Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

Hors du canyon le désert se couvrait déjà de toute sa noirceur. L’absence de lueurs l’alourdissait, à présent que les lucioles avaient disparu, ni sans débris de verre qui aurait brillé, ni sans un copeau de cuivre pour refléter une improbable lumière ; la mémoire de ces éclats inquiétants qui dessinaient à grands traits un autre monde fait de créatures inhumaines, la collection de ces nuits où durait inlassable une menace imprimée au-delà du simple rêve, cet effrayant passé laissait place à la frayeur plus grande encore de la nuit noire comme l’espace, et faite d’innombrables pistes qui toutes se perdaient ; le ciel lacéré se refermait sur lui-même, chaque soir toujours plus lourd, sans rien offrir que son vide puissant, une gigantesque chape qui donnait envie de s’y perdre et dont ce sentiment constituait le plus grand effroi.
Quand il se retourna F. ne vit plus le canyon ni la trace de ses pas. Il estima avoir marché longtemps mais sans repère, sans rien que des falaises ou des gorges indistinctes loin, très loin de lui, le temps lui sembla figé. Jamais encore le voile épais, comme l’autre face de la journée, ne l’avait tant enveloppé, ni jamais ce voile n’avait tant emprisonné de chaleur. Il suait, il suait dans ses habits de draps amples, incapable de ne pas sentir sous la plante de ses pieds ses semelles bouillir.
« Tout va bien. Tout va bien j’ai dit ! On peut voyager la nuit ! Et tu en sais quoi, hein ? Tu ne fais que me raconter tes histoires. La nuit tout va bien. On peut voyager, ça a toujours été comme ça. »
Parfois pour s’ajouter une compagnie F. dépliait la carte, aussi large qu’il le pouvait, il l’étendait sur tout l’espace avant de craindre qu’elle ne lui tombe des mains. Il ne pouvait pas la lire mais à sa surface, à sa matière, il trouvait son seul repère. Le ciel incolore s’étirait violacé et plein de teintes inconscientes, quelque part dans son esprit, derrière ses paupières, ces mêmes teintes d’autrefois où se concentraient des milliers d’existences, qu’il croyait voir dans le papier, qu’il croyait voir dans le dénuement des sables. L’air s’embrasait bien encore, mais au loin et figé, comme un incendie irréel où l’aquarelle rêveuse de la réalité se serait dissoute ; ce qu’il croyait voir, ses souvenirs de traînées superbes, il le voyait imprégné dans les rides taries d’un brasier, sur le fond même du désert.
Ses pensées s’éloignèrent de lui, imperceptiblement, jusqu’à ce que soudain, il les sente loin de lui et que l’effroi le saisisse. Il cria. Sa voix ne porta nulle part, effacée par la distance. La situation lui revint plus saisissante, face à laquelle il avait cru pouvoir opposer son intelligence en vain tant l’intelligence, la raison, servaient peu contre l’indifférence du sable. Dans sa panique, il ne sut plus s’il faisait ou nuit ou jour. Il désira ardemment, à la frontière de sa volonté, qu’on le livre à ce qui se nommait le plus sûrement folie, plutôt que d’avoir à affronter la vérité.
Ou bien le contraire. Rien n’avait changé, absolument rien, la pierre sous ses pieds restait la pierre, une étendue infinie à sa portée où il pouvait marcher encore. F. se retourna et, violent :
« Je t’ai dit de ne pas t’éloigner ! Tu crois que ça m’amuse ? Hein ! Que ça me fait rire, que ça m’indiffère ? Non ! Et tu es là, et moi je marche, et où est-ce que je vais de toute manière ! J’allais quelque part, je me souviens, j’allais quelque part… »
En même temps F. refermait la grande carte, avec d’infinies précautions qui impliquaient tout un rituel dans lequel se focalisait toute son attention, au point qu’il délaissait le reste par la crainte de rater une étape du pliage.
« Allez, reste. Tu vas te perdre. C’est moi qui ai la carte. Je n’aurais jamais dû accepter que tu m’accompagnes. »
Il reprit sa marche sur les sentiers nocturnes, non sans s’éponger le front avec la manche, et dans les jambes l’impression d’avoir marché plus longtemps que toutes les nuits précédentes, dans le ventre la crainte d’avoir dépassé sa destination, de ne l’atteindre jamais, l’incertitude enfin qui le dévorait comme ses semelles lui mordaient les pieds. De plus en plus la certitude lui vint qu’il ne devait pas s’arrêter, qu’il lui fallait juste marcher encore un peu, encore.

Connectez-vous pour commenter