Bien que l’aube ne fût pas en mesure d’infiltrer ses rayons pâles au sein du laboratoire, Fadamar se réveilla par habitude en même temps que les premiers étirements du soleil. Il ouvrit des yeux reposés et les laissa couler sur la petite Cytise qui, dans son sommeil, s’était blottie confortablement contre lui. A cette vue, il eut une première réaction instinctive de rejet, plus par réflexe que par conviction, avant de prendre son parti de cette situation. Il avança une main hésitante pour la poser sur son front, chaud sans être brûlant. La maladie semblait avoir relâché son étreinte. Il ignora le soulagement aussi immense que suspect qu’il ressentit au fond de lui, se contenta de contempler la jeune femme endormie contre lui.
La pâleur morbide laissait désormais place à une clarté rosée, fraîche et rassurante, qui ne disparaissait que sous le rideau de sa chevelure brune, lisse et étonnamment propre – grâce devant en être rendue au liquide tourbillonnant dans la bruyante cuve. En revanche, son visage émacié renvoyait l’image d’un corps étroit, dont les côtes saillaient sous la peau de façon très visible. Ce n’était pas flagrant maintenant qu’elle se trouvait enveloppée dans ses vêtements, mais il se souvenait parfaitement de sa maigreur inquiétante de la veille.
Cette pensée le rappela à des préoccupations plus pressantes. Faim et soif le tiraillaient et il devina qu’il en serait de même pour Cytise à son réveil. S’il voulait retrouver la pleine mesure de ses capacités, il avait tout intérêt à ne pas rester là à se tourner les pouces. Il se leva sans plus attendre, prenant bien garde à adosser la jeune femme contre le mur, puis, alors qu’il allait sortir, hésita un instant. S’il partait, plus personne ne veillerait sur elle ni ne protègerait l’accès au sanctuaire. Pour peu que quelqu’un l’eût filé la veille, quand il n’était guère plus vigilant qu’un cadavre, elle ne serait plus du tout en sécurité.
Instinctivement, il porta sa main à la pièce dont il sentait le métal sous sa poitrine. Pourquoi ne pas laisser le hasard résoudre à sa place le dilemme ? Rester ou sortir, les deux options se valaient, après tout. Ce ne serait pas tant abdiquer sa volonté que remplacer sa décision, qui ne serait peut-être pas très éclairée à cause de sa fatigue et de sa faim, par un innocent jet de pièce. Il tourna son regard vers Cytise et sa longue chevelure…
Son passé le rattrapa.
Ellébore et sa longue chevelure dorée, si longue que la jeune femme pouvait presque se lover à l’intérieur, si sale que l’or semblait s’écailler sur la couche de crasse qui la maculait – Ellébore endormie dans la chambre coquette qu’ils avaient partagée cette nuit-là. Fadamar caresse sa joue encore juvénile de sa main calleuse, admire une dernière fois la beauté commune de son apprentie et amante.
Il n’a même pas trente ans et elle même pas vingt mais, à cet instant précis, il sent le fardeau d’un siècle peser sur ses épaules. Il se penche vers son visage au nez légèrement tordu, vestige de son enfance – lui a-elle dit. Ce souvenir de sa voix faible qui, la première fois qu’il l’avait rencontrée, lui avait instantanément donné le désir furieux de la protéger en la sordide capitale, finit d’ouvrir les vannes de sa tristesse. Une unique larme glisse le long de sa joue pour choir dans l’œil d’Ellébore, qui papillote une seconde, le temps pour Fadamar de contempler son propre reflet dans le bleu-blanc liquide, si pâle et si paisible – un calme confiant qu’il va trahir aujourd’hui.
Il se relève. Il est déjà équipé de pied en cap, dagues au ceinturon, cape élimée sur les épaules. Il ne lui sera guère difficile de se fondre dans la masse populeuse de la Cité des Merveilles pour disparaitre. Sur un dernier regard où se peut lire un profond déchirement, il rabat son capuchon et sort, ne laissant derrière lui que quelques mots griffonnés à la hâte.
Ellébore,
Nous avons constaté tous deux que ma présence n’était plus requise à tes côtés. Tu sauras te débrouiller à présent. J’entraverai tes pas comme tu émousses à présent ma lame, car mon âme est déjà prise. Il n’y a pas de place en moi pour un tel fardeau. Il n’y en jamais eu.
Adieu.
Dix jours plus tôt.
Fadamar, tapi dans l’ombre d’une gouttière branlante, observe attentivement son apprentie. Ils se trouvent à l’extrémité nord-ouest du Palace des pauvres, à quelques rues seulement du quartier ouest. L’allure de la zone s’en ressent. Les bâtiments sont plus étriqués, les silhouettes plus suspectes, les regards plus méfiants. Tout au bout de la rue, une bâtisse s’est même effondrée suite à une escarmouche – ensevelissant ainsi certains de ses protagonistes en même temps que l’imprudent alchimiste et ses fioles explosives. C’est le disciple de celui-ci qui a loué les services de Lametrouble grâce aux gemmes léguées par son maître, désormais impuissant à lui enseigner les arcanes de son art. Il veut se venger. Le cas est classique. L’assassin l’est moins.
Cependant, cette fois-ci, comme cela lui arrive de plus en plus souvent, Fadamar a délégué la tâche à sa propre apprentie, la jeune Ellébore. Elle est déjà expérimentée : trois ans qu’elle suit l’assassin comme son ombre, trois ans qu’il lui apprend la discrétion, la dissimulation, l’art de la traque, les différentes manières de tuer, le maniement et le lancer de la dague. Il fonde beaucoup d’espoir en elle, si douée.
C’est un véritable test qui l’attend aujourd’hui. Sa cible est un magicien de l’Illusion, une véritable plaie à éliminer. Il n’est pas particulièrement reconnu pour son talent, mais même un illusionniste bas de gamme peut donner du fil à retordre à un assassin expérimenté en brouillant ses sens, en tissant des leurres pour l’induire en erreur.
Ellébore a choisi l’une des manœuvres favorites de Fadamar. Elle a d’abord appâté sa proie, l’a poussée à venir dans une lugubre masure par de mirifiques promesses, judicieusement mêlées de menaces. Naturellement, l’illusionniste n’a pas pu résister à l’appel de l’or – il n’est pas si fréquent dans les quartiers pauvres, même pour un magicien. Le seul défaut d’un tel procédé consiste en le recrutement, en général, de gros bras par la victime désignée car celle-ci, bien sûr, n’est jamais naïve au point de s’aventurer seule en un lieu inconnu sur la seule foi de mots anonymes. Reste que cet inconvénient est supposé disparaître du fait d’une technique particulière, qu’Ellébore s’apprête à mettre en œuvre.
Elle s’est placée devant la porte, dague au poing, jambes pliées, prête à jaillir. Elle ne prend pas la peine de se cacher car les lieux sont déserts – exception faite de la présence de Fadamar qui, lui, se mordille la lèvre de nervosité. Heureusement, Ellébore semble plus calme. Il la voit accomplir ses exercices de respiration et sourit de fierté et d’amour mêlés.
Le grincement résonne comme un coup de tonnerre dans l’impasse. La porte glisse lentement, trop lentement. Il dégaine sa lame, prêt à intervenir au premier accroc. Tout paraît bien se passer, mais lui a un mauvais pressentiment. Le magicien demeure à l’intérieur pendant trop de temps. La porte s’ouvre enfin sur l’une des brutes engagées et Ellébore bondit, dague pointée, avant de disparaître de la vue de Fadamar. Un rire résonne.
Il émerge des ombres en courant. Le gros bras reste complètement immobile, amorphe, puis, comme l’a déjà compris Fadamar, son image se gondole, verdit, se délite. Le vent semble se lever ; en réalité, ce sont les énergies vertes qui raillent dans l’air renfermé de la ruelle. Il se précipite à leur suite, elles s’engouffrent dans le bâtiment. Il est sur leurs talons, trop conscient des cris de ses occupants.
Quand il y pénètre à son tour, la situation est désespérée. La salle est plus vaste qu’il ne l’avait imaginée en plus d’être vide, double erreur commise par Ellébore, peut-être ses dernières. Car cela a permis au magicien de déployer ses pouvoirs, de tendre un traquenard aussi subtil que mortel à Ellébore – et à lui s’il décide de voler à son secours.
La pièce est emplie de clones de magie pure, si bien modelés qu’il est quasiment impossible de déceler sur eux la teinte verdâtre si caractéristique des illusions médiocres. Le magicien a consciencieusement reproduit ses brutes et sa propre personne et le vrai est à peu près indécelable du faux, même pour les yeux aiguisés de Fadamar. Dans cette foule de visions armées et silencieuses, il cherche à repérer Ellébore. La jeune femme ne cesse de bouger, esquivant des coupés réels ou imaginaires, bondissant entre deux formes sans avoir même le temps d’en larder une de sa dague. Le vent issu des rubans incolores tourbillonnants, matière première de l’illusionniste qui, probablement épuisé, les laisse au repos et se contente de son premier tour, ont depuis longtemps rejeté le capuchon de l’apprentie et ses cheveux blonds battent furieusement dans ses yeux exorbités par la panique. Une erreur de plus.
Mais celle-ci, elle la doit à Fadamar, en tout cas à son regard amoureux de cette cascade de crins brillants. Pour lui plaire, elle s’est refusée à les couper, faisant passer son aimé avant sa propre vie. Il avait égoïstement, incroyablement accepté ce sacrifice. Aujourd’hui, elle va le payer s’il n’intervient pas.
Même son intervention ne suffirait peut-être pas. Il balaie nerveusement la pièce du regard. Etrangement, personne ne semble s’être rendu compte de sa présence, de la forme vêtue de noir se dressant sur le seuil – et se heurtant régulièrement à la porte battante. Ellébore commence à fatiguer, et c’est un miracle qu’elle ait réussi jusque là à éviter les coups – les réels, à tout le moins. Les clones de l’Illusion arborent tous un même air de férocité joyeuse, les brutes reproduites étant certaines de bientôt transpercer la jeune femme. Alors même qu’il la regarde se démener, comme hypnotisé, la pointe d’un gourdin clouté vint frapper la base de son cou. Elle se jette suffisamment tôt en arrière pour éviter le coup fatal, mais le sang n’en jaillit pas moins. De là où il se trouve, Fadamar la voit disparaître derrière les formes vertes, devine le voile qui tombe peu à peu sur ses yeux.
Sa paralysie ne s’évanouit que pour laisser sa main détacher sa pièce, sa plus fidèle alliée dans les moments d’incertitude intense. Dans un réflexe, il la lance, observe la courbe gracieuse qu’elle décrit dans l’air, la récupère. A peine a-t-il le temps de voir le résultat, la face tant espérée qui doit le pousser à intervenir et aider sa bien-aimée, qu’une bourrasque plus violente, porteuse de poussière, le force à clore les yeux. Quand il les rouvre sur la pièce, dans sa main, il reste interdit, car c’est l’autre face, celle de la passivité, celle de l’abandon, qui se présente désormais à lui. Médusé, il détourne son regard, le repose sur la pièce : la face ne change pas. Il serre le poing, relève la tête. Le hasard a parlé. Il accomplit mille efforts pour se détourner, et il en est encore à lutter contre lui-même lorsqu’une lueur éclatante irradie dans la salle.
Les énergies, incolores quelques secondes plus tôt, se teintent désormais d’un argenté éblouissant, si vif que Fadamar doit protéger ses yeux comme face au soleil. Les clones reculent, leurs dos tentateurs tournés vers l’assassin, pas après pas plus proches. Les reproductions du magicien, toutes regroupées dans le même coin, écarquillent les yeux, cinq bouches ouvertes sur un cri muet. Tous, les brutes, l’illusionniste, Fadamar demeurent dans l’expectative une minute entière – éternité au sein d’un combat.
Puis, comme rien de plus ne semble se produire, les formes pétries par le magicien se ruent de nouveau à l’assaut, plus hargneuses que jamais. Alors que Fadamar demeure pétrifié, incapable de partir, incapable de jaillir, deux dagues viennent se ficher à quelques centimètres de la porte, dans le mur pourri de la masure. Dans un réflexe, il bondit en arrière et se colle dos au mur, à la sortie du bâtiment, dague prête à égorger un éventuel poursuivant. Précaution inutile. Il laisse passer deux secondes, puis jette un regard dans la pièce. Le dos d’Ellébore se dresse devant lui, il pourrait le toucher en tendant le bras.
Il n’en a pas le temps. En un instant, la jeune femme est à l’autre bout de la salle. Une dague fuse en direction du groupe des clones de magiciens. Une deuxième la suit une demi-seconde plus tard. Fadamar ne voit pas les deux reproductions ainsi transpercées se déliter lentement, les rubans amorphes et vaincus planant piteusement dans l’air, car il fixe la traînée de sang qui tapisse les pas de son apprentie. Lorsqu’il relève la tête, celle-ci se trouve derrière les trois clones de magiciens restants. Elle récupère ses lames en un clin d’œil et les plonge chacune dans le cœur de ceux qui l’entourent. Un cri stupéfait retentit. Les énergies vertes perdent leur cohésion en même temps que l’illusionniste s’effondre sur le sol, touché d’un coup fatal. Les deux brutes qui, déjà, ne savaient plus que faire pour attraper l’insaisissable jeune femme, voyant leurs soutiens illusoires se dissiper dans l’air, se précipitent vers la sortie. Fadamar s’efface d’abord du passage, a le temps de remarquer Ellébore glisser à une vitesse inimaginable à l’autre bout de la pièce, entend un grognement suivi d’un choc sourd, poignarde le dernier malheureux – et reste plaqué contre le mur, épuisé, tremblant, incapable d’affronter la vue de celle qu’il a trahie.
Mais elle ne sort pas. Alors, après de longues minutes passées à ralentir sa respiration pour se calmer, à réprimer sa fébrilité, il entre.
Du terrible combat qui vient de se dérouler, il ne reste que trois corps étendus au sol, illuminés par les inattendus rubans argentés. L’illusionniste méfiant et appliqué n’est plus. Ellébore a été trop précise et il n’a mis que quelques secondes pour périr. La brute du dos de laquelle dépasse encore la garde d’une dague, râle doucement. Fadamar abrège ses ultimes souffrances. Enfin, ces préliminaires accomplis, il trouve le courage de s’approcher du corps meurtri d’Ellébore.
Elle est recroquevillée en chien de fusil, comme si même inconsciente, elle éprouvait le sentiment de la solitude, comme si elle se savait abandonnée. Cruelle lucidité. Le cœur de l’assassin se serre. Il se penche, enveloppe d’un tissu le cou ouvert de la jeune femme. La blessure n’est pas trop profonde, pas si grave, même si la respiration d’Ellébore est heurtée.
Il la prend dans ses bras et quitte la salle où tout s’est achevé.
Deux jours plus tard, Ellébore est recousue, rétablie. Elle gardera une cicatrice de cet épisode toute sa vie, moindre mal selon le guérisseur. Ils vont ensemble chercher la récompense qui leur est due. L’employeur de Lametrouble se montre très satisfait, il lui remet la somme prévue – une belle somme. Lui est mal-à-l’aise. Ellébore, elle, savoure sa réussite sans remarquer l’accablement de son mentor, et bondit presque de joie lorsqu’il lui glisse dans les mains la totalité du paiement. Ce faisant, il ne la regarde pas.
Les jours suivants se passent dans l’oisiveté. Ils ont suffisamment d’argent pour se permettre de se relâcher un peu. Ils font ce que les amants font dans les quartiers pauvres de la capitale. Fadamar ne le supporte plus. Chaque fois que ses yeux bruns se tournent vers Ellébore, ils s’arrêtent à la récente cicatrice. Il repense à la scène, il repense à la pièce. A sa passivité coupable. A son aveuglement borné.
A l’Illusion qui l’a si facilement berné.
Au don argenté d’Ellébore.
A sa propre faiblesse.
Il doit la fuir.
Fadamar secoua férocement la tête, chassant ces souvenirs. Cette histoire était terminée et cette chevelure, belle aussi, était brune et non pas blonde. Pourquoi se la remémorer maintenant ? Il se rendit compte que sa main allait détacher la pièce de la chaîne pour la lancer plus tard. Parce que le moment était venu. Il était temps de rompre définitivement avec son passé. Qu’allait-il faire à l’instant, sinon le raviver ? Sinon reproduire cette erreur qui avait brisé deux vies par le passé, du moins pendant nombre d’années ? Il arracha la pièce, s’apprêta à la jeter… Un regard lancé à la jeune femme endormie retint son bras.
Ses pensées tourbillonnent. Il ferme les yeux, les organise. Il entend de nouveau Cytise le questionner, intriguée, sur la raison pour laquelle il garde cette pièce après avoir rejeté sa philosophie passée, après l’avoir affirmé à tout le moins. Il s’entend expliquer son choix, prononcer avec une assurance tranquille ses derniers mots : « Je garderai cette pièce comme un symbole de cette liberté retrouvée, Cytise. En espérant être à la hauteur ». Il pousse un profond soupir, sourit tristement. Puis comprend.
Il croit percer enfin le sens des ultimes paroles de Therk, paisiblement murmurées dans le champ de sa mort. « Prends soin d’elle. Elle est ta nouvelle chaine ». Son vieil ami, celui qui l’a peut-être le mieux connu, s’est pourtant trompé. Il s’est montré à la fois approximatif et d’une formidable lucidité, ce mélange incongru qui constituait sa personnalité. Il ne s’agit pas d’une chaîne mais d’une pièce car, sans elle, la chaîne bat inutilement. Cytise est cette nouvelle pièce, le centre nécessaire de ses préoccupations à venir ; la face qui doit lui montrer la voie. Sans elle, ses décisions n’auraient plus de sens et il retomberait sans cesse dans ses travers, dans ses atermoiements. La liberté n’a rien à voir là-dedans – il s’était fourvoyé. Et cette face, ce visage amaigri se montraient aujourd’hui parfaitement explicites.
Fadamar ne douta plus. Dans un geste maîtrisé, sans tremblement ni crainte, il ôta la chaîne de son cou après y avoir rattaché la pièce usée, puis alla délicatement la déposer à côté de l’alchimiste encore assoupie. Satisfait, soulagé, il se détourna, se rapprocha de la sortie, en enleva la chaise protectrice sans la moindre hésitation et, sur un dernier regard qui dévoilait enfin ses sentiments, il disparut dans le tunnel.
Cette fois-ci, nulle chevelure blonde ne vint danser sous ses yeux pour le retenir.
* * *
Ellébore avait passé la nuit au château, dans la chambre du deuxième étage où elle avait demeuré si longtemps inconsciente, blessée à mort par la forme incomplète de l’Invocation, la magie jaune. Elle prenait une satisfaction presque morbide à retrouver ce lieu, à rappeler les souvenirs d’un passé si douloureux. En réalité, cela lui permettait de laisser de côté le temps d’une nuit des événements bien plus marquants, ceux qui avaient jalonné son entrée véritable dans l’âge adulte et formé sa personnalité définitive.
Elle avait dormi d’un sommeil léger, sur ses gardes. En effet, la veille, elle s’était sentie espionnée au sein même du château. Ce fut à la sortie de la chambre de V’Fohs, le nécromancien, qu’elle s’en rendit compte et devina que cette filature remontait bien avant. Elle ignorait l’identité du présomptueux agent, mais se promit de la découvrir et de crever ces yeux.
Cela confirmait la sensation éprouvée la veille, lors de ses investigations dans le quartier ouest. Quelque chose d’énorme s’annonçait, des bouleversements d’une ampleur inédite. Les pauvres s’armaient peu à peu, s’enhardissaient au point de prendre le risque de se mettre l’Arme de chair à dos – alors qu’ils étaient les premiers à connaître son caractère impitoyable. Les enquêteurs et agents envoyés par Markvart K’Thraus ne revenaient pas, comme si leur identité était dévoilée à l’instant même où ils mettaient les pieds dans les quartiers pauvres. Il y avait à l’œuvre soit de la Perception, soit un réseau d’espionnage développé, soit les deux à la fois – ce pour quoi penchait Ellébore.
Elle quitta la Lumière de cendres d’un pas pressé, ignorant les regards inquisiteurs des gardes du pont-levis. Aucun Garde sombre ne traînait plus dans les parages : K’Thraus les avait envoyés rôder autour de la ville pour anéantir les derniers sectateurs, ou protéger le roi. De toute façon, le château grouillait de gardes communs et plus aucun secret n’y était conservé. Jari B’Rauts préférait régner depuis la demeure de l’Emeraude.
Une fois traversé le pont-levis, elle contourna le château par l’est pour gagner le quartier noble, au nord. Tout le temps qu’elle passa à longer les douves, elle éprouva l’intime conviction d’être observée, mais elle ne prit pas la peine de se retourner – pas plus qu’elle n’avait essayé de surprendre son mystérieux filateur la veille. Autant le laisser acquérir davantage de confiance, ce n’en serait que plus facile de le démasquer par la suite. Elle pénétra donc dans le quartier nord sans jamais donner l’impression de suspecter quoi que ce fût et, quelques mètres plus loin, la sensation disparut. L’espion ne paraissait pas en mesure de franchir le rideau de gardes protégeant la zone. Bon à savoir.
Une heure plus tard, elle empruntait la rue du Noble cœur et atteignait le quartier général de Markvart. Celui-ci lui avait demandé de s’y présenter pour recevoir ses futures instructions, après qu’il eut passé la nuit à fomenter sa stratégie sur la base des informations reçues d’elle. Ellébore pénétra dans la maison, meublée du strict nécessaire.
Le capitaine achevait de donner ses ordres à l’un de ses éclaireurs-traqueurs, ces Gardes sombres spécialisés dans la reconnaissance et la chasse, et dont la herse blanche dessinée sur la tunique se voyait précédée par des traces de pas de la même couleur. Elle l’entendit lui demander de réunir au plus vite la Garde sombre dans son ensemble, exception faite de la garde rapprochée de Jari. Elle fronça les sourcils sous son capuchon. Markvart préparait assurément une mauvaise surprise aux ennemis du roi.
Il congédia son homme et se tourna vers elle, déjà prêt à emmagasiner de nouvelles informations. Elle le salua imperceptiblement et lui révéla sans préavis sa certitude d’être suivie et espionnée. Il hocha la tête, guère surpris, réfléchit une seconde, puis prit la parole de sa voix grave.
« Après ce que tu m’as dévoilé hier, je m’y attendais. Si même les hères réunissent assez de courage pour te défier, ce n’est guère étonnant qu’ils poussent l’outrecuidance jusqu’à te pister. Mais dans la Lumière de cendres même… Nous avons à faire à un gros parti.
Il esquissa un sourire dur.
« La Garde sombre va enfin prouver que sa réputation n’est pas usurpée. J’ai grand-hâte…
- De ?
- Chaque chose en son temps. Pour le moment, j’ai besoin de tes yeux. Il est évident que le bas peuple obéit aux ordres de quelqu’un de proche, et je crois même que ce ou ces chefs se trouvent dans la capitale même. Les petites gens ne sont en temps normal qu’un vaste groupe désorganisé, pétri d’intérêts divergents, d’oppositions anciennes, de haines réciproques. Pour les souder, il faut du charisme ou, à tout le moins, de grandes figures. As-tu entendu parler de l’Etoile, du Pâle et du Sombre ?
Ellébore fouilla dans sa mémoire, puis haussa les épaules et secoua la tête.
- Juste d’une dénommée Aë. J’ai entendu son nom prononcé plusieurs fois. Ils semblent ne se fier qu’à elle.
- Ce temps est révolu. Aë ne représente que du menu fretin, une simple avant-garde. L’homme que tu viens de voir sortir me rapporte que trois nouvelles personnalités sont arrivées en ville depuis peu – et sont déjà acclamées par le peuple. Ils se font appeler respectivement l’Etoile, le Pâle et le Sombre. Ce sont eux, les véritables généraux.
- Autrement dit, l’assaut est imminent.
- Assaut est un mot bien faible. C’est une révolution qui s’annonce, Arme. Et je ne l’ai pas vue s’amorcer alors que nous sommes déjà presque en état de siège ! J’ai perdu bien trop de temps avec cette secte.
- Ceci explique le rapatriement des Gardes…
- En partie seulement. Cela ne te concerne pas, pour l’instant. De toi, je ne demande qu’une seule chose.
Ellébore émit un petit rire sous son capuchon, une chute de grêlons dans l’atmosphère. Elle reprit d’un ton badin.
- Eliminer les généraux ? Cela semble dans mes cordes. »
Markvart acquiesça, impassible. Il la conduisit vers une table où était étalée une carte sommaire de la ville et, après lui avoir expliqué que chacun des généraux paraissait coordonner l’un des quartiers, lui suggéra de commencer ses recherches par le quartier sud dans le but de couper, ou du moins d’étirer les liens entre les généraux restants. La stratégie était basique donc bonne. Ellébore l’approuva.
Ces derniers détails mis au point, elle prit congé du capitaine.
Elle remontait machinalement la Voie noble, ses pensées rivées sur sa mission, lorsqu’elle arriva au croisement qui annonçait l’impasse de l’Emeraude. Comme d’habitude, elle s’y arrêta et contempla rêveusement la demeure éclatante qui en marquait le bout. Comme d’habitude, elle dirigea ses songes vers Jari, ce noble si sincère, si féroce aussi, si mélancolique enfin ces derniers temps. Comme d’habitude, elle hésita à emprunter la rue et à le rencontrer, lui qui faisait tant d’effort pour rester hors de sa vue, pour résister à la tentation de lui forcer la main, lui qui brûlait de désir pour elle – Ellébore le savait.
Et, pour une fois, elle détourna ses pas de son chemin et remonta l’impasse, fébrile et décidée, sans jamais laisser paraître autre chose qu’une nonchalance dangereuse aux yeux de ceux qui l’observaient passer. En quelques minutes, elle fut devant la porte étincelante sous le regard étonné des deux Gardes sombres qui en défendaient l’accès et dialoguaient avec une femme d’apparence quelconque, probablement une magicienne – une abjuratrice pour les protéger. Malgré leur surprise, ils s’effacèrent devant elle. Peut-être était-elle le premier assassin à avoir jamais eu un tel passe-droit dans toute l’histoire du royaume.
A l’intérieur, un des serviteurs muets de Jari l’avisa et, après lui avait fait un signe de la tête alla prévenir son maître. Comme Ellébore s’en doutait, il se dirigea vers les escaliers. Le roi ne devait plus quitter ce troisième étage si propice à la mélancolie. Sans attendre de réponse, elle emboîta le pas du serviteur sans prêter attention à la splendeur du lieu, à son éclat si caractéristique. Tout juste prit-elle le temps de jeter un œil sur le bureau de Jari, parfaitement rangé. Il n’y régnait pas le désordre qu’elle appréhendait.
Elle gagna directement le troisième étage, croisant le serviteur dans les escaliers. Elle n’attendit pas qu’il lui fasse signe de monter. Jari serait trop heureux de la voir pour lui refuser une audience, quand bien même il dissimulerait ses sentiments.
L’ultime marche gravie, elle se retrouva dans une pièce relativement vaste, dont le parquet disparaissait sous d’onctueux tapis aux couleurs de la demeure. Sur tout un pan de la salle confortable s’adossait une bibliothèque en bois d’acajou dont chacun des volumes à la tranche dorée semblait valoir une petite fortune. Le mur opposé, laissé nu – si l’on pouvait parler ainsi d’un mur bâti tout de pierres précieuses –, accueillait quant à lui un canapé moelleux jonché de coussins, auquel faisaient face deux fauteuils voluptueux et une table basse de cristal. Les deux autres côtés de la pièce étaient chacun percés d’une fenêtre, l’une, surmontant un bureau également en acajou, ouvrant sur les splendeurs immaculées du quartier noble, l’autre sur les splendeurs colorées de la nature. Jari se trouvait bien évidemment à cette dernière, debout, à fixer l’horizon. Il demeura là, immobile, attendant de toute évidence qu’Ellébore prenne la première la parole.
« Votre majesté.
A ces mots, il fit d’une voix monocorde, sans prendre la peine de se retourner.
- Oui, assassin ? Qu’y a-t-il ?
Elle l’observa plus attentivement. Il se tenait raide, presqu’aussi figé qu’une des statues de la Lumière de cendres, et à peine plus loquace. Elle s’arrêta sur ses membres, s’attendant presque à les voir trembler, mais non. Il semblait avoir atteint le stade de la résignation.
Un bref instant, elle se demanda ce qu’elle faisait ici. Qu’espérait-elle ? Elle sonda son esprit, ses pensées, ses songes. Elle voulait un peu de chaleur, un refuge – même pour une seconde, quand elle fermerait les yeux sur le champ de bataille. L’impression d’être attendue, quelque part, et peut-être un peu plus. Alors elle répondit.
- Je ne viens pas en tant qu’assassin.
Un silence plana, ni pesant ni poisseux, d’une douceur inouïe. Le roi ne tressaillit pas. Il se contenta de faire lentement volte-face, cherchant paisiblement le regard d’Ellébore. Elle abaissa son capuchon pour le lui révéler. Il s’approcha tout en lui faisant signe de s’installer plus confortablement. Elle choisit un fauteuil, lui le canapé.
Et puis, ils ne surent que dire, tous les deux mal-à-l’aise pour des raisons différentes. Alors ils se contentèrent d’échanger les banalités d’usage, de s’enquérir de leur forme. Jari remarqua que ses cheveux blonds repoussaient peu à peu – cette chevelure qu’il avait tant rechignée à couper, à l’époque. Ils en sourirent tous les deux. Revint le silence.
Jari se portait mieux qu’elle ne le supposait, comme elle l’avait pressenti en constatant l’ordre du bureau. Ses yeux bleus avaient retrouvé leur acuité, ses cheveux roux n’avaient pas été négligés et refusaient, aujourd’hui comme avant, de masquer son visage, son regard d’acier. Ses traits se plissaient pour un rien, formant des sourires où ne transparaissait nulle joie sinon une désarmante honnêteté. Tout en lui respirait la franchise et le danger. Seul son teint avait changé, pâli, et peut-être ses joues s’étaient-elles quelque peu creusées ; quant à ses yeux, s’ils étaient vifs, il s’y pouvait lire une certaine distance. Il semblait regarder plus loin, au travers d’Ellébore. Telles étaient les seuls signes qui trahissaient sa mélancolie. Ce fut lui qui rompit finalement le silence.
- Pourquoi es-tu venue, Ellébore ?
Elle sursauta presque en l’entendant user de son prénom, lui qui ne l’avait jamais appelée ainsi. D’autres qu’elles eurent pleuré à cette première marque d’humanité. Elle se contenta de l’apprécier intérieurement, avant de lui donner la seule réponse possible – la véridique.
- Je m’inquiétais pour vous.
Il éclata de rire, un rire franc et joyeux qui prit Ellébore au dépourvu. L’ambiance s’y prêtait si peu !
- Comme c’est mignon ! Je suis touché, vraiment ! Un démon s’inquiétant pour un roi, l’image est plaisante. Je ne suis pas si faible, Ellébore, mais je te remercie. Tu sais pourtant que cela m’est insuffisant.
Derrière le ton railleur, elle percevait la sincérité de ses propos et celle de ses attentes. Malgré sa volonté, elle savait qu’elle ne pouvait encore y répondre. Il était trop tôt, et trop de souvenirs la hantaient encore. Elle n’avait pas le droit ni le pouvoir de s’engager maintenant, pas alors que l’Arme de chair s’avèrerait un rouage bien plus important qu’Ellébore dans les jours à venir. C’eut été déloyal et même stupide, tout bonnement. C’est pourquoi, comprenant que la conversation était close, elle conclut.
- Nous nous reverrons après, Jari. Après… le reste. Quand je ne serai plus l’arme, mais la chair. »
Sur ce, elle se leva lestement et, une demi-seconde plus tard, se pencha vers un Jari surpris pour effleurer sa joue de ses lèvres minces. Le temps qu’il réagisse, elle avait disparu en laissant derrière elle une unique énergie argentée, qui ne dépareillait pas dans la demeure. Après d’ultimes balancements paresseux, elle se dissipa sous l’air pensif de Jari B’Rauts.
Une fois sortie du bâtiment, elle redevint l’Arme de chair, reléguant dans un coin de son esprit cet acte à la fois déplacé et audacieux, inimaginable encore quelques minutes plus tôt. Elle avait agi impulsivement, sans calculer pour une fois et, plutôt que de s’en repentir, le mit de côté. Il serait bien temps de s’y attarder une fois sa mission remplie. Après tout, elle la menait au nom du roi.
Dès qu’elle émergea du quartier noble, elle sut qu’on l’épiait de nouveau. On avait donc détaché un espion spécialement pour elle, quel honneur ! On regretterait amèrement son impudence – sa folie –, quel que soit le ‘on’ qui se dissimulait dans les replis multiples des quartiers pauvres. Elle fit donc mine d’ignorer son filateur et suivit le même chemin qu’à l’aller en sens inverse. Quelques minutes passèrent avant qu’elle n’arrive à l’entrée du Palace des pauvres, à cette fameuse Voie magique – nom dans les origines se perdaient dans la naissance du royaume. Désormais, les seuls magiciens y élisant domicile étaient ceux qui n’étaient pas assez compétents ou talentueux pour s’élever dans la société.
Au moment de pénétrer enfin dans le quartier, elle hésita. Devait-elle se déplacer le plus discrètement possible, en se rétractant sous les regards comme elle avait coutume de le faire, ou le plus rapidement possible en manipulant les énergies argentées ? Elle trancha en faveur de la discrétion. Il serait toujours temps plus tard d’avoir recours à la magie, en cas de situation inextricable. Elle s’aventura donc silencieusement dans la capitale.
Elle quitta la Voie noble, bien trop large et fréquentée, dès qu’elle le put, par une rue transversale. A partir de ce moment, et en dépit de la lueur du jour qui perçait régulièrement les ténèbres dans ce quartier-là, elle évolua d’ombre en ombre – des porches, des gouttières, des volets, tout ce qui était susceptible de créer une flaque d’obscurité où elle se venait noyer. Plus attentive que jamais, si furtive qu’elle pouvait frôler des gens sans qu’ils se rendissent seulement compte de sa présence, elle plongea dans les profondeurs toutes relatives du Palace des pauvres à la recherche de renseignements, de rumeurs, d’échos, de proies. Elle esquiva nombre de bandes armées et étonnamment bien organisés, surmonta des barricades encore en construction dont elle se demandait l’utilité et la raison d’être, jaillissait des recoins les plus sombres pour se précipiter dans un bâtiment enténébré, dont elle ressortissait si vite que ses occupants n’avait pas le temps de voir cette créature aussi petite qu’elle était horrifiante – mais cette traînée d’effroi qu’elle laissait derrière elle ne frappait que bien après son passage. Peut-être son filateur s’en rendait-il compte, lui qui ne la lâchait pas d’une semelle malgré son ahurissante progression. Elle avait à faire à un espion hors pair.
Il devint très vite évident qu’elle ne parviendrait à rien en se contentant de fouiner de part et d’autre, d’explorer les cachettes potentielles dont, malgré son excellente connaissance de la capitale, elle ne connaissait pas le quart. En effet, non seulement la ville grouillait d’habitants et de retraites potentielles, mais en plus ces dernières avaient tendance à apparaître ou à disparaître du jour au lendemain, au gré des vicissitudes propres à l’existence des hères. C’était plus vrai dans le quartier ouest que dans les autres, mais tout de même.
Elle décida alors de s’y prendre autrement, comme elle en avait en fait toujours eu l’intention. Elle allait retourner l’ennemi contre lui, une tactique classique et toujours efficace. Autrement dit, elle allait traquer celui qui la traquait. Elle s’enfonça dans les ténèbres d’une enseigne, celle d’une auberge, mais pas celle où elle comptait mettre son plan à exécution.
Elle reprit son avance aussi vive que furtive. Elle se rendit très rapidement compte que les barricades et les obstacles s’érigeaient dans l’ensemble du quartier hormis sur la Voie magique, que les groupes ne se contentaient pas de se réunir : ils s’entraînaient, sous les ordres de mercenaires dont elle connaissait certains visages – des vétérans émérites, coriaces à occire, à des lieues cependant de pouvoir rivaliser avec un Garde sombre, du moins en face à face. De toute façon, il n’y aurait pas de duel, seulement une immense bataille. A moins que Markvart ne parvienne à étouffer dans l’œuf cette révolution. A la vue de cette effervescence, Ellébore estima qu’il était pour cela déjà trop tard.
Elle en avait assez vu. Elle décida d’occulter ces préparatifs et réunit toute sa concentration sur son objectif immédiat. Sans jamais se retourner, elle glissa d’ombre en ombre en direction de l’auberge préférée de feu Ghendes Jan, qui lui fut fatale : le Magicien intrépide. De tout le Palace des pauvres, Ellébore savait que c’était le seul qui ne faisait pas partie d’un pâté de maisons, autrement dit le seul que l’on pouvait encercler sans le moindre problème. Un endroit idéal pour son stratagème. La taverne se trouvait au sud du quartier.
Elle mit plus d’une heure à l’atteindre et, malgré cela, à aucun moment elle ne sentit son filateur la perdre de vue. C’était faire preuve d’un talent peu commun car Ellébore employait ses pleines capacités physiques et professionnelles dans son évolution, en gardant toutefois un atout dans sa manche – un atout décisif.
Elle arriva au Magicien intrépide de l’intérieur, par le nord ouest. Aussitôt qu’elle l’eut aperçu, elle s’extirpa enfin de la pénombre et le contourna résolument par l’ouest, ses pieds agiles prêts à invoquer l’argenté. Elle passa en trombe devant l’entrée de l’auberge, au sud du bâtiment, avant de se retrouver mêlée à la foule regroupée sur la Voie noble. Ce fut ici, entremêlée aux petites gens parmi lesquelles elle se faufilait avec une facilité surnaturelle, qu’elle prit les précieuses secondes pour animer les énergies, pour effectuer dans l’air une danse aussi gracieuse qu’étrange, si déplacée compte tenu de l’apparence de l’Arme – qui aurait été burlesque si elle n’était déjà effrayante. Un infime courant d’air parcourut la foule sans qu’elle ne s’en rendît compte, mais cela suffit à l’Arme de chair pour se laisser porter à une vitesse inaccessible aux moins communs des mortels. Elle mit à profit cette faculté pour contourner de nouveau l’auberge, cette fois-ci par le nord, et ce en un clin d’œil. Elle espéra que ce serait suffisant.
Ce le fut presque. La magie la portait de ruban en ruban, comme si elle s’y téléportait sans avoir à parcourir la distance qui les séparait. Le courant d’air se fit brise comme elle atteignait un angle du bâtiment, il se fit bourrasque quand elle en eût fait le tour par l’ouest. Là, alors qu’elle bifurquait à l’ultime angle, elle aperçut enfin cette fameuse personne qui la suivait avec tant d’acharnement et d’habileté. Il s’agissait sans nul doute d’une femme car une longue tresse de chevaux châtains se balançait sans son dos.
L’Arme ne prit pas le temps d’en voir plus, l’espionne étant sur le point d’atteindre la Voie magique et de se fondre dans la foule, consciente qu’elle était repérée donc en danger mortel. Sans attendre, elle projeta une dague, qui se rua sur la femme dans un sifflement caractéristique…
Elle ricocha contre le mur où se trouvait sa cible l’instant d’avant et tomba dans des détritus, inerte. L’Arme continua sa course, dix lames prêtes à jaillir. Las, elle sut avant même que la première dague ne heurte l’auberge que l’espionne se trouvait hors d’atteinte et qu’il serait suicidaire de rester dans les parages après un tel éclat. Elle prit néanmoins le temps d’aller ramasser son arme, ce qui lui permit de constater qu’elle avait tranché la natte de sa cible en même temps qu’elle avait dû lui effleurer la nuque. Quelques gouttes de sang maculaient en effet le mur du Magicien intrépide ainsi que la pointe de la lame.
Elle avait vraiment manqué la présomptueuse espionne d’un cheveu – l’expression n’avait sans doute jamais si bien reflété la réalité. Elle se permit un bref sourire de dépit sous son capuchon, puis prit la poudre d’escampette en mettant la magie argentée à contribution.
Elle entendait déjà les habitants se concerter pour l’encercler.
* * *
Phoenix passa sa matinée à se perdre dans la capitale, tandis que Messie se terrait dans l’auberge en fomentant des plans visant à conquérir le monde – pour changer. Il erra au hasard sous les regards suspicieux des habitants, qui voyaient d’un œil méfiant les déambulations félines de cet homme à la longue crinière crasseuse, dont l’immense lame traînait derrière lui en émettant un grincement strident. Complètement déboussolé par ce monde étriqué qu’il ne connaissait pas, par ces entremêlements de ruelles où il lui était bien plus difficile de s’orienter que dans la forêt la plus dense – son seul et mouvant repère étant l’astre du jour –, ses oreilles sensibles affolées par le grondement perpétuel de la foule des alentours, il ne se rendait pas compte de cette bévue qui reléguait la discrétion aux orties.
Il parcourut donc d’un air perdu les rues et les places du Palace des pauvres, les yeux dansant dans ses orbites comme il tentait d’englober tout ce qui l’entourait. Malgré son déplacement hésitant, les indigents ne tentèrent pas de s’en prendre à lui, inquiets de son aspect bestial et avertis de toute façon de le laisser tranquille. Il put donc se perdre à sa guise, la main droite crispée sur la garde de son estramaçon, la gauche en visière afin de ne se point laisser aveugler par le soleil d’une part, de ne pas perdre l’équilibre ensuite, car l’afflux de nouveautés et d’informations menaçait de provoquer en lui un malaise. Il avançait les crocs découverts, la langue pendante, l’odorat assailli de mille odeurs différentes, les plus subtiles masquées par les musquées ou les rances. Tous ses sens étaient en berne.
Comment, dès lors, trouver trace de la magie argentée ? Il n’avait aucune piste à suivre, aucune indication, et ni son ouïe, ni son odorat, ni même sa vue ne lui permettaient d’en obtenir par lui-même. Un humain eût ressentit un profond désespoir. La bête humaine qu’il était ne connaissait plus ce sentiment ; elle l’avait oublié en même temps que son père rendait l’âme, qu’elle fuyait son village. A la place vint se greffer une obstination bornée, un entêtement insensé plus fort qu’une simple détermination. Il trouverait ce qu’il était venu chercher.
Ce fut donc dans cet état d’esprit qu’il dépensa la matinée à errer dans la partie est du Palace des pauvres, et ce fut cet état d’esprit qui se trouva partiellement récompensé. Quelques heures après avoir entamé ses recherches, il tomba au détour d’une rue commerçante aux odeurs pour une fois alléchante nez-à-nez avec l’assassin dont il avait croisé le fer. Aussi stupéfaits l’un que l’autre, ils réagirent en même temps, l’assassin avec ses réflexes de survie surdéveloppés, Phoenix avec sa vivacité animale, et l’espace infime qui les séparait ne put être comblé. La flamberge fouetta l’air seul pendant que la forme vêtue de noir s’insinuait dans la foule pour y disparaître définitivement. Phoenix tenta bien de le suivre, de retrouver ses traces ou son odeur, mais ce qui lui eût été si aisé dans la campagne se révélait ici l’impossible. La ville était pavée de pièges à son intention.
Frustré, il se força néanmoins à contenir un rugissement de dépit et de rage mêlés. En effet, à contempler les regards curieux et les sourcils froncés qui l’environnaient, il réalisait enfin qu’il dénotait bien trop dans cet endroit hostile. Alors, il rengaina de mauvaise grâce son arme imposante dans le fourreau non moins imposant accroché dans son dos avant de reprendre ses investigations hasardeuses, espérant sans y croire croiser de nouveau la route de cet homme pour lui régler son compte – l’effleurer pour la première fois, contempler son sang couler pour la dernière.
Las, sa chance était passée et il dut se résoudre à rebrousser chemin, affaibli et épuisé par ses découvertes autant que par sa marche. Alors que le soleil n’avait pas atteint son zénith lorsqu’il prit le chemin du retour, il se perdit tant et si bien qu’il n’arriva que bien après qu’il l’eut dépassé. Il avait doublement échoué. Non seulement il se montra incapable de retrouver de lui-même le Magicien intrépide et dut s’humilier à demander à un badaud où la damnée auberge se dissimulait, mais encore il n’avait pas repéré le moindre signe de la magie argentée si précieuse aux yeux de Messie. Il avait beau s’y attendre, cet échec, couplé aux conditions insupportables que déployait la capitale pour l’entraver, l’énervait prodigieusement et quand enfin, affamé, assoiffé, exténué, il aperçut l’auberge introuvable, il était d’une humeur exécrable. Messie allait sentir passer sa rage, jouer le rôle toujours pénible de catalyseur.
En réalité, l’invocateur échappa à cette fort désagréable séance, et il ne dut son salut qu’à la découverte de dernière minute de Phoenix. Alors même qu’il s’apprêtait à pénétrer dans l’auberge en se retenant à grand-peine d’en défoncer la porte, son regard fut attiré par un reflet à l’angle sud-est du bâtiment. Intrigué, il s’en rapprocha et, soudain, il se rendit compte que cet éclat n’était pas un reflet, mais un ruban de magie très faiblement teinté d’argenté. Excité, toute mauvaise humeur évanouie, il s’empressa de remonter la piste. Elle le conduisit d’abord à un pan de mur tacheté qu’il estima récent après qu’il en eut porté une goutte sur sa langue. Par la suite, elle se fondait dans la Voie magique et il se montra bien incapable de remonter à sa source, gêné par la foule et par le soleil. Surtout, la manipulation des énergies datait trop et s’il avait eu la chance inouïe d’en remarquer une trace, ce devait être parce que le magicien s’était arrêté un bref instant près de la tache rouge.
Il pesta pour la forme, satisfait tout de même de ne pas rentrer sans le moindre indice. Avec un peu de chance, le mystérieux manipulateur des énergies argentées repasserait dans les parages, ce qui faciliterait de façon heureuse les recherches…
C’eût été pousser la chance un peu loin, n’est-ce pas ? Déjà que certains ne connaissent pas semblable réussite de toute leur vie ! Belle naïveté, des plus rafraîchissantes en cette capitale aussi sordide que blasée. T’en souviens-tu ? Tu as à peine eu la présence d’esprit de te renseigner sur celle qui laissait de si brillantes traces derrière elle !
* * *