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Faute de données, de suffisamment de données l’esprit humain ne pouvait pas se comparer aux capacités des machines, pas plus que ne pouvaient se comparer un télescope et une meurtrière. Sans un véritable défaut logique ce point de vue devait s’appliquer également au monde juridique, impliquant l’innocence des seuls acteurs pouvant être condamnés, l’homme, du fait de leur ignorance par avance démontrée. Quant aux machines, aux programmes, aux processeurs, personne n’avait jamais songé à condamner un meuble.

Voilà pourquoi au matin inévitablement les trois îles de Tiersule s’éveillaient sur un monde en paix.

Le lac se couvrait des escadres de la quatrième flotte. Face aux installations mouillait coque contre coque la division de destroyers. Comme tous les matins vers onze heures le professeur Yves Leberon quittait son lit puis se laissant porter sur le sentier rejoignait les installations couvertes d’antennes où l’attendaient le programme Théodor et son affectation. Il prenait alors quelques minutes pour regarder le lac, effectivement regardait les destroyers comme il avait regardé autrefois les bateaux de pêche, à la seule exception que ce matin-là les montres indiquaient six heures.

Quelques bâillements l’amenèrent au bureau de la responsable des installations. Il s’assit devant la porte, tira un journal et passa en revue, distrait, les différents titres de la journée à venir. Certaines nouvelles le faisaient froncer les sourcils, d’autres froncer encore plus les sourcils et les dernières, froncer vraiment les sourcils. Seulement sa lecture quotidienne achevée, il fut invité à entrer.

« Bonjour Nit. »

La responsable lui décrocha un sourire d’ange. Elle avait passé la nuit dans les sous-sols, en compagnie de l’électronicienne, à débrancher bloc après bloc le programme Théodor. Quant au corps, les militaires l’avaient emporté. Elle avait été interrogée comme Leberon le serait s’il voulait y consacrer du temps, et comme cela était conseillé, il en consacrerait. Nit montrait bien des signes de fatigue, à part quoi elle s’extasiait de sa réussite, en rejoignant le projet mondial de recherche sur la chimiomécanique.

À quoi Leberon fit remarquer qu’il était six heures.

D’ici à son démantèlement, Théodor avait donné de nouvelles consignes. En son absence Gilles y suppléait. Le remplacement s’effectuerait avec trois nouvelles unités, sous la direction du nouveau projet. La mission des installations était en partie militaire, dans le contre-contre-électronique, en partie civile, dans la télécommunication. Du Liscord venait la dernière attribution, qui consistait à étudier et à parer dans le futur à l’incident dont avait été victime le cuirassé Dominant. Au sourire de Nit quand elle dit cela, Leberon eut une étrange attitude de défense.

Il ressortait néanmoins pressé par ses préoccupations quotidiennes, pour aussitôt se mettre au travail. Assis sur une chaise face aux fenêtres qui donnaient sur le lac, à l’étage, Leberon se fit servir une tasse de café, demanda l’évolution des courbes puis transmit les nouvelles consignes et versa la tête en arrière sur son coussin.

Son attention fut attirée par la silhouette d’un soldat. Debout sur la falaise, celui-ci portait la tenue complète, le casque, l’arme au torse, comme le professeur avait le souvenir d’avoir vu se tenir le garde du corps du président. Seulement la conférence remontait à longtemps. Il observa ce garde sans comprendre ce qui l’intriguait, dans le paysage d’herbe grasse sur fond des massifs de la seconde île, sous un ciel bleu sans nuage. Ce soldat n’était pas un garde. Il appartenait à l’unité des forces spéciales.

Ce soldat ressemblait à une cafetière.

Durant un peu plus d’une heure, Leberon observa la silhouette, non sans revenir parfois à son travail. Les résultats tombèrent les uns après les autres, mais sans interprétation, ils ne servaient à rien au professeur qui se contentait de les accumuler en attendant de les faire traiter par un expert. Lui-même, trop enclin à l’erreur, ne pouvait pas se le permettre. Après une heure de travail acharné, l’image de ce soldat fortement ancrée en tête, il décida de prendre la matinée pour se promener dans l’île. L’envie le dévorait de sortir.

Les militaires l’attendaient au rez-de-chaussée, près de la salle de conférence. Le colonel s’était déplacé en personne pour l’interroger. Il proposa, après l’interrogatoire, de l’accompagner puisque lui-même arrivait au terme de ses obligations. Le colonel portait une moustache qui le rendait ridicule, qu’il aspergeait d’huile, qu’il cirait parfois, une véritable obsession à son visage mais qui, quand il la tirait entre deux doigts, le rendait doux comme un agneau.

Ils s’installèrent à une table, se firent servir avant de commencer. Le colonel devait poser des questions auxquelles les experts avaient déjà des réponses plus exactes que ne pouvait en donner Leberon. Il choisit néanmoins d’y répondre, puisque c’était conseillé. Un enregistreur posé sur la table seul les séparait.

« L’accès à la tourelle deux est-il par le pont ? » – « Non. »

 Une main sur le visage, arrêtée par sa moustache, le colonel dévisagea Leberon. Ce dernier avait répondu par automatisme, nullement gêné de l’avoir fait. Il attendait la prochaine question. Il confirma connaître l’accès à la tourelle deux, avoua ne pas savoir à quoi la tourelle deux faisait référence. Ils avaient tous deux, après un moment de flottement, retrouvé leur bonhommie.

À la prochaine question, le professeur hésita une seconde, puis admit qu’il ne devait pas savoir désactiver une ogive magnétique. « Faites-vous confiance aux machines ? » – « Oui absolument ! » et le second mot était sorti comme une révolte. Le colonel le calma, lui-même ne voyant pas bien ce que faisait cette question dans son enquête. Il avait dû poser les mêmes à la responsable Nit, qui avait réagi de façon similaire.

Elle aussi révélait, au terme du questionnaire, avoir été manipulée par Théodor. Chez Taquenard seulement la manipulation avait atteint son terme, juste avant qu’Edone ne la sélectionne. Sans la somme d’erreurs humaines qui s’était produite sur le cuirassé, sans le cuirassé en somme, Gilles n’aurait eu aucune peine à prévenir l’incident. Car désormais tel était le terme. « Mais que voulez-vous, les hommes ! » Le professeur approuvait ses sourcils profondément froncés, que ce cuirassé avait été une bêtise énorme.

Ils quittèrent ensuite les installations, tous deux ensemble en direction de la plage, non sans continuer leur discussion. Le colonel avait insisté, car il voulait présenter quelqu’un au professeur. « Alors vous ne voulez pas rejoindre le projet mondial ? » Leberon fut surpris qu’il le sache, puisque personne ne lui avait posé la question. Seulement sa réponse était connue depuis longtemps. Il refusait même de devenir responsable de l’installation. Son plus grand regret était d’avoir vu partir Taquenard, qui était brillante.

La plage s’étendait déserte jusqu’au bassin, coupé par les arbres, d’où s’élevaient pleines d’activités les grues du chantier. Au volant de son tout-terrain, le colonel proposait ici une barrière, là un barbelé, montrait sur la seconde île des structures de béton à l’orée des forêts. Il s’arrêta en un point, d’où tout au bout de l’île, hors de Tiersule, les deux hommes pouvaient voir naviguer le croiseur Lamat. Le colonel avait des comparaisons toutes trouvées pour ce déploiement militaire.

Ils parcoururent quelques minutes encore la plage vide, s’arrêtèrent plusieurs fois jusqu’à ce que vienne à leur rencontre, à pieds, penché en avant à la manière des générations passées le lieutenant Frédéric Ertanger. Le colonel ne prit même pas la peine de se faire saluer : il serra la main, l’air jovial, tira sur sa moustache et content se retira du côté des vagues.

Tout ce que trouva à dire Leberon fut : « Vous n’étiez pas sur le Dominant ? »

Le lieutenant partit dans un grand ricanement qui l’obligea à se redresser. Il tira de sa poche son jeu de cartes, cinquante-quatre cartes qu’il battait maladroitement entre ses mains. L’interdiction d’évacuer n’avait pas dû s’appliquer à lui. Il décrivit l’incident, comme beaucoup de fumée, beaucoup de bruits, beaucoup d’eau, ce qui résumait le cuirassé. « Oui c’est bête. » Ertanger refusa la cigarette que le professeur lui tendait.

Ils parlèrent de Taquenard, un peu, du professeur Jean Frédéric beaucoup et du projet mondial auquel ni l’un ni l’autre ne croyait, puisqu’il dépendait des hommes. Pour le lieutenant, la science de Frédéric avait été condamnée dès le départ, par Frédéric lui-même.

Leur marche les avait menés jusqu’au bassin, au-delà du poste de garde, et ils longeaient à présent le bord encombré de machines, en plaisantant. Le chantier s’étendait au-dessus du bassin, se refermait en une longue cale quadrangulaire au-dessus de laquelle pendaient des séries de chaînes. À part une compagnie du colonel, il ne s’y trouvait aucune présence humaine. Bramelin ne pouvant plus diriger le chantier, Ertanger s’en chargeait. Ertanger, depuis le départ, seul pouvait s’en charger.

Comme Leberon s’étonnait que le chantier s’activait, le lieutenant fit remarquer qu’ayant amené autant de matériel, autant de savoir-faire, qu’ayant dépensé autant d’efforts personne n’acceptait de le laisser inemployé. Aussi le chantier fonctionnait-il parce qu’il y avait un chantier. Cette logique eut tout son effet sur Leberon qui, fronçant les sourcils, hocha sévèrement la tête. Ils admiraient l’efficacité avec laquelle tout se faisait et le lieutenant, soudain : « Arnevin aurait vraiment voulu voir ça. » Il ne le pouvait plus, forcément, précisa Ertanger.

Le colonel les rejoignit au volant de son véhicule, leur proposa de les conduire jusqu’au camp des forces spéciales, aménagé en bout de l’île, à la pointe qui surplombait le Lamat. Il revint à Leberon, instantanément, le souvenir de son soldat cafetière. Il accepta, il voulait revoir la vue en surplomb qui lui manquait depuis l’arrivée des militaires. Quant au lieutenant, il laissa entendre qu’à présent, il n’avait rien de mieux à faire.

Bientôt la forêt fut si dense qu’ils mirent pied à terre. Le sentier si bien connu du professeur avait disparu. Tandis qu’ils progressaient, le colonel leur expliquait les détails de cette unité, qui avait participé à l’incident du Jutlosges, précision que répéta tant de fois l’officier que ses deux compagnons, excédés, préférèrent changer de sujet. Ils avaient tous deux, en leur temps, voulu travailler au Jutlosges. Ils parlèrent de Tristan.

« Oui, je le détruirai peut-être. »

Cette nuit également l’unité Tristan avait quitté les installations, emportée par les militaires. L’unité était restée en veille tout ce temps, dans les sous-sols, comme oubliée. Il pouvait répondre aux questions concernant l’incident du cuirassé, pour avoir été en contact avec Théodor et bien plus fiable qu’un homme. Mais le lieutenant pris d’un réflexe qu’il se trouva incapable par la suite d’expliquer balaya instantanément ces propos. Il avait en tête l’incident zéro, l’obsédant incident zéro que seul un expert en chimiomécanique pouvait connaître, que seul un tel expert pouvait expérimenter.

Personne n’occupait le camp dans lequel ils arrivèrent, couvert par les arbres, et qu’ils ne surent pas d’abord avoir atteint. Les tentes se confondaient aux buissons. Il ne s’y trouvait ni feu ni trace de feu, ni la moindre trace de technologie. Le colonel crut bon de préciser, une fois encore, que ces hommes venaient de l’Armont. Il appela à lui et de tous les côtés la forêt prit vie : les soldats au pas de course se rassemblèrent autour de leur supérieur. Leberon reconnut aussitôt le soldat qu’il avait observé plus tôt dans la matinée.

Leurs armes ne ressemblaient pas aux armes de l’armée. Même ceux en tenue légère les portaient. Ils paraissaient aussi plus sales. Le colonel fit reposer et le sergent de l’unité, sans un mot, renvoya sa troupe à ses activités. Leberon demanda qui était ce soldat, obtint un nom, insista, obtint des précisions, se crut satisfait. Il resta à essayer de deviner un casque au travers de la végétation.

Pour Ertanger, cette unité lui rappelait le cuirassé. « J’ai passé la journée dans un sas, je sais ce que je dis. » Ils allèrent jusqu’au surplomb, observèrent de haut le Lamat, l’océan vide aussi loin que la vue pouvait porter, avant de retourner au camp de l’unité. Le colonel plaisantait quant au blindage des tentes. Dans leur dos les suivant à distance exacte, le sergent se taisait. À force les deux hommes ne se rendaient même plus compte de sa présence. En quelques minutes, ils se firent à l’idée de cette présence et de cette obéissance au moindre de leurs ordres.

« Au fait, quelle devait être leur mission ? » demanda le colonel à Ertanger. Ce dernier, se souvenant de la couleur de l’enveloppe, refusa d’en parler. Il lui aurait suffi de regarder Leberon, vu parmi d’autres pour désactiver les charges, et le lieutenant aurait répondu. Mais la présence du sergent, soudain plus forte, le convainquit de ne rien en faire. Ils allaient quitter le camp lorsque le professeur demanda encore où se trouvait le soldat qu’il avait remarqué. Le sergent, pour toute réponse, pointa du doigt leurs pieds.

« Pourquoi cette manie des cartes ? »

« Pourquoi cette manie de la moustache ? »

Les deux officiers se disputaient sur le retour, au point que le colonel avait lâché le volant, et ils s’en voulaient tous les deux de leurs tics sans l’avouer. Ertanger ricanait à chaque remarque.

Leur véhicule s’arrêta net, lorsqu’ils allaient s’engager sur un embranchement. Le lieutenant expliqua précipitamment qu’ils ne pouvaient pas prendre à droite, sans plus d’explication. Une enveloppe de couleur rouge lui était revenue en tête. Plus loin, profondément dans la forêt, sous quarante mètres de béton étaient stockées les deux ogives fournaise. Le véhicule tourna à gauche, redescendit sur la plage par le chantier où le lieutenant demanda qu’ils le déposent. Alors qu’ils repartaient, le colonel demanda à Leberon ce qu’il y avait avec sa moustache, puis haussant les épaules, reposa ses deux mains sur le volant.

Dans un soupir résigné, le lieutenant reprit le chemin du sentier, marcha au-dessus de l’eau jusqu’au second accès ouest, où papillonnaient les caméras. Il avait tiré une carte de son jeu, une carte au hasard, et la regardait tout en traversant les couloirs. À chaque porte le lieutenant devait se déranger. Enfin relevant la tête de son jeu, il arriva dans une salle froide, assez étroite, où se trouvaient une table rivée, une chaise simple et la tour d’ordinateur de l’unité Tristan.

« Vous aviez tiré le valet de trèfle. » Tristan n’avait pas accès aux caméras. « Vous brassez mal les cartes. » Ertanger reposa le paquet sur la table, son valet retourné. Il lui expliqua comment le blindage devait être moulé d’une seule pièce, avec cette sorte de passion que connaissaient les collectionneurs pour les antiquités. Seul un ordinateur avait le degré d’attention qu’Ertanger pouvait attendre pour ses histoires.

Il avait posé une carte, sur la tranche, et pendant une heure, essaya de la faire tenir.

Le cuirassé BF-1 Dominant était arrivé avec une journée d’avance, le cinq à minuit moins trois, pour être aussitôt mis en cale. Seuls devaient être réparés la tourelle deux et ses magasins. La coque s’était tordue jusqu’au point de rupture mais contrairement au rapport hâtif du Lamat, ne s’était jamais disloquée. Elle recevait à présent le blindage Thor, en même temps qu’étaient fixées sur le travers, le long de la citadelle, à l’avant et à l’arrière, les tourelles de cent cinquante-cinq, qui donnaient l’aspect de moellons. L’embarquement des munitions devait se faire au retour de la nuit. D’ici là, l’équipage s’ennuyait dans ses quartiers.

Quant à la quatrième flotte, elle était arrivée un peu plus tard au matin ayant officiellement, les rapports l’énonçaient ainsi, perdu le cuirassé en haute mer.
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