Comme le soir s’embrasait les mains du professeur tâtèrent la surface de son verre à moitié plein. On le resservit. Le large estuaire des trois îles lui paraissait toujours aussi tranquille, baigné de fausses lueurs dans le couchant. À cette heure le plus grand bruit venait du ressac contre les rochers en contrebas les coques des barques craquaient, le temps se dégradait. Jusqu’alors le vent avait frappé contre les crêtes, cela avait duré longtemps. Puis à un instant donné dans les pressions un nouveau courant assez faible avait réduit le vent au silence. Il regardait sur la table son jeu de cartes effondré.
Ils savaient depuis deux jours ce que la presse confirmait ce soir-là, que le cuirassé Dominant tenterait un assaut sur l’axe. Les mots ne signifiaient pas grand-chose, il essayait de se les représenter. Un grondement sauvage se répercutait au loin, au-delà des îles, qui obscurcissaient sa vue. À ses côtés un général lui répétait ce qu’il avait à faire. Il avait du mal à le voir, plongé dans ses pensées comme dans le poids de l’âge. Tout cela datait, pour lui, d’un demi-siècle. Tout cela concernait le professeur Frédéric.
« Qui a construit le Dominant. »
Rien ne servait de répondre. Le restaurant insulaire n’avait plus que ces deux clients aux tables, du côté du lac les deux murs en coin formaient une meurtrière. Un odeur de vieillesse imprégnait les lambris de peinture. Il remettait une à une les cartes, les regardait tomber par maladresses ses mains tremblaient, méthodiquement, la méthode lui manquait à présent. Une rigueur d’existence s’effondrait, tout un château, sa forteresse. Quoi qu’il eût dit, les cartes tombaient. Alors le professeur accusait le froid.
Officiellement l’engagement avait début le matin du vingt-neuf août à six quarante-et-un, à l’approche de midi l’aviation déclarait le premier feu. Le lendemain annoncerait septembre. En vérité ni l’Atasse ni le Liscord ne disposaient de l’armement pour combattre le Dominant. Les seules ordonnances disponibles étaient les missiles spécialement conçus contre les porte-avions dont le blindage, à défaut de furtivité, résistait aux armes traditionnelles. Mais, le général l’expliquait clairement, ils n’en avaient pas assez et surtout, ils n’avaient pas légalement le droit de les utiliser. Cette raison parmi d’autres expliquait que le cuirassé pouvait se battre encore.
Tout changeait s’il attaquait de front.
Vingt heures passaient quand le bord annonça Minsule en vue. Plusieurs séries de grondements alertèrent l’équipage. Sous le demi-voile d’obscurité le mât radar crachait encore de brefs feux entre ses panneaux enfoncés. L’image se maintenait les deux flottes sur cinq axes en profondeur interdisant l’approche par l’est. Saures ordonna de prendre par l’est, le commandant se tourna ensuite vers Arnevin. Il voulait son second au poste secondaire, prêt à prendre le relai. En tel cas l’ordre était de continuer le combat.
Le brouillage s’intensifia, une première volée de fumigènes couvrirent le bâtiment contre les yeux du ciel. Un barrage de missiles s’abattit sur eux, Hersant calcula trois secondes, leur propre artillerie tonna. Sur le journal l’officier de pont enregistra l’ouverture du feu, les positions ennemies et leur stratégie. Elle compta trente secondes après les tirs l’officier maintenant rendait son rapport, elle fut coupée par l’ordre de tirer les fusées. Le ciel tourna au blanc cassé mêlé de feux de l’astre au couchant, s’écarta en étoiles. De nouvelles détonations l’étendirent en un long couloir que les vents rabattaient contre l’île.
Devant eux se déploya ce gigantesque brouillard, déjà leur radar perdait la trace des ennemis, deux flottes disparaissaient des écrans. Quelques tirs encore après quoi le Dominant laissa ses contours s’effacer. Roland annonça : « Plus de direction. » Ils se reportèrent à la boussole, derrière eux la voix d’Hersant annonçait dix-sept minutes. L’officier en second Arnevin, au poste secondaire, en conçut comme un malaise. Il chercha autour de lui autre chose que les parois d’acier lourdes, la lueur sale des lampes. Le poste de liaison rapporta un écho radar, pas le leur mais de la seconde flotte qui fouillait pour les trouver, en vain. À part l’écho plus aucun son ne leur parvenait.
Sur la passerelle l’officier de pont annonça dix minutes. Ordre était donné de réduire les charges pour tous les canons. La hausse tomba à trente, puis à quinze. Un nouveau message du poste de liaison annonçait un message en provenance de l’Atasse. « Impossible ! » souffla Hersant tandis que Saures ordonnait de l’ignorer. L’appel cependant ne s’adressait pas au commandant à bord mais à l’officier de liaison lui-même, le capitaine Londant. Quelques minutes durant, plus rien ne parvint.
Une minute devait s’écouler encore sur le chronomètre. Des vagues de vent tranchantes battaient contre les meurtrières. Sur le conseil de Roland le bord fit tirer une seconde salve de fusées. Les aiguilles du chronomètre reculèrent pour un quart d’heure, elle se remit à compter. Près de la barre l’aiguille de boussole tenait toujours nord nord-est, oscillait. Le poste de liaison attendait toujours le message de l’Atasse lorsque celui-ci leur parvint. Londant entendit la voix d’Ertanger, il reconnut ce petit ricanement de fond de gorge. Ses paroles allaient aussi lentement que les flottements de la brume autour du bâtiment. Il disait beaucoup de choses, énormément. La radio n’entendait plus que lui.
Sur presque quarante kilomètres la fumée se dissipait, s’étirait en branches folles sur l’océan une chevelure de blanc mat que la chaleur faisait rouler sous les pressions, un reflet absurde sur les flots doublait ce brouillard dans les abîmes. Minsule restait inaccessible à une immensité de distance, un contour encore, à peine. Quatre fusées éclatèrent par l’avant, le Liscord observait ce couloir se prolonger, s’effacer en même temps, l’usure folle du couvert qui les rapprochait inexorablement.
« Non. »
Il fit transmettre sa réponse puis couper la communication. Seule la ligne d’urgence restait active, avec la présidence. Le capitaine Londant retourna se poster debout devant ses postes, les regards rivés aux écrans, il s’appuya contre la paroi. À la radio le poste de tir informa d’une quatrième salve, il fit transmettre l’annonce, automatiquement. Il se rappela qu’il n’y aurait pas d’autre salve, se rendit compte qu’il ne connaissait pas l’heure. Roland la lui donna, l’ordinateur lui demanda quel avait été le message d’Ertanger.
En trois minutes ils auraient quitté leur couvert. Un bref affolement remplit les consoles d’échos innombrables, le ciel se couvrait de chasseurs, l’ennemi tenait la position. Minsule apparut gigantesque, ses falaises ses plages, ses villes et ses villages ses sommets ses forêts son plateau de clairières, ses îlots de roche. Devant Minsule s’alignaient les destroyers et à gauche et à droite où qu’ils portaient le regard minuscules figures dans le lointain la seconde flotte se déployait si proche qu’ils auraient cru les toucher. Les canons frôlaient la mer les éclats des vagues se soulevaient aussi haut, ils augmentèrent le pas. Une fois le brouillard tombé tout se mit à bouger en même temps, une gigantesque dans de plusieurs heures.
Le poste de tir annonça plusieurs missiles sur le flanc droit.
Ils furent touché des deux côtés en même temps, ils perdaient les canons trois et sept, coup sur coup trois brèches crevèrent sous la ligne, l’eau s’engouffra. Une alarme fit résonner le corps des couloirs verrouillés, les explosions se multipliaient. Le brouillage même était saturé, aux missiles se joignirent les premiers tirs de canon. Destroyers et croiseurs, au lointain, tiraient avec lenteur leurs obus ricochaient à l’impact, éclataient ensuite, inefficaces. Chaque tourelle reçut sa cible, sa mission, elles pivotèrent avec lenteur.
À cet instant le poste de liaison reçut un message sur la ligne d’urgence, d’Ertanger, l’ordre de détruire Tristan. Toutes les lignes du bord se couvraient de messages des dommages et des ordres de tir, il demanda de répéter. La voix fatiguée, trop riante d’Ertanger lui disait de détruire Tristan. Un souffle proche secoua la pièce, le missile passé trop haut avait traversé le blindage et éclaté au milieu de la tour avant. À travers la faille ils purent entendre les rumeurs du combat, le hurlement des canons, leur roulement dans le ciel empli de grenaille. Le capitaine déclara que toute communication devait d’abord être approuvée par le commandant et sur cette fallacie, il coupa.
Les tourelles ouvrirent le feu, canon après canon, en ajustant. Un premier obus passa au-dessus du destroyer visé, à la huitième division sur leur droite. La charge éclata plusieurs kilomètres au-delà dans une gerbe éclatante. Le second tube se vidait, le destroyer de tête l’évita à douze mètres. À la déflagration le bâtiment présenta sa proue au ciel. En trois tirs la division était anéantie. Cependant la tourelle deux engageait les croiseurs dans la distance, à la limite de l’horizon artificiel. Ses trois pièces ciblèrent le Vers, l’encadrèrent à la première salve. Après quoi la tourelle deux touchée par un missile cessa de tirer.
Un autre missile perça la défense, s’enfonça dans le blindage jusqu’aux premiers compartiments, le feu dévasta les quartiers du pont arrière. De multiples incendies couvraient les flancs du cuirassé, déclenché par l’éclatement des ballasts. Des lueurs bleutées s’élevaient sous les fumées noires. Les tourelles tonnaient, ajoutaient leurs flammes aux flammes, le cuirassé était un brasier mobile sur l’océan. Au-dessus volaient les figures noires des chasseurs, que les missiles ne cessaient de fouiller et d’abattre. Les flots se déchiraient sous l’effet du métal en éclats.
Sous les meurtrières la tourelle deux reprit son activité, se tourna sur la seconde ligne dont les croiseurs épuisaient leurs lanceurs. Trois coups sourds éclatèrent dans le lointain, durant presque vingt secondes toutes les armes de dernier écran cherchèrent à dévier les munitions de deux tonnes. Les croiseurs viraient en épingle, tentaient de dégager. Chaque obus trouva sa cible. Près de Minsule les colonnes de fumée s’élevaient à présent de toutes parts et les canons, partout, continuaient d’assourdir les eaux proches.
La ligne du bord sonna. Cette fois le capitaine Londant choisit de ne pas répondre. Mais la radio ouvrit le canal et il entendit, une fois encore, la voix posée et pleine de ricanements du professeur Ertanger qui disait de détruire Tristan. Il ne répondit rien, tout occupé à sa tâche le capitaine laissa cet appel mourir de lui-même. Il entendit alors : « Compris. » Les écrans s’éteignirent, les uns après les autres. La passerelle se retrouva aveugle. Les tourelles n’avaient plus aucune cible.
Presque trente missiles roulèrent sur le blindage, l’enfoncèrent de toutes parts. La superstructure en flammes grinça abominablement, le mât radar crachait des flammes par paquets. Après quoi le cuirassé se mit à ralentir, les vagues vinrent se coller au blindage, il s’enfonçait dans les flots avec pesanteur, toute la structure craqua. Saures fit appeler Bramelin, n’obtint aucune réponse. Ils avaient perdu les communications.
Quelques milliers de tonnes d’eau s’engouffraient dans le bâtiment.
Plusieurs coups encaissés avaient endommagé les générateurs. Les lumières aux ponts inférieurs avaient faibli au point que plusieurs compartiments se trouvaient plongés dans le noir. Le capitaine Bramelin entendait près d’elle tourner les turbines mais ne les voyait pas. Elle tâtait autour d’elle, avec ses mains, pour retrouver ses rapports et son carnet de notes. Ses mains trouvèrent un membre de son équipe. Une des turbines s’était tue, elle n’arrivait plus bien à entendre. Il lui semblait que le sol était liquide.
Une foule de pas la trouvèrent étalée au sol, éperdue. Elle répétait quelques mots entre ses lèvres. Les lampes éclairaient sa figure puis les parois puis les shrapnels et les conduits crevés. Une voix lui hurlait de remettre en état la première turbine, une voix qu’elle ne reconnaissait pas, qu’elle ne comprenait pas, une voix humaine. Des bras la relevèrent, tandis que les lampes rendaient de pâles éclats elle s’entendit donner des instructions dans un ton qui la rendait sourde.
Sous ses pieds la structure continuait de trembler à chaque coup que tiraient les tourelles. Le feu de l’artillerie, à peine tu, avait repris. Il n’était étouffé que par les explosions. Bientôt le sol se dérobait sous eux, le bâtiment se mettait à pencher par gauche et par arrière. Elle hurla des mots confus qui se voulaient des ordres, ils n’entendaient plus. Les tourelles tiraient encore si forts qu’elles couvraient le ronflement des flammes. Canons pointés aux quatre angles le feu roulait sur la seconde flotte en retraite, les coques démolies s’enfonçaient en quelques instants.
Plus personne ne s’occupait des chargeurs. Réduit au seul poste de tir l’équipage de la tourelle deux la regardait tourner et réarmer les pièces, et tirer encore. Elle se tenait les mains sur les oreilles, collée au pupitre, elle faisait du drame. Il restait sur le sol des traces de mousse anti-feu. Le lieutenant Colin, sur son siège, assistait sans mot dire au combat, cherchait sur les écrans éteints une instruction quelconque. La radio n’annonçait plus rien. Il observa le cadran, conclut à l’heure qu’il devait faire nuit. Cela ensuite le frappa, qu’il faisait nuit, parce qu’il n’en avait pas l’impression. Mais les canons l’assourdissaient encore.
« Il faut fuir ! »
« Non ! »
Le commandant Saures hurla de rage. Devant lui le pont avant n’était plus qu’un vaste incendie. D’incessantes explosions étourdissaient l’équipage, la porte de la passerelle avait sauté. Il pointa du doigt l’horizon, où il savait être le Fieris.
Hors de portée des canons devait se tenir le porte-avions Fieris, or celui-ci manoeuvrait pour se dégager des côtes, par l’est puis sud-est et passait alors à presque cent kilomètres du Dominant. Roland se tut alors. Les quatre tourelles se détournaient de la seconde flotte, redressaient la hausse à trente-huit, trente-sept, réglaient la direction et calées, chargèrent leurs tubes. Elles tirèrent, se rechargèrent et avant qu’ils ne comprennent, changeant la hausse tirèrent encore. Roland appela l’officier de pont, qui soufflait à son poste, et lui demande de compter. Elle commença à trente-six secondes.
Presque toute la seconde flotte sembla se désagréger, la première à son tour amorçait la retraite. Une violente explosion réduisit au silence la tourelle quatre, les magasins étaient noyés par l’océan. Un missile vint frapper de face contre la structure avant. Les tourelles tirèrent encore, les obus se perdaient dans les flots, la fumée même s’embrasait.
Au poste secondaire Arnevin vit venir l’équipe de pilotage. Ils lui annoncèrent qu’il avait désormais le commandement du Dominant.
Son premier ordre fut de tirer les dernières fusées. Sous le ciel étoilé quatre lances d’un blanc parfait s’ouvrirent jusqu’à l’immensité, le brouillard retomba sur son bâtiment. Les fumées se confondirent puis étouffé le feu sur tous les ponts se calma à son tour. Bientôt les canons cessèrent de tirer, les ronflements perdirent en intensité, les missiles les encadraient encore sans les toucher. Il entendit la radio et à la radio le capitaine Bramelin. Sa propulsion fonctionnait encore, le bâtiment prenait l’eau. Il avait le choix. Un silence fait de destruction durait dans ses oreilles, au poste secondaire seul épargné, il continuait à recevoir les annonces sur l’ampleur des dégâts.
Peu avant minuit les presses mondiales
informaient du fait divers suivant, que le porte-avions Fieris avait coulé
devant les côtes du Liscord. Ses soutes à munitions et les réservoirs de
carburant avaient été atteints par les incendies. Il devait couler dans la
journée du premier septembre, avant d’avoir pu rejoindre le quai. À quoi
s’ajoutait comme pertes ses deux formations de combat perdues en haute mer.
Suivaient les informations sur l’économie et sur la météorologie, le vent du
nord.
Ce qui restait de puissance au cuirassé combattait le feu, les pompes avaient été la priorité. Moins d'une demi-heure après la fin de l'engagement les systèmes hydrauliques avaient été atteints, les tourelles cessaient de fonctionner. Le mât radar représentait une torche inlassable dans l'obscurité. Ils allaient à pas réduit le plus vite qu'ils pouvaient le bâtiment cherchait à repasser la frontière sous le prétendu couvert de la nuit. Officiellement l'Atasse admettait une défaite et calculait son bâtiment amiral comme perte.