Rhages rentrait du Liscord après y avoir couvert une exposition florale. Son vol l’avait ramené en plein après-midi à la capitale. Là se trouvait le siège du journal LeCourant qui attendait son retour. Son propre bureau occupait tout le septième étage. Les portes d’ascenseur s’ouvrirent sur un chaleureux accueil. De partout fusèrent les questions sur son voyage. Il prit la tasse de café qu’on lui tendait, puis s’assit et se laissa glisser sur les roulettes de sa chaise. Un tapis lourd couvrait la pièce des fenêtres aux fenêtres. Diverses étagères se couvraient de trophées, d’ouvrages, de coupures de journaux et d’objets personnels. Dans un coin s’accumulaient les anciens tiroirs de métal, emplis de paperasse.
Il s’arrêta devant ses téléphones. Presque une centaine de messages avaient été enregistrés, qu’il fit traiter en quelques pressions sur les différents combinés. Cette tâche accomplie, il avait rattrapé tout son retard. Rhages regarda l’écran géant puis se laissa aller en arrière. Il pensait à Taquenard. Il portait toujours ses habits noirs, une chemise à manches courtes dégagée à la ceinture.
Son meilleur ami lui donna les dernières nouvelles, en même temps qu’il le pressait de questions. Sa secrétaire lui conseillait de dîner à tel restaurant, de ne pas oublier sa douche. Elle se plaignait qu’il n’était toujours pas marié. « C’est mauvais pour vous ! » Le journaliste suivit son dernier conseil lorsqu’il appela le directeur du journal, pour confirmer le titre de l’article. Ce dernier venait d’être rédigé.
L’ordinateur avait mis à jour sa plage horaire. Il apprit à cette occasion la prochaine conférence, le lendemain matin, du président de l’Atasse. L’article floral aurait quatre millions deux cent mille consultations, celui de la conférence dépasserait le milliard. Le directeur et lui se réjouirent de cette perspective, joie qu’ils s’échangèrent un court instant par téléphone avant de retourner à leur travail.
Août approchait. Tout le monde attendait que le président se prononce sur le sabotage imminent du cuirassé Dominant. Les représentants des quarante drapeaux sollicitaient de la présidence une attitude à afficher devant cet acte. Les ingénieurs avaient déjà donné tous les détails techniques. L’officier logistique du cuirassé se prononçant pour son équipe donnait une chance sur deux au bâtiment. Il fallait encore entendre la voix du président.
Le président se reposait alors dans ses appartements. Rhages fit de même : il s’étendit sur son siège, la tête par-dessus son dossier, et la fit balloter de gauche à droite. Son doigt grimpa sur le clavier, jusqu’à la touche du son. Lorsqu’il pressa, l’ordinateur lança plusieurs pistes musicales. Il murmura un nom entre ses lèvres, tandis que les volets se baissaient. L’écran géant s’éteignit, il ne resta plus que les lumières des tours. La musique le faisait somnoler. L’envie lui vint, après sa sieste, d’aller manger dans un restaurant.
Toute sa soirée passa à rêver de Taquenard.
Il se releva furieux dans la pénombre. « Je ne peux pas dépendre d’elle ! » La musique avait cessé. Les volets se relevèrent sans bruit sur des rues bondées de lumière, les alignements des réverbères. Il se laissa aller dans son siège. L’ordinateur lui demanda plusieurs informations sur la mise en page, ainsi que sur la planification de la semaine. Une nouvelle apparut concernant la conférence, à l’instant même où il comptait quitter la pièce. Le président allait rencontrer les responsables du développement des autocanons. Rhages demanda si c’était important et apprenant que non, il quitta la pièce, la faim au ventre, une question de dépendance en tête.
Vingt-trois minutes après, dans le bureau présidentiel, Alain Rougevin recevait les deux responsables des autocanons, tous deux jeunes et gênés. Toute la lumière du bureau venait alors de l’unique fenêtre. Le président masqué par l’ombre tenait entre ses mains un cube de plastique incolore, qu’il passait d’une paume à l’autre, consciencieusement. Son garde du corps, revenant de la porte, se plaça derrière le siège. Sa silhouette se découpa nettement dans la fenêtre.
Le responsable principal parla de ses autocanons, les trente-cinq millimètres, puis des cinquante-sept du Liscord. Il expliqua ensuite que les experts avaient développé un armement de cent cinquante-cinq qui pouvait remplacer les autocanons. Les minutes suivantes devaient servir à convaincre le président. Le président n’écoutait pas. Il avait seulement cessé de faire passer son cube d’une paume à l’autre. Le plan des responsables, de leurs experts, consistait à remplacer la défense rapprochée du cuirassé par des canons, lors de sa mise à quai de Tiersule. Ils demandèrent l’avis du président, qui leur promit d’en parler à Gilles.
Chaque responsable regarda l’autre puis se décidant : « C’est Gilles qui nous envoie. Il veut votre avis. » Ils se turent ensuite et dans le même immobilisme, dans le même silence que celui du président, tous deux reculèrent imperceptiblement. Ce n’était pas de leur faute ; Gilles leur avait demandé de poser la question deux fois. Le président fit passer une seule fois le cube d’une paume à l’autre.
Son garde du corps fit jouer la culasse de son arme. Il promit, pour la seconde fois, du même ton égoïste, d’en parler à Gilles.
Simon Rhages masquait sa joie derrière du professionnalisme, parmi le groupe d’autres journalistes venus couvrir la conférence. Durant les minutes précédant celle-ci, alors qu’ils réglaient leurs appareils, Rhages se répétait qu’il était l’homme le plus heureux du monde. Taquenard l’avait rappelé, ce matin. Elle n’avait rien eu de particulier à lui dire, juste le besoin de l’appeler. Ils avaient échangé quelques mots, s’étaient promis de se rappeler. Depuis, Rhages trouvait la vie plus belle.
Le vice-président Raquin se présenta le premier devant les caméras. Il annonça les thèmes avec ce sourire jovial qui le caractérisait. Aussitôt après, il s’était effacé pour le président de l’Atasse et des quarante drapeaux. Rougevin, traînant les pieds, marcha jusqu’au pupitre sans attention aucune pour son entourage. Les journalistes consultèrent leurs ordinateurs à propos des cernes qu’il avait. Elles dataient. Pourtant, pour toute l’assemblée, elles semblaient plus profondes que par le passé. Aussi, ses épaules s’enfonçaient plus encore.
Derrière le président allait son garde du corps, qui n’apparaissait jamais dans le champ des caméras. Lui ne changeait pas. Le vice-président applaudit l’entrée, suivi par toute la salle. Après deux minutes, le président dit « j’ai consulté Gilles » et toute la presse se prépara à noter ses prochains mots. Toutes les conférences commençaient par ces mots. Dès qu’il les eut dits, Rougevin étala les feuilles de son discours sur son pupitre. Il les lut pour lui-même, il les découvrait à l’instant.
La seconde puissance mondiale se suspendit à ses lèvres. Elles tremblaient, la nation tremblait. Une de ses hésitations correspondait à l’hésitation de millions d’âmes. « Le cuirassé sera saboté. » Tous les journalistes notèrent en même temps l’information cent fois ressassées, comme s’ils la découvraient pour la première fois, avec un empressement plus grand encore qu’elle venait du président. Il précisa la date, le point précis et la puissance de la charge. Le président parlait d’une voix absente, totalement monotone.
Il se tourna brusquement vers Rhages. « Ertanger va détruire Tristan. » Les éclats des appareils photographiques lui donnaient des aspects de spectre. Il apprit qu’il devait poser une question, leva le bras, reçut la parole avant de l’avoir demandée. Rhages demanda pourquoi. Seulement après, il se rendit compte ne pas savoir qui était Ertanger, ni qui était Tristan, ni ce que signifiait sa question. Le président, du reste, avait repris son discours dactylographié. Il parlait des usines du Beaumont, du développement du réseau ferroviaire, de production. Parfois une question le coupait, à laquelle il répondait par un mot, ou ne répondait pas.
Ce mot était toujours ou oui, ou non.
Le président annonça devant la presse que Gilles avait découvert de nouveaux gisements dans la troisième exploitation des Arroches. Les prochains puits pourraient s’enfoncer jusqu’à quinze kilomètres, où la nanotechnologie permettrait l’extraction. Le Liscord développait un partenariat pour ces puits. Rhages regardait ses collègues qui se regardaient et le regardaient avec le même étonnement, entre deux regards à leurs appareils. Cette nouvelle n’était pas prévue dans la conférence.
Ils ne comprenaient pas pourquoi le président en parlait.
Alain Rougevin continuait, indifférent aux rumeurs qui s’élevaient à présent de la salle. Des mains se levèrent, qu’il ignora. Toutes les probabilités concernant les Arroches augmentaient, dont celle d’un gisement unique, qui remettrait en question le partage des exploitations. Plusieurs centres allaient calculer la nouvelle répartition, des deux côtés de la frontière. Rougevin n’employait pas le mot de frontière, il disait : « là-bas ». Plus d’une dizaine de mains s’étaient levées alors.
Presque tous voulaient poser la même question. Rhages la vit à son tour s’afficher sur son appareil. Il leva la main, comme les autres. Il la garda levée même quand le président reprit son discours, directement sur le choix entre canons et autocanons. « Le cuirassé sera réarmé » dit-il simplement et toutes les mains retombèrent pour noter ces informations. Depuis hier soir, tout le monde le savait, plus de soixante mille obus de cent cinquante-cinq avaient été envoyés à Tiersule. Ils n’avaient simplement pas fait le rapprochement.
Aussitôt après l’avoir noté, Rhages releva le bras. Il découvrit avoir été le seul à le faire. Le président ne l’avait pas remarqué. « Le trois août, Roland sera activé. Le quatre, il y aura la guerre. » Rhages sentit son bras se ramollir. Il le regarda comme un membre étranger. Cependant le président reprenait en lisant mot pour mot la dernière phrase de son discours : « Nous éviterons la guerre. » Chaque journaliste transcrivit fidèlement ces deux informations. Alors le président répondit au seul bras levé.
Il demanda quelle était la nature précise du rapport entre ces nouveaux gisements et la mission du cuirassé Dominant. « Oui » répondit le président. Oui écrivit le journaliste dans son appareil. Son article avait pris une forme satisfaisante. La conférence se concluait. Personne ne remarqua Raquin qui, s’adressant au président, lui donna une excuse pour se retirer sans plus de formalités.
Aucun des articles qui s’écrivaient sur cette conférence ne parlaient de cette information selon laquelle la guerre se déclencherait le quatre août, car la probabilité pour le quatre août était d’un pour un milliard. Les journalistes eux-mêmes n’auraient pas cru que le président l’avait affirmé, s’ils l’avaient appris plus tard. Ces articles parurent dans les minutes qui suivaient la conférence. Avant la première heure, ils avaient reçus plus de vingt milliards de consultations. Ce fut le temps que mit le général de corps Edone pour se rendre au bureau présidentiel.
« La guerre pour le quatre ? » Il souriait au président, debout devant lui, surpris loin de son siège et qui continuait de son pas lent sans intérêt pour ce visiteur. Edone se retourna du côté de la porte. Il avait voulu retourner la fermer mais le garde du corps s’y trouvait déjà et les deux battants clos se confondaient au mur. « La guerre pour le quatre » reprit le général, « c’est un calcul de Gilles ? » Placé comme il l’était, le général s’était adressé à la porte.
Une enveloppe rouge reposait sur le bureau présidentiel. Elle contenait les codes de lancement fournaise. Une seconde, jaune et ouverte, contenait les codes de Diamant et Émeraude. « Alain, quel est le plan de Gilles ? » Ces codes, que normalement seuls Rougevin et le général des armées Edmond Larsens possédaient, avaient été fournis pour protéger l’unité des forces spéciales d’Edone. Ce dernier en s’y référant gardait son sourire distant, presque fourbe. « Vous savez pour l’armement fournaise ? » Il n’attendit pas de réponse. « Quel que soit ce plan, je le suivrai. Mais quel est-il ? » Son intonation exprimait la curiosité feinte. « Non » lui répondit-on.
Quand le garde du corps s’approcha d’eux, le général comprit que son entretien s’achevait là. Il se détacha donc d’eux, la tête inclinée sur le côté de dépit, ou d’incompréhension. Une fois les deux enveloppes récupérées, il quitta la pièce, non sans sourire une dernière fois à son président.
Ce fut dans les couloirs qu’Edone croisa Rhages. Son officier d’état-major, à ses côtés, lui indiqua qu’il valait mieux passer par l’aile est, ce qui l’amena près de la salle de conférence. Le journaliste était resté un café en main, admiratif devant le taux de consultation de son article. Il attendait, sans vouloir se l’avouer, le prochain appel de Taquenard. À ce moment le général arriva à sa hauteur, devant le banc qu’il occupait. L’appareil avait déjà réagi, en conseillant absolument une entrevue avec le général.
Ils se rencontrèrent donc tous deux, s’échangèrent des salutations et présentations faites, acceptèrent chacun de parler avec l’autre. Les questions qu’il posa ne firent que répéter le contenu de la conférence. Le général visiblement s’amusait à y répondre, toujours de la manière la plus indirecte et la plus complexe possible. « Vous savez, il a raison » et ne disant pas qui avait raison sur quoi, Edone s’intéressa à l’exposition florale en Liscord. Il parla ensuite de brouillard.
« J’ai la vive impression que notre rencontre n’est pas un hasard, » avoua-t-il après qu’ils soient arrivés à court de sujets. « Que diriez-vous d’enquêter pour moi ? » Rhages demanda un instant pour consulter son appareil. Il accepta puis demanda des précisions. Le général ne pouvait pas lui en donner. De ses propres mots, cela dépendrait de « votre intuition personnelle ». Ayant dit cela, Edone sourit si franchement qu’il sembla sur le point d’éclater de rire.
Le journaliste se retrouva très vite seul. Quatre envies se succédèrent alors, dans l’ordre : il voulut prendre une douche, puis appeler Taquenard, puis poser une question, il ne savait pas laquelle, puis appeler Taquenard. À chaque fois que cette envie le prenait, aussitôt il reconstituait la voix outrée, presque agressive de son amie, qui le décourageait. Cela le poursuivait dans le transport en commun. Il était assis entre deux passagers, en route pour son appartement. La compagnie féminine lui manquait.
Le transport en question était un point clignotant sur la carte que consultait Edone. Pression après pression, il avait reculé la carte au point de ne plus voir du clignotement que la variation d’un pixel. Il souriait, même seul, il souriait et regardait le second point, fixe celui-là, du cuirassé Dominant. Il calculait, très vite, trop vite pour l’homme, la relation entre ces deux détails. Et il repensait au discours du président.
Avec août venaient les grands exercices océaniques, les manœuvres des première et quatrième flottes de l’Atasse. Ordre avait été donné d’envoyer l’unité des forces spéciales à Tiersule, prête à embarquer sur le Dominant. Mais l’ordre de mission, qui dépassait la destruction des charges magnétiques, cet ordre était impossible à remplir. Son unité devait empêcher la guerre. La guerre devait avoir lieu le quatre. Son unité embarquerait le six août. « Quel est le plan de Gilles ? » s’entendit poser à voix haute Edone.
Son doigt alla du point Rhages au point Dominant, de l’un à l’autre encore et encore et soudain il releva la tête. Ce mouvement de l’un à l’autre l’avait éclairé sur un autre détail et comme une pile de dominos, il croyait commencer à comprendre. Il souriait, il souriait démesurément. Mais cela signifiait que Gilles voulait déclencher la guerre. « Parfaites. Les machines sont parfaites. » Plein de cette déduction rassurante, le général éteignit la carte. Il se demanda à peine si, à son tour, il n’était qu’un point clignotant.