Quirinal eut un sourire mauvais.
Un de ces sourires propres aux personnages du renard, un sourire qu'eux seuls pouvaient avoir, qui disait qu'ils savaient trop bien. Autour de lui les murs étaient muets, les portes se taisaient et dans les couloirs grondait cette présence inhumaine. La pièce, toute de pierre grossière, était ameublée pareillement au reste des bibliothèques, alourdie des lourdes étagères et d'ouvrages jusque par terre, les livres noircis ou dévorés. La lumière tremblotait derrière les verres jaunis de lampes métalliques, seuls ornements dans cet espace étouffant de poussière. Des livres jusqu'à ses pieds, empilés, en pagaille, les pages déchirées et rongées jusqu'à la reliure.
C'étaient les Chroniques. C'était tout ce qui lui restait des Chroniques, de l'ancienne bibliothèque, cette pièce hasardeuse à l'intersection des couloirs, c'était son dernier retranchement.
L'encre de sa plume était sec.
Enfin il se décida, se détacha de sa posture pour se mettre à parcourir les tomes alignés sur les vieux rayonnages, pour les pointer du doigt un à un frénétiquement, l'air tantôt frustré et aigri. Il cherchait, Quirinal, dans ce petit espace étouffant, l'arme pour riposter. Ou plutôt, s'avoua-t-il, l'arme pour continuer à se battre. C'était dire, une échappatoire.
Beaucoup de titres ne lui étaient pas familiers, beaucoup d'autres ravagés ne lui étaient plus bons à rien. Autour de lui, au loin, continuait ce grondement sans fin. Il se concentrait sur les couvertures, s'agaçait un peu, arracha quelques livres au hasard à leurs arrangements pour les feuilleter, voir les pages se décomposer entre ses doigts comme de la cendre. Il avait presque l'impression que ses propres doigts allaient s'effriter. Alors pour ne pas y penser Quirinal continuait ses recherches, et ne prêtait plus attention à rien.
Puis il se recula. Les couloirs étaient devenus silencieux. Il fronça les sourcils, attendit une seconde, ne voulut pas s'avouer qu'il avait peur. Les portes semblaient solides, vieilles portes bardées d'acier et pareilles aux châteaux-forts. Mais le silence, plus que tout, l'effrayait désormais. Ce silence qui mimait la course effrénée d'un monstre.
« Seul dans une pièce sans issue, le personnage attend sa dernière heure » marmonna Quirinal. Et il guettait la porte.
Puis il sortit de la sacoche le Libra, l'énorme tome frappé des armes du renard, et ouvrant à la première page vierge, il chercha à griffonner ces mots-là. Seul, dans une pièce sans issue, seul.
L'encre de sa plume était sec. Il avait beau gratter, tout ce qu'il risquait d'obtenir était de froisser le papier, de griffer la page. Bien sûr il avait d'autres options. À nouveau ce sourire mauvais. Pas encore, se dit Quirinal. Pas encore. Il n'était pas si désespéré.
Puis il se demanda, comment l'encre avait pu s'assécher.
Puis il oublia ça et, se secouant, il repartit en quête d'un ouvrage. Cette fois il les tirait, un à un, les fouillait presque puis les jetait par terre et défaisait ainsi les rayonnages, s'empressait au suivant. Il se tourna vers une seconde étagère, parcourut les titres d'un trait et s'exaspéra. Un livre. Tout ce qu'il voulait, c'était un livre. Il devait forcément y avoir un livre, une solution, un moyen d'en réchapper. C'était une histoire, il était un personnage. Dans ces minutes qui le séparaient de la fin, il pouvait encore croire que c'était un départ. Et puis, il savait trop bien.
Le silence était tout proche à présent. Sur sa droite. La porte sur sa droite. Il lui tourna le dos, chercha dans le mur du fond une dernière étagère à fouiller. Coeur battant. Il se sentait vivant. Lui, le personnage du renard, il se sentait vivant. Une sorte d'excitation, le plaisir d'être en danger, d'être terrorisé. Il marcha, cette fois, avec précaution, jusqu'à cette étagère plus petite et plus sombre, dont les ouvrages semblaient tous détruits et devant laquelle se trouvaient deux empilements qu'il se mit à ramasser, livre par livre, à petits gestes calmes, calmes et tendus, pour en parcourir le titre et chercher comme au travers de la couverture si c'était là son salut.
Dans son dos, c'était comme s'il n'y avait plus de porte. C'était comme si les murs s'effaçaient. C'était comme si la pièce se désagrégeait peu à peu, hors de la réalité.
Plus d'une centaine de livres dans cette seule pièce, deux cents peut-être, et pas un seul du renard. Bien sûr, se dit Quirinal. C'aurait été trop facile. S'il se retournait, songea-t-il, c'était fini. S'il faisait encore un geste, se dit-il, ce serait fini. Dans son dos, il n'entendait plus rien. La lumière ne tremblotait plus.
L'ennemi a un nom, se dit Quirinal en regardant la couverture.
Pas d'illustration, pas d'enjolivure, simplement les lettres brutes d'Un pont par-delà les brumes. Le nom du chroniqueur lui parut aussi étrange que de trouver quelque gravure sous un galet de rivière. Il ne connaissait pas l'histoire, et cela n'avait plus d'importance. Quirinal n'avait plus qu'un geste à sa disposition. Ouvrir le livre, puis espérer. Ne prêter aucune attention au vide derrière lui.
Les pages, pour ce qu'il en voyait, étaient toutes détruites. Il ouvrit quand même, d'un geste vif, si vif qu'il fit battre plusieurs pages et en rata le début. La majorité de l'histoire avait été engloutie, réduite en lambeaux. Il ne restait que deux ou trois chapitres encore lisibles, d'une écriture petite et serrée sur des lignes tracées au crayon et encore visibles.
C'était l'histoire de gnomes au coeur d'une forêt hostile. La Forêt, océan de verdure, les dévorait lentement. Pas juste dangereuse. Une forêt vouée à leur destruction. Alors avec le temps les gnomes s'y étaient faits, et se laissaient dévorer, ignoraient ce danger qui leur laissait toujours moins d'espace pour vivre. S'il y avait quelque chose à faire, les Anciens l'auraient su. Alors les gnomes faisaient ce qu'ils pouvaient, et tenaient en ordre leurs maisons, et veillaient sur leurs tours de guet, et faisaient bouillir fruits et légumes ensemble dans des potages, et y ajoutaient parfois de la tripe, comme disait Tagzokt. Tagzokt, c'était le vieux tanneur, à qui personne n'avait dit que les chasseurs étaient rentrés.
Le tanneur était occupé à brasser l'huile à grands bras, dans sa hutte que personne n'approchait, la faute à la puanteur. Il grommelait sous le travail, et il jetait parfois des regards à la fenêtre, pressé de pouvoir sortir voir le beau temps. Comme souvent, il avait l'impression de travailler pour dix. Son dos était rompu par la fatigue, et il aurait préféré paraisser sur une tour à guetter les feuillages, mais chacun à sa place. De toute manière, il n'avait plus le temps. Il n'avait plus le temps.
Plus le temps.
Tagzokt sursauta presque en voyant ce gnome de l'autre côté de sa fenêtre, qui le regardait fixement et qui tenait, dans un bras, un gros livre qu'il n'avait jamais vu...