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À deux mois de la guerre Décennique, la plus puissante arme connue était magnétique. Ce fait divers courut tout au long de juillet, lorsque le Liscord appliqua son annonce faite fin juin d’en déployer seize dans les îles, sur ce qui ne s’appelait pas encore le front océanique. Les trois premières fusées furent entreposées à Minsule, pour y être oubliées. L’attention générale se portait alors loin au sud, presque dans l’arc polaire, où un brise-glace avait disparu corps et biens, suite à une tempête.

Deux moitiés du monde se mobilisèrent pour retrouver le navire et ses cent treize hommes d’équipage. Trois flottes mêlées de bâtiments civils et militaires, mouchetées d’aéronefs, couvrirent l’océan pendant trois jours, avant de repérer l’épave, après quoi plus d’une semaine passa à la remonter. Durant tout ce temps, les discussions se focalisèrent à calculer la cause de ce naufrage. Avant même de retrouver le navire, la réponse avait déjà été donnée, et n’attendait que confirmation.

Trois critères expliquaient le drame : un, le navire ne répondait pas aux normes. Il appartenait à l’ancienne flotte marchande, obsolète mais qui attendait toujours d’être remplacée. Deux, il y avait eu erreur humaine. Face à la tempête, le commandant avait paniqué. Trois, était le nombre d’icebergs à la dérive qui saturaient le passage du brise-glace aveugle. La moitié de sa coque ouverte, tous ses systèmes à l’agonie, il avait dérivé encore une heure et tenu quelques minutes de plus grâce aux glaces, avant que les cent treize hommes impuissants ne soient emportés par la masse.

Pendant près d’une semaine encore, les drapeaux firent remorquer le navire jusqu’à son port, où il devait être démonté et analysé pièce par pièce. Une photographie prise de sa proue fit le tour des médias, qui montrait la gigantesque voie d’eau bouchée par les coussins d’air, sous l’alignement des canots. Le président, Alain Rougevin, devait donner une dernière allocution qui clôturait le drame : elle dura deux secondes.

Un peu plus de cent personnes assistèrent à l’enterrement du professeur Jean Frédéric.

Ertanger pleurait rarement. Il faisait partie de ces gens au visage sec, ridé avant l’âge. Ertanger avait la peau pâle, le front dégarni, de l’agacement plein les manches. À l’enterrement, habillé de noir comme les autres, il se confondait aux autres, quoique plus petit et voûté. Il avait vu le cercueil descendre, il avait jeté sa fleur comme le voulait la procédure, puis s’était retiré du côté du buffet. Le sucre-crème lui avait donné envie. Il en avait mangé un. Et soudain les larmes avaient éclaté.

« Vous pleurez ? » se surprit à lui demander son voisin.

L’assistance se retirait. Ils n’étaient plus qu’une dizaine dans ce coin de cimetière, parmi toutes les croix noires. Un nom le fit sursauter : c’était le sien. Ertanger se retourna un ricanement au visage. Il ricanait de ses yeux rouges, toujours. Celui qui lui tendait la main s’appelait Edone, Vuld, général de corps en Armont. Il était venu sur le conseil de ses experts, remettre une enveloppe jaune à cet homme. Dans ses habits noirs, le général ressemblait aux adolescents qui se donnaient des airs.

Chacun parla à l’autre du brise-glace, rapidement, ensuite seulement des condoléances au défunt. Ertanger passa son doigt sans le vouloir près du nez, sous l’arcade. Il avait le mauvais souvenir du sel. Mais Edone l’entretenait déjà de Tristan. « Tristan ? » Il s’agissait du second ordinateur de bord du cuirassé, chargé presque uniquement du mât radars. L’ordinateur avait été activé ce jour même, et requérait déjà la présence de trois officiers, dont celui de ravitaillement. Le général sourit à ce dernier, de ce sourire moqueur et distant. Il se permit, entre deux propos, d’avaler un sucre-crème.

Presque tout le monde alors s’était retiré. Ils se retrouvaient à deux dans le cimetière, devant la table du buffet et la tombe ouverte, et le silence du fer. Edone réclama le brouillon de discours écrit pour la conférence de Tiersule, par le professeur Jean Frédéric. Ce brouillon comme tous ses documents étaient passés selon sa volonté à ses élèves. Or les élèves rendaient lesdits documents à la présidence. Ertanger avait fait de même. Il avait gardé, par inadvertance, le brouillon dans sa poche gauche.

Passé de main en main, ce brouillon finit sous la flamme du briquet. Les deux hommes regardèrent le papier brûler. Ils avaient le même air d’attente, devant la cendre. Trois pages, au total, se consumèrent. Le général passa sa chaussure sur leurs restes. Ertanger, pris d’un automatisme grotesque, fit de même.

Sans Frédéric l’Atasse perdait son seul expert en chimiomécanique. Les ordinateurs y suppléaient désormais. La science qui n’avait jamais pu naître, dont les problèmes dataient d’un demi-siècle, mourait avec lui. Frédéric avait estimé meilleur d’abandonner cette chimère. C’était avant la mort de son professeur. Le général avait été envoyé lui demander, encore une fois de choisir : soit continuer, pour la présidence, les travaux de chimiomécanique, soit servir, avec Tristan, sur le BF-1 Dominant. Les pieds dans les cendres, en ce lieu, en cet instant, il sembla hésiter. Mais se reprenant, Ertanger avec aplomb, et près de ricaner, demanda quelles étaient les probabilités.

Il se félicitait encore de son choix dans l’avion qui le portait à Tiersule militarisée. Lui et les autres passagers virent par les baies vitrées défiler les plages couvertes d’embarcations de pêche, puis la forêt, puis la ville vivante et au bout de la première île, un seul croiseur isolé, ancré à l’écart. Ensuite l’appareil revint sur l’aéroport, pour s’y poser. Une foule de touristes se promenait librement à l’écart de la piste. Près du car attendait, en uniforme, l’officier Jeanne Bramelin, la supérieure d’Ertanger.

Elle était bien plus jeune et pourtant très sûre d’elle. Le visage soigné, fin, s’ouvrait sur une chevelure coupée court qui en évoquait le passé. À la rencontre au quai Pontier, elle et Ertanger n’avaient pas échangé trois mots. Elle avait passé son temps à admirer le mât. Il était resté en compagnie du docteur. Voilà pourquoi elle était venue l’accueillir à l’aéroport.

On leur apprit que le capitaine Londant, le troisième officier appelé par Tristan, était déjà passé dans la matinée. Bramelin poussa un soupir résigné. Le car puis le bateau les menèrent sur l’île du temple, aux installations d’estimation à la frontière où était entreposé l’ordinateur. Le professeur Leberon leur déclara la bienvenue, avant de les abandonner à leur guide. Le professeur se permit cependant une remarque, avant de les quitter. « Il n’est pas militaire. » Après quoi ils suivirent les escaliers, jusqu’à une salle fraîche aux murs crêpés, où se trouvait une tour noire de la taille d’un homme.

La tour était éteinte.

Les deux officiers se regardèrent sans mot dire. Ils ne surent pas quoi faire, devant l’ordinateur silencieux. La pièce ne contenait aucune chaise, ni aucun mobilier, pas de fenêtre, une seule porte blindée restée ouverte derrière eux. Ils restèrent debout, à s’ennuyer, bras croisés les yeux voletant de tous les côtés, dans des soupirs. Après près d’une minute, tous deux s’étaient appuyés au mur. Il ne tenait pas en place et se promenait sur ses propres pas dans la pièce.

« L’incident zéro ! » lança Ertanger avec un cri de victoire, à la surprise de sa supérieure. Elle lui dit de se taire et le laissa continuer à marmonner. La présence du lieutenant la dérangeait de plus en plus. Elle tourna la tête, soupira, rien de plus.

Cela dura plus d’une demi-heure, durant laquelle aucun des deux ne quitta la pièce. De l’autre côté de la porte, l’activité des installations se perpétuait, bruits de câbles et pas de l’électronicienne, voix de l’ordinateur Théodor. Ils regardaient leurs montres constamment, puis reprenaient l’attente, tous deux fatigués de plus en plus. Au fur et à mesure ils réduisaient leurs gestes, jusqu’à imiter l’immobilisme de la tour.

La pièce avait fini par assécher leur gorge. Il sentit naître dans son dos un rhumatisme. Cela le fit grimacer. L’électronicienne passa devant eux sans mot dire, derrière la tour, pour y rebrancher quelques sections, après quoi la surface de la tour s’éclaira de petites lampes, dans la lumière crue de la pièce.

« Bonjour. Je suis Tristan. »

Les deux officiers saluèrent l’ordinateur. Ce dernier leur demanda à tous deux qui ils étaient, ce qu’ils faisaient, ce qu’ils aimaient, leur histoire, leur vie, et enchaînait sur leurs réponses en s’intéressant toujours plus aux détails les plus négligeables. Il émettait de temps en temps un jugement pour les encourager à continuer. Bramelin lui raconta son enfance dans les jungles du sud, lui parla de Gilles et de ses convictions. Mais Tristan n’arracha rien du subordonné, qui ne rendait que des allusions entre deux ricanements.

Après ces échanges, l’ordinateur leur demanda de lui lire le contenu de leurs enveloppes. Bramelin en avait une de couleur militaire. Elle contenait l’ordre de marche pour août, ainsi que les procédures de la logistique. Ertanger ouvrit la sienne, militaire, son propre ordre de marche et les procédures de ravitaillement. Un annexe parlait de l’escale à Tiersule spécialement. Puis il ouvrit l’enveloppe jaune, remise hier, et la lut à haute voix. Il devait, si nécessaire, détruire les ordinateurs de bord.

Suivaient les codes de destruction, adressés à Tristan. Ils devaient être activés dans deux cas : sur ordre du commandant ou sur intuition personnelle. Enfin, il lut la procédure à suivre après la destruction, selon la composition de l’équipage et l’état du bâtiment. L’officier remit ses ordres dans l’enveloppe, la referma sans autre réaction. Il n’avait pas vu une dernière lettre, imprimée, qui portait la signature du général Edone. Cette lettre ne contenait qu’un mot et un point d’interrogation.

La voix de Tristan était étrangement juvénile. « J’ai parlé avec le capitaine Londant. » Le capitaine était marié. Il avait des enfants. « C’est lui que je servirai, mais c’est de vous dont je dépendrai. » Il leur parla de sa maintenance, des systèmes qui s’ajouteraient à son noyau, aussi de ses fonctions. Tous deux l’écoutaient patiemment.

« Le Liscord prévoit un sabotage du Dominant à mi-course de Lable à Tiersule. À quatre chances sur cinq la tourelle deux. La charge pourrait suffire à ouvrir en deux le cuirassé. Nous avons calculé que le sabotage était inévitable. Il sera donc réparé et réarmé à Tiersule. Capitaine Bramelin, vous aurez quarante-huit heures pour remplacer la totalité du blindage, les ceintures internes, la tourelle deux et les défenses rapprochées. Lieutenant Ertanger, il faudra réarmer un magasin de mille munitions. »

Chacun avait tour à tour réglé sa montre pour enregistrer ces consignes. Ertanger marmonna que le responsable de la seconde tourelle, Colin, n’allait pas aimer ça. « Frédéric, » demanda Tristan, « pourquoi ne voulez-vous plus étudier la chimiomécanique ? » À cette question il releva la tête et, comme s’il retrouvait le sourire railleur d’Edone, il se renfrogna. Sa réponse à tout était une profonde irritation. Tristan insista, et demanda ce qu’il pensait de l’incident zéro. Il n’obtint que plus d’agacement.

En un demi-siècle, alors que le programme Gilles se développait encore, sur les milliards de programmes qui alignaient des milliards de milliards de lignes de codes, un seul symbole d’une seule ligne s’était tronqué, un zéro à la place d’un un, que le programme avait aussitôt corrigé. Frédéric Ertanger ne pensait rien de l’incident zéro. Il le connaissait comme une anecdote, il savait que cet incident justifiait la chimiomécanique mais rien de plus.

Les seuls qui avaient écouté le professeur Frédéric, à l’époque, avaient été les ordinateurs.

Quand ils ressortirent de la pièce et des sous-sols, sans jeter un regard à l’électronicienne, les deux officiers tombèrent sur Leberon, qui feuilletait un rapport supplémentaire sur la situation à la frontière. Les nouvelles étaient excellentes. Les communications nouvellement rétablies s’étaient renforcées et doublées d’un rapprochement des deux États. Il semblait que la frontière qui avait existé entre eux perdait sa raison d’être. À part une très probable erreur humaine, la paix était plus assurée que jamais.

Aussitôt après, ils discutèrent du commandant Saures, qui ne désirait rien de plus qu’utiliser ses canons, et de sa mission entre Beletarsule et Minsule. Ils parlèrent du climat de ces îles, encore plus froides, et de la flotte que le Liscord devait y déployer. Leberon ne comprenait toujours pas – Londant lui avait donné la table des priorités – pourquoi le sous-marin devait être détruit avant le porte-avions. Ils se répétèrent entre eux l’interdiction absolue de tirer sur un objectif terrestre.

La responsable des installations arriva devant eux l’air particulièrement tendue, le pas vif, claquant sur le sol. Elle mordillait ses lèvres. Nit passait d’une pièce à l’autre et trouvait partout le même désordre dont elle se désolait, qui constituait son plus grand sujet de discussion. Elle demanda à Leberon le statut des antennes. Bramelin soupira, ce qui énerva au plus haut point la responsable.

« Encore des militaires ! » Elle retourna arpenter les couloirs, chargée de ses occupations. Après son départ, Leberon fit un geste d’ennui morne. Il s’excusa car il lui fallait encore détruire des documents à l’étage, sur les relevés du mois passé. Les jours de juillet étaient les plus chauds. Dehors plus bas dans l’île, à l’est des jetées de bois, s’ouvrait un vaste bassin circulaire, si net qu’il en paraissait artificiel, au bas fond de sable. Les deux officiers, sur le conseil de Tristan, se rendirent là-bas, où les machines bâtissaient les installations logistiques et les magasins de munitions pour l’arrivée future du Dominant.

Le fourmillement des villes n’avait rien de comparable au fourmillement de ces constructions. Les murs qui s’élevaient lentement, centimètre par centimètre sous les arbres, se couvraient de machines comme un nid d’abeilles. Ce n’étaient encore que les fondations. Le matériel avait été dispersé en profondeur dans la jungle. Dans les derniers jours seulement, toute l’installation naîtrait sur le bassin. Un patrouilleur au milieu du bassin y plongeait, profondément dans le sable, une nouvelle charge.

Jeanne Bramelin avait passé son enfance dans une famille aisée des quartiers aisés au sud du Beaumont. Les gens la disaient sauvage. Elle avait l’air réfléchie. À huit ans, elle avait été destinée aux écoles d’ingénierie. Elle croyait connaître, mieux que personne, le Dominant.

« Ce bâtiment est à moi. »

Elle le répéta, l’air conquérante. Chaque pont, chaque vanne, chaque circuit devait lui appartenir. À la tête de la logistique, elle était aussi responsable de la maintenance. Tout le bâtiment dépendait d’elle. Tristan le lui avait dit. Aussi considérait-elle le bâtiment comme sa possession. Elle regardait le bassin vide, avec ce seul patrouilleur minuscule. Elle y voyait déjà le Dominant mouiller, et la tourelle deux en flammes, ce qu’elle ne pouvait pas supporter. Cette pensée attisait sa colère.

« Je ne laisserai personne y toucher. »
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