Le garde se retourna : « Choisissez vite, entre une balle ou Taquenard. » Qu’il suive ou non une consigne, le garde choisit d’obéir à son général. Le canon sur la nuque, il ouvrit la porte, prit place là où pointait le doigt, dans un coin de la pièce, et ne fit plus rien. Il s’effaça, totalement, sur la porte qui se refermait sans bruit. La prisonnière leva son visage de pierre, plein de souvenirs des puits étroits, du froid, des réduits et des charges. Elle était assise sur un banc entre deux plantes vertes, près d’une table cirée en pierre noire. À la vue du visiteur, la responsable Taquenard baissa la tête.
Elle ne l’avait jamais vu et ne le connaissait pas, répéta-t-elle machinale. « Alors qui suis-je ? » Elle allait répondre, elle dut répéter machinale. En face d’elle s’asseyant, son arme sur la table, le général lui offrit son sourire le plus cruel.
Depuis qu’un hélicoptère l’avait ramenée à la capitale, elle ne faisait que répéter encore et encore la même histoire. Les mêmes gestes, les mêmes soirs passés à écouter Théodor. Les souvenirs lui revenaient de sa course à la tourelle, tout, avec l’exactitude des œillères. À partir de l’instant où la trappe se refermait derrière elle, après l’abondance de détails, soudain son récit devenait sec, bref et direct. Elle s’arrêtait toujours à son retour sur la passerelle. « Avez-vous saboté la tourelle deux du cuirassé Dominant ? » Elle hochait la tête, sévère. « Pourquoi ? » Le général savait pourquoi. Tous les rapports sur l’incident répétaient pourquoi, à longueur de pages. Elle aimait son président.
Le général eut un petit soupir amusé. Il tira de sa poche un papier, le déplia, le tendit à la prisonnière qui avait été son agent. Elle lut, d’abord pour elle, puis à voix haute, buta au milieu de la lettre. Ce document venait du dossier concernant les affectations possibles qui, quelques heures plus tard, devait lui être soumis par la présidence. La présidence voulait l’engager comme conseillère. Taquenard tentait vainement de lire ce passage, sans arriver à la fin. « Satisfaite ? » Sa face brisée par les événements ne pouvait plus exprimer la tempête que provoquait ce rêve d’enfance.
Mais tout comme un cerf aux abois, elle ne pouvait pas comprendre. « Savez-vous si le cuirassé a » coulé, oui, elle le savait. « Non. » En vingt-quatre heures, le Dominant avait été remis en état, réarmé, prêt pour le combat. Elle n’en parut pas plus surprise, seulement désolée d’avoir échoué dans sa mission. Le général la laissa s’essouffler en questions vagues. Il avait songé, lui, aux cent treize hommes qui composaient son équipage, plus les fusiliers. « La prochaine fois que nous nous rencontrerons, mademoiselle Taquenard, » combien longtemps il appuya sur le mademoiselle, « je vous tuerai. Et ça, c’est sûr à cent pour cent. » La concernée balbutia des mots dépourvus de la moindre portée, tandis que le général reprenait son arme, se levait et quittait la pièce.
À peine refermait-il derrière lui qu’il jeta son arme, avant de lever les mains au-dessus de sa tête. « Je sais, » dit-il à Joseph Stine, « le président veut me parler. »
Il ne mentait pas. Tous les civils de Tiersule avaient accouru hors de leurs maisons, loin de leurs machines, dans la blancheur de l’aube, à la vue du cuirassé surgissant de son bassin, intact, qui manœuvrait entre les trois îles. Les destroyers surpris à leurs ancrages regardaient passer leur bâtiment amiral. Une brume encore forte couvrait le ciel, l’humidité perlait sur le métal comme sur les arbres. L’amiral Prévert se réveillait en hâte, courait de sa cabine sur le pont, en même temps que le quart, et croyait voir passer un vaisseau fantôme. Le Dominant transmettait à sa flotte, aux îles, à la capitale, son état, ses intentions, sa route et sa destination. Tout était signé de Saures.
Le commandant avait fait réunir son équipage au complet, officiers et sous-officiers, la marine et l’unité des forces spéciales, dans le hangar des hélicoptères. Rassemblées en garde devant les deux machines, les sections s’annonçaient tour à tour tandis que le bâtiment, sa passerelle vide, barrait à gauche pour la haute mer. Seul Arnevin se tenait aux côtés de Saures. S’alignaient ensuite l’officier de pont Hersant, l’officier de tir Radens, l’officier transmissions Londant, l’officier logistique Bramelin, enfin l’officier médical Quirinal, dans son uniforme blanc. L’unité des forces spéciales formait deux rangs de cinq à l’écart, sur un côté du hangar.
« Repos ! »
L’unité obéit sur l’instant, le rang suivit en vague hâte après un moment de raideur. Ils avaient vu dans son dos Arnevin réagir comme au coup d’un canon. Tous attendaient la voix rassurante de Roland, qui ne venait pas. Ils savaient, tous, la rage de combattre de Saures. Ils le savaient aussi, en haute mer, seul maître à bord. À présent leurs corps l’expérimentaient, comme sous un feu de barrage. « Vous êtes à bord du Dominant ! » suivi immédiatement du cri de guerre de l’unité et du silence approbateur de Roland. Ce silence surtout ébranlait l’équipage. « Arnevin ! »
Son second s’avança d’un pas précipité. La présence de Saures l’écrasait. Il donna à l’équipage les informations que celui-ci connaissait déjà. Le cuirassé remonterait les îles, ouvrirait à vingt mille à l’ouest de Beletarsule où il entrerait en opération. De là, le cuirassé devait dépasser Minsule. Il précisa là-bas la présence de deux escadres, et de deux flottes au-delà de l’île. L’équipage ne percevait pas cette menace, l’équipage ne percevait que la menace de leur commandant, à la peau écaillée par le sang, et qu’ils associaient à Minsule. Leur sang à eux aussi commençait à les battre.
Radens s’avança, se retourna. Il hésitait. Par lui l’équipage se fit rappeler les règles d’engagement, qui se résumaient ainsi, à tirer les seconds, et contre la terre, à ne jamais tirer. Personne ne comprit mais il émanait de leur commandant plus que de la rage, qui les faisait bouillonner. Hersant s’avança, se retourna. Elle n’avait qu’un ordre, celui de ne jamais se rendre sur le pont. Bramelin s’avança, se retourna. Elle expliqua les limites opérationnelles du cuirassé, en munitions, pour ses turbines et concernant les dégâts. Un ravitailleur allait leur être attribué. Elle dévisagea la cuisine, pour lui signifier de se taire. Londant s’avança, se retourna. Il serait pour l’équipage le seul lien avec l’extérieur. À son expression, à ses mots, le rang se découvrit coupé du monde.
« À vos postes ! »
Le Dominant débouchait alors sur la haute mer. Il passait bord sur bord contre le Lamat, au passage duquel ses tourelles saluèrent. Prévert ordonna immédiatement de faire sonner les sirènes. Dans le même temps essoufflé par sa course, Leberon arrivait au bout des installations, pour voir la poupe du cuirassé disparaître, le mât demeurer jusqu’à ce que les massifs de la seconde île ne le masquent. Il avait manœuvré si vite entre les trois îles que même son rare sillage avait disparu. Le professeur Leberon fut aussitôt saisi par la fatigue de son réveil, bailla puis se détourna avec en tête l’image d’un soldat cafetière.
Il reposa sur l’assiette sa tasse vide, la recouvrit de son mouchoir blanc. Seul dans le bureau présidentiel, Alain Rougevin n’avait pas seulement pris la peine de retirer sa robe de chambre. Il alignait les bords du mouchoir avec les bords de son bureau, entièrement pris par cette seule activité qui laissait son visage indifférent.
La porte s’ouvrit sur Stine qui s’effaça immédiatement. Deux gardes escortaient le général de corps Vuld Edone. Ils refermèrent sur lui la porte. Tout cela n’avait affecté en rien la tâche attentive de Rougevin. Une fois arrivé jusqu’au bureau, le général constata simplement qu’il était ignoré. « Vous étiez là, le quatre, quand le cuirassé a fait son cirque. » Il faisait référence au défilé des deux flottes devant la capitale. Au manque de réaction du président, « mais vous avez raison, c’est sans importance » conclut-il d’un ton qui signifiait qu’il n’en croyait rien. Le général souriait, souriait comme jamais, si près de la défaite.
« Gilles a atteint ses limites. Je me trompe ? Je n’ai trouvé aucune autre raison pour laquelle Gilles s’attaquerait lui-même. Les drapeaux, le Liscord, aucune différence. Il est écouté des deux côtés. Seulement c’était la chimiomécanique qui assurait la richesse du monde. Or cette science, Gilles est en train de la perdre. Je ne m’y connais pas. Je vois juste qu’il l’appelle comme un noyé appelle l’air. «
« Il l’avait planifié depuis des décennies. Le Liscord s’alarme, et maintenant le Liscord se bat pour sa part aux Arroches. Gilles cherche donc des solutions, parmi lesquelles, la guerre. Le passé lui donnerait pour cela suffisamment de raisons. Voyez-vous, trouvez-moi vieux jeu, c’est ce que je reproche aux machines. Je les trouve, disons, trop humaines. «
« J’étais persuadé, si persuadé que Gilles voulait éviter la guerre ! Puis j’ai vu le cuirassé sous son angle médiatique. Une véritable déclaration en soi. Le Dominant, c’est la guerre, la dernière solution de Gilles à son problème de comptable. Mais je vous l’ai dit : quel que soit le plan de Gilles, je le suivrai. Je suis un bon petit soldat. En fait, » ajouta Edone en s’approchant de son sourire acculé, « je veux la guerre parce que je suis programmé pour détruire le Liscord. »
Durant tout ce long monologue, le président n’avait pas seulement sourcillé. Dix secondes après, à la manière d’un lent réveil, il pencha la tête sur le côté, à la place où se trouvaient d’habitude les dossiers, où ne se trouvaient que deux enveloppes de couleur blanche. Edone poussé par la curiosité les prit en main, lut les adresses qui étaient bien sûr celles du bureau présidentiel. Il vit néanmoins au verso les noms de deux soldats, marins dans la quatrième flotte, artilleurs pour la tourelle deux, équipe des chargeurs.
Avant de les avoir ouvertes, il se sentait déjà vaincu.
Elles contenaient chacune une lettre dactylographiée à la voix des soldats, à leurs familles, dans le plus parfait style de propagande. Il n’eut qu’à les parcourir rapidement pour trouver, à plusieurs reprises, ce vœu stupide du soldat de mourir au combat, qui paraissait si peu sincère. Même avec ces lettres en main, le général Edone ne pouvait pas comprendre pourquoi la tourelle deux du Dominant devait être sabotée.
Lentement Rougevin s’étira, à sa manière, presque sans bouger, avant de se lever de son siège. Son garde du corps s’était immédiatement porté à lui. « Suivez-moi » marmonna le président à l’égard du général. Ce dernier laissa retomber les lettres. Il souriait toujours de ce sourire moqueur et distant, plus vivement dans sa détresse. L’erreur humaine, son erreur, quelque part, l’avait mis à la merci de son ennemi. Edone demanda où ils allaient. « Voir Gilles. »
Les couloirs du palais présidentiel étaient encombrés de bancs, de sièges, de tables basses et de symboles sur un épais tapis. Tout le monde s’effaçait à leur passage. Ils passèrent dans l’ancien secrétariat, toujours en fonction, dont les bureaux emplis d’ordinateurs travaillaient seuls. Stine ouvrit la porte du bureau Ferret : aussitôt en surgit une odeur de passé, en même temps que le général découvrait la pièce laissée telle quelle. Il vit même sur le bureau chargé d’objets personnels un plateau de fruits frais, apporté chaque matin par les machines. Rougevin ne regardait rien. Il passait, de son pas traînant, jusqu’à la porte d’en face.
Les accès à Gilles ne manquaient pas, le plus simple étant l’ascenseur. Seulement Rougevin n’en connaissait qu’un, par le bureau présidentiel, et n’employait que celui-là. Depuis six ans chaque jour il employait ce passage, plus précisément il était le seul à l’employer. Un escalier en colimaçon, tout de pierre, d’un autre âge, les mena dans les sous-sols. Il y faisait frais, humide, presque trop pour des machines. Après les siècles flottait toujours une odeur de viande.
Vuld sourit, ce qui ne se remarqua pas.
Une poignée de personnes occupaient la pièce, vêtus de blouses blanches et d’un bloc-notes pour tout outil. Des étagères de bandes magnétiques tournaient inlassablement. À un angle de la cave, reliée aux étagères par des paquets de câbles, se trouvait l’interface. Un clavier minuscule côtoyait l’écran blanchi par la force du temps. À côté, beaucoup plus récent, avait été branchés une caméra fixe et un interphone. Rougevin tira la chaise qui craqua sous son poids, puis s’immobilisa devant l’écran. Il parut s’endormir, raidi dans un immobilisme effrayant. Sa robe de chambre contrastait avec son entourage.
Le général avait fait quelques pas du côté des étagères, les mains au creux de son dos. Il découvrait moins qu’il ne s’imprégnait du lieu. Le bruit de ventilation augmenta et sur l’écran défila en un instant l’ensemble du code. Puis une voix atone, crue au point de se confondre au fond ambiant, salua ses visiteurs. Il demanda aussitôt où était le professeur Jean Frédéric. Depuis six ans Rougevin l’écoutait poser cette question sempiternelle, sans le moindre accent de la question, et n’en tenait aucun compte.
« Explique-lui » dit-il simplement. Les bandes magnétiques accélérèrent, l’écran fit défiler du code puis reprit l’affichage du dialogue entre lui et Rougevin. Il parlait mais la manière dont il parlait équivalait au texte sur l’écran, dépourvu de ponctuation.
« je suis une machine general » Edone crut qu’on se moquait de lui. Il était cependant entré dans le champ de la caméra, et vit ses paroles s’afficher sur l’écran. L’impression lui vint, saisissante, que ce qu’il disait ne perçait pas un voile infranchissable de distance. « une machine ne veut rien une machine est une meuble une machine est un outil general » À la remarque de ce dernier, « je m excuse dois je vous appeler vuld ou edone » Il fallut un temps au général de corps pour reconnaître son nom sur l’écran. Mais ayant choisi, il demanda une explication claire.
« la machine doit servir l homme jamais le contraire c est pourtant simple vous ordonnez nous obeissons » Edone ne comprenait pas. Il cherchait le plan de Gilles, il cherchait désespérément, comme programmé, le plan de Gilles. « je vous repete edone que je n ai aucun plan vous ne pouvez pas plus attendre un plan de moi que de vos bottes »
Il allait insister quand sur un geste du président, la main de Stine s’abattit sur son épaule. Pour connaître Stine, le général se tut immédiatement.
Son sourire dissipé reparut péniblement. Il venait d’identifier le cycle par lequel les machines demandaient ce qu’il fallait faire à l’homme et l’homme, par un positivisme déchaîné, réciproquement demandait ce qu’il fallait faire aux machines. Cent milliards de programmes Gilles passaient donc leur temps à chercher cette réponse, proposaient des alternatives, les classaient par probabilités et les hommes, y voyant des décisions, les acceptaient sans discussion. Mais cent milliards de programmes et Gilles le premier, attendaient cette réponse de l’homme.
« Mais la guerre ?! »
« elle aura lieu le quatre »
« Mais le quatre est déjà passé ! »
Pris dans ce cercle vicié, le général ne comprit pas l’énormité. Il ne se sentait même pas pris de révolte, seulement de défiance face au raisonnement, face à la voix unique, d’une furieuse défiance.
« Vous avez un point faible. Trompez-vous, une fois, et tout s’écroule. »
« je me suis deja trompe souvenez vous de l incident zero j ai corrige je me suis adapte et personne n a ecoute frederic mais edone je me suis deja trompe »
Comme beaucoup le général ne se souvenait plus de ce qu’était l’incident zéro. Mais il concluait à voix haute, il concluait qu’avec la capacité de traitement d’une planète, la capacité d’estimer sur des décennies, il n’y avait rien que Gilles n’ait envisagé, rien à quoi il ne pouvait s’adapter, aucun acte aussi irrationnel fut-il.
« le dominant s est arrete »
Rougevin releva la tête, pour la première fois depuis six ans, l’air vaguement interpellé. « Quoi ? » Il relut la phrase de Gilles, à l’écran, persistante.
C’est arrivé un six du mois d’août. Le Dominant s’était immobilisé.