Suite aux premières discussions sur l’exploitation des Arroches, les quarante drapeaux s’étaient réunis pour poser une question simple au président, à savoir si le cuirassé BF-1 Dominant était en état de se battre. La réponse avait été celle de l’amirauté comme du haut commandement. Non. Cette rencontre se conclut sur la mise à l’étude d’achat pour un total de treize cuirassés de cette classe. Au lendemain second du mois d’août, le Liscord effectuait un tir de missile en haute mer.
En seule réaction, l’Atasse cessa toute activité sur le chantier du quai un Pontier. À huit heures au soir, tout autour de la cale, la casemate était inerte. À son hôtel Arnevin en reçut la confirmation, en même temps que l’ordre de s’y rendre le lendemain à zéro quatre, soit au plus tôt dans la matinée, pour accompagner son commandant. Cette nouvelle l’excita au point qu’il fut obligé de sortir se promener dans le faubourg, puis jusqu’aux grillages du port, en vue des grues et de la casemate.
La patrouille le trouva accroché sur leur parcours. Dans la nuit Arnevin les distinguait mal mais eux reconnaissaient parfaitement le capitaine et savaient comme tout le personnel du chantier son attachement pour le cuirassé. La patrouille passa sans qu’il ne les voie, préoccupé seulement par le coin de bassin d’où partait la jetée.
La patrouille le retrouva vers dix heures, au même endroit. Il les vit cette fois et comme pour s’excuser, se détourna. Les rues éclairées de la ville contrastèrent violemment avec la noirceur des quais. Parmi les rares passants le capitaine croisa un autre soldat, sans grade, tout en armes, qu’il ne parvint pas à identifier. Les voitures freinaient dans la pente. Il allait dans sa tenue de sortie, parmi les immeubles, le long des réverbères, comme il marcherait sur le pont d’un bâtiment.
À quatre heures du matin, l’intérieur de la casemate avait perdu toute la chaleur de son activité. Subitement froide, remplie de courants d’air, elle faisait frissonner les officiers. Arnevin lui était entré par le service, à l’opposé, et plutôt que de prendre l’ascenseur, poussé par une force qui le contrôlait entièrement, il alla jusqu’au plus près de la coque, admirer la seconde tourelle. Dans la nuit de la casemate, son seul œil ouvert brillait comme celui d’un chat.
Devaient être présents à zéro quatre, le commandant Saures, son second Arnevin, l’officier de transmissions Londant et le capitaine Quirinal. Cette rencontre avait été programmée entre le commandant et l’amiral de la quatrième flotte de l’Atasse, l’amiral Prévert. Ce dernier arrivé plus tôt nettoyait ses lunettes au-dessus de leur étui ouvert. Il avait poussé devant lui, sur le bureau, une cartouche de cigares. Près de lui un écran allumé transmettait les nouvelles du temps.
L’amiral Prévert devait ce matin transmettre les nouveaux ordres pour tout l’équipage, par l’intermédiaire de leur commandant. Il aurait ensuite à escorter le cuirassé jusqu’à la capitale, puis jusqu’à Tiersule. Là s’arrêtait sa fonction. Ses croiseurs, ses destroyers, ses sous-marins d’attaque avaient tous été réarmés. Il servirait d’écran à la première flotte. Rien de cela n’inquiétait l’amiral. Si ses doigts glissaient nerveusement sur le verre, alors il craignait Saures.
Les experts l’avaient prévenu. Saures allait s’emporter.
Le commandant s’était arrêté dans le couloir, en compagnie de l’officier transmissions et de Quirinal. Ils attendaient Arnevin, qui après sa halte au cuirassé, sans savoir que Prévert l’avait vu, s’était engagé dans l’ascenseur. Arrivé à l’étage, il attendit que les portes s’ouvrent, un peu plus d’une vingtaine de secondes, puis s’engagea dans le couloir. Au lieu de la lumière, des néons, Arnevin ne repensait qu’aux chaînes pendantes et au clapotement de l’eau dans les ténèbres.
Grâce à l’ouverture tardive de l’ascenseur, le second surprit son commandant en plein propos avec Londant. Il ne les voyait pas encore, au détour du couloir. « Je compte sur vous pour semer la mort » furent les mots de son supérieur. Il pressa le pas et se retrouva dans le dos de l’officier transmissions.
Haut de deux mètres dix, cet officier le cachait entièrement. Le béton ne pouvait pas se comparer à lui. D’un regard par-dessus son épaule, Londant remarqua le second et le salua. Il reconnut sur son visage l’éclat de Saures, le même éclat sauvage. Ils rejoignaient déjà le bureau du maître de chantier où se trouvait Prévert. Ce bureau sentait le tabac, assez fort pour piquer les yeux. Quirinal suivait derrière, à distance pour grommeler.
Tous les officiers se présentèrent en rang devant l’amiral. « Vos ordres, » dit celui-ci en désignant trois piles d’enveloppes militaires. Elles couvraient tous les officiers de bord. Saures observa la cartouche de cigares, avant de revenir à l’amiral. Il ouvrit devant lui son propre ordre de mission.
Il consistait à passer au-delà de Minsule, à s’y maintenir jusqu’à ce que toute autre unité ait achevé sa mission. En tant qu’interdiction, le cuirassé n’avait que le droit de se défendre. « C’est une blague » détacha-t-il en froissant le papier. L’amiral secoua la tête.
Seul, le général des armées Larsens suffisait à calmer toute véhémence du commandant Saures. Or justement le général des armées non seulement avait annulé sa participation à la rencontre, mais son nom n’apparaissait pas non plus sur les ordres de mission, tous de la main de Prévert. L’amiral n’avait entre lui et Saures que l’écran de son ordinateur.
Dans le dos de leur supérieur, les officiers sentirent la tension monter. Arnevin passait de la feuille froissée, que Saures rangeait déjà dans son enveloppe, aux autres ordres restés sur le bureau. Il vit Prévert qui, tournant son attention sur lui, lui demanda d’intervenir ; et n’en put rien faire. « Donnez le commandement à un autre. » Saures avait adopté un ton qui cachait à peine sa colère. Il se retenait. Sa demande, impossible, à peine rejetée fissura cette volonté. Le bras près d’Arnevin commença à trembler.
Quirinal venait de s’allumer une pipe.
« Ne me faites pas ça » trouva seulement à dire l’officier devant l’amiral, qui répondit. « Je vous trouve bien capricieux. » – « Capricieux ?! » Les cigares roulèrent sur le plancher. Il paraissait jusqu’alors une bête à sang-froid, dont les veines à présent bouillonnaient sur sa peau en plaques. « Je commande une épave, j’ai ordre de me suicider, mon bâtiment va être saboté, on me donne des canons, je n’ai pas le droit de m’en servir, je suis capricieux ?! » Il n’avait cependant pas fait un geste pour balayer les enveloppes d’ordres et cela était significatif. Prévert avait soutenu la colère et malgré le sang qui le quittait, lâcha « vous en servir contre qui ? » Il vit avec plaisir que le commandant ne pouvait pas répondre.
La réponse vint de Quirinal. Il la donna si simplement, comme un professeur à ses élèves, que chacun préféra l’ignorer. Quirinal avait quitté le rang déjà avant que le commandant ne le brise. Il fumait à l’écart, près des fenêtres. Tout cela semblait l’ennuyer mais son corps se tenait prêt à bondir. Lui, comme Arnevin, comme Londant, avaient été réunis pour retenir leur commandant.
Dans les consignes qu’avait reçues Prévert se trouvait la précision suivante, que s’il était trop menacé le cuirassé pouvait se rabattre en secteur d’interdiction, entre Beletarsule et Minsule. L’amiral savait, comme tous les officiers présents, l’effet que cette précision aurait sur le commandant. Cette précision apparaissait dans l’ordre de mission. Seulement Prévert avait la consigne de l’énoncer à voix haute.
Londant bondit le premier, attrapa Saures aux deux épaules et le tira en arrière avant qu’il ne renverse le bureau. Arnevin en second agrippa le bras. Il sentit ses doigts se dérober. Prévert s’était dressé et, sèchement, ordonnait au commandant de se calmer. Il était superbe dans sa pâleur. Sur le bureau ne restaient que les enveloppes d’ordres. Le liquide d’écran coulait sur le plancher. Ses poings avaient fissuré le meuble. À l’ordre de son supérieur, sans que la colère ne tombe, Saures se retint d’attaquer.
Cela, aussi, avait été calculé.
« Le haut commandement lui-même supervise l’opération. » déclara Prévert après que lui-même se fut calmé. Quirinal continua pour lui, que cette mission était nécessaire, que chaque ordre était sensé et qu’aucun autre commandant ne conviendrait. Son ton doctoral, une fois encore, exaspéra tous les officiers. Saures cependant attendait un mot de Londant qui le calmerait ; ce dernier gardait le silence.
En une vingtaine de secondes, le bureau avait été remplacé. La cartouche ouverte reposait à nouveau dessus. Prévert les tendit puis, l’air absorbé, donna la grille d’horaires du lendemain, pour la sortie de cale et le départ. L’équipage devait se rassembler à neuf heures, hors du quai, être à bord à neuf trente et le cuirassé hors du port à dix. La quatrième flotte allait défiler devant la capitale à treize, puis prendrait le cap pour Tiersule, en longeant les îles.
« Et le sabotage ? »
Sur les ordres de Larsens, le cuirassé recevrait les fusiliers du croiseur Lamat en renfort. Le bâtiment resterait en alerte pour tout le trajet. Les magasins devaient être scellés et tous les postes sous contrôle constant. Il y aurait en tout vingt-et-une personnes dans la tourelle deux. À trois pour cinq, le cuirassé serait cisaillé et coulerait dans les treize minutes. En un dernier effort, ne pouvant déployer son unité de Tiersule, le général Edone avait demandé et reçu d’envoyer un agent à bord.
D’ici là, le cuirassé reposait dans sa cale, à une poignée de mètres d’eux.
Le lourd couvert d’obscurité en cachait toute la surface. Ils n’en devinaient pas même la passerelle, toute proche. Cent mille tonnes de métal dormaient tapies. Une source de lumière cependant jaillit, entre les deux tours de la citadelle, et le bruit d’une grue détourna leur attention. Arnevin le premier alla jusqu’aux fenêtres, près de Quirinal qui gardait le dos tourné. L’amiral le second vint le rejoindre et regarder les machines au travail. Saures, encore bouillonnant, les laissa aller.
Ils regardèrent par la fenêtre passer la grue. Elle venait du fond du quai, des anciens entrepôts bétonnés. Le bloc transporté rappelait les lanceurs verticaux, mais bien plus large, et surtout blindé, il ne leur était pas identifiable. Une seconde grue s’activa, dans la même lenteur de mouvement. Elles ne roulaient qu’au pas, si bien que les chaînes restaient raides. La première minute, les officiers observèrent, puis seul Arnevin resta. Le capitaine fasciné regardait le métal coulisser dans la semi-obscurité.
Après plus de huit minutes, enfin, les grues accélérèrent leur train pour retourner à leurs emplacements de veille. La lumière au centre de la citadelle disparut, bientôt remplacée par les feux de navigation. La passerelle s’éclaira au travers de ses meurtrières. Arnevin devina les tourelles qui tournaient, les canons qui jouaient sur leur hausse et les trappes des lanceurs activées. Le bâtiment tout entier s’étirait dans sa torpeur.
Son écran une fois consulté, Prévert expliqua qu’il s’agissait de Roland. L’ordinateur de bord venait d’être activé. L’amiral proposa à Saures d’aller le rencontrer. « Attendez. » C’était Quirinal. Comme en tout sauf en médecine, Quirinal était un ignorant. Ce qu’il savait, d’autres le lui avait dit, ou il le calculait et il prenait rarement la peine de calculer. Il tenait de l’officier de maintenance qu’un programme Gilles nécessitait plusieurs heures à leur premier démarrage.
Mais Saures n’avait pas écouté et son second lui avait emboîté le pas.
Ils se retrouvèrent tous deux enfermés dans la cage d’ascenseur. « Vous pouvez tuer ? » demanda Saures. Quand son second opina, il approuva à son tour puis se tut. Arnevin ne trouva rien d’autre à dire, avant l’ouverture des portes, sinon qu’il n’y avait pas d’ascenseur à bord du Dominant. Le capitaine dut presser le pas pour rattraper son supérieur.
Aucune passerelle ne permettait d’accéder à bord. Le cuirassé pour la première fois impénétrable leur apparut comme un tout dont ils pouvaient, grâce à ses projecteurs, distinguer la proue et la poupe. Un porteur se présenta devant eux. Ils arrivèrent sur le pont, descendirent pour rejoindre la citadelle, remontèrent par les escaliers. Saures ralentit à un étage d’où il savait que se trouvaient les premiers accès au secteur interdit. Justement, ce secteur se trouvait au centre de la citadelle.
Les deux officiers débouchèrent sur la passerelle. La lumière, jusqu’alors de veille, laissa la place aux lampes de secours. Plongés dans la pénombre ocre, ils progressèrent jusqu’à la barre, puis jusqu’aux meurtrières. Arnevin appela l’ordinateur de bord. « Silence » leur répliqua celui-ci et les deux officiers firent silence.
Toutes les consoles s’activèrent les unes à la suite des autres. La barre roula des deux côtés à fond. Ensuite la lumière revint. Roland leur demanda leur nom, grade et unité. « Le cuirassé Dominant est à vos ordres, commandant. » Saures lui demanda s’il était prêt à se battre. « J’écraserai tous mes adversaires. » Le ventre d’Arnevin se souleva. S’il ne s’était pas agi d’une machine, le capitaine aurait juré avoir ressenti de la cruauté.
Autour d’eux le bâtiment retournait à sa torpeur. Les lanceurs se refermaient tous, les tourelles avaient cessé leurs roulements. Cependant ses réacteurs lancés, Roland ne pouvait plus les éteindre. Deux cœurs nucléaires brûlaient dans son blindage.
Roland reprit : « Où est le professeur Jean Frédéric ? » Saures répondit, en un mot. Mais la voix de l’ordinateur se durcit. En cours d’émission, elle se déforma violemment. Il ne la calculait plus. La voix devint monocorde, de longueur égale, sans fréquence. Ils eurent de la peine à la comprendre. « Je veux parler au professeur Jean Frédéric. » Arnevin dépassé entendit son commandant dire « Non » et l’ordinateur cessa immédiatement.
En même temps qu’il leur parlait, Roland communiquait à Gilles plusieurs milliards de questions très brèves, traitait bien plus de réponses encore et calculait, et déduisait de ce savoir accumulé encore plus d’informations. Presque toutes ces informations ne se concentraient alors que sur un seul objet.
Les deux officiers allaient quitter la passerelle quand l’ordinateur reprit la parole. « Commandant, j’aimerais que vous restiez. » Le second, après avoir salué, se retira. Il quitta la citadelle, jusqu’au pont que les ténèbres couvraient à nouveau. Le porteur arriva, il rejoignit le bureau où l’amiral et les deux officiers du bâtiment discutaient encore. Il leur raconta, comme d’une anecdote, ce qui s’était passé.
Resté seul, Saures demanda à l’ordinateur ce qu’il voulait, apprit qu’il ne voulait rien, conformément s’en alla. « Reste » Le commandant s’immobilisa. Il ne bougea plus jusqu’à ce que les lumières de la passerelle s’éteignent. Une fois dans le noir, il hésita. La porte devant lui restait ouverte. « Je ne veux pas mourir. »
« Comment ? »
Le commandant ne reconnaissait pas cette voix. Elle ne venait pas de la passerelle, mais du fond du navire, comme portée par le silence. Roland restait muet. Au premier pas de Saures dans le couloir, celui-ci s’éclaira du côté des escaliers, dont la cage s’illumina également. Il se laissa guider. Mais passant à hauteur du secteur interdit, il entendit à nouveau la même voix et la même phrase.
Pourtant il sut que c’était Roland.
À neuf heures du matin, le trois août, le dernier personnel avait quitté le bord du Dominant. Ce même jour s’effectuaient les derniers transferts de personnel. La quatrième flotte, menée par le croiseur Lamat, venait mouiller à Pontier. Dans la nuit du trois au quatre, Tiersule reçut les codes Diamant et Émeraude. Dans l’assurance des nombres, les drapeaux comme le Liscord attendaient cette journée du quatre août où il n’y aurait pas la guerre.