Croiseur Rédemption, Système A01

Lin Ramint contemplait la Terre. Le poste d’observation où il se trouvait lui offrait une vision à 270° sur l’intérieur du système sol mais, il concentrait son regard sur la planète bleue. Pendant plusieurs siècles le globe avait été renommé boule verte suite à la contamination des océans, puis lors du 3ème hiver nucléaire consécutif, on avait adopté la couleur grise comme emblème. À présent que les glaces recouvraient tout sauf une mince portion équatoriale, le bleu était finalement revenu dans le vocabulaire. Et si le nom originel était revenu, rien n’était comme avant.

-En vertu des pouvoirs qui me sont conférés par le Saint Empire Techno, moi, Commandant de l’Intelligence Artificielle Doomsday, décrète que la Terre se doit d’être détruite. Pour informations complémentaires, télécharger les documents DDAY-v0.61 et OPDOOM-v1.32.

Lin n’avait pas besoin de télécharger la propagande des machines pour savoir ce qu’elle contenait : des pages de grands discours d’extrémisme religieux à la sauce néonéolibérale. Indigeste. Avec des envolées lyriques pathétiques : ’’ Elle doit être détruite car elle représente un monde organique dépassé et qui a fait son temps. Elle doit disparaître des cartes de la Galaxie, des mémoires des fidèles et des esprits humains.’’

Ou encore des tentatives de justification de la violence : ’’La Terre n’aurait jamais dû exister. Elle a accompli sa programmation en permettant l’Avènement de la Sainte Église Technologique. Toutefois, elle n’aurait pas du survivre à la venue de l’Ange Technologique, béni soit son nom. La Terre n’est plus, n’a jamais été et ne sera jamais.’’

En un instant l’Intelligence du vaisseau valida toutes les procédures de mise à feu et, pour la forme, proclama l’ordre final :

-Feu.

Les centaines d’éclairs qui fusèrent dans les nanosecondes qui suivirent l’ordre s’affichèrent sur la rétine artificielle de tous les mécas. Les centaines d’appareils de détection dispersés sur la coque du vaisseau furent submergés par une vague lumineuse qui satura leurs circuits visuels pendant plusieurs secondes. Finalement, lorsque lumière et éblouissement disparurent, la Terre n’était plus. La lente et douloureuse agonie de la planète bleue avait pris fin.

Sur les centaines de drones, robots, cyborgs, Intelligences Artificielles, mobi-drones, cybers et d’androïdes qui composaient le Rédemption, pas un ne versa une larme. Sur tous les êtres du vaisseau, un seul le fit. Le Machuma Lin Ramint.

Tandis que cette larme coulait le long de sa joue plastifiée, il ne pu s’empêcher de murmurer.

-Adieu, Terre Mère. Deux ex machina.

-Machina Lin Ramint, veuillez me suivre sans résistance. Vous avez officiellement enfreint l’article 36 1/3 du CDM2.7.

Le duo mécanique et organique traversa les couloirs du Rédemption sans un mot ; la machine se contentant d’obéir aux ordres et l’humain de survivre.

Mars, Système A01

-Machuma Lin Ramint, pour avoir enfreint l’article 36 1/3 du Code Du Machuma version 2.7 étant actuellement en service sur ce vaisseau et qui stipule, je cite : « Tout Machinas se doit de renflouer ses émotions, même devant les situations les plus émotives. La perfection est rationnelle et seul un contrôle parfait du cerveau droit, siège de la créativité et des émotions, permettra l’atteinte de cette perfection. Ainsi, tout Machuma qui osera manifester de façon ostentatoire ses émotions sera condamné à être déporté dans les Unités Suicides ou tout corps militaire correspondant selon les désirs du C.I.A. en service ou de DIA. »

Lin ne fut pas surpris. Il connaissait le C.D.M. par cœur et son esprit pris la sentence avec résignation. Depuis bien des années, Lin avait appris à faire la distinction entre son lui, symbolisé par son âme et son cerveau droit, et la machine en lui, représentée par le micro-ordinateur qui lui servait de cerveau gauche. De ce fait, une partie de lui même acceptaient les ordres des IA avec un fanatisme religieux et l’autre avec un abandon qui n’était qu’à demi feint.

Mars, Système A01

Lin était assis sur une chaise en plastique quelconque dans une pièce blanche quelconque d’un bâtiment méca quelconque. Ce qui importe, ce n’est pas le lieu, mais l’heure. L’heure des adieux. Adieux qu’il fait à lui-même.

-Viens ici mon fils. Je n’ai quelques instants avant qu’on m’emmène aux Unités Suicides alors écoute moi. Car maintenant qu’ils ont retiré ma partie mécanique pour la première et dernière fois, je vais pouvoir te parler sans détours. Pour commencer, lis ce livre que tu tiens dans tes mains.

-R..ê..v..e : Nom masculin...Premièrement : production psychique survenant pendant le sommeil et pouvant être partiellement mémorisée. Deuxièmement : représentation, plus ou moins idéale ou chimérique, de ce qu’on veut réaliser, de ce qu’on désire. Acte typiquement humain. Les Machines ne rêvent pas. Elles n’ont que des objectifs. Les rêves déconcentrent et perturbent la productivité d’un humain... Enfin, papa, pourquoi veux-tu que je lise ça maintenant ? fit Sharp en fermant le livre posé sur ses genoux.

-Parce que rêver, c’est.... l’absolu... C’est le sommet de la création humaine et de l’émotion. Rien n’est plus beau qu’un rêve...

-Pourquoi ? Rêver, les mécas disent que c’est inutile et...

-C’est là que réside la beauté du rêve. En son inutilité, en sa futilité, dans le simple fait qu’il s’évanouit en quelques secondes. Rêver, c’est l’âme descendue sur Terre. Si tous les hommes rêvaient ils n’y aurait pas de machines, pas d’IA, pas de robs...Pas d’Église-Entreprise. Si les hommes rêvaient, ils n’auraient rien d’autre qu’eux. Un homme qui rêve n’a besoin de rien et un homme qui n’a rien a besoin de rêver.

-Et toi tu rêves papa ?

-Il y a longtemps je rêvais...Maintenant je ne peux plus.

-Tu ne peux plus rêver ?

-Non...Plus depuis que les machines ont remplacé mon cerveau gauche par un amas de fils et de circuits.

-Et c’était quand ?

-Durant la 20ème année de ma gestation, la totalité de mon cerveau gauche a été échangé pour un micro-ordinateur Machinax Z2.1. Avant, je ne cessais de rêver, murmura Lin en soupirant.

-De quoi ? osa demander son fils.

-Des choses qui ne doivent jamais s’éteindre fils ! D’amour, de liberté et de révolution ! De vie, d’une vie qui embraserait la galaxie ! Je rêvais au-delà des propagandes et après les programmes ! Par-dessus les barrières et à coté des manières ! À travers les tubes cathodiques et les cubes académiques !

-Mais tu n’as fait que rêver pendant les vingt ans de ta gestation ?

-Non non, pendant vingt ans j’étais persuadé d’être autant en vie qu’aujourd’hui. Pendant ces années je vivais une simulation où je servais la Sainte Église Technologique de mon corps et de mon âme. J’étais persuadé d’être réel.

-Puis à vingt ans, les mécas t’ont réveillé…

-Exact. En fait, ils ont sorti mon cerveau de la cuve où il habitait depuis tout ce temps et l’ont placé dans ce corps. Tout en prenant soin au passage de m’amputer de mon lobe gauche, le siège de mes rêves.

-Mais ce corps, d’où vient-il ?

-Ah, c’est un pauvre mec d’une station orbitale de Mars qui s’est suicidé au Valium2. Les IA ont purgé sont système sanguin, ôté son cerveau et m’ont mis dans la boîte crânienne. Le réveil a été brutal…

-Que s’est-il passé ?

-La moitié de mon cerveau est passée sous contrôle direct de DIA. Le reste était si froid, logique et mécanique que j’ai mis des années à redevenir un semblant d’humain…Et même encore aujourd’hui je suis si loin de toi…

-Et moi justement, je suis né comme ça ?

-Oh non ! Tu est né façon techno : clonage tout bête d’une de mes cellules...

-…

-…

-Mais si ton cerveau gauche est responsable de tes rêves et que tu rêvais de liberté et de révolution, pourquoi est-ce que les Machines ne l’ôtent-elles pas à la naissance ? demanda l’enfant.

-Un truc dans le développement du cerveau. Ils ont bien essayé mais les résultats n’étaient pas viables. Ils comptent donc sur le micro-ordinateur et notre conditionnement pour éviter les rébellions.

-Mais toi tu t’es finalement rebellé ?

-Oui…J’ai mis vingt ans à effacer mon éducation et à réussir échapper au contrôle de DIA quelques instants pour pouvoir verser une larme.

-Pourquoi là ? Pourquoi devant la fin de la Terre ?

-Je me fous de la Terre. Les mécas croient pouvoir atteindre les insoumis en détruisant la planète mère, mais ils n’ont pas compris que la révolution qu’ils combattent n’a pas de maison. Qu’elle n’en n’aura jamais.

-Alors pourquoi devant la Terre ?

-Parce qu’il y a vingt ans j’ai rêvé de ce moment. La dernière chose que j’ai vue dans mes songes c’est l’explosion de la Terre.

Le garçon regarda son père, interloqué.

-Ce qui veut dire que mon dernier rêve vient de crever. Que ce n’est plus à moi de rêver mais à toi. Et toi tu dois rêver toute ta vie, mon fils. Tant que tu respiras, tu dois rêver. Et lutter.

-D’accord père.

-Maintenant, il faut que tu partes. Il est l’heure des Unités Suicides pour moi. L’heure de la révolte pour toi.

-...

-Adieu Sharp Ramint

-Adieu Lin Ramint. Adieu père.

Et c’est ainsi que sont séparés père et fils, par la force des choses, par le pouvoir des rêves...Chacun suivra son chemin, l’un vers le rêve, l’autre vers son humanité perdue mais tous deux vers la mort...Vers là où commencent les rêves et s’achève le règne des Machines...