Pouvait-ce être cette nuit ? F. marchait la peur au ventre, sur une
piste qu’il ne connaissait pas, l’une des pistes innombrables que
traçaient les ombres. Tant qu’il distinguait au loin les vagues
élévations, les collines rases, les basses montagnes, tant que se
dessinait pour lui un horizon, alors la nuit lui paraissait encore
familière. Quand ces lignes disparurent et que le caractère vide du
voile sombre s’inscrivit profondément dans le désert, quand ce vide
s’empara de lui, F. se crut perdu. Il pressa le pas. Il parlait.
«
Suis donc ! Ne traîne pas ! C’est toi qui étais pressé avant ! C’est à
cause de tes histoires. J’aurais dû être à Mannen, j’aurais été
tranquille là-bas. Je ne serais pas au milieu de nulle part. Je ne suis
pas perdu ! Je vais par là. Je ne voulais pas mais c’est à cause de
toi. Tes histoires, mais quelle idée en même temps, tu racontes parfois
n’importe quoi. »
Rien ne lui répondait, pas même sa propre voix qui
faiblissait, sensiblement. Il s’obligeait à parler fort pour
s’entendre, pour s’assurer de porter loin, il criait parfois sans le
vouloir. Rien ne lui répondait, rien derrière lui, il n’entendait rien
à part la foulée légère.
« Et pourquoi il fait si chaud ? C’est de
ta faute, tout est de ta faute. J’avais une vie bien réglée. J’étais
tranquille. Le désert veut me tuer. Ne démens pas tu le sais ! Le
désert veut nous tuer tous. Il attaque même la nuit. Cette chaleur ! Ne
t’arrête pas ! »
Malgré sa propre fatigue, F. s’obligea à accélérer.
Il sentait les outres et les sacs battre, les lanières tirer, frotter
sur son épaule comme si elles lui ouvraient la peau.
« Ne t’arrête pas ! Quoi, quoi dix-huit ? »
Il
s’était arrêté. F. se retourna ; il lui sembla distinguer comme des
taches diluées qui étaient la pierre et que la nuit oblitérait. « Où
ça, dix-huit ? » Il fouilla avec ses mains le vide, toucha la roche,
qui était chaude. Beaucoup de cailloux s’entassaient, là, sur la fine
pellicule de sable et il n’y avait pas de sable sur ces cailloux-là. Il
les parcourut des doigts, sur toute leur étendue. F. mesura la longueur
d’un homme couché, légèrement plus, et la largeur d’un homme couché,
légèrement plus. La masse des cailloux enfin mesurait la hauteur d’un
homme, s’il avait été couché, plus leur propre épaisseur. F. retira
vivement ses mains, pour ne plus voir que les taches qui prenaient un
aspect trop concret, trop précis, de ce lit de pierres. Il s’approcha
encore, pour toucher un gros rocher en un bout de ce lit, il passa sa
paume sur la face la plus plate et sentit gravés dessus deux chiffres.
« Dix. Dix-huit. »
Il
s’était accroupi, un genou frôlait l’entassement, lui-même s’était
penché par-dessus et se figeait, alors que le nombre passait ses
lèvres. Encore ce nombre, encore dix-huit qui le poursuivait. Et ce
murmure qui lui demandait ce que c’était. Il demandait ce qu’était ce
lit de pierres, ce que c’était, pourquoi c’était là, s’il savait ce que
c’était.
« Ce n’est rien. Allez viens, tu vois bien, ce n’est que de la caillasse. Allez ! »
Aussitôt
ses mains se détachèrent de la tombe, aussitôt il se dressa en arrière,
recula de quelques pas jusqu’à ce que même ces taches indistinctes
disparaissent, puis il ouvrit la carte et tourna la tête pour chercher
une direction. Son doigt pointa devant lui, il sut que son doigt
tremblait, que son bras tremblait à cause de l’émotion.
Encore une
fois F. avait menti. Il savait parfaitement qui se trouvait sous cette
tombe, il le savait, seulement il ne voulait pas l’avouer même à
lui-même. Le sable la recouvrirait, de cela il était persuadé. Le sable
conserverait la tombe mais l’enterrerait si profondément qu’il ne la
verrait plus jamais. Alors il mentait, même à lui.
« Il devrait
faire, bientôt faire jour. Depuis combien de temps marchons-nous ? Je
suis fatigué, vivement le jour. Mais il ne faut plus s’arrêter. Allez
dépêche-toi ! »
Ses manches aussi disparaissaient dans l’obscurité.
Il n’était plus sûr de rien. Il marchait dans le vide, aussi loin que
ses forces pourraient le mener. Malgré l’eau, malgré les rognons de
pain, il sut qu’au jour tout serait fini. Seulement la nuit
l’effrayait. F. aurait tout donné pour une lueur, rien qu’une de ces
lueurs qui avant hantaient ses cauchemars. Il imaginait la tombe
ouverte. Sans le vouloir. N’importe quelle lueur pour ne plus le voir.
3 - Mannen, dix-huit
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- Écrit par Vuld Edone
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