C'est la cloche de l’usine qui sonne. Elle est puissante et sonne comme l’agonie des dernières heures de la fabrique. Dehors, le ciel est noir, et pourtant la nuit n’est pas encore tombée. Le jour n'est pas là, comme tous les jours. Et tous les jours, lorsque j'entends la cloche, je me lève de mon siège, j'écarquille les yeux comme si j'avais trop mal, j'ouvre la bouche en grand, et ce sont mes narines qui se dilatent du mouvement de mon corps. Un mouvement automatique comme celui de la visseuse à turbine dont j'enclenche le mécanisme chaque fois qu’un obus s'avance sur la chaîne de montage. La visseuse se redresse et, en un quart de seconde, pénétre un des clous qui ferme l'obus pour le tourner, et le tourner, et le tourner. En un quart de seconde, pas plus. J'ai soigneusement compté dans ma tête. Un nouvel obus, et j'enclenche à nouveau le mécanisme. Et ainsi de suite. Un quart de seconde. Je compte dans ma tête. Si la visseuse a du retard, si elle dépasse son quart de seconde, c'est ma vie qui est en jeu ; c'est mon propre rythme, celui de mes narines et de tout mon visage, qui s'enclenche sur le mécanisme de la visseuse. En un quart de seconde. Pour la centième ou millième fois. Un obus. J'enclenche le mécanisme. Mes narines se dilatent. La cloche sonne. Il n'y a qu'à considérer : si je n'enclenche pas le mécanisme de la visseuse, le pire peut arriver. Tout le fonctionnement de l'usine peut en subir les conséquences et déboucher sur, dans le pire des cas, la mort. La visseuse – chaque visseuse – est une pièce centrale de la grande machine du monde : elle met sur les trous des obus les tours de vis qui permettent au monde de se tenir et de ne pas éclater en milles morceaux.
Parce qu'il existe d'autres visseuses dans la même salle, bien d’autres oui. D'abord à ma droite, il y en a une. A ma gauche aussi. Et derrière. Pas devant. Pour chaque visseuse un autre ouvrier enclenche le mécanisme, c'est comme cela que les choses avancent sur la chaîne de montage, de mécanisme en mécanisme, d'ouvrier en ouvrier, de visseuse en visseuse. Ce qu'il y a devant ? Devant, c’est le bureau du contremaître qu'on ne voit jamais à cause des relents d'huile qui poissent la vitre et la rendent illisible comme un jour de brouillard. Lorsque parfois je tourne la tête, je peux voir qu'il y a, derrière la visseuse de droite, d'autres visseuses encore. J'en vois d'abord une, un peu plus petite. Puis une autre, encore plus petite. Et si je me penche vraiment, je peux en voir jusqu'à cinq ou six, de plus en plus petites. Mais il n'est pas dans mon intérêt de regarder là, parce que la seule visseuse qui compte, la seule qui puisse perturber le cours du monde au point de provoquer la mort, c'est la mienne, celle qui tourne en un quart de seconde et qui ne doit pas dévier.
Parfois aussi, je me penche à gauche. Mais là, c'est pour voir arriver les obus les uns après les autres, et mon regard doit être très précis pour ne pas enclencher trop tôt le mécanisme. Je sais – ou je crois savoir, en vérité – que les obus naissent d'une énorme machine que je peux entrevoir en tournant la tête et en la levant légèrement. C'est la grande cracheuse d'obus : une machine gris foncé qui nous domine tous depuis sa hauteur. Dans un vacarme magistral, elle expulse les rangées d'obus depuis sa gueule gigantesque. Et ainsi de suite. L'un des ouvriers, le matricule 457, dit travailler à un mètre de la cracheuse d'obus ! Il dit qu'il arrive à voir les obus sur le point d'être expulsés, et qu'il peut même entendre leur cri strident quand ils viennent au monde. Il dit qu'ils souffrent au moins autant que nous et qu'ils libèrent une énergie désespérée, et que c'est une plainte qu'il est le seul à entendre et à comprendre...
Je ne sais pas si je dois croire à ce que dit le matricule 457. J'ai bien réfléchi, et c'est sans doute la folie qui guide ses paroles. Contrairement à nous tous, il ne peut pas prévoir quand arrive une boîte, et, pour cela, il n'a de cesse de raconter ses histoires : pour trouver une raison. Le matricule 457 a une voix enrouée qui dit des choses inimaginables comme : « Un jour, la cracheuse d'obus s’arrêtera de cracher ! Et de ses deux yeux énormes qui brillent, elle me regardera avec colère, et elle me parlera. Oui ! J’attends ce moment, et chaque obus qu’elle crache est une seconde supplémentaire qui s’écoule avant la grande Apocalypse ! La fin de tout ! L’anarchie ! La machine s’arrêtera de cracher, ou bien les obus sortiront d’eux-mêmes, sans ordre, sans logique, à une vitesse telle qu’ils nous épuiseront plus que nous le sommes déjà. Ou bien poussée par sa force titanesque, la machine fera exploser toute la fabrique. Et nous mourrons asphyxiés sous des tonnes de métal et de roche ! ».
Moi, je pense que les histoires de ce genre sont mauvaises parce qu'elles sont inventées. Elles sont mauvaises pour la fabrique car elles poussent les ouvriers à ne rien faire, par peur de la machine ; et ensuite mauvaises parce que fausses. Je le sais bien, je me suis renseigné : les machines qui se trouvent dans cette salle ne sont que des machines. Une machine est une chose prévisible qui ne peut rien provoquer d'inattendu. Ce qui peut provoquer l'inattendu, ce sont nous, les ouvriers, parce que nous sommes des hommes et que les hommes, contrairement aux machines, ne font pas que ce qui est attendu. Telle est la règle entre les hommes et les machines : elles corrigent nos défauts par leur perfection. Le matricule 457 se trompe largement lorsqu'il annonce la fin de la cracheuse d'obus parce qu'il ne prend pas en compte la différence entre la machine et l'homme.
Je dois dire que je n'aime pas les mensonges ; même : je les déteste, je ne veux que la vérité. Souvent, lorsque 457 raconte ses histoires lors des pauses déjeuners, j'ai envie de le frapper. 457 est maigre, a un nez pointu, la bouche tordue, et n'arrête pas de se frotter son crâne chauve de la main. Tel est 457. Moi, c'est le contraire. J'ai des bras solides. Un torse massif. Une tête encore robuste. J'ai bien calculé et je pense que si je frappe 457, il ne résiste pas et tombe à terre sans pouvoir répliquer. Mais la colère est mauvaise conseillère et mieux vaut réprimer ses pulsions pour que l'ordre du monde puisse rester le même. Même si je ne suis qu'un homme et pas une machine, je dois limiter au maximum le nombre d'actions inattendues que j'accomplis. Et frapper un autre ouvrier ne fait pas partie des actions attendues, contrairement à enclencher la visseuse.
Pourtant.
Et si les mensonges de 457 perturbent l'ordre du monde, est-ce que ma colère et ma violence ne peuvent pas relancer l'équilibre ainsi dérangé et servir de force contraire ? Dans le doute, mieux vaut s'abstenir.
Ce que je sais, et qui me fait dire que je ne peux pas frapper 457, c'est qu'il n'y a une seule personne à avoir le droit de se servir de la violence comme force contraire : le contremaître. Un ouvrier peut enclencher le mécanisme de la visseuse et le contremaître peut enclencher le mécanisme d'un ouvrier. Celui de 457 doit surement être réenclenché. Mais enfin : le contremaître n'est pas souvent là ; et puis il est aussi maigre que 457. Cela, je le sais parce que c'est moi qui suis en face des vitres poisseuses. A vrai dire, tous les jours, c’est la même chose. Il arrive quelques minutes après que tous les ouvriers se soient installés à leur visseuse. Il s’assoit à son bureau. Il met ses lunettes. Il fait un geste que je ne comprends pas – à cet endroit de la vitre se trouve une grosse trace de graisse. Puis il se leve. Il prend en main quelques dossiers. Il les cale contre le bureau pour les aligner. Et là, il repart. Enfin, quelques minutes avant que tous les ouvriers ne partent, il revient et répète exactement les mêmes gestes en sens inverse. Y compris celui que je ne comprends pas. Que je ne le comprenne pas n'est pas important. Ce qui est important est de savoir que ce geste existe et qu'il participe lui aussi, comme mon enclenchement millimétré de la visseuse, à la grande mécanique du monde, quoique plus haut dans la hiérarchie des gestes.
Quand j'observe les gestes du contremaître, quand je suis des yeux les rangées d'obus qui arrivent dans ma direction, je sais que tout va bien à l’usine. J'aime travailler dans une usine où tout est en si bon ordre. Parce qu'il n'y a pas que les visseuses, la cracheuse d'obus, le bureau du contremaître. Il y a les cloisons de métal, il y a le balcon d'acier qui fait le tour de la salle quand je lève la tête, il y a les piliers qui soutiennent le toit. D'ailleurs un des piliers à ma droite est placé de telle façon que je ne peux pas savoir si derrière moi se trouve ou non une visseuse, comme à ma droite et à ma gauche, et comme partout ailleurs. J'ai bien calculé et les probabilités sont fortes pour qu'il y ait une visseuse derrière ce pilier, mais tant que je ne peux pas la voir, je me garde bien de lancer des affirmations. Alors je pourrais demander à 108, qui est juste devant moi. Mais je ne le fais pas. Parce que je ne vais pas le déranger dans son travail. Et parce qu'il est muet. Pendant les pauses déjeuners, il ne parle pas. Il n’écoute pas non plus les histoires du 457. Peut-être est-il sourd. Ou peut-être n'aime-t-il que la vérité, comme moi. Alors peut-être sommes-nous plus proches que je n'en ai le sentiment, et peut-être devrais-je aller lui parler. Il ne faut pas parler aux inconnus, surtout à ceux qui paraissent sympathiques et qui en réalité sont trompeurs. Le 108 est peut-être de ceux-là. Je préfère ne pas lui parler : et s'il me disait qu'il y a une visseuse derrière le pilier alors qu'il n'y en a pas ? Ou l'inverse. Ce mensonge pourrait avoir des conséquences désastreuses sur l'ordre du monde ! Ignorer une vérité vaut infinement plus que connaître un mensonge. Quand le moment sera venu, je saurais s'il y a une visseuse derrière ce pilier. Pas avant.
La cloche de l’usine a sonné. Je sors de l'usine. Dehors, le ciel est noir, et pourtant la nuit n’est pas encore tombée. Je boutonne les six boutons en os de ma veste. Je serre le col. Il fait froid. Il fait toujours froid, à chaque sortie d’usine. Le mécanisme du froid obéit à une très grande logique, en réalité. Dans l’usine, la concentration des hommes et des machines produit une forte chaleur. Alors il fait chaud. C’est pour ça que les vitres du bureau du contremaître sont opaques. Mais dehors, la chaleur des hommes se perd dans la nature, car il n’y a pas de toit ou de cloisons pour la retenir comme dans l’usine. Dehors, il n’y a pas de cloisons ni de toit, et pas de piliers non plus, mais je ne suis pas exactement certain que les piliers aient quelque chose à voir avec la température.
Aujourd'hui, comme il fait froid, je porte la veste en laine que la mère m'a envoyée depuis ma province natale. Les parents vivent encore là-bas, avec les deux frères et la sœur. Je ne les vois jamais car je n'ai aucun besoin de les voir. La mère m'envoie souvent des colis qui contiennent des vêtements ou de la nourriture, ou de l'argent, mais je ne les ouvre que quand j'en ai un réel besoin, parce qu'il fait froid dehors ou parce que j'ai faim le soir avant de m'endormir. Les autres fois, je brûle le colis et son contenu pour ne pas être tenté d’utiliser ces denrées superflues.
Autour de moi les autres ouvriers s'éparpillent dans toutes les directions à la sortie de l'usine, dans le froid qui mord les mollets. Je marche devant moi. Quand on a passé la grande grille en fer forgé de l’usine qui marque la sortie de la fabrique, il y a une rue unique longée par des bâtiments. Des centaines de bâtiments tous identiques. De gros cubes gris avec une unique fenêtre tournée en direction de l’usine. Les bâtiments mis bout à bout me font penser aux visseuses de la fabrique, mais ils sont à l'exterieur et non à l'intérieur, et cela change beaucoup de choses car, comme ils sont dehors, ils forment une perspective. Une perspective est une suite de bâtiments qui se réunissent en direction d'un horizon et qui finissent pas disparaître et ne plus exister pour le regard. Je vois la suite d'habitations, et je vois l'horizon gris au-delà qui engloutit les blocs gris, eux aussi. Je me demande parfois qui sont les ouvriers qui habitent dans les bâtiments qui disparaissent et je me demande si, eux aussi disparaissent lorsque l'horizon gris les rejoint. Est-ce que l'horizon avance et mon habitation sera un jour engloutie ? Je ne le pense pas. Je n'ai jamais vu l'horizon avancer : il s'arrête toujours au niveau de l'habitation du matricule 32 – oui, ce doit être le matricule 32. Mais il y a des jours ! Il y a des jours où, le matin, l'horizon a avancé pendant la nuit. Ces matins-là, une bouche grise a lancé l'assaut jusqu'à six rangées d'habitations. Je m'attends à ne pas voir leurs occupants en allant travailler à l'usine : ils ont dû être engloutis par l'horizon qui a faim, ce matin-là. Mais pourtant ils sont bien là, et lorsqu'ils rentrent chez eux le soir, à la sortie de l'usine, leur habitation est là de nouveau et l'horizon a reculé son grand gosier brumeux. Peut-être les a-t-il recraché... Je pourrais aller voir ce qui se passe du côté de l'habitation du matricule 32, mais j'habite la deuxième maison sur la gauche et je ne vais pas aller plus loin.
Si je ne vais pas plus loin, c'est aussi que je ne veux pas devenir fou. Regardez : 457 habite près de l'horizon ! Je pense que, s'il est fou et menteur, c'est pour cela : il croit savoir ce qu'il y a après l'horizon mais ne fait que l'imaginer. Parmi ses mensonges, il y a celui de la vie au-delà de l'horizon. C'est un mensonge qu'il répète trop souvent et qu'il raconte aux jeunes ouvriers encore crédules. Il parle de jardins de fleurs. Il parle de plaines vierges. Il parle d'arbres qui produisent des fruits sans s'arrêter. Il en parle alors qu'aucun de nous ne sait ce qu'est un fruit ! Il ne fait que mentir, et grossièrement, encore : moi qui vient de la campagne, je sais que les champs servent à faire pousser les céréales ou à faire paître les animaux, et que les fleurs ne sont que les ornements inutiles des fruits trop mûrs. Et pour qu'un arbre produise des fruits, il faut que la main de l'homme se soit portée sur lui et l'aie soignée suffisamment longtemps. Un arbre ne peut pas produire de fruits sans s'arrêter. 457 est un menteur qui pervertit par ses mensonges les ouvriers de l'usine.
A côté de la grille, à l’extérieur de l’enceinte de la fabrique, un groupe s’est massé autour de 457. On dirait qu’ils sont prêts à l’étouffer. Les épaules des hommes touchent les épaules des hommes. Tous sont pelotonnés dans leur veste dont ils ont boutonné les six boutons en os. Seules les têtes dépassent. 457, la veste grande ouverte à la merci du froid, est au milieu. Il est un pantin maigre dont les gestes sont comme de grands coups portés dans le vent. Sa bouche laisse sortir une buée qui s’évapore aussitôt. Il gesticule. Il parle. Il crie. Il dit qu'il faut se préparer à se battre. Il dit que la cracheuse d'obus va bientôt lancer contre nous sa dernière offensive et tous nous décimer jusqu'au dernier. Il dit que cette machine ne veut que notre mort et que c'est pour nous épuiser qu'elle nous oblige à visser des obus toute la journée. Il dit qu'il faut que nous gagnons seul notre liberté.
Je regarde les autres ouvriers. Certains grognent ; d'autres hurlent avec 457 et reprennent ses slogans mensongers. Tout le monde essaie de se réchauffer en se frottant contre tout le monde et en criant plus fort. Peut-être que 457 ne crie que pour se réchauffer. Il devrait plutôt boutonner sa chemise, il aurait beaucoup moins froid. Je m'enfonce dans la masse et je sens que ma colère revient petit à petit et s'achemine le long de mon torse et jusqu'à mon poing. C'est encore l'envie de frapper 457 qui me secoue ! Si je pouvais utiliser mon bras pour autre chose qu'enclencher le mécanisme de la visseuse... Le règlement – il y a un règlement, il est collé sur chacune des visseuses – ordonne qu'un ouvrier ne doit s'occuper que d'une seule tâche pour ne pas perdre sa qualification dans cette tâche précisément. Et je risquerais de me blesser au bras et de ne plus pouvoir travailler, ce qui serait catastrophique, car ceux qui ne peuvent plus travailler disparaissent, et ce n'est pas une légende inventée par 457 mais un fait avéré. L'ouvrier qui habitait à côté de mon habitation – il portait le matricule 162, mais je ne peux plus l'appeler comme ça car le matricule 162 est quelqu'un d'autre maintenant – s'est cassé le bras un jour en frappant de son poing contre le mur de la fabrique. Il a disparu.
Je réussis à réfrener mes ardeurs et à franchir la foule sans frapper 457. Il y a encore d'autres ouvriers qui l'écoutent alors que le travail reprend dans moins de quinze minutes. Heureusement, je ne suis pas comme tous ces ouvriers ignares – ils sont encore jeunes, ils sont beaucoup à être arrivé depuis peu : je sais que 457 ment, et je sais presque pourquoi il ment. 457 ment parce qu'il habite près de l'horizon et parce qu'il visse juste à côté de la cracheuse d'obus. Alors son imagination travaille plus que son bras. Alors il ment. Je pourrais même démontrer aux jeunes ouvriers que ce que dit 457 n'est pas la vérité. D'abord les obus ne servent pas à nous épuiser. Ils sont indispensables à l'ordre du monde, et ensuite, ils se trouvent être la raison de notre vie, et non celle de notre mort : nous n'avons été embauchés que dans cette fabrique, et pas dans une autre fabrique, où l’on fabriquerait autre chose que des obus. Que pourrait-on faire d'autre que fabriquer des obus ? Moi, par exemple, qu'est-ce que je ferais d'autre ? Les parents n'ont pas besoin de moi à la province, je n'irais donc pas travailler les champs. 457, qu'est-ce qu'il ferait d'autre ? Il n'a même pas de parents. Personne n'a besoin de lui nulle part, sauf à la fabrique, et il voudrait être ailleurs ? Enfin, la liberté n'existe pas, évidemment. C'est un mot, et ce n'est pas une chose, comme l'est le froid, comme le sont les boutons en os de mon manteau.
Je marche encore trois minutes avant d'atteindre mon unité d'habitation. La grosse horloge au-dessus de la porte m'informe que j'ai une minute de retard. En temps normal, ce trajet de la fabrique à l'habitation me prend trois minutes. Là, j'en a mis quatre à cause de 457. Ce qui signifie qu'il me reste à peine neuf minutes – et non dix – pour m'occuper jusqu'au repas. Je vais devoir presser la lecture des lettres des parents, ce que je déteste faire car il me faut du temps pour apprécier chaque mot, pour entendre derrière les syllabes le son de la voix du père qui écrit ou de la mère qui dicte derrière. Parfois, il y a un mot du grand frère. Mais pas à chaque fois. Dans la dix-huitième lettre, j'ai compris que si le grand frère n'écrivait pas dans toutes les lettres, c'est parce qu'il avait trouvé du travail. Il y avait bien ce mot précisément : du travail. Le grand frère ! C'est impossible : il aide les parents à la ferme. Au début, je n'ai pas compris et j'ai dû relire le passage plusieurs fois. En lisant la suite de la lettre, j'ai fini par savoir. Il y avait des indices et j'ai pu reconstituer exactement ce qui s'était passé. D'abord, le petit frère a grandi et peut maintenant lui aussi aider les parents à la ferme. Bon. En plus, le travail que le grand frère a trouvé est directement lié à la ferme : il est chargé de transporter les marchandises jusqu'à la grande ville et recevoir en échange davantage d'argent que quand ce n'est pas quelqu'un de la famille qui y va. Bon. C'était une histoire d'intermédiaire. Mais autre chose n'était pas très clair dans cette histoire : d'après le père, le grand frère livrait aussi les marchandises des autres fermiers de la région. Dans ma lettre, je leur ai demandé pourquoi il devait faire cela, et s'il avait fait quelque chose de mal, et s'il était puni.
Le problème m'a occupé l'esprit pendant une semaine et j'avais toujours peur de ralentir dans mon travail, de mal enclencher la visseuse, et de provoquer un désastre. Et plus j'essayais de me concentrer sur la visseuse, plus le problème du grand frère me revenait. Pourquoi devait-il transporter les marchandises des autres fermiers ? Il me venait parfois en tête les solutions à ce problème. C'était là le pire : mon esprit quittait l'usine pour se rendre à la campagne, dans le champ des parents, et mon bras menaçait à tout moment d'oublier l'enclenchement du mécanisme des obus. Peut-être que le grand frère avait été adopté par d'autres fermiers, et qu'il appartenait maintenant à deux familles à la fois. Peut-être que les parents avaient acheté les terres d'autres fermiers. Mais alors où avaient-ils trouvé autant d'argent ? Le souci quand on cherche une vérité, c'est que de nouveaux problèmes, plus importants encore, ne cessent de se poser.
Un jour, j'ai reçu les nouvelles et j'eus la solution. Le père me disait qu'un homme de la ville avait créé une « coopérative » à laquelle les fermiers devaient s'inscrire. Toutes les marchandises étaient ainsi mises en commun et redistribuées de façon équitable. Et cet homme cherchait quelqu'un pour conduire un attelage chargé d'aller chercher les marchandises dans les fermes et chargé ensuite de les redistribuer. Il avait jugé que le grand frère était le plus apte à faire ce travail, et la famille était très fière de ce choix que les autres fermiers leur enviaient. Le père disait que maintenant, deux de ses fils travaillaient pour le gouvernement et qu'il fallait s'en réjouir, parce que la jalousie que leur portait les autres fermiers était une forme de respect, et c'était comme si un peu de l'autorité d'en haut leur était retombé dessus. Tels étaient les mots du père. Les questions qui me sont venues étaient trop nombreuses : je n'arrivais plus à reconnaître ce qui était bien de ce qui était mal. Etre envié par les fermiers ou être respecté par eux ? Travailler à l'usine ou transporter des marchandises ? Que le père soit satisfait ou qu'il ne voie plus ses fils ? Et puis, le père avait-il raison d'être fier de sa situation, alors qu'il aurait plutôt dû remercier humblement celui qui, parmi d'autres, avait choisi sa famille ? Peut-être y avait-il comme une sorte de protecteur de la famille, qui nous laissait les meilleurs places ? Non, décidément, il y avait trop de questions. Ce jour-là, je me couchais plus tôt que les autres jours.
Il me reste encore quelque chose de l'usine dont je n'ai pas parlé. Ce sont les jours du patron. Ils se répètent chaque dix jours. Ces jours-là, au lieu que sonne la cloche de l'usine, le contremaître nous convoque dans la grande cour qui sépare la fabrique des habitations. Il dit nos noms un par un et nous regarde. Parfois, il se met à crier et l'ouvrier sur lequel il crie doit retourner dans son habitation et remettre une paire de bottes propres, ou recoudre un bouton de son manteau, ou retailler sa barbe. Moi, il ne me crie jamais dessus, même quand mes bottes ne sont pas tout à fait propres ou ma barbe mal taillée. Je dois avoir de la chance. Ou bien ce sont toujours les mêmes qui se font crier dessus : 457, par exemple, doit retourner cinq ou six fois dans son habitation avant que le contremaître arrête de l'insulter. Le contremaître n'aime pas 457, mais je ne pense pas que ce soit pour les mêmes raisons que moi car il n'entend pas les mensonges et les hurlements. Devant lui, 457 baisse toujours la tête et ne dit jamais rien. Pourtant le contremaître est aussi maigre que 457. Mais lui, il a dans sa main un grand fouet noir qu'il n'utilise jamais. Ou en tout cas, je ne l'ai jamais vu l'utiliser. Il se contente de crier sur 457 et 457 court vers son habitation. Il lui recrie dessus et 457 court encore. Il crie, 457 court. Je me demande ce que le contremaître a contre 457.
Les jours du patron, le contremaître nous a réuni dans la cour. Il y a tous les ouvriers, et cela fait beaucoup ; alors il lui faut du temps pour tous nous regarder, mais il le fait. Le contremaître a un oeil terrible qui me fait peur lorsqu'il se pose sur moi. Il me fixe, me juge, m'écartèle, et il n'a pas besoin de me fouetter pour que je tremble. Le contremaître est la seule personne de l'usine qui me fasse vraiment peur, et je ne sais pas pourquoi, parce qu'il est tout petit. C'est certainement à cause de son regard. Mais il ne me dit jamais rien, alors si je me concentre très fort, j'arrive à rester immobile le temps qu'il m'ausculte sans bouger un seul sourcil. Après, il passe à quelqu'un d'autre.
Quand le contremaître a fini de tous nous regarder, nous attendons. Le temps peut passer très vite, ou très lentement. Quand il fait trop froid, je compte les ouvriers pour oublier qu'il fait trop froid. J'essaie de reconnaître 108 qui se trouve toujours à quelques pas à ma droite. Ce n'est pas facile de reconnaître quelqu'un car nous sommes tous calfeutrés dans nos manteaux les plus chauds, sauf les nouveaux venus qui ne savent pas encore que la première règle du jour du patron est d'attendre. Le contremaître aussi a froid, mais lui peut marcher pour se réchauffer. Il fait des tours de la cour et ses bottes aspirent la neige à chaque pas. Quand il fait trop froid, je compte les pas du contremaître dans la neige simplement en fermant les yeux, grâce au nombre de succion. Quand il fait vraiment trop froid, je compte les flocons de neige qui nous pleuvent sur les yeux. Ils sont lents et calmes et s'accomodent du silence, et pour cela peut-être j'essaie de les imiter. Ils descendent lentement ; très lentement ; très très lentement, sur la cour. Comme s'ils n'y avaient pas pensé eux-mêmes.
Soudain, le contremaître s'agite. Je n'arrive plus à compter ses pas : ils vont trop vite, et sont trop irréguliers. Ils nous fait signe de nous taire alors que personne ne parle, et que la neige avale les paroles. On entend un bruit de moteur. Le bruit de moteur se rapproche et le contremaître s'agite encore. Depuis le bout de l'allée des habitations, depuis l'horizon qui engloutit et qui recrache, le bruit de moteur est de plus en plus fort. C'est une sorte de machine automatique, en cuivre et en fumée, qui s'avance vers la cour en passant à côté de toutes les habitations vides. Quand elle avance, je ne sais pas encore que c'est une machine, parce que je n'entends que ses grognements qui pourraient être ceux d'un grizzli, parce que le contremaître nous interdit alors de tourner la tête vers le bruit ; mais je sais ce qu'elle est lorsqu'elle s'arrête dans la cour, qu'un premier homme noir et blanc en descend, qu'un second homme blanc et noir et en col de fourrure en descend. Le premier homme, je ne sais pas son nom, et il ne doit pas avoir beaucoup d'importance. Il pourrait être un ouvrier, parce qu'il ne fait qu'ouvrir la porte au second homme qui prend une canne, met sur sa tête un haut-de-forme et ajuste sa fourrure. Le geste du premier homme, sans que je sache exactement pourquoi, me fait penser à mon propre geste sur la visseuse. Je le ressens comme bas dans la hiérarchie des gestes. Au contraire, les gestes du second homme n'ont rien à voir. Je n'ai pas de canne, pas de chapeau, et pas de fourrure à mon manteau aux boutons d'os. Et mes mains ne vont jamais s'aventurer ailleurs que là où elles doivent être. Les gestes du second homme sont encore plus hauts dans la hiérarchie que celle du contremaître, car ils semblent obéir à une logique propre à l'homme lui-même. Le premier homme, parce qu'il ressemble à un ouvrier, ne m'inspire rien. Je ne retiens pas son visage, et peut-être n'est-ce pas le même homme à chaque fois. Je ne saurais pas dire. Son visage est muet. Le second homme dit des choses avant même d'ouvrir la bouche. Sa canne, son chapeau et sa fourrure disent qu'il n'est pas un ouvrier et qu'il n'est pas un paysan – je sais à quoi ressemble un paysan : il ressemble au père. Il n'a pas non plus la blouse noire du contremaître, et le contremaître ne porte pas de chapeau. Ses joues rouges et rondes disent qu'il a de l'argent, parce qu'on peut reconnaître les gens qui n'ont pas d'argent à leur absence de joues. Moi, la famille m'envoie un peu d'argent, alors j'ai des joues, qui sont plus souvent bleues que rouges. Mais j'ai des joues. 108 n'a pas beaucoup de joues. Je crois qu'il n'a pas de famille. Et comme il est muet, il doit avoir encore moins d'argent, parce que l'argent est proportionnel à ce que l'on possède, et la parole est quelque chose qui doit valoir cher. Le deuxième homme qui sort de la voiture, avec ses joues rouges et rondes, est quelqu'un d'important. Il est notre patron. Son nom est monsieur Andropov.
La première chose que monsieur Andropov fait le jour du patron, c'est se présenter. Il le fait pour les nouveaux ouvriers, et ces derniers temps, les nouveaux ouvriers sont de plus en plus nombreux. Il paraît que c'est à cause de la guerre, et qu'à cause de la guerre, il faut plus d'obus que d'habitude pour maintenir en place l'ordre du monde. Je ne sais plus qui m'a dit ça. Le patron dit qu'il s'appelle monsieur Andropov et qu'il est le patron de toute l'usine. Il a été nommé par notre gouvernement pour diriger cette usine et s'acquitte de cette tâche avec tout le dévouement que l'on doit à l'autorité qui nous donne du travail. Alors il se met à expliquer exactement ce que nous faisons à l'usine et je suis toujours surpris par les connaissances de monsieur Andropov qui ne vient que tous les dix jours et ne franchit même pas les portes de la fabrique. Il sait ceux des machines à marteler, il sait ceux des lamineuses, il sait ceux des perforeuses, et, bien sûr, il sait ceux des visseuses. Lorsqu'il parle des visseuses et de l'enclenchement des visseuses, je sens grimper dans mon corps la même fierté dont le père me parle dans sa lettre. Cela ne dure pas très longtemps, mais monsieur Andropov m'apprend, en quelques mots, que j'appartiens à une longue chaîne d'utilités. Aujourd'hui, il nous parle en plus de la guerre. Il dit que l'ordre du monde dépend des obus que nous fabriquons et que rien ne doit nous arrêter, car si nous arrêtons, c'est en même temps la Terre qui s'arrêtera de tourner. Il dit que notre travail a un sens et une direction. Je retiens ses phrases pour pouvoir, plus tard, me les répéter à moi-même.
Je crois que j'aime bien monsieur Andropov. J'aime bien quand il sourit en me regardant, et quand ses joues rouges se retroussent comme les plis d'une épaisse miche de pain. Peut-être ai-je aussi peur de lui, mais ce n'est pas la même peur que celle du contremaître. La peur du contremaître est une peur négative alors que celle de monsieur Andropov est une peur positive. La peur du contremaître me fait trembler alors que la peur de monsieur Andropov m'oblige à me surpasser tous les jours en attendant que, le jour du patron, mon travail soit recompensé par les félicitations de monsieur Andropov, et par son sourire en miche de pain. Si le contremaître crie, monsieur Andropov nous félicite, parce qu'il est fier de nous. Il dit que nous sommes tous ses enfants, et qu'il est content de nous nourrir et de nous soigner. Car monsieur Andropov nous permet de loger dans les habitations, qui lui appartiennent, et il nous offre tous les jours nos deux repas chauds. C'est vrai que c'est un peu ce qu'un père ferait pour ses fils. Mais je sais qu'il n'est pas mon père, parce que le père me l'aurait dit dans ses lettres s'il était monsieur Andropov ; et il habite toujours à la province.
S'il est notre père, alors nous avons tous une soeur, parce que monsieur Andropov a une fille. Je ne sais pas comment elle s'appelle et je ne sais pas à quoi elle ressemble. Je ne sais pas si elle est petite ou grande ni si elle porte ses cheveux noirs en chignon comme ma mère. Je ne sais pas non plus quel est le son de sa voix. Et pourtant, je sais qu'elle existe. Car monsieur Andropov nous en parle souvent quand il vient pour le jour du patron. Il dit que sa fille est fière de nous, aussi. Il dit que sa fille vérifie soigneusement que chaque repas soit correctement préparé, que chacun ait suffisamment de viande. Je me demande si la fille de monsieur Andropov ressemble à ma soeur – à ma vraie soeur – que je n'ai jamais vu non plus. Peut-être. Ou pas.
Quand la cloche sonne la fin du rassemblement et que la machine de monsieur Andropov s'en va vers l'horizon, je pense encore à sa fille. Elle est une ombre de paroles, et le souvenir que j'ai d'elle se noue autour des mots de son père.