Ses doigts laissèrent couler une très fine poussière couleur d’or sur
la page du Libra. Il ne pouvait s’empêcher de rire en faisant cela, non
pas de jubilation mais de crainte comme à chaque fois qu’au travers des
narcotiques l’image de cette poussière lui revenait en tête. La sentir
entre ses doigts lui donnait l’impression que sa peau s’arrachait,
qu’elle le brûlait, il la laissa se répandre et disparaître sur la page
alors qu’autour d’eux dans l’air de la ruelle semblèrent couler des
milliers d’éclats or, autant d’étoiles détachées du ciel aussi petites
que des flocons, ternes. Là où la poussière avait coulé sur la page,
sur le papier auparavant vierge apparaissait un texte manuscrit à
l’écriture serrée attachée d’un seul bloc et interminable, une vaste
mare d’encre aux traits trop petits pour être lus. Le devin détacha son
doigt du Libra, il le dressa en l’air, il le laissa voleter comme au
hasard, il le regardait papilloter devant ses yeux distraits. La poudre
flottant dans l’air suivait docile jusqu’à former devant les yeux figés
de l’assassin un nœud serré au jaune mat.
- V’là pourquoi.
Il
jeta un coup d’œil à Quill qui étouffait ses sentiments dans son menton
relevé, puis sa tête portée par quelque odeur aigre glissa le long de
l’épaule et lui se replongea entièrement dans le règne des substances.
Ce Fadamar devait jauger la puissance du magicien, il devait se
demander comment il avait fait ça et s’il valait la peine de s’y
risquer. La Perception lui avait montré qu’il y aurait un combat,
pourtant il perçut avec netteté les intentions de l’assassin. Il
n’avait jamais eu d’intérêt à les tuer. Mais alors qui ? Quand leur
ennemi allait se retirer, Vlades releva la tête sans idée que ce geste
seul allait tout déclencher. Il regarda l’assassin, l’instant d’après
ce dernier trahit une émotion. Ses yeux changèrent de direction, son
corps continua le mouvement en arrière mais inconscient, abandonné à
son inertie, il s’était concentré entièrement sur un point dans le dos
des deux hommes.
- Vlades !
Le devin fit un moulinet de la main,
une rafale balaya l’air tout autour de lui. Il se retourna là où un
corps avait roulé emporté par la force colossale de l’invocation,
tandis que celle-ci prenait forme en un poing grotesque qui traînait à
terre après avoir frappé. Il vit une femme étalée contre le mur, il
n’eut pas le temps d’en voir plus. Quill s’était précipité entre lui et
l’assassin, il encaissait à sa place un coup de dague tandis qu’avec
l’énergie du désespoir, sans songer à la blessure qui secouait encore
son ventre, il tira le bras de son agresseur pour s’écrouler sur lui.
Pour toute pensée le drogué ne parvint qu’à se dire qu’il n’aimait pas
participer aux combats, et puis il se demanda pourquoi, et puis il se
dit qu’il s’y passait trop de choses et qu’on n’avait pas le temps d’y
penser. L’apothicaire roula sur le côté le corps paralysé par la
douleur tandis que Fadamar se relevait. Vlades fit un petit geste de la
main et la vague de poussière or roula pour former un second poing qui
pendit au-dessus du devin. Lui-même avait l’air absent, il aurait aussi
bien pu s’asseoir en tailleur.
Sans un mot l’assassin le contourna,
courut jusqu’à sa compagne qu’il passa sur son épaule avant de se
retourner. Il s’était assis, Vlades Jan s’était assis le dos tourné aux
deux assassins. Il fouillait dans sa bourse à la recherche de son
bâtonnet noir. Un bruit de course assez lourd lui confirma que ses
adversaires partaient.
- Et puis tombe, tombe, la poussière, plein partout vilaine qui veut pas partir, tombe tombe et puis repart…
Il
avait toujours dans son bras resté chargé le Libra ouvert à cette même
page où l’encre finissait de disparaître à mesure que la poudre était
absorbée. En même temps dans la rue les petites étoiles ternes qui
flottaient s’éteignirent une à une sans laisser de trace. Les deux
poings suspendus s’évanouirent en longues flammes qui s’étirèrent dans
le ciel avant de disparaître. Il n’en resta que des filaments, il n’en
resta plus rien. Vlades referma le Libra. Il se tourna vers Quill
toujours blessé qui se roulait d’un côté à l’autre en geignant. La
nécessité de lui porter de l’aide lui apparut aussi claire que le
besoin de se couvrir contre le froid. Heureusement qu’il y avait les
drogues. Heureusement.
61 - Pion, heureusement
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- Écrit par Vuld Edone
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