2.
Aujourd'hui, je reviens à l'usine de monsieur Andropov. Pour monsieur Andropov. Pour tuer monsieur Andropov. Frémissement ; brouillard ; bouchon ; râclement. Le train qui va de Likoutsk (la ville) à l'usine de monsieur Andropov roule sur les rails dans la grande prairie grise. Frémissement ; brouillard ; bouchon ; râclement. Je me demande s'il n'y a que moi dans ce train avec des portes vertes d'un côté et bleues de l'autre. C'est un vert foncé, un peu triste. Parce que s'il n'y a que moi, ça pourrait expliquer le silence gigantesque qu'il y a dans le train, entre Likoutsk et l'usine de monsieur Andropov. Frémissement ; brouillard ; bouchon ; râclement. J'ai bien amené un livre d'Ivanov, mais je n'arrive pas à le lire parce que je passe tout mon temps à écouter le silence et à essayer de savoir si c'est vraiment du vrai silence, ou si c'est une illusion de silence, comme lorsqu'il y a du silence mais qu'en fait il y a d'autres personnes qui ne parlent pas, et qui pourraient parler, et alors c'est juste un silence incertain parce que, potentiellement, il pourrait y avoir du bruit. Est-ce qu'il y a silence quand il peut y avoir du bruit mais qu'il n'y en a pas ? Frémissement ; brouillard ; bouchon ; râclement. Tuer monsieur Andropov, c'est ce que je vais faire à l'usine. Je l'ai marqué sur un petit bout de papier que je triture dans ma main (dans l'autre main, il y a le livre d'Ivanov que je ne triture pas parce qu'il n'est pas à moi mais à Alexandra). Pourquoi est-ce que je dois tuer monsieur Andropov ? Ah oui, pour que les choses rentrent dans l'ordre. Pour venger les ouvriers. Pour la sauvegarde de notre héritage. Parce qu'il est fou. Pour la plus belle récompense le sourire d'une femme. J'aurais bien écrit toutes les raisons sur le papier, mais c'était trop compliqué à exprimer. Trop de mots. Trop d'idées. Trop de nouveautés. Tuer monsieur Andropov, c'est simple, même si je ne sais pas écrire et que j'ai juste recopié les mots à partir d'un livre d'Ivanov. Tuer. Frémissement ; brouillard ; bouchon ; râclement.
C'est Ilya qui m'attend à la gare de l'usine. Alexandra m'a dit de ne pas m'inquiéter, qu'Ilya serait à la gare pour m'attendre et m'expliquer dans le détail tout ce que je dois faire. Je ne m'inquiète pas. Tuer, c'est un mot facile à comprendre. Ce qui m'embête plus, c'est de comprendre pourquoi je dois tuer monsieur Andropov. Ça, c'est quelque chose que j'ai appris à Likoutsk. Avant, quand j'étais à l'usine, je vissais sans trop savoir pourquoi je vissais. Ou alors c'était pour maintenir l'ordre des choses. Les obus arrivaient, il fallait visser. A Likoutsk, les obus n'arrivaient plus. J'ai su alors que rien n'arrivait sans raison. Qu'il y avait, derrière chaque chose, une raison. Par exemple, il y a des raisons pour que je tue monsieur Andropov : c'est pour maintenir l'ordre des choses. Comme quoi, dès le départ, dès la visseuse de vis, j'avais vu juste. Mais ce qui est important, c'est aussi le comment, une fois que le pourquoi est résolu. Avant, quand j'étais à l'usine, ce que j'avais à faire était simple, alors je ne me demandais pas comment le faire. Il fallait visser. La seule règle, pour visser, était de respecter un chronomètre précis. Par exemple : on vissait une fois que l'obus était face à nous, ni avant, ni après. Le parcours de l'obus était pratique pour s'orienter dans le temps. Avec Likoutsk, j'ai découvert qu'il y avait des choses bien plus compliquées, qui prennent en compte toute une série de paramètres que je ne connais pas. Par exemple tuer monsieur Andropov. Quand Alexandra me l'a annoncé, j'ai simplement pensé qu'il fallait le tuer. Mais c'est que je n'avais pas répondu, dans ma tête, à toutes les questions : avec quelle arme ? comment arriver jusqu'à lui ? Tuer, ce n'est pas seulement tuer : c'est beaucoup plus compliqué. Je m'en suis rendu compte à un moment précis : quand Ilya, à la gare de l'usine, m'a présenté « le plan ». « Le plan », c'est comment tuer monsieur Andropov. Ilya explique bien chaque étape, alors j'ai tout compris, mais quand je repasse sa voix dans ma tête, j'ai encore quelques doutes, parce que, pour chaque étape, il faut reprendre le cheminement du pourquoi et du comment.
« Votre mission se déroulera sans aucun problème, ne vous inquiétez pas. Alexandra et moi avons convenu d'un plan très simple dans sa conception mais néanmoins efficace face à ses objectifs. Vous devrez tout d'abord vous introduire dans la fabrique et progresser jusqu'à la maison de monsieur Andropov. Les ouvriers en grève occupent un espace qui va de leurs habitations jusqu'aux ruines de la fabrique. Malheureusement, le train ne vous conduit pas directement dans la propriété de monsieur Andropov, seul secteur épargné par l'occupation des ouvriers grâce aux soldats qui le surveillent. La route vous mènera dans une zone frontière surveillée par les deux camps. Mais la situation est suffisamment embrouillée pour que vous passiez totalement inaperçu, ou, en tout cas, dans une moindre mesure dont nous nous contenterons amplement. Il vous faudra ensuite passer la barrière de soldats qui encerclent la maison de monsieur Andropov. Vous devez savoir que, dans l'état actuel des évènements et sur ordre du gouvernement, ils sont postés là autant pour le surveiller lui que pour surveiller les ouvriers. En expliquant votre qualité de gendre de monsieur Andropov, ils ne devraient pas vous empêcher de passer. Si jamais ils vous refusent l'entrée, expliquez-leur que vous avez été missionné par sa fille pour veiller sur lui pendant ces dures épreuves. Une fois à l'intérieur, la difficulté sera de trouver le chemin qui conduit au bureau de monsieur Andropov. Tout indique qu'il s'y trouve : quand j'ai quitté l'usine il y a quelques heures, il venait d'y entrer pour mettre par écrit ses ordres pour la journée et répondre à son courrier. Il est courant que cette activité lui prennent une matinée entière durant laquelle il insiste pour ne pas être dérangé. Vous serez donc tranquille. Les couloirs sont sinueux, et il ne faudra pas que vous ayez l'air d'hésiter sur votre chemin, pour que les soldats ne se doutent de rien. Puisqu'il me semble que vous n'avez jamais eu l'occasion de vous rendre dans le bureau, j'ai dessiné un plan que vous pourrez mémoriser, puis suivre. Enfin, vous passerez à l'acte. Je vous remets un couteau qui est son propre couteau de chasse. La lame a été affutée hier soir et rentrera facilement dans la chair. Vous viserez le coeur, puis, une fois l'acte accompli, vous reposerez le couteau dans la main de monsieur Andropov afin que l'on croit à un suicide. Et j'oubliais la dernière étape. Dans l'idéal, il faut que le cadavre soit découvert le plus tard possible. Au moment de sortir du bureau et de quitter la maison, vous passerez devant les soldats. Vous leur direz alors que monsieur Andropov va très bien et qu'il a demandé à ne pas être dérangé avant ce soir.
Sur le quai, Ilya est seul dans le froid.
« Vous êtes l'homme qu'il faut pour cette mission, Anton. Nombreux sont ceux qui comptent sur vous. »
***
La première étape, c'est m'introduire dans la fabrique et progresser jusqu'à la maison de monsieur Andropov. Pourquoi : parce que le train ne me dépose pas directement dans la maison de monsieur Andropov et que tous les chauffeurs de monsieur Andropov (qui auraient pu me conduire, moi aussi) ont décidé de rester avec lui dans sa maison (comme Gregor, par exemple). Comment : suivre la route et être là où il y a une frontière entre les ouvriers et les soldats. Suivre la route, ce n'est pas très difficile, et au début, je me mets à croire qu'en fait, ma mission n'est pas vraiment passionnante. Il y a juste le vide, les herbes grises qui bougent à peine parce que le vent n'est même pas assez fort pour les soulever, et la route qui n'est même pas noire, comme les rues de Likoutsk. Elle me fait penser aux petits chemins de terre que je prenais pour rentrer chez les parents, mais ce n'est pas pour recommencer ce que je faisais avant d'arriver à l'usine que j'ai fait tout ce chemin, de l'usine jusqu'à Likoutsk, puis retour à l'usine. Il n'y a même pas une voiture qui passe sur la route, comme dans la ville où j'aimais bien compter le nombre de voitures qui passaient sous les fenêtres. J'essaye de le faire ici pour passer mon ennui, mais le compteur reste bloqué sur un. Tuer monsieur Andropov n'est pas vraiment intéressant pour l'instant ; ça donne froid aux os.
Quand je vois des bâtiments, c'est que je suis près de l'usine. Je reconnais bien, parce que ce n'est pas vraiment une nouveauté, mais plutôt un souvenir. Un souvenir, c'est comme une nouveauté que l'on n'a pas vu depuis longtemps et dont il faut se rappeler en faisant le même effort que quand on mémorise une nouveauté. D'un côté, il y a la fabrique qui est une grande suite de ruines comme des rochers qui seraient là depuis toujours. De l'autre côté, il y a la maison de monsieur Andropov. Il n'y a toujours que trois arbres dans le jardin, mais ils sont sûrement morts. Je sais que derrière, ce sont les habitations des ouvriers. Il y a la mienne, par exemple, mais ce n'est pas le moment d'y aller, même si j'aimerais beaucoup, pour voir si elle est toujours là ou si le désordre est arrivé jusqu'à elle pour la faire disparaître. Selon Ilya, entre la fabrique et la maison de monsieur Andropov, c'est une frontière. Une frontière, c'est ce qui sépare deux endroits habités par des personnes différentes. Par exemple, Ivanov dit que l'espace est une frontière : c'est entre les planètes. Au club Rafael, les barbes et les moustaches parlaient beaucoup de frontières lorsqu'il était question des autres pays de la planète. Seulement voilà : je pensais que, sur une frontière, il ne pouvait y avoir personne, parce que c'était interdit. Mais là, il y a du monde. Il y a toute une foule d'ouvriers dans ce qui doit être la frontière entre la fabrique et la maison de monsieur Andropov. Est-ce que je dois continuer à suivre le plan, où est-ce qu'il faut que je trouve une autre frontière ? Mais où ? D'abord, je panique : déjà, il y a un problème ? Déjà, le plan est complètement faux et ne sert à rien pour accomplir la mission ? Autant renoncer tout de suite si le désordre en est arrivé à ce point. Je n'arrivais pas à visser les obus qui arrivaient dans le désordre, je n'arriverais pas plus à inventer le plan pour tuer monsieur Andropov au fur et à mesure ! Et puis je me souviens d'Ivanov, qui n'hésite jamais, quel que soit le problème. D'ailleurs, ses plans à lui non plus ne fonctionnent jamais très bien, et il y a toujours des événements qu'il n'a pas prévus, et il s'en sort toujours. Et puis j'essaie de me souvenir de la deuxième étape (la barrière de soldats). Visiblement, il y a bien la barrière de soldats malgré la frontière habitée ; c'est que les différences avec le plan ne sont pas trop grandes. Ça va, je vais pouvoir rétablir l'ordre des choses.
Je passe discrètement au milieu des ouvriers. Ce n'est pas très facile d'être discret, mais je compte sur le fait que, dans le fond, je suis un peu un ouvrier. Avec un peu de chance, ceux qui m'ont enlevé seront là et pourront confirmer qu'en effet, je suis un ouvrier. Ils parlent entre eux en petits groupes et ne me remarquent pas. Sauf quand il y en a un qui crie aux autres de regarder parce que c'est Anton. D'autres crient de me laisser passer, que je suis avec eux. Je ne reconnais pas ceux qui m'ont enlevé parce que ça manque de cagoules, mais je reconnais bien 108 monté sur une estrade. Il doit aussi me voir, mais ne réagit pas parce qu'il est en train de crier des choses que je n'entends pas. Le 108 de l'usine est toujours là, il n'a pas été remplacé par le 108 de Likoutsk. Comme je vois ça, je sais que l'ordre des choses existe encore un peu. Grâce aux souvenirs, j'arriverai presque à retrouver les matricules des ouvriers qui me laissent passer comme quand on marche dans des herbes hautes et que les herbes se poussent les unes les autres pour faire une sorte de chemin. C'est un peu comme une frontière, non, un chemin entre les ouvriers qui m'amène jusqu'aux soldats ?
La seconde étape, c'est de passer la barrière de soldats qui gardent la maison de monsieur Andropov. Pourquoi : parce que sinon, je ne rentrerai pas dans la maison (celle-ci est assez facile). Comment : en leur disant qu'en qualité de gendre de monsieur Andropov, j'ai été missionné par sa fille pour veiller sur lui pendant ces dures épreuves. J'essaye juste en leur demandant si je peux entrer, mais ça ne marche pas : les soldats qui sont appuyés contre la grille avec leur fusil me disent non. Ils n'ont pas l'air très méchants pourtant, comme ça, mais ils ne veulent pas me laisser entrer. Ils disent qu'on leur a donné l'ordre de ne laisser entrer personne. Pourtant, je viens juste pour tuer monsieur Andropov, ce ne sera pas très long. Et en plus, à la fin, je reviendrais leur dire qu'il va bien pour qu'il ne s'inquiètent pas trop et qu'ils découvrent le corps le plus tard possible. Mais avant cela, je dois essayer autre chose. Je leur dis que j'ai la qualité de gendre de monsieur Andropov. Ils me disent qu'ils vont demander à leur supérieur. Je leur dis que j'ai été missionné par la fille de monsieur Andropov pour veiller sur lui pendant ces dures épreuves. Ils me disent que le supérieur va bientôt arriver, que c'est un colonel, qu'il s'appelle le colonel Diepr. J'attends. Derrière moi, les ouvriers poussent, mais ils ne savent pas que c'est seulement en qualité de gendre de monsieur Andropov que l'on peut entrer. Les ouvriers crient aux gardes de me laisser entrer, alors que les gardes, eux, tremblent. Au début, je n'avais pas vraiment fait attention parce que je me concentrais sur les paroles que je devais leur dire. Mais en fait, les gardes tremblent. Je l'ai remarqué d'abord à cause de leur fusil. Ils n'arrêtent pas de faire passer leur fusil d'une main à l'autre et, quand ils arrêtent de le faire, le fusil fait des petits cliquetis qui ne peuvent pas venir de lui-même mais qui viennent des mains des gardes. Ou plutôt, de la gachette métallique des fusils qui vient frotter contre les boutons de cuivre sur le pectoral des gardes.
Le colonel Diepr est arrivé et je me demande si ça valait le coup parce qu'il me pose exactement les mêmes questions que ses gardes. Mais au moins, il me laisse entrer. Il me demande qui je suis. Je lui dis qu'en ma qualité de gendre, etc. Il me dit qu'il a en effet entendu parler d'un mariage récent de la fille du sieur Andropov (c'est lui qui dit le « sieur Andropov »). C'est lié, je lui dis. Il me dit qu'il était déjà là quand il y a eu ce mariage, mais qu'il était occupé à surveiller les ouvriers. Il dit ça pour m'expliquer pourquoi il ne sait pas à quoi je ressemble et qu'il a d'abord cru que j'étais un ouvrier. Je lui dis que je suis aussi un ouvrier. Le colonel Diepr est une moustache, mais pas une moustache comme celle du club Rafael : la sienne est blonde et longue et lui retombe de chaque côté des dents. Il a beaucoup de dents, et on les voit presque autant quand il ne dit rien que quand il parle. Là, il ne dit rien et triture sa moustache. Je lui répète que j'ai été missionné par la fille de monsieur Andropov pour veiller sur lui pendant ces dures épreuves, parce qu'il n'a peut-être pas bien entendu la fin tout à l'heure. Il demande à un soldat d'aller chercher une photographie du mariage de la demoiselle Andropov. Il faut encore que j'attende, et je commence à trouver que le plan d'Ilya ne fonctionne décidément pas, mais je pense à Ivanov. C'est pour ça que je ne dis rien, et que j'attends que le colonel Diepr ait dans les mains la photographie. Il me dit que c'est bien moi, ce que je sais déjà, mais je ne lui fais pas remarquer. Il me dit que le sieur Andropov est dans son bureau (c'est embêtant : le plan semble juste, cette fois) et qu'il ne veut pas être dérangé parce qu'il prépare le discours qu'il va lire à midi aux ouvriers pour leur annoncer les décisions qu'il prend pour régler le conflit et peut-être comme ça, lui, le colonel Diepr, il pourra enfin s'en aller de cette fichue usine et se rendre utile ailleurs, avec son bataillon. Je lui dis que je crains qu'il ne puisse pas s'en aller de l'usine. Il me demande pourquoi. Je lui explique que son départ est lié au discours de monsieur Andropov ; or, il n'y aura pas de discours puisque monsieur Andropov va mourir avant de le prononcer. Et je crois que les morts ne font pas de discours. Quoique... Je lui parle de l'exemple de 457 qui a pu dire quelque chose même s'il était mort, et même si ça ne s'adressait qu'à moi, durant le mariage avec Alexandra. Du coup, les morts peuvent peut-être aussi faire des discours. Le colonel Diepr caresse sa moustache encore plus fort. Elle doit l'aider à réfléchir, parce que c'est vrai que c'est compliqué cette histoire de morts qui parlent et que, moi-même, je ne suis pas bien sûr. Il me dit qu'on est tous complètement fous dans la famille. J'ai envie de lui dire que non, qu'il n'y a que monsieur Andropov qui est fou et que c'est une des raisons qui font que je vais le tuer, mais je me souviens qu'Ilya m'a dit que personne ne doit être au courant du plan. Alors je me tais. J'ai bien fait, parce qu'il me laisse passer.
La troisième étape, c'est de trouve r le chemin qui conduit au bureau de monsieur Andropov. Pourquoi : parce qu'à cette heure-là, monsieur Andropov est toujours seul dans son bureau pour préparer les décisions de la journée. Comment : Ilya m'a dessiné un plan de la grande porte d'entrée jusqu'au bureau (heureusement, parce que je suis déjà allé une fois dans le bureau de monsieur Andropov, mais je ne me souviens plus du tout de l'endroit exact où se trouve le bureau ; je me souviens juste de là où se trouve la chambre d'Alexandra, et encore, je ne m'en souviens que si j'y vais depuis le jardin, pas depuis la porte d'entrée). La première fois que je suis allé dans le bureau, c'était le jour où j'ai failli me faire exécuter par monsieur Andropov parce qu'il m'avait trouvé dans la chambre de sa fille et que monsieur Andropov n'aime pas qu'il y ait quelqu'un d'autre que sa fille dans la chambre de sa fille. Il ne l'aimait pas pour la chambre de l'usine, mais ça ne doit pas l'inquiéter pour la chambre de Likoustk, parce que, sinon, il serait très très en colère : il y a beaucoup de monde qui passe par la chambre d'Alexandra à Likoutsk.
D'après le plan, il faut aller à droite et traverser un grand couloir où les plafonds sont aussi hauts qu'un arbre centenaire, et avec des carreaux de faïence sur le sol. Un rouge, un noir, un rouge, un noir.
Je devrais peut-être lui dire pour la chambre d'Alexandra à Likoutsk : après tout, ça avait l'air de lui tenir à coeur, et c'est un peu comme si j'avais quelque chose à me faire pardonner auprès de lui, à propos des chambres et d'Alexandra. Si j'ai le temps d'y penser, je lui dirais avant de lui planter son couteau dans le coeur.
Les carreaux de faïence ne sont plus là. Je veux dire : plus là du tout. Ils ne sont pas remplacés par d'autres carreaux qui seraient d'une autre couleur (blanc et noir au lieu de rouge et noir, par exemple ; ou jaune et bleu ou vert), mais ils ont complètement disparu, comme si le poseur de carreaux de faïence s'était arrêté au milieu du couloir. D'ailleurs, les carreaux qu'il n'a pas encore posés sont éparpillés, en miettes, sur un buffet avec des pattes de lion. Les carreaux manquant ne sont pas la seule anomalie dans le grand couloir de la grande demeure : il y a les tableaux sur les murs. Il y en a qui sont normaux ; c'est une toile entourée par un cadre avec des dorures et des crénelures et des entailles. Mais il y en a qui ont des déchirures de haut en bas, de la plume du chapeau du portrait jusqu'aux médailles de son revers de veste. Sur d'autres tableaux, la déchirure traverse le visage et le portrait n'a plus d'yeux. J'ai bien réfléchi, et je ne pense pas que ce soit normal : je n'ai jamais vu de tableaux dont la toile était déchirée. Ni des tableaux où les peintres ne peignaient pas les yeux mais déchiraient la toile à la place. Et là je n'arrive pas à trouver la même explication que pour le poseur de carreaux de faïence. Un tisseur de toile arrêté au milieu de son tissage ? Non, parce qu'on n'aurait pas peint de portraits dessus, du coup. C'est peut-être une nouvelle forme de portrait, où le tableau est abîmé parce que c'est beau ? Non, ce sont de vieux tableaux, et je crois même me souvenir que je les ai déjà vus le jour (la nuit) où j'ai traversé le couloir traîné par deux soldats. Je n'ai pas forcément retenu les portraits sur le moment, mais j'aurais sûrement été étonné par des tableaux déchirés. Là, je reste pendant plusieurs minutes à étudier les portraits écorchés. Ils veulent me dire quelque chose. Ils veulent me parler. Ils veulement me prévenir... Ils me disent que le désordre des choses a envahi la maison de monsieur Andropov. Ils me disent que, lentement, les choses ne vont plus à leur place, les carreaux de faïence vont sur les meubles en bois et les portraits ne sont qu'à moitié tissés : c'est le début du chaos que je dois arrêter. Vite ! Tuer monsieur Andropov !
D'après le plan, il faut continuer tout droit jusqu'à la salle de bal, où se trouve un piano, que l'on traverse jusqu'au bureau. Mais là, les choses se compliquent encore : le désordre me poursuit, comme il poursuit les portraits, et j'ai peur de me faire lacérer et de devenir aveugle (mais je tiens bon, car il y a beaucoup de gens qui comptent sur moi : il y a Ilya, il y a Alexandra, il y a les cagoules, il y a les moustaches et les barbes ; je pense à Ivanov qui n'a jamais peur de rien, et surtout pas des plans qui ne marchent pas ...). La salle au bout du couloir, je n'arrive pas à savoir si c'est ou non la salle de bal. Regardez : la salle de bal du club Rafael, c'est une grande salle complètement vide avec un parquet qui luit, un lustre qui pend, un piano qui joue de la musique. La salle au bout du couloir est encombrée d'éclats de vitres et de carreaux de faïence et de planches de bois estropiées comme des arbres retournés sur le dos. Est-ce vraiment la salle de bal, cet endroit ? On ne peut pas danser au milieu des ruines, et le piano est comme un champ de bataille : il ne peut plus jouer. Est-ce qu'une pièce avec un piano qui ne peut plus jouer est encore une salle de bal, où est-ce que seule la musique définit la salle de bal ? Et le silence ? J'avance. J'attends le désordre. J'attends d'entendre le désordre. Où est-il ? Où se cache-t-il ? Au fond, il y a une porte ouverte : soit il y a le désordre dedans, soit il y a monsieur Andropov. Alors je n'ai pas à hésiter : je dois y entrer de toute façon, pour affronter mon destin.
Le bureau de monsieur Andropov dans lequel il devrait être est vide. A moins que ce ne soit pas son bureau. Mais j'ai suivi le plan. Mais Ivanov. Mais la salle de bal sans musique. Mais le désordre qui a pu mélanger les pièces. Mais le désordre qui a aussi pu empêcher monsieur Andropov d'être dans son bureau où il devrait être. Il y a juste cette odeur de brûlé, et les petits tas de cendres qui montrent que le désordre est bien passé par là. A-t-il épargné monsieur Andropov ? Parce que sinon, je ne vais pas pouvoir le tuer, et ça m'embêterait beaucoup. Pendant quelques instants, j'ai l'idée de me tuer moi-même pour remplacer le cadavre de monsieur Andropov : on croira à un suicide, et j'aurais presque accompli la mission. Mais non, c'est une mauvaise idée parce qu'il y a le doute : si monsieur Andropov n'est pas dans son bureau, ça ne veut pas forcément dire qu'il est mort. La preuve, c'est qu'on peut mourir ailleurs que dans son bureau. J'ai alors la meilleure idée qui soit : je me souviens qu'Ivanov s'est déjà retrouvé dans cette situation avant moi, dans La gloire, et au-delà. Sur la planète Xlük. Son plan ne fonctionnait pas. Le bureau était une salle de commandes qui était vide ; monsieur Andropov était le maréchal des Xlükiens. Mais je ne me souviens plus de comment il s'en était sorti, parce que le jour où j'ai lu La gloire, et au-delà, c'était un soir. J'attendais Alexandra. Je m'inquiétais un peu, parce qu'il était encore plus tard que d'habitude. Comme je m'inquiétais, je relisais toujours la même phrase du même paragraphe qui parlait de turbines à la longue plainte mordante qui se taisaient enfin. Des turbines. Longue plainte. Enfin. Se taisaient. Mordante. Il y avait trop de mots différents dans mon esprit, et la même phrase du même paragraphe se répétait. La longue plainte d'Alexandra se taisaient trop tard. Les turbines rentraient à l'appartement en mordant enfin. Elle a fini par arriver et j'avais déjà tourné cinq pages et Ivanov avait tué le maréchal des forces ennemies et je ne l'avais pas vu subterfuger correctement parce que j'en étais resté à la longue plainte des turbines. Après, j'ai commencé Les promesses de l'infini et j'ai oublié qu'il y avait eu La gloire, et au-delà. Alors que la réponse à tous mes problèmes est dans ce livre, dans les pages que je n'ai pas lu... Il doit bien y en avoir un exemplaire dans la chambre d'Alexandra. Vite, par le jardin !
Les turbines, à la longue plainte mordante, se taisaient enfin. Les fumées qui s'en échappaient étaient épaisses comme je ne l'avais jamais vu. Elles envahissaient tout l'espace, du sol d'acier au plafond tapissé de toiles de zinc aluminé. Cet alliage était l'un des plus solides de toute la galaxie. Il pouvait résister, disait-on, à une pression de plusieurs milliers de tonnes. Cette technologie n'était pas la nôtre, mais une partie de ma mission sur la planète Xlük était de me l'approprier. L'autre partie m'attendait ici, selon les indications que notre espion xlükien avait bien voulu nous fournir. Encore fallait-il qu'il ne nous ait pas menti, ce qui n'est jamais vraiment certain chez cette race extraterrestre réputée pour sa fourberie. Déjà, je craignais le pire. Et mon coeur aussi, qui battait la chamade.
J'attendis que les fumées se soient enfin dissipées pour sortir de ma cachette. Quelques ombres, parfois, perçaient l'épaisseur des volutes. Mais rien chez elles ne m'était familier et, au dernier moment, alors que je pensais avoir avisé ma cible, je m'apercevais qu'il ne s'agissait que d'un cable pendant du plafond. Malédiction : je jouais de malchance ! D'abord, l'alarme déclenchant la turbine lance-fumées, et à présent le doute. Rien n'est pire que le doute et l'attente chez un homme d'action. Ils font pourtant partie des risques de l'aventure. Des moments où le temps s'arrête. Des moments où l'épopée semble vouloir reprendre sa respiration après un long moment d'efforts ininterrompus. L'attente est au héros ce que l'amour est à l'homme : un poison douloureux, mais inévitable, et finalement agréable et stimulant.
Où pouvait bien se cacher le maréchal des Xlükiens ? A mesure que la maudite fumée disparaissait, l'espoir de remplir ma mission avec brio s'assombrissait. Mes doigts étaient crispés sur la gachette de mon pistolet. Mes muscles étaient tendus comme des cordes de violon. Mon coeur menaçait de m'abandonner à tout moment. Pas de maréchal en vue ! Par où avait-il pu s'échapper, ce fichu gredin ? Je redoutais le pire : les xlükiens sont capables de tout. Par la vaste vitre qui garnissait la salle des commndes, je voyais les étoiles. Durant quelques secondes, j'entrai en communion avec elles. C'était pour elles que nous nous battions, pas pour une quelconque gloire, qui est plus une récompense pour celui qui la donne que pour celui qui la reçoit. Ne pouvaient-elles pas me révéler, spectatrices impassibles et belles de nos luttes sans fin, la ruse du maréchal ? Si elles pouvaient parler, elles nous confieraient assurément les secrets les plus doux de l'univers, plutôt que de se préoccuper de plates et vaines batailles.
Enfin, assuré à présent que le maréchal des Xlükiens n'était pas dans la pièce, je me risquais à sortir de ma cachette, le pistolet en main, prêt à tirer. Mes yeux perçants scrutaient le moindre recoin de la salle des commandes ; une porte par où il aurait pu sortir, un entrelacs de fils dans lequel il pourrait se dissimuler, un placard qui lui servirait d'abri. Il n'y avait rien de tout cela. Le zinc aluminé est connu pour ses propriétés réfléchissantes, et j'aurais été averti du moindre mouvement, fût-il une souris ou un moucheron. Il me fallait me rendre à l'évidence : ma mission avait échoué !
Voyons Ivanov, mon vieux, me disais-je en dedans de moi-même, ressaisis-toi ! Ce n'est pas la première fois que tu affrontes un impondérable de cette sorte ! Que t'ont appris toutes ces années passées à explorer l'espace, sinon que rien ne se déroule exactement comme prévu ? Je reprenais mes esprits et ma confiance. La fumée était à présent entièrement dissipée. Son odeur lourde et pesante avait quitté la pièce. Le bruit des turbines n'était plus qu'un léger raclement. Les étoiles éblouissaient plus que jamais. Mes doigts se décrispaient. Mes muscles s'assouplissaient. Le rythme de mon coeur ralentissait progressivement jusqu'à atteindre sa vitesse habituelle. C'était de croire à l'ennui qui m'avait mis dans un tel état. L'aventure, ce n'est pas l'ennui. L'aventure, c'est se réveiller tous les matins sans savoir la nature exacte des risques que l'on prend en acceptant la mission qui nous est confiée, et aimer ça. L'aventure, c'est se retrouver seul, dans une salle des commandes extraterrestres, sans savoir comment poursuivre sa mission. De nouveau montait en moi une excitation qui était celle des premiers temps, de ma folle jeunesse dans le spatioport de Gord, de ces moments où j'ignorais encore tout des voyages dans l'espace. Tout n'était que découverte et plaisir. Comment pouvais-je refuser que cela continue ?
A nouveau, ce furent les étoiles qui m'attendrirent. L'atmosphère de Xlük, que je contemplais ici à plus de trois cent mille kilomètres d'altitude, a pour particularité d'agir à la manière de la surface dormante d'un lac de montagne : elle renvoie la lumière et capture l'image des étoiles, comme un reflet. Par le jeu de miroirs qu'offre la planète extraterrestre, c'était un double espace sur lequel je pouvais méditer. Et l'on voit combien la civilisation xlükienne, toute barbare et guerrière qu'elle soit, possède aussi ses beautés. Sans doute serait-il préférable de nous allier à eux plutôt que les combattre. Mais enfin, la guerre ne se décide pas, elle survient comme un météore qui traverserait le ciel de part en part, détruisant sur son passage des vies, des civilisations, des planètes.
Soudain, le glas sonna pour moi : je reconnus dans mon dos le babil primitif des Xlükiens ! En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, j'avisais qu'ils étaient deux. Il fallait jouer serré. J'effectuais une roulade acrobatique. Je me retrouvais derrière cet amas de fils que j'avais vu à mon arrivée. Par chance, eux ne s'étaient pas rendu compte de ma présence. Ils dévisaient dans leur langage. C'est alors que je m'aperçus que, si le premier (et le plus gros) des Xlükiens était, tout naturellement, ce maréchal que j'étais chargé de supprimer, le second n'était autre que mon informateur ! Maudite créature ! Quelle confiance pouvons-nous accorder en des êtres aussi versatiles ?
Ma cible était juste devant moi. Elle s'avançait dans ma direction. Je la tenais en joue le plus discrètement possible.
Dans l'encadrement de la porte de la chambre d'Alexandra, sous une énorme horloge en verre et en émail avec des aiguilles qui avancent dans leur sens, vers le dernier chiffre tout en haut du cadran, vers le dernier temps du dernier jour, il y a monsieur Andropov qui me regarde en souriant. Ou alors il ne sourit pas exactement, mais plutôt il ricane. Ou alors il grimace sous sa moustache. En tout cas, il est là, et j'ai le couteau.
La quatrième étape, c'est de passer à l'acte. Pourquoi : pour le tuer et qu'on croit qu'il se soit tué lui-même. Comment : (et là, je trouve qu'Ilya est très intelligent, parce qu'à la gare, il m'a donné un couteau qui appartient exactement à monsieur Andropov, et du coup c'est très malin) en le tuant avec son propre couteau, d'un coup dans le coeur. Un couteau dans le coeur.
« Naturellement, j'aurais pu me douter que c'est toi qu'ils enverraient. Anton ! Anton, dans toute sa gloire de créature si ingénue et si simple. L'être le plus incohérent de son époque. Il me vient encore quelques souvenirs de la première fois que je t'ai vu, les yeux béats, dans mon bureau. Tu étais sur le point de mourir et tu ne suppliais en rien. Il ne m'arrive guère de retenir les visages de mes ouvriers, mais le tien n'a jamais réellement quitté les brûmes de mon esprit, y compris avant la farce nuptiale, et bien sûr après, quand le brouillard s'est changé en tempête. Depuis ce jour, les faces de chacun de vous – je dis de vous comme si tu étais toi-même encore un ouvrier – ne peuvent quitter l'argile de ma mémoire. Elles sont là. Elles sont gravées. Elles sont les masques d'infamie de mon tombeau d'acier, déformés par la douleur. Elles s'impriment à jamais, et sans doute au-delà de la mort, les empreintes de tous les ouvriers que j'ai fait abattre. Tous ceux que j'ai tué, de mes mains propres – car elles ont aussi servi à cela : à étrangler, quand les soldats n'en pouvaient plus de tirer, de torturer, et que c'était leur tour d'être atteint par le dégoût. Ils croient que je l'ai fait par plaisir ; ou pire : par perversion. Quels imbéciles !
Personne n'a compris, je crois. Personne n'a compris la signification véritable du grand dernier acte que j'étais en train d'accomplir. Et moi qui pensais en finir comme un prince tragique, ils m'envoient le dernier de leurs bouffons pour m'assassiner. L'ironie est presque belle. Je ne t'en veux même pas, va, tu n'es pas de ces idiots-là. Toi aussi, tu as dans tes volontés les gestes du héros. Simplement, toi et moi avons les rôles antagonistes qu'ont bien voulu nous attribuer de tristes dramaturges. Eux sont bas. Eux sont vilains. Eux sont terre à terre, comme le dernier des cloportes. Ils vont gagner, je le redoute. Ils ont déjà gagné.
Il y a une légende, que tu ne dois pas connaître car ton savoir est rustre mais que je prends la peine de te raconter parce que je sais que ton désir de rêve peut t'aider à la comprendre. On parle d'un souverain, il y a très longtemps, à qui il arrivait de s'ennuyer. Son peuple était docile, mais il ne s'en contentait pas. Puis vint le jour où sa cité, celle dans laquelle se trouvait son palais, et qui était le chef de tout son empire, sa cité, donc, fut ravagée par un puissant incendie dont la cause restait inconnue. Que fit ce souverain, crois-tu, pris qu'il était par son ennui autant que par ses songes ? Il s'installa au balcon de sa demeure, qui brûlait dans la masse, et se mit à jouer de son instrument favori. Non pour conjurer le sort qui l'accablait, mais parce que le son douloureux des cordes s'harmonisait avec les plaintes aiguës des vivants. Il resta ainsi à déclamer des vers jusqu'à ce que la ville ne soit plus qu'un immense champ de cendres froides. Le poème dont il se faisait l'interprète momentané parlait lui aussi de fin du monde et de destruction par le feu. Plus tard, ses sujets l'accusèrent d'avoir causé lui-même l'incendie ; ce qui était absurde, car il n'avait rien fait d'autre que d'apprécier la contingence. Ils ne comprirent pas qu'il avait perçu, bien avant eux, la fin d'un monde et de ses dieux (dont l'incendie était un symptôme, et non la cause), et qu'il chantait une cacophonie funèbre, un dernier hommage. Il avait su transformer son désarroi en spectacle, et sa peine en complainte.
Mon âge est terminé, Anton. Avant que le sable m'ait enseveli, avant même que la mort m'ait saisie, les vautours dévorent ma dépouille. Les nouveaux hommes qui prennent les commandes de ce monde sont des lâches : le temps de la franchise est révolu, place à celui de la dissimulation et de la ruse. D'autres de mon âge, et de ma condition, demeurent encore cloîtrés dans ce monde ; les uns hurlent de panique, les autres, sûrs d'eux, hurleront encore plus fort quand la vérité éclatera à leurs yeux ; ils ne comprennent pas toute la beauté tragique que peut contenir le déclin. La révolte des laborieux fut l'incendie qui me révéla la chute du monde. Moi, je ne partirais pas dans l'oubli. Je ne pouvais laisser aux charognards qui guettent mon héritage le plaisir de ma mort sans faire de leur pourriture un chef-d'oeuvre, et de leur mesquinerie un hymne. Je leur donne le privilège de contempler la forme authentique de leur malhonnêteté : qu'ils prennent mon bien par la ruse, et ils ne récolteront que ruines et gravats dont ils peuvent à peine déceler le sens, parce qu'ils sont trop fâts. Ils croient esquiver l'affrontement en se donnant des airs, comme s'il suffisait d'habiller sa médiocrité d'une parure d'or pour lui donner l'apparence du génie. Ce qui est laid est laid, et doit être pris comme tel, ou laissé.
Ce n'est pas par sadisme que j'ai pendu des dizaines d'ouvriers ; ce n'est pas par brutalité que j'ai brisé la faïence des sols, arraché les bronzes sur les portes, martelé les vitres, dépendu les rubans, lacéré les portraits. C'est par grandeur ; pour dévoiler les beautés difformes qu'un vieillard comme moi peut encore façonner. Et c'est à toi, entre tous, que je souhaite bonne chance, Anton. »
Je me jette sur monsieur Andropov et plante le couteau dans le coeur. Heureusement qu'il a parlé longtemps, parce qu'il m'a fallu viser avant d'être sûr d'atteindre le bon endroit, et de ne pas me retrouver à planter le couteau dans son pied. Ce qui aurait été dommage. Je pensais que ça allait prendre plus de temps, comme lorsqu'un soldat tue un ouvrier, mais comme monsieur Andropov n'est pas un ouvrier (et que je ne suis pas un soldat), ce n'est pas pareil. Là, il s'écroule d'un coup. Et il y a du sang rouge qui coule sur le tapis d'entrée de la chambre d'Alexandra et le sang s'insinue dans les motifs, traverse les franges, pénètre les fils. La chambre d'Alexandra est comme un grand feu d'artifice rouge.
Il y avait une cinquième étape, mais Gregor arrive dans la chambre d'Alexandra (décidément, il y a du monde dans la chambre d'Alexandra : il serait fâché, monsieur Andropov, s'il n'était pas mort). Gregor demande ce qui se passe ici que le colonel Diepr lui a dit qu'il y avait un problème avec le patron. La cinquième étape, ça devait être quelque chose comme sortir du bureau et quitter la maison de monsieur Andropov en passant devant les soldats. Là, je devais dire aux soldats que monsieur Andropov allait bien. Je dis à Gregor que monsieur Andropov va bien, et qu'il ne veut pas être dérangé. Gregor n'a pas l'air de me croire. Pourtant, il a presque l'air de dormir sur le tapis. Il me demande ce que je lui ai fait. La question est très délicate, parce qu'Ilya m'a dit que personne ne doit savoir pour le plan. Alors je lui réponds que ce n'est pas moi qui l'ai tué. Je lui montre le couteau en lui expliquant bien que c'est le couteau de monsieur Andropov lui-même, qu'il s'est juste suicidé, et qu'il va bien. Il n'a pas l'air de me croire. Il a une sorte de geste énervé, comme s'il voulait se jeter sur moi, mais il s'arrête dans son élan et tombe à son tour sur le tapis d'Alexandra qui est décidément très encombré. Son sang à lui se mélange au sang de monsieur Andropov. Ils ne sont pas exactement de la même couleur, et, avec la lumière du jour par la fenêtre, ça fait des reflets brillants qui changent de couleur à chaque seconde.
Avant que je me demande pourquoi Gregor est tombé (c'est vrai : je ne le sais pas), je vois Ilya. Lui aussi a un couteau dans les mains. Sûrement un autre couteau de monsieur Andropov, pour faire croire qu'après s'être suicidé, il a tué Gregor. Ou alors un couteau de Gregor, pour faire croire qu'il s'est suicidé. C'est comme pour Ivanov : le plan ne fonctionne pas, mais fonctionne quand même.
« Les ouvriers sont rassemblés devant la grille et attendent le discours d'Andropov. Ecoutez bien ce que vais faire, c'est extrêmement important. Je me charge d'annoncer aux gardes que j'ai découvert les corps d'Andropov et de Gregor. J'en profite pour suggérer l'idée que c'est Gregor qui a tué son patron avant de se suicider. Puis, j'exécute le discours devant les ouvriers à la place d'Andropov dont il me faudra leur annoncer la mort. Si tout va bien, une telle annonce est parfaitement susceptible de les calmer, de les surprendre, et donc de faciliter la reprise en main des évènements. Vous, je ne vous demande qu'une seule chose : sortez vite par la porte du jardin, cachez vous derrière un massif et ne faites pas le moindre mouvement jusqu'à ce que j'ai fini mon discours. Après quoi nous nous retrouverons dans votre bureau. »
Je peux prendre La gloire, et au-delà parce que je n'ai pas tout fini, encore ?
Ilya ne me répond pas. Ça doit vouloir dire que je peux.
Les planètes de ruines sont les plus belles des galaxies habitées. Je devrais pourtant m'en indigner. Je devrais dénoncer, jour et nuit, les pertes considérables qu'engendrent les conquêtes et les guerres. Si nous luttons contre les Xlükiens aujourd'hui, c'est justement pour protéger la galaxie de leurs insatiables appétits. Parmi les nombreuses légendes qui parcourent les couloirs de nos bases spatiales, celles qui mettent en scène les Xlükiens sont toujours les plus radicales. Certes, je n'ignore pas que la fiction amplifie toujours la réalité. Mais, pour avoir vu à l'oeuvre ce peuple qui a fait de la guerre un art, je ne peux m'empêcher de les croire en partie. Un vieux spationaute, pionnier des premières explorations, m'a raconté un jour une de ces histoires. Les Xlükiens ont inventé une machine capable de transformer une planète fertile, où coule des délicieux ruisseaux et où la flore, en rien gênée par la présence animale, a pu se développer à loisir, en un immense désert. L'opération ne prend que quelques jours. Par un savant système de secousses sismiques et de rayons infra-ondes, ils réduisent à néant des milliards d'années de développements biologique et géologique. Le vieux spationaute avait certainement parcouru toutes les galaxies connues. Il avait roulé sa bosse pendant des années. Et pourtant, il n'hésitait pas à m'affirmer que cette arme était la plus dangereuse jamais conçue par une quelconque intelligence. Seul le goût pour la destruction, typique des Xlükiens, pouvait expliquer qu'elle ait vu le jour.
Et pourtant, les planètes de ruines sont les plus belles des galaxies habitées. Celle sur laquelle j'avais été envoyé en mission n'échappait pas à la règle. Le maréchal xlükien était mort et sa flotte aérospatiale avait été démantelée. J'avais transmis à mon état-major tout ce que j'avais pu trouver sur l'avancée technologique de ces fourbes extraterrestres. Dans quelques semaines, nos savants sauraient exactement comment fonctionne la machine de guerre infernale des Xlükiens. Avec ce savoir entre nos mains, nous serons capables d'arrêter leur prochain assaut et de les empêcher de nuire encore davantage. Un point restait encore obscur. Ils se servaient d'un minerai inconnu pour propager les infra-ondes, et nos savants avaient absolument besoin d'en connaître les propriétés. Je me trouvais sur la planète Alphax dans le but de m'introduire dans l'une des mines secrètes des Xlükiens, et de leur voler un peu de ce minerai. La mission était périlleuse. J'étais seul. La solitude est nécessaire quand le danger est trop grand, et que le sacrifice ne peut être que celui d'un seul homme.
Comme avant chaque mission, mon esprit d'aventurier solitaire vagabondait. Les planètes de ruines sont les plus belles des galaxies habitées. Dans quelques minutes, le général de nos armées allait s'adresser à moi par phonogramme sonique pour me détailler la mission qui serait la mienne. Mais avant cela, je me perdais brièvement dans l'observation des changements géologiques de la planète Alphax.
J'étais venu pour la première fois sur Alphax il y a dix ans. En ce temps, les Xlükiens n'étaient pas encore sortis de leur système solaire pour envahir toute la galaxie. Les habitants d'Alphax étaient peu nombreux. Ils étaient l'exemple-type de ces habitants placides des planètes secondaires. Ils se contentaient d'une vie simple, partagée entre les travaux des champs et quelques réjouissances collectives. Leur planète, bien que petite, était belle et bien irriguée par un système de canaux gigantesques qu'ils avaient conçus eux-mêmes. Quand les Xlükiens sont arrivés, les habitants d'Alphax ne comprirent pas tout de suite qu'ils venaient pour les détruire. Après tout, nous, les humains, étions la première race nouvelle qu'ils avaient rencontrés, et notre curiosité n'était que scientifique. Cette ignorance ne fit qu'accélérer leur annihilation. Comme ils ne maîtrisaient pas la technologie du voyage spatial, ils se laissèrent exterminer. Pas un d'entre eux ne survécut à l'attaque des Xlükiens.
Le génocide s'était accompagné d'un reconditionnement de la planète Alphax. Les Xlükiens craignent l'eau en raison de la spongiosité de leur anatomie. On dit que si un Xlükien rentre en contact avec une seule goutte d'eau, sa peau se met à gonfler sans s'arrêter pendant douze minutes. Pour cette raison, ils se protègent dans d'épaisses armures. Sur Alphax, ils prirent le temps d'assécher tous les canaux pour transformer la planète en un immense désert de roche et de sable, d'où toute vie était exclue.
J'avais devant moi les résultats de cet asséchement brutal. Il avait fait apparaître un très vaste réseau de canyons extrêmement profonds qui parcouraient absolument toute la surface d'Alphax. Sur les parois rocheuses, l'eau avait gravé pendant plusieurs milliers d'années des dessins élégants. L'ocre se mêlait au brun. Parfois, l'émergence de quelques tâches foncées disposées deci delà indiquait qu'il y avait eu de la végétation à la surface des flots. Le charbon en était l'ombre qui nous parvenait dans la distance. D'immense marques pourpres, comme de larges traînées sanguines, s'immisçaient d'une paroi à l'autre. Elles plongeaient dans des gorges dont on ne voyait plus le fond et ressortaient à l'air libre quelques mètres plus loin. N'étaient-elles pas délicieusement énigmatiques ?
En temps normal, le constat d'une destruction si entière et si froidement programmée aurait dû me révolter. Il m'aurait permis d'évaluer la dangerosité de nos ennemis. Il m'aurait servi de matière à la rédaction d'un rapport sur les effets à long terme de la maléfique machine des Xlükiens. Pourtant, séparé pour quelques minutes encore de la mission qui m'attendait, je n'étais pas ce soldat méthodique et obéissant que voyaient en moi tous mes supérieurs. J'étais un aventurier pensif qui se souvenait des premiers temps héroïques de la conquête spatiale. Les temps où les seules considérations morales qui nous importaient étaient celles qui conditionnaient notre survie. Les temps où la politique interspatiale était trop jeune et incertaine pour régir nos actes. Les temps que ce vieux spationaute qui avait vu fonctionner la machine des Xlükiens, ce vieux spationaute qui aurait pu être moi, avait savouré. S'il m'avait raconté l'histoire atroce de la destruction d'une planète grouillante de vie par ces affreux extraterrestres, ce n'était pas pour m'indigner. Il le savait, et je le savais aussi. C'était pour le plaisir de mettre en mots la mort, comme une ode funèbre.
Il y a deux sortes de spationautes. Il y a les jeunes spationautes à qui l'on a enseigné l'histoire de la conquête spatiale et l'établissement des règles d'inter-coopération entre les peuples galactiques. Eux ne se préoccupent que d'appliquer la loi. Ils voient dans la guerre une justice, et dans la paix une solution. Et puis il y a les vieux spationautes. Ils ont choisi ce métier pour le frisson de l'inconnu. Ils ont choisi ce métier pour remettre en question chacun de leurs actes, et chacune de leur philosophie. Mon vieux professeur, Sergueï Lioubakov, m'avait dit un jour que ce qui le distinguait de ses collègues, aussi brillants et aussi savants que lui, c'était le doute. Il ne cessait jamais de s'interroger sur le moindre de ses actes, la moindre de ses théories. Ses collègues se félicitaient mutuellement pendant plusieurs semaines chaque fois que l'un d'eux publiait un nouvel article. La vanité de tout savoir, m'avait-il énoncé en guise de moralité, est, sinon une preuve d'échec, du moins d'incompétence.
Ma conclusion va peut-être choquer ceux qui croient en la toute-puissance universelle de nos valeurs de justice et de puissance. Je veux d'emblée dissiper tout malentendu : jamais je ne remettrai en cause les valeurs de mon pays. Mes mots sont ceux d'un vieux spationaute nostalgique qui ne comprend plus le monde. Qui ne veut plus le comprendre. Qui préfère rester pendant des heures à disserter sur la beauté de la destruction. Mais je veux que les générations suivantes n'oublient jamais que l'aventure spatiale, au-delà de la défense collective d'un idéal de gloire et de justice, est aussi le plaisir d'un accomplissement personnel. Le plaisir du rêve individuel est parfois plus grand que la satisfaction d'avoir contribué aux changements d'une prosaïque réalité.
La cour de la fabrique s'est vidée. Les ouvriers sont retournés dans leurs habitations. Les soldats gardent la maison de monsieur Andropov, qui est mort, et ils ne disent rien. Ils ne disent même rien quand ils me voient sortir du petit buisson, retirer une à une les feuilles de houx qui s'accrochent à la reliure de La gloire, et au-delà, retirer une à une les autres feuilles de houx qui s'accrochent à mes habits, balayer les graviers dans mes bottes. Ils ne disent rien non plus quand j'entre dans la maison de monsieur Andropov pour aller jusqu'à mon bureau, où se trouve Ilya. Les soldats sont redevenus des sortes de colonnes silencieuses et humaines avec un fusil à la ceinture.
« Anton ! Je vous attendais. Les soldats sont dans le bureau d'Andropov à la recherche d'indices et de traces. Nous seront très certainement tranquilles, ici. Au moins pour quelques minutes. Nous les mettrons à profit pour parler de l'avenir de l'usine, et de votre héritage, Anton. La mort d'Andropov va avoir quelques conséquences dont il faut que vous soyez conscient.
Oui. Par exemple : le tapis du bureau de monsieur Andropov va rester rouge pendant un moment. Je sais que les tâches de sang, c'est très dur à faire disparaître.
« Mais avant, je voudrais vous annoncer une grande nouvelle. Vous n'en avez pas la primeur : j'en ai d'abord informé les ouvriers, lors du discours que j'ai prononcé devant eux à la place d'Andropov. Je me présente aux élections prochaines comme représentant de Likoustk. Les probabilités pour que je sois élu sont fortes : j'ai voulu mettre toutes les chances de mon côté. Il y a six postes à pourvoir. Sur ces six postes, un seul ira à un des membres du conseil restreint des grands possédants. En effet, les ouvriers ne voteront pas pour eux car ils représentent un pouvoir archaïque et déclinant, trop paternaliste, et dont la chute a d'abord été un des objectifs de leur révolte. En revanche, j'ai intégré il y a peu le Parti du Peuple, une formation composée de plusieurs personnalités ambitieuses, des jeunes patrons aux idées novatrices, pour l'essentiel, et c'est sous leur bannière que je me présenterai. Notre programme, que j'ai présenté aux ouvriers de l'usine, leur est hautement favorable : pour mettre fin à un paternalisme pesant et à la rigidité des codes, nous rémunèrerons désormais le travail en fonction des efforts de chacun. Le savoir-faire de tous sera reconnu et nous donnons un but à leur travail : gagner de l'argent. Certains auront peut-être la chance, si leur zèle et leur docilité les rend méritants, de grimper les échelons et, qui sait, de devenir contremaîtres. En d'autres termes, nous achevons leur révolte à leur place et leur donnons toutes les raisons d'en être satisfaits. L'attitude de la foule à l'annonce de ces décisions m'a semblé largement favorable : l'argent a toujours été un outil formidable pour créer du lien social. Et ce nouveau mode de gestion, j'en suis persuadé, et celui qui a le plus d'avenir auprès des patrons, pour la souplesse du recrutement qu'il permet. Au passage, nous écartons du jeu politique les comités d'idéalistes qui se sont créés suite aux révoltes dans les usines. Ce dernier objectif, qui doit rester secret, nous aidera dans le futur à mieux contrôler l'usine et ses activités. De même, la nouvelle souplesse de travail que je souhaite mettre en place est un outil de pilotage idéal des ressources humaines de l'usine.
J'ai envie de lui dire que ce qui serait bien, ce serait d'emmener tous les ouvriers dans l'espace. J'ai envie de lui dire que ce qui serait bien, ce serait qu'ils voient les belles couleurs du ciel, les faisceaux entre les étoiles, les queues des comètes. Je ne lui dis pas parce qu'Ilya ne me regarde pas : il n'arrête pas d'inscrire des mots sur une feuille, même pendant qu'il parle. Je remarque alors qu'il porte un manteau de fourrure et un chapeau. Je remarque aussi un petit début de moustache, une rayure très fine, comme une cicatrice, tout le long des lèvres.
« Venons-en maintenant à votre usine, Anton.
Qu'est-ce qu'Ilya a l'air sérieux, quand il parle. Aussi sérieux que quand il nous donnait des ordres, au milieu de la fabrique moite, depuis sa cage vitrée.
« J'ai fait envoyer un courrier, juste après mon discours, pour avertir Alexandra de la mort de son père. Elle devrait être sur place au plus tard demain, dans la soirée. Il est impératif que tout soit réglé avant qu'elle n'arrive. Elle vient pour prendre possession de l'usine et rapatrier le corps pour l'enterrement qui aura lieu à Likoutsk dans deux jours. Ce qui signifie que, dès son arrivée, il lui faudra s'absenter. Voilà pourquoi la situation doit être absolument et parfaitement réglée. Quant aux élections, elles ont lieu dans une semaine. Les évènements se précipitent, ce qui est plutôt à notre avantage, car nos adversaires auront peu de temps pour s'organiser. A vrai dire, il n'y arriveront pas. Tout ce que vous aurez à faire, Anton, c'est rester à l'usine toute cette semaine afin d'assurer la présence d'un membre de la famille Andropov. Une présence purement symbolique, naturellement. Vous pourrez vous décharger sur moi de toutes les taches administratives et organisationnelles.
Je crois que j'ai accompli ma mission ici, même s'il n'y a pas le sourire d'une femme. Avec la mort de monsieur Andropov, l'ordre des choses va revenir naturellement, les dalles vont se réencastrer dans le sol, les tableaux vont se recoudre. Le piano va rejouer des mélodies douces. Alors il n'y a plus rien à faire sur cette planète, et je vais pouvoir commencer à songer à mon exploration de l'espace. Voilà l'autre étape, et la plus importante. Voilà ce qui me manque.
« Les conséquences de la mort d'Andropov, nous les maîtrisons. Nous nous en emparons dès aujourd'hui. Je vais vous expliquer ce qui va se passer dans les heures qui viennent. Un certain nombre d'individus vont venir dans ce bureau, et le fait qu'ils se déplacent signifie que nous avons l'initiative pour la bataille qui va suivre. D'abord, ce seront les soldats. Ils aurons averti les ministres actionnaires de l'usine par le service de télégraphe que contrôle l'armée. Le colonel Diepr viendra nous dire que l'hypothèse de l'assassinat d'Andropov par Gregor, suivi du suicide de ce dernier, est assez peu probable au vu de l'emplacement de la blessure sur Gregor. Il voudra prolonger son séjour ici, alors même qu'il ne demandait qu'à partir ce matin. En réalité, ce seront là les ordres que les actionnaires lui auront transmis par télégraphe, l'objectif vers lequel ils tendent étant de s'approprier l'usine à la place d'Alexandra. En d'autres termes, si nous parvenons à expulser l'armée, nous récupérons de bon droit et pour longtemps l'héritage. Ensuite, ce sera un représentant des comités ouvriers qui viendra réagir à mon annonce de candidature pour les élections. Ils doivent être en ce moment même en train de se concerter. Il y a fort à parier qu'il s'agisse de Vladislas Sekhouzine, le meneur de la fragile union ouvrière de la région. Là aussi, il faudra jouer serré : l'enjeu est de l'isoler au sein des ouvriers pour nous faciliter la victoire lors des élections. Il est essentiel que, durant ces deux entretiens, vous soyez présent, Anton. Une présence muette et symbolique. Un membre de la famille Andropov. Ils ignorent tous que vous n'y connaissez strictement rien aux affaires de l'usine. Ils penseront que votre silence est de la sagesse, et que c'est vous qui avez dicté ce que je leur dirais. Après tout, nous sommes dans votre bureau. La maîtrise de l'espace est une donnée primordiale du problème.
Est-ce qu'il parle de l'espace d'Ivanov ? Non, je dois me tromper sur le sens du mot espace. Il n'y a pas de couleurs, ni de fanfares, dans ses mots, et il fait toujours froid entre ses paroles. En cherchant bien, je vais finir par trouver un lien entre Ilya et l'espace.
« Vous verrez, Anton : ensemble, nous allons faire de l'excellent travail. »
Des coups de marteaux à la porte. Les prédictions d'Ilya se réalisent ! Des individus arrivent dans le bureau ! Au début, je veux me lever pour leur ouvrir et pour que les coups de marteaux cessent, et pour voir si Ilya a raison jusqu'au bout et qu'il s'agit bien du colonel Diepr. Mais il me fait un signe avec la main et me dit :
« Voyons, Anton : un futur directeur d'usine ne se lève pas pour ouvrir une porte. N'oubliez pas votre rôle.
Et quand il va ouvrir, la vérité apparaît : le colonel Diepr, son uniforme, son sabre à la ceinture, ses joues rouges. Les soldats ont toujours un uniforme, un sabre à la ceinture, et des joues rouges. Le colonel les a très rouges : c'est pour ça qu'il est colonel. Et puis, en fait, je n'ai pas besoin de savoir qu'il est le colonel, parce que Ilya m'avait dit que le colonel serait le premier à arriver. Je ne sais pas si c'est Ilya qui confirme la logique ou la logique qui confirme Ilya.
« Nous vous attendions, colonel Diepr.
« Sieur Anton, j'ai plusieurs choses à vous dire. Et des choses urgentes, diable !
Il faut suivre la prédiction d'Ilya. Il ne faut pas parler pour être la sagesse. Il ne faut pas parler pour assurer la survie de l'ordre des choses et mon départ pour l'espace, dont Ilya détient la clef.
« Monsieur Anton a une bonne nouvelle à vous annoncer, colonel : il vous autorise à quitter cette usine et à rejoindre la zone de combat où vous êtes attendu. Le courrier de ce matin évoquait des troubles dans la campagne au nord de Likoutsk. Ce sont les raids qui continuent. Il me paraît évident que le gouvernement a plus que jamais besoin de l'armée à ses côtés dans le maintien de la sécurité.
Ilya m'avait dit, avant, que le colonel ouvrirait grands les yeux, et qu'il hésiterait à me répondre à moi qui ne parle pas, ou à parler à Ilya qui a posé la question. Et le colonel Diepr a les yeux qui vrillent d'Ilya à moi. Ils vrillent comme une visseuse égarée dans une usine en ruines.
« Il s'agit bien de ça ! La mort du sieur Andropov change un peu tout, quand même. Notre devoir est de rester pour savoir ce qui s'est passé, vous comprenez ?
Ilya m'avait dit que le colonel voudrait prolonger son séjour ici. Mais Ilya veille et, selon son plan, les manigances du colonel ne doivent pas se réaliser, et il doit partir dès demain ! Ilya déplace ses mains lentement du coeur à la bouche.
« Je suis ravi de savoir que vous vous en préoccupez, colonel. Pouvez-vous nous dire le nom du coupable, puisque telle est la tâche que vous vous êtes confiée ?
Ilya m'avait dit que le colonel ne connaîtrait pas le nom du coupable. Qu'il saurait juste dire que ce n'est pas Gregor, mais que, pour le moment, ce n'est personne. Alors peut-être pourrait-il penser que personne n'a tué monsieur Andropov, ce qui nous arrangerait bien...
« Le nom du coupable ? Hé bien... Pas vraiment. Mais nous pouvons vous affirmer une chose : Gregor ne peut pas s'être suicidé après avoir tué son patron : l'emplacement de sa blessure le prouve. C'est complètement impossible. Et c'est d'ailleurs pour cela que mon bataillon doit rester ! Pour savoir qui...
« J'ai tout à fait compris que vous proposiez vos services pour résoudre ce mystère. Mais, voyez, Anton me faisait remarquer très justement, avant que vous n'arriviez, que monsieur Andropov avait peut-être eu tort de faire appel à votre bataillon pour le protéger, puisque votre échec a entraîné sa mort. Par conséquent, il n'est pas impossible que votre présence n'ait fait qu'empirer les choses. Comprenez bien, colonel, que je ne vous accuse pas personnellement. Mais n'était-ce pas une erreur, dès le départ, de convoquer ainsi l'armée ? N'était-ce pas ce que vous affirmiez vous-même hier ?
Ilya m'avait dit que le colonel finirait par se taire, et qu'il laisserait parler Ilya parce qu'il n'arriverait plus à se justifier, et parce qu'Ilya hausserait le ton, et que, quand quelqu'un hausse le ton, on le laisse parler, parce que ça veut dire qu'il est en train de tenir des paroles importantes, des paroles qui s'écoutent.
« Les élections vont avoir lieu dans moins d'une semaine. Vous ne voudriez pas que l'on vous accuse de faire pression sur les ouvriers ? L'armée n'a pas besoin d'être mal vue par la population : elle aura peut-être un rôle important à jouer dans le futur gouvernement et, en ces temps troublés, le soutien du peuple n'est pas qu'un accessoire que l'on peut ignorer sans en tirer les conséquences.
Ilya m'avait dit, aussi, que, quand il n'aurait plus rien à dire, quand sa tête deviendrait encore plus rouge qu'avant, quand il ressemblerait à une grosse turbine sur le point d'exploser (ça, c'est moi qui l'invente en voyant la face du colonel changer de composition), le colonel tournerait le regard vers moi en pensant que je peux lui venir en aide face à la logique d'Ilya. Mais je ne dis toujours rien, et il sait qu'il n'a aucun appui dans ce bureau.
« Il est évident que la présence de l'armée a été l'une des raisons de la fureur des ouvriers, et votre départ ne pourra être que bénéfique. L'enquête que vous mènerez dans l'usine n'amènera que plus de ressentiments et d'aigreur à votre encontre, alors même que ce qu'il faut trouver avec les ouvriers, c'est le compromis. Voilà quelle est notre ligne de conduite, colonel Diepr. Voilà pourquoi je vous demande de quitter l'usine dès demain matin. Vous avez échoué dans votre mission qui était de maintenir l'ordre, et l'assassinat de monsieur Andropov est la preuve de votre incompétence.
Le bras du fauteuil se casse en deux. La porte en bois claque fort et résonne. Ça, Ilya n'en avait pas parlé, mais comme le colonel Diepr est parti, je suppose que le plan a finit par fonctionner (parce que c'était ça, l'aboutissement du plan). En fait, Ilya serait un peu comme une sorte de héros. Un peu comme Ivanov. Je me demande si Ilya est allé dans l'espace. Après tout, il y a des tas de choses qu'il doit faire et dont je ne suis pas au courant. Alors il pourrait aller dans l'espace.
« Non monsieur Anton, l'espace ne m'intéresse pas. J'ai déjà beaucoup à faire et à vivre sur cette planète !
Et Ilya me dit que, si tout fonctionne comme lui l'a prévu, ce ne sera pas difficile pour moi d'aller dans l'espace, parce que tout est une pure question de volonté et de contrôle, et que le pouvoir, c'est de rendre possible ce qui était insensé l'instant d'avant (Ilya me dit ça et ses paroles me rassurent, et je me vois partir). Mais il me dit que pour que je puisse aller dans l'espace, je dois me taire, même quand 108 sera là (c'est la deuxième prédiction d'Ilya : que 108 vienne dans le bureau). Ce sera la condition. J'ai du mal à comprendre pourquoi me taire me permettra d'aller dans l'espace, mais tout cela doit avoir un lien avec le silence, parce que l'espace c'est le silence, et que quand d'autres coups résonnent à la porte, c'est la fin du silence, et la deuxième prédiction d'Ilya qui se réalise : un représentant des comités ouvriers vient réagir à l'annonce de sa candidature aux élections. C'est 108. Je crois qu'il est surpris de me voir (pas moi) parce que, quand il entre, il me dit :
« Anton ? Mon ami, je vais finir par croire que ce ne sont jamais que les malheurs qui nous rassemblent... L'incendie de l'usine, et maintenant cette nouvelle tragique... Tu sais que je considère la mort de monsieur Andropov comme un échec personnel. J'ignore à quelle officine révolutionnaire appartient son assassin, mais je mènerais ma propre enquête au sein de l'U.C.M., sois en certain.
Ah ? Je pensais qu'il allait réagir l'annonce de la candidature d'Ilya aux élections... Ce n'était pas ça ce qui était prévu ? Heureusement, Ilya rectifie la conversation pour qu'elle soit conforme au plan.
« Je vous prierais de ne pas tutoyer monsieur Anton et de déclinez votre identité. Etes-vous Vladislav Sekhouzine, matricule 108 ? Monsieur Anton et moi avions cru comprendre que vous vous présentiez aux élections ?
Voilà, les élections, c'est de ça que ce dialogue doit parler. 108 est encore un peu surpris (il est surpris aussi par le fauteuil qui n'a qu'un bras, et du coup, il ne peut pas s'accouder complètement pour réfléchir) mais il va finir par s'habituer. J'en suis sûr. 108 essaye de trouver une position qui ne lui fasse pas trop mal, dans le fauteuil brisé, mais il n'est pas à l'aise ; et si j'ai bien vu comment Ilya procède, si le pouvoir est une question de contrôle et que la volonté a quelque chose à voir là-dedans, ça devrait fonctionner. Le plan d'Ilya finit toujours par fonctionner. Peut-être que s'il organisait un plan pour que j'aille dans l'espace, avec sa volonté et son pouvoir de contrôle, ça marcherait.
« J'ignore ce que tu as derrière la tête, Ilya Darnakhov, mais je me permets de te dire que l'annonce de ta candidature n'a pas été accueillie avec un grand enthousiasme par mes camarades de l'U.C.M. Comme si, pour eux, tu restais un traître passé à l'ennemi. Et si, personnellement, je ne partage pas totalement cette analyse dans la mesure où mon interprétation des évènements cherche à dépasser le simple clivage partisan, si mon intention finale est de nous voir collaborer à la construction d'une société rénovée, je comprends leur désarroi, autant que je m'inquiète de ta posture qui n'est dans l'intérêt de personne. Et surtout pas dans le tien, Anton.
Je me dis qu'après tout, Ilya veut rester sur cette planète. Mais moi, qu'est-ce qu'il me reste à faire ici ? J'ai tué monsieur Andropov, j'ai accompli ce que j'avais à faire. Il ne me reste plus que l'espace, parce que la planète est vide, pour moi.
« Et quelle fraction de l'ensemble des ouvriers êtes-vous parvenu à convaincre, avec votre union, Sekhouzine ? N'êtes-vous pas minoritaires ? Ne vous trouvent-ils pas trop frileux ? Ne trouvent-ils pas que vous répondez à leurs problèmes concrets avec des réponses bien trop abstraites ? Ont-ils réellement conscience que la révolution de classe que vous leur proposez n'a aucune chance d'aboutir ?
Et l'usine est en des ruines qui fument et n'en finissent plus de s'enruiner encore plus, avec des morceaux de tôles qui naissent par wagons entiers. Et, par la fenêtre, juste derrière la tête d'Ilya, juste de l'autre côté des vitrages qui dégoulinent d'eau, on voit les deux arbres de la cour qui n'arrivent pas à mourir. Le froid les a mordus violemment. La neige les a agressés. Je crois, mais je ne suis pas sûr, qu'il y a encore un peu du sang de 457 qui fait comme une fine gouttière le long d'une grande branche.
« Nous ne sommes pas obligés d'être des adversaires, Ilya... Tu peux participer avec nous au changement, plutôt que de te concentrer sur le pouvoir, en te servant de promesses comme d'escabeau de fortune. N'as-tu pas été un jour un ouvrier, comme nous tous ?
« Puisque vous êtes là, je vais vous expliquer ce qui va se passer dans les jours à venir. Demain, je soumettrai aux votes du comité ouvrier la décision que j'ai prise du salaire au mérite. Je sais, et vous le savez aussi, que le choix que vous ferez à ce moment-là déterminera l'attitude du reste des ouvriers à votre égard. Car vous n'ignorez pas que vos petits camarades ont adoré cette promesse. Si vous ratifiez cette décision, il ne fait aucun doute que les ouvriers accepteront votre autorité en même temps que celle de la nouvelle direction. Si vous la rejetez, vous vous trouverez un peu seul, et à l'étroit.
Ce n'est pas terrible, comme planète, pour finir ma vie. Alors qu'il y en a tellement d'autres qui ont l'air plus intéressantes.
« Cette décision est contraire aux principes révolutionnaires de l'U.CM., tu le sais très bien. Avec un peu de pédagogie, nous allons les rallier aux principes de la mise en commun de la propriété, et du refus de la capitalisation. Tes réponses, Ilya, ne sont que des miroirs aux alouettes. Tu mens aux ouvriers. Tu ne leur dis pas tout de tes intentions. Et tu corromps ce pauvre Anton, si innocent !
Sur cette planète, il y a des villes sales, des trains qui ressemblent à des visseuses qui ressemblent à des yeux de colonel, des usines en forme de débris, des cris un peu partout dans la bureau, de n'importe quoi.
« Vladislas Sekhouzine, si vous continuez à manquer de respect à votre direction, c'est la prison qui vous attend !
« Anton ! Ressaisis-toi ! Ne te laisse pas avoir par ce triste ladre !
Alors que, sur d'autres planètes, il y a d'autres couleurs, et des sonneries joyeuses. Et il y a les honneurs qu'on ne trouve pas ici, parce que, moi, en tout cas, je n'ai pas vraiment trouvé les honneurs, mais juste beaucoup de choses très compliquées. Et j'ai sali des tapis rouges pour toujours. Du rouge pour toujours, du bruit de n'importe quoi, et pas vraiment la plus belle récompense le souvenir d'une femme.
« Matricule 108, je vous demande de sortir de ce bureau où je vous fais emmener par les soldats ! Vous aurez bien tort de ne pas obéir. »
Quitter la planète pour être seul. Pourquoi être seul. Je l'ai lu dans La gloire, et au-delà. Quelque part au milieu du douzième chapitre, entre deux conquêtes, et après trois batailles. Il y avait une sorte de silence et Ivanov tout seul qui réfléchissait à tout ça et qui disait à peu près ce que j'ai pensé, mais avec ses mots qui sont plus beaux et plus forts que mes pensées en forme de toupie. Ou alors c'est moi qui a pensé comme il a écrit. Quelque chose comme ça. Il me faut le calme de mon habitation pour m'y retrouver. Il me faut longer la grille de la maison de plus monsieur Andropov. Il me faut me faufiler entre les cases blanches, comme du temps du pantin d'ombres. Il me faut entrer au seul seuil où je n'ai pas besoin de frapper pour savoir que j'y trouverai la petite table, et le jeu de construction, et toute la logique que la ville a complexifié comme une nuage de tonnerre qui brouille les émissions du ciel. Ici, je serais en paix pour relire Ivanov, loin du bruit furieux du reste du monde qui grinçait, en sourdine, mais quand même, dans le bureau.
L'aventurier est seul. Sans doute l'ai-je déjà écrit dans ces pages, et dans d'autres livres. L'aventurier et seul et doit s'en contenter. Mieux : il doit savoir l'apprécier.
La destruction du complexe minier installé sur la planète Alphax par les Xlükiens ne s'était pas faite sans mal. J'avais d'abord cru que l'éclat de plomb que j'avais reçu dans ma jambe était parti. Il s'avéra qu'au contraire, il en restait quelques fragments dans mon mollet droit, et qu'ils menaçaient de faire dégénérer la petite plaie en gangrène s'ils n'étaient pas extraits au plus vite. Ainsi, je me retrouvais, un matin, sur la proche planète Vénus, dans une des chambres de la clinique Dimitriev Takhourov – nommée d'après notre illustre chef de gouvernement qui était l'origine de l'ensemble du programme spatial de la patrie.
La clinique Dimitriev Takhourov était connue pour être une des plus perfectionnées. Les médecins qui y travaillaient étaient habitués aux diverses maladies et blessures résultant des dangers de l'exploration galactique. Je fus accueilli en héros. Tous les médecins m'affirmèrent que c'était pour eux un grand honneur de m'avoir comme patient et de mettre leurs connaissances au service d'un spationaute si illustre. J'en fus flatté. Mais les vrais héros savent à quel point la gloire est une maîtresse inconstante. Je leur fis savoir qu'un jour, ce serait eux les véritables héros. Sans les médecins spatiaux, les explorations étaient impossibles. C'est vers une reconnaissance mutuelle que nous devons tendre, et non une héroïsation à outrance. En leur rappelant ces quelques principes du combat collectif qui faisaient tout l'honneur de la conquête spatiale, je me soulageais aussi moi-même de la rage de ne pas pouvoir agir à cause de mon infirmité temporaire.
Les médecins firent leur travail correctement et, dès le lendemain, tout risque de gangrène avait été écarté. Mais c'est là qu'une série d'aléas me mit dans une situation bien insolite.
Mon commandant m'informa qu'il insistait pour que je me repose quelques semaines sur Vénus. Je ne pouvais lui désobéir. Intérieurement, j'enrageais de ne pas pouvoir participer aux préparatifs de la première offensive que nous allions lancer contre les Xlükiens. Mais que serait la guerre sans le respect de la hiérarchie ? C'était à moi, l'un des plus braves, de donner l'exemple. Il n'était pas question de me compromettre dans la subversion, même si l'aventure m'appelait à s'en égosiller. J'ignorais alors que, par l'enchaînement des événements, mon séjour sur Vénus allait être plus long que prévu.
Nous fûmes tous réveillés en trombe un matin. L'offensive contre les Xlükiens s'était très mal passée. Le nombre de nos blessés dépassait largement les estimations. En conséquence, l'état-major appelait en renfort tous les médecins spatiaux. Comme la clinique Dimitriev Takhourov de Vénus était presque vide – et pour cause : les combats venaient juste de commencer, et seuls quelques éclaireurs comme moi pouvaient s'y trouver – la totalité de ses médecins était convoquée ailleurs dans la galaxie. Avant qu'ils ne partent, je leur répètais la remarque que j'avais faite à mon arrivée. La gloire est versatile. C'était à eux de prendre le relai de mon héroïsme. Comme il n'y avait aucun blessé grave parmi les patients, on nous laissa juste quelques infirmiers.
Beaucoup de temps s'écoula sans que je ne vis personne. Nous étions nourri par un savant système mécanique de portage et de poulies qui faisait monter les repas préparés en cuisine jusqu'aux chambres. Parfois, un infirmer passait la tête par la fenêtre de ma chambre pour s'assurer de ma présence. Il repartait bien vite. J'étais sans doute pour lui une personnalité bien trop importante pour qu'il osât m'adresser directement la parole. J'aurais pourtant aimé discuter quelques instants. Mais une fois que j'étais parvenu dans le couloir, lui avait déjà disparu. Allais-je devoir m'astreindre à cette étrange solitude ? Tout semblait l'indiquer. J'en prenais mon parti.
En raison d'une vitesse de rotation extrêmement lente, les journées vénusiennes durent plus de quatre mois terrestres. Nos savants ont mis au point dans les bâtiments construits sur la planète, un cycle lumineux recréant presque à la seconde près le cycle terrestre. Je prenais plaisir à le couper pour mieux sentir, depuis ma chambre, le rythme naturel de la planète. Les infirmiers s'en étonnaient sans doute. Ils n'osaient rien me dire, ce qui m'arrangeait énormément.
Je vous le dis : sur Vénus, une journée dure quatre mois. Elle ne voulait jamais finir. Elle imposait son silence en l'absence quasi totale du personnel de la clinique. Elle était une vie d'homme à elle toute seule. Mais elle était aussi pleine de surprises. Le temps semblait s'y arrêter pour toujours, dans une lente extase qui mélangeait, en mon esprit brumeux, le temps présent du désert vénusien à celui des souvenirs.
Dans ma solitude, je revis dans des rêves à moitié éveillés, hallucinés durant des phases de sommeil en plein jour, plusieurs de mes aventures. Les eaux célestes de galaxies lointaines se mettaient à couler quelque part dans le ravin de ma mémoire. L'acier froid des vaisseaux spatiaux gelait soudainement mon corps. D'immenses plaines aux fleurs exotiques se superposaient aux plateaux naturellement vides de Vénus.
Il y eut des moments d'angoisse. Le pire arriva avec la nuit. Une ombre s'étendait sur la planète pour n'en disparaître que deux mois plus tard. J'avais alors perdu toute notion du temps. Durant cette nuit, tout ne fut que rêve. Mais, à la fin, le plaisir l'emportait. L'expérience vénusienne me permit de me confronter à moi-même. Je me connaissais mieux, même si je n'avais parlé à personne, même si j'étais resté dans vingt mètres carrés de chambre, même si seulement une seule journée et la moitié d'une nuit semblait s'être écoulé depuis mon arrivée.
En réalité, la guerre contre les Xlükiens faisait rage depuis soixante-dix-sept jours. Elle non plus ne semblait pas vouloir cesser.
Un coup à la porte de mon habitation. Deux coups. Trois coups.
Je lève mon visage du livre d'Ivanov. C'est à mon habitation que l'on frappe. Est-ce les parents qui meurent pour la deuxième fois ? Est-ce mon mariage ? Non. Deux coups à la porte de mon habitation et des jours qui sont passés comme de rien, juste avec les mots de l'espace. Trois coups à la porte de mon habitation.
D'habitude, quand on frappe à la porte de mon habitation, c'est que quelque chose d'important va se passer. C'est qu'une partie de l'histoire va toucher à sa fin. C'est que je vais passer à un autre chapitre, à une autre époque. Du coup, je ne sais pas trop si j'ose ouvrir. J'étais bien dans le monde d'Ivanov, dans le monde céleste, loin de la terre, dans le vide de la planète Venus. Mais les coups sur le seuil sont trop lourds et trop puissants pour que je leur échappe.
« Anton ! Mon cher Anton ! C'est merveilleux !
Alexandra me dit que c'est merveilleux. Que quelque chose est merveilleux. Je pose mon livre sur ma table et je lui ouvre.
« Ilya ! Ilya a été élu comme représentant de Likoutsk ! C'est une excellente nouvelle pour notre usine ! Je suis tellement heureuse ! Vous rendez vous seulement compte de ce que cela signifie ?
Je devrais être heureux, moi aussi, mais l'espace semble comme m'appeler. Ilya reste sur la terre ferme, parce que sa place est là. Mais moi, je dois aller ailleurs. Je dois aller dans l'espace. J'imagine qu'Alexandra va revenir me dire que je vais aller dans l'espace. Ce ne serait pas très juste, sinon, qu'Ilya ait ce qu'il veut, et que moi, je reste ici. Je souris vaguement à Alexandra qui n'est plus sur le seuil de mon habitation, de toute façon. Je crois qu'elle m'a dit qu'elle devait aider Ilya à organiser son cabinet. J'attends quelques secondes qu'elle revienne. J'attends quelques secondes qu'elle vienne frapper des coups à ma porte ouverte, et qu'elle vienne me dire que la fusée va partir, là, dans quelques secondes. Que je dois me préparer. Que je dois mettre ma combinaison spatiale. Qu'elle va m'aider à organiser mon départ. Je reprends le livre d'Ivanov.
Des coups à ma porte ouverte.
« Etes-vous Anton, matricule 19 ?
Oui. C'est moi. J'ai été élu pour aller dans l'espace comme représentant de Likoutsk ?
« Nous sommes venus vous chercher. Vous êtes accusé du double meurtre de monsieur Andropov et de Gregor Rosinski. Le colonel Diepr nous a donné l'ordre de vous arrêter et de vous conduire en prison. »
VLCBE - partie 2B
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- Écrit par Mr. Petch
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