhages, pour LeCourant : ne devrait-on pas encore plus automatiser les transmissions ? » Un murmure d’approbation passa dans la foule. Quelqu’un griffonnait sur du papier. Le président ne quittait pas des yeux sa montre. « Je ne peux pas vous répondre, » répondit Nit, « il faut demander cela à la responsable. » La responsable déclara que d’anciennes études existaient, qu’elle n’avait plus les chiffres en tête, qu’elle ferait une simulation et donnerait son résultat au journal quand elle aurait la réponse.
Mais une personne dans la foule se permit de prendre la parole, d’une voix légèrement plus forte pour ne pas se faire interrompre. Il s’agissait d’Yves Leberon : « Que croyez-vous, monsieur Rhages, que vous êtes en train de faire, sinon transmettre ? Votre question, des milliers de centres y répondent chaque minute et plus exactement qu’aucun de nous ne le pourrait. Le rendement maximal est notre rendement actuel. Il n’est pas exempt d’erreur. C’est un risque, » il appuya démesurément sur ce mot, « un risque calculé. »
Il allait continuer quand le temps passa à la préparation de la présentation de clôture, laquelle était précédée de dix minutes de pause. Les machines entraient changer les verres. Le public se laissa une fois encore transporter hors de la salle. Il resta cette fois quelques groupes, qui discutaient encore, de la pêche principalement. Taquenard, allée jusqu’à la tribune, s’était ensuite écartée d’un groupe pour se placer contre le mur, près de la porte, et regarder au fond, en demi-coin.
« Où est le professeur Jean. » lui demanda Rhages. Elle eut un sursaut de surprise, puis se reprenant, déclara qu’il serait probablement annulé. Mais déjà les gens revenaient, la salle s’emplissait et elle, n’ayant rien à annoncer, resta à attendre comme les autres que quelqu’un se présente face à eux, à la place vide du conférencier.
Le président alors quitta son siège. Stine alla en quelques pas se placer sous la tribune. Le claquement de ses bottes fit taire les dernières personnes. Le président prit place, devant tous, sans dire un mot. Il restait alors une poignée de secondes. Chacun attendit en silence. Puis la minute achevée : « Le professeur Jean Frédéric est mort. »
Le lendemain, Tiersule passait sous juridiction militaire.