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3.

Aujourd'hui, je ne sais pas où je suis. Les murs sont entièrement gris. Ou plutôt la pierre des murs est entièrement grise, avec des éclats brillants, parfois, mais pas toujours. La pièce dont la pierre des murs est entièrement grise ne peut pas s'ouvrir. Pas pour moi. Elle s'ouvre pour les soldats. Elle s'ouvre pour Ilya, parce qu'il a gagné les élections. Elle s'ouvre pour d'autres soldats avec le même uniforme. Mais elle ne s'ouvre pas pour moi. Ce n'est pas trop grave parce que j'ai bien à m'occuper avec les livres d'Ivanov.
Il y a les élections qu'Ilya a gagnées. Et après, mon arrestation pour le double meurtre de monsieur Andropov et de Gregor Rosinski. Par des soldats en uniforme. D'abord l'élection d'Ilya, parce qu'Alexandra vient me voir pour me l'annoncer et qu'elle ne vient pas pour m'arrêter. Ou alors ce sont les soldats qui viennent m'annoncer l'élection d'Ilya. Non. C'est Alexandra. Ils m'arrêtent. Je suis dans la pièce avec les éclats brillants. Je suis dans mon habitation, avec les livres d'Ivanov. Quand ils m'arrêtent, ils me transportent dans cette pièce. Les livres d'Ivanov, c'est après. Ilya a gagné les élections.
Je me demande ce qui s'est passé après mon arrestation, parce que dans la prison, je ne sais rien. Les choses que je sais viennent des livres d'Ivanov, mais je vais en parler plus tard, car il y a un ordre dans tout ce qui s'est passé jusqu'à maintenant (jusqu'à ce que je distingue les premiers éclats qui brillent dans la pièce aux murs gris). Pour l'instant ce sont les élections. Non : c'est le résultat des élections, gagnées par Ilya. Les élections ont eu lieu avant leur résultat, et, moi, c'est Alexandra qui me l'a annoncé.
Les amis d'Ilya ont tous gagné les élections. Il y a le pouvoir. Ils ont le pouvoir. Par contre, le parti de 108 n'a pas gagné, parce que s'il avait gagné, il ne se serait pas fait arrêter lui aussi. Pas tout de suite. D'abord, les amis d'Ilya gagnent les élections. Après, ils obligent les grands possédants à accepter leurs conditions. Ils réorganisent le club Rafael (entretemps, je me suis fait arrêter, dans mon habitation, mais ça, je l'ai déjà dit). Plus de barbes, que des moustaches. Parce que la moustache d'Ilya grandit. Je l'ai vu quand il est venu me voir. C'est un petit trait d'union au-dessus de sa lèvre fine.
Quand les amis d'Ilya gagnent les élections, l'ordre des choses change. Et pas seulement à cause de mon arrestation : mon arrestation est liée au double meurtre, pas aux élections qui changent l'ordre, et pas moi. Ce ne sont plus les mêmes règles. Comme si le règlement de l'usine changeait parce que ce n'était plus monsieur Andropov qui... D'ailleurs ce n'est plus monsieur Andropov qui dirige l'usine, c'est Alexandra. Après tout, elle s'appelle aussi Andropov ; du coup, il suffit de parler des usines de madame Andropov. Ou simplement les usines Andropov. Voilà : les usines Andropov sont les plus importantes du pays.
Pourquoi Ilya a du pouvoir ? J'ai deux hypothèses. Soit c'est sa moustache qui lui donne son pouvoir, comme au club Rafael. Soit c'est à cause d'Alexandra, mais c'est un peu plus compliqué. Comme Alexandra est à la tête des usines Andropov. Comme les usines Andropov sont les plus importantes du pays. Comme Ilya et ses amis sont soutenus par Alexandra qui est à la tête des usines Andropov les plus importantes du pays, alors il a le pouvoir. Mais je prefère la moustache, il y a moins d'étapes à comprendre. Moins de planches à faire rentrer les unes dans les autres pour reconstituer la maison. Juste un trait d'union à fixer. Il est sous le nez. Il s'arrête très exactement au même niveau que les deux pupilles, un peu plus bas. Il relie les deux extrêmités de la lèvre qu'on ne verrait pas, sinon, comme si Ilya avait juste une bouche.
Au début, quand je n'ai pas les livres d'Ivanov, j'essaye de graver mes hypothèses entre les trous du gris du mur, à grands coups de gamelles, et en éclats de granit. Après, j'ai trouvé une technique, comme je ne veux pas écrire sur les livres d'Ivanov (parce qu'il ne serait pas content). Je cherche les mots dans les livres, et je mémorise la page, et la ligne, et l'emplacement. Par exemple, « terroristes » est le troisième mot de la dixième ligne de la trente-cinquième page de Les honneurs de l'espace.
Le mot « coupable » est le premier mot de la deuxième ligne de la cinquante-et-unième page de Les honneurs de l'espace, aussi. C'est le mot qu'ils ont employé à mon procès. C'est le mot qui fait que je suis en prison maintenant. Parce que juste après les élections d'Ilya, et encore plus juste après mon arrestation (mais avant la fermeture du club Rafael, enfin je crois), il y a mon procès. J'ai compris pourquoi je suis coupable. Je suis coupable parce que je suis la dernière personne à avoir vu monsieur Andropov avant sa mort. Je suis coupable parce que j'ai proféré des menaces de mort sur la personne du sieur Andropov devant le colonel Diepr. Je suis coupable parce qu'on a retrouvé mon papier pense-bête où j'avais écrit que ce que je revenais faire à l'usine, c'était tuer monsieur Andropov. Mon écriture était dessus. C'est bête, je sais à peine écrire et je n'écris jamais les bonnes choses. Et enfin, je suis coupable parce que les traces de mes doigts se trouvaient sur le couteau. Si j'avais su, j'aurais pris un chiffon, mais Ilya ne m'avait pas précisé que les doigts laissaient des traces. Tant pis.
Après mon arrestation mais avant la prison, il y a eu le procès qui a expliqué pourquoi je suis coupable. Je trouve que les raisons ne sont pas mauvaises. En tout cas, je les comprends. Ilya m'a dit qu'elles étaient difficiles à contredire, mais qu'il essaierait de me sortir de là. Il vient de temps en temps. C'est lui qui m'explique ce qui se passe du monde dont je ne sais rien, dans ma pièce grise et vide.
Grâce à lui, j'ai compris qu'il y avait deux ordres, mais qu'ils étaient assez emmêlés : il y a mon ordre à moi. Je suis coupable d'avoir tué monsieur Andropov et Gregor Rosinski (les menaces, le pense-bête, le chiffon), donc je suis arrêté, donc j'ai un procès, donc je vais en prison. Donc les murs gris. Mais il y a un ordre plus grand : parce que j'ai tué monsieur Andropov, alors l'usine revient à Alexandra qui a le pouvoir qui aide Ilya pour les élections qui les gagne qui a le pouvoir. Donc la fermeture du club Rafael et la victoire des moustaches sur les barbes. Ça, c'est une hypothèse que j'ai réussi à graver dans la pièce. La difficulté, c'est que, finalement, la victoire des moustaches sur les barbes arrive avant les murs gris, alors que la mort de monsieur Andropov est au début de tout le nouvel ordre du monde. Les trains qui explosent dans les gares. Ilya et sa moustache qui parle.
Du coup, j'ai dû réussir à mettre en place l'ordre du monde comme c'était prévu. C'était ce que disait les chiffres, non ? 19. Mais pourtant, je ne suis pas dans l'espace. Et non seulement je ne suis pas dans l'espace, ce qui n'est pas logique, mais en plus je ne vois même plus l'espace. A part les éclats brillants des murs gris. Mais pas tout de suite. D'abord, il y a l'arrestation, le procès, la prison, et pas encore les éclats brillants. Ils viennent après. Il se passe encore des choses avant.
Ou alors si, je suis dans l'espace. Presque. Dans l'espace des livres. Peut-être que l'espace n'est que dans les livres qu'Ivanov m'a apporté.
Il est venu un jour. Après la prison (donc après le procès) mais avant la fermeture du club Rafael, et avant les trains qui explosent dans les gares. En fait, ça devait être le jour exact des trains, mais je ne le savais pas, et les évènements n'existent pas vraiment quand je ne les sais pas. Il est venu avec des livres d'Ivanov qu'Alexandra m'a laissés. Parce qu'elle sait que je dois m'ennuyer en prison, pendant qu'elle travaille dans le cabinet ministériel d'Ilya (je ne sais pas ce que c'est qu'un cabinet ministériel, c'est un des nouveaux mots d'Ilya, avec « restructuration », « réforme », « expertise », « dilatoire » ; un des nouveaux mots que sa moustache, qui contrôle sa bouche, lui inspire). C'est gentil. Je savais bien qu'Ilya avait de grands pouvoirs, et qu'il pouvait transformer le vide gris en une tonne de papiers encrés pour lire dans l'espace. Heureusement qu'Alexandra m'a appris à lire avant que j'aille en prison. Sinon, qu'est-ce que je serais devenu ?
Les mots sont gentiment imprimés sur la page. Chaque mot est imprimé à l'emplacement exact où il doit être imprimé. Chaque mot arrive à temps pour rattraper la phrase et assurer l'histoire. Comme je mémorise Les honneurs de l'espace, pour garder en tête l'emplacement des mots, et reconstituer ce que me raconte Ilya quand il vient, s'il vient, l'espace est parfois trop grand, et il me submerge. Alors, je suis certain que ce ne sont plus les murs gris qui sont autour de moi.


Nul n'aurait pu prévoir ce qui s'était passé sur la Lune. Le dixième jour des combats avait été décisif. Les mutins avaient retourné la situation à leur avantage et Klaptko s'était fait proclamer roi dans la base lunaire A. Par une habile propagande, il avait obtenu le soutien des colons sélénites. Il leur promettait monts et merveilles. Il leur servait tous les jours sa haine à l'égard de l'autorité terrienne. A force d'entendre des mensonges, aussi gros soient-ils, l'esprit humain n'est plus capable de distinguer la Vérité du Mal. C'est ainsi que, lors des combats du dixième jour, l'administrateur de la base A avait fait savoir dans un communiqué qu'il acceptait l'autorité de Klaptko et de ses troupes, et demandait au pouvoir terrien de se retirer de la Lune et d'accepter l'indépendance de la colonie. Quelle folie avait frappée un homme connu pour son intelligence ? La menace ? L'appât du gain ? L'effet sournois de la propagande ? C'est à moi que l'on confia la mission de percer à jour ce mystère.
Quand le général Jdatchev me convoqua dans son bureau, ce dimanche de printemps, deux semaines étaient passées depuis la prise de pouvoir par Klaptko sur la base lunaire principale. La situation n'avait fait qu'empirer. L'épidémie se propageait à plusieurs bases voisines, atteintes elles aussi par le terrible poison psychologique transmis par les mutins. L'auto-proclamé roi de la Lune leur faisait miroiter une prétendue liberté. Il leur faisait acroire qu'ils étaient opprimés et exploités.  Bientôt, les bases loyalistes furent en minorité. Depuis l'espace, l'écho de massacres perpétrés par Klaptko parvenaient aux oreilles des responsables du pays. Ils avaient mis trop de temps à réagir. Ils pensaient que, comme lors des quelques crises qui avaient déjà frappées la lune, la situation se règlerait d'elle-même. Ils avaient ignoré à tort mes mises en garde. Comme pour s'excuser de leur aveuglement borné, c'était à présent moi qu'ils appelaient au secours.
Le général Jdatchev m'exposa une situation que je connaissais déjà. Il me présenta la stratégie adoptée par l'état-major terrien : avant d'entreprendre une contre-offensive de grande ampleur, il souhaitait entrer en contact avec la résistance loyaliste et comprendre les raisons réelles du retournement  de la plupart des bases affectées. Il ne m'appartenait pas de juger de cette décision : un bon soldat doit avoir la maîtrise de ses paroles comme de ses pensées. L'obéissance est une vertu, et non une faiblesse comme l'imagine certains esprits forts. La perte de cette valeur au sein des bases lunaires avait pour conséquence la ruine de colonies riches et prospères. Nul ne sortait grandi de la trahison. Savoir cela me suffisait pour accepter la mission. Le soir même, je partais pour la Lune.

Dès mon arrivée sur la Lune, je fus saisi d'horreur. Etait-il possible que la mégalomanie d'un petit chef détruisît à ce point le joyau de notre conquête spatiale ? La Lune était la première base spatiale ultraterrestre établie par l'homme. Elle s'était enrichie au fil des années à une vitesse fulgurante. Les découvertes réalisées sur son sol par nos scientifiques avaient considérablement agrandi le savoir de l'humanité. Elle s'apprêtait à devenir la première expérience réussie de colonisation spatiale humaine à grande échelle. Les colons, courageux pionniers qui s'y étaient installés durant l'ère héroïque de la conquête spatiale, l'avaient transformée en un vaste champ fertile en ressources des plus diverses. Fallait-il qu'une petite rébellion militaire anéantît plusieurs décennies d'efforts ?
Klaptko était un bon officier. Il avait passé deux ans au spatioport de Gord à s'entraîner avant son départ pour l'espace. J'y étais aussi, en ce temps-là. Ses talents de meneurs m'avaient alors frappés. Je ne me doutais pas qu'il les mettrait au service d'une cause aussi puérile et égoïste. Ce n'était pas la première fois que j'entendais parler d'officiers que la solitude de l'espace poussait à des comportements extrêmes. Moi-même avais failli devenir fou et mener mes hommes au suicide lors d'une mission d'observation dans la jungle moite de la planète Soria. Mais l'ampleur prise par le mal sur la Lune était sans commune mesure avec les situations gérées jusque là par la hiérarchie. Klaptko était un fou dangereux, et il était illusoire de chercher à le raisonner. Pourtant je voulais rester optimiste. Il faut voir pour croire, dit la sagesse populaire. La raison de la trahison de Klaptko m'échappait encore. Par malheur, il menait dans sa déchéance des milliers de soldats et de colons innocents.
J'en eus la preuve à peine le pied posé sur le sol lunaire. Si le récit de mes exploits personnels peut servir de témoignage aux générations futures, je ne me priverais pas pour décrire les pénibles visions auxquelles j'ai été confronté. Mon alunissage fut gêné par une caravane de réfugiés. L'obus à propulsion atomique – moyen de transport le plus performant pour aller sur la Lune, mis au point par le génial professeur Rachmanov avant qu'il ne sombre dans une folie tellement dangereuse qu'elle avait conduit les autorités à l'enfermer, pour son propre bien – manqua de percuter une autruche lunaire. Les premiers colons de l'ère héroïque avait choisi cet étrange oiseau venu de terres lointaines pour apprivoiser la virgnité des plaines lunaires. La faible gravité était la cause principale de la naissance d'individus d'une taille hors norme. Ce phénomène, constaté d'abord sur les animaux, puis sur les plantes, expliquait la croissance exponentielle de l'agriculture lunaire. Hautes de plus de deux mètres, les autruches s'avérèrent être des montures idéales pour les Sélénites. Une fois de plus, mais jamais une fois de trop, il me faut souligner combien le courage semble inné chez cette race de colons lunaires. Comme si les terriens les plus vaillants s'étaient réunis pour se lancer dans la première grande aventure spatiale. L'histoire de la Lune reste à écrire. Tel n'est pas l'objectif de cet ouvrage. Je crains de m'égarer trop loin de mon but premier, et laisse à quelque historien plus doué que moi le soin de réparer cette incroyable erreur. Les terriens semblent oublier à quel point, dans l'espace, honneur et bravoure sont plus que des mots. Ce sont les conditions de la survie.
J'expliquais au groupe de réfugiés le but de ma visite. Ce ne fut que clameur et vivats. Enfin la Terre s'intéressait au fléau qui les touchait. Enfin la Terre s'organisait pour combattre l'infâme Klaptko. Tous voulurent me serrer la main, ou me donner un de leurs biens. J'acceptai le salut mais refusai les présents. Le héros n'agit jamais pour des récompenses matérielles. Leur sourire, leur joie, était un cadeau bien plus précieux que tout l'or qu'ils pouvaient me donner.
Je ne les quittais pas sans leur avoir demandé de me décrire la situation. Le récit qu'ils me firent confirma mes plus grandes craintes : Klaptko contrôlait les esprits et pourchassait ceux qui osaient refuser son autorité. Cela expliquait le ralliement de la plupart des bases. Il était le fruit de l'intimidation et de la manipulation, ces deux vipères insidieuses qui, si elles peuvent conduire un homme au pouvoir, l'entachent définitivement de la cocarde de la honte. C'était les femmes, ces âmes pratiques et dures face à l'adversité, qui insistaient le plus sur les horreurs commises par les sbires de Klaptko. Les hommes, peut-être, avaient honte de paraître lâches. Tout de suite, je les rassurais : je sais leur mérite, aussi humble et discret soit-il. Une larme perla au coin de leurs yeux quand j'énonçai ma propre pensée : sur la Lune l'honneur n'est pas un vain mot, je le sais à présent.
Il me faut absolument vous narrer l'histoire que me conta un des réfugiés. Si je ne mentionne pas son nom, ce n'est pas par condescendance, mais parce qu'il incarne, par son maintien face à l'horreur, l'ensemble des Sélénites que j'ai pu croiser. Parti en éclaireur pour s'assurer qu'aucune troupe de Klaptko ne se trouvait sur le chemin de la caravane, il aperçut de loin une autruche, debout face à la plaine, monté par un homme qui semblait contempler l'horizon. Il s'approcha un peu. L'homme n'était pas armé. Comment savoir s'il ne s'agissait pas d'un partisan de Klaptko ? Conscient des risques qu'il prenait, mais conscient, aussi, qu'il se devait de les prendre, il s'approcha encore davantage. Ni l'homme ni sa monture ne bougeaient. C'est lorsqu'il arriva au plus près d'eux qu'il se rendit compte de l'horreur. Si l'homme et l'autruche ne bougeaient pas, c'est qu'ils étaient morts. Un pal habilement camouflé pour ressembler, de loin, à un arbre les maintenait debout. Mais l'homme était bel et bien mort : ses deux mains étaient coupés, et ses yeux devenaient laiteux. L'éclaireur, peu habitué à une telle vision, se mit à fondre en larmes. Etait-ce possible l'homme se montre aussi cruel envers lui-même ? Mais ce n'était rien en comparaison de ce qu'il allait vivre. Il voulut descendre le cavalier de sa monture pour lui donner une sépulture. Il surmonta le dégoût que lui inspirait le cadavre qui commençait à pourrir. Prenant sur lui, il parvint à faire chuter le corps.C'est alors qu'il attendit un tic-tac. Il porta son oreille contre le ventre du chameau mort. C'était de là que le son venait. Il eut juste le temps de s'enfuir à toutes jambes. Une explosion retentit. A la place du cavalier et de son chameau, un cratère immense. Les plumes de l'autruche volaient en tous sens ! C'était un piège ! Un piège ignoble qui visait tout être saisi par la compassion. En moi-même, j'en savais plus que mon pauvre conteur : cette technique de guerilla était typique de la fourberie des Xlükiens. Soit Klaptko avait appris auprès d'eux, soit – ignominie à laquelle je n'osais songer – il avait engagé des mercenaires xlükiens pour faire régner la terreur. Klaptko ne reculait devant aucune bassesse, me dis-je en moi-même une fois que l'éclaireur, essuyant ses dernières larmes avec un vieux chiffon, se soit enfin tu.

A ce stade de mon récit, un doute m'étreint. Ce doute est celui de tout aventurier : est-il là pour comprendre, ou pour agir ? La nécessaire obéissance aux ordres, dont j'évoquais l'importance quelques lignes plus haut, ne signifie-t-elle pas que l'héroïsme est une force aveugle et sourde qui n'agit que pour un bien, et ne se juge jamais ? Cette opinion est sans doute celle de beaucoup de mes amis soldats. Pour ma part, je ne peux m'empêcher de penser que l'esprit est une force, et l'intelligence une arme. Comprendre pourquoi l'on se bat peut éviter bien des erreurs. Ma rencontre avec les réfugiés sélénites en était la meilleure illustration. C'est pourquoi, dans ces pages, je ne veux en rien me contenter de décrire mes actions, aussi glorieuses et divertissantes soient-elles aux yeux de mes lecteurs. Il me faut aussi lui faire comprendre qu'elles ne sont pas gratuites. Elles résultent d'un idéal, qui a grandi en moi dès mes premières missions, et ne m'a jamais quitté. Que cet idéal soit celui de mon pays est au moins la preuve de l'acuité du jugement de ceux qui nous dirigent. Peut-être aussi de leur sagesse.
Ainsi, en discutant avec cette pauvre femme qui avait tout perdu – maison, mari et enfants – dans un raid organisé par des mercenaires extraterrestres à la solde de Klaptko, une pensée me vint. Qui sont les terroristes ? Où est le mal, en ce monde ? Car après tout, dans le poison verbal que diffuse l'officier déchu, ne traite-t-il pas de « terroristes » ceux qui résistent à son oppression ? Ne dit-il pas que les missions de sabotage qu'ils ont l'audace de pérpétrer sont des actes ignobles dirigés contre les Sélénites ? Ne traite-t-il pas de suppots des tyrans les quelques soldats qui n'ont pas voulu accepter l'usurpation qui l'a amené au pouvoir ? Et pourtant, ne dirige-t-il pas par la terreur ? Ne brûle-t-il et ne pille-t-il pas des propriétés entières pour imposer sa loi ? N'expulse-t-il pas hors de leurs terres des dizaines d'innocents ? Ne tend-il pas des pièges que l'on n'infligerait même pas à un extraterrestre ?
Il n'est parfois pas facile de distinguer le Bien du Mal. Le maire de la base A, je le crois encore, a longtemps pesé sa décision avant de se rallier à Klaptko. Il a cru y voir un bien. Il n'a écouté qu'à moitié ses discours, n'y entendant que des mots ici vidés de leur sens, mais qui l'intéressaient : les mots de liberté, de révolution, d'indépendance. Ce sont des miroirs dans lesquels se reflètent les désirs de celui qui écoute. Klaptko l'a compris, et joue de son don d'orateur. Quel honte ! Quel dévoiement de la vertu !
Ils sont les terroristes. Ils sont les tyrans de la Lune. Qu'ont-ils apporté d'autre, derrière leur médiocre ambition personnelle, si ce n'est le désordre et la ruine ? Notre pays avait su transporter sur la Lune la stabilité et la réussite. Il avait encouragé les initiatives de chacun. Il avait organisé une vie paisible, faite de bonheurs simples et d'espoir. Tout cela a disparu dès que Klaptko s'est mis en tête de s'approprier la Lune. C'est sur cela qu'il convient de les juger.
Le jeu de Klaptko et de ses hommes ne fut que plus ignoble parce qu'il fut mensonger. Il souleva sur la Lune un espoir insensé. Pendant que les champs étaient piétinés par les bottes des soldats – cette milice armée montée pour faire croire que le peuple comptait aux yeux du tyran – l'esprit des colons était piétiné par les paroles de Klaptko. Rien ne pouvait plus y pousser, sinon la haine et l'affliction.
Je n'eus besoin que de voir se gonfler de larmes les yeux de cette pauvre femme souillée, dans son âme et dans son corps, par les hommes de Klaptko. Le but n'en fut que plus évident. Les immenses plaintes lunaires faisaient retentir des milliers de plaintes semblables à celles de cette femme, ou à celles du pauvre éclaireur. La caravane qui avait croisé ma route n'était que le symbole d'un peuple martyr. Dès lors, mon coeur ne vacilla plus : ce n'était plus pour obéir aux ordres du général Jdatchev que je poursuivais ma mission, mais pour répondre à la prière de toute une population trahie. Rendez-nous notre honneur ! hurlaient les plaines lunaires, d'un seul et même cri.

Mon prochain but : trouver le camp des résistants. En chemin, j'avais glané quelques informations. Ma route avait croisé celle d'autres caravanes. Leur malheur était le même. Derrière les acclamations, leur réticence à me parler montrait qu'ils n'avaient rien perdu de leur vaillance de pionniers. J'étais fier de partager tantôt un repas, tantôt une nuit entière, avec une de ces communautés. Ils partaient sur les routes en croyant trouver loin de Klaptko des terrains moins hostiles. Car la Lune était vaste. Devront-ils tout recommencer à zéro ? Il n'y avait rien là qui ne puisse leur faire peur. Certains me parlaient de leurs espoirs. D'autres de leur vie passée, pleine d'aventures et d'imprévus. D'autres, enfin, allaient m'être très utiles dans la suite de ma mission.
Je compris très vite que deux bases militaires avaient réfusé l'autorité de Klaptko. Elles résistaient bien. Elles se situaient dans la zone encore peu explorée de la face cachée de la Lune. Là-bas, les reliefs étaient beaucoup plus accidentés. Il était beaucoup plus difficile de cultiver le sol. Mais les réseaux de grottes formaient d'excellents refuges pour la résistance. Fuyant les principaux bâtiments militaires, ils avaient gagné les montagnes. Non par lâcheté, mais pour éviter le feu ardent des mercenaires de Klaptko. Les hommes qui avaient fait le choix de résister étaient parmi les meilleurs. Ils dédaignaient le pouvoir facile que leur aurait donné l'alliance avec Klaptko. Ils lui préféraient la lutte armée frontale, sans aucune concession. Plus que des refuges, les grottes étaient des bases arrières, les premiers jalons de la reconquête.
Ces renseignements, je les obtenais au prix de négociations complexes. Les Sélénites sont des hommes rudes, habitués à vivre avec le danger. Obtenir leur confiance est un acte de foi. Ils venaient juste d'être trahis. Je ne pouvais que comprendre leurs réticences à me livrer leurs futurs sauveurs. Pour beaucoup d'entre eux, c'étaient les maris, les pères et les fils qui composaient l'armée des ombres du mouvement d'opposition à Klaptko. Comment pouvait-il être certains que je n'étais pas un espion de Klaptko ? Je dus faire usage de mes dons de diplomates, acquis au cours de longues années au contact des multiples populations extraterrestres de la galaxie. Mais le temps sait toujours récompenser la persévérance. On m'indiqua les routes. On me décrivit les sentiers à suivre. On m'expliqua les gestes à accomplir pour être reconnu. Je ne les dévoile ici que par bribes. C'est par respect envers les valeureux Sélénites, chez qui la méfiance est une qualité première.

Les résistants avaient bien choisi leur base arrière. L'un des réfugiés, dans sa bonté simple, m'avait cédé sa monture contre une combinaison thermique que je conservais en cas de grand froid. Lui en trouvera plus d'utilité que moi. Grimpé sur l'autruche géante, je parcourais des distances immenses avant d'apercevoir, dans le lointain horizon, les premiers signes décrits par mes modestes guides. Les caravanes jusque là régulières et nombreuses, je ne les croisais plus. Les habitations n'étaient plus que des ilots perdus au milieu d'une mer tranquille, de sable et de vents. La face cachée de la Lune est un autre monde.
Après avoir fait face au silence des réfugiés sélénites, je faisais face au silence de la Lune. Les hommes sont les enfants des terres qui les voient vivre de leurs yeux bienveillants. N'est-il pas réputé, ce silence lunaire ? Nos scientifiques les plus brillants en ont expliqué le sens, et cela avant même que l'homme mît le pied sur la Lune. La face cachée de la Lune ne voit jamais les rayons du soleil. Des formes de vie nocturnes s'y sont développées. A cela s'ajoute le pouvoir de la pesanteur, très forte. Elle étouffe même le souffle des vents, dont on sent la caresse, mais pas le chuchotement. Il n'existe pas, dans toute la galaxie, de lieux gouvernés avec autant de majesté par le silence. J'ai parcouru des dizaines de planètes. J'ai navigué dans des océans arc-en-ciel. Je me suis ébloui de couleurs chatoyantes ornées de sonorités inconnues sur la Terre. Le silence lunaire reste et restera à jamais, dans son essence de pureté et d'absolu, la plus grande beauté que l'espace m'ait offert.
Le vieillard qui m'avait donné la clef d'accès aux cavernes des résistants n'avait pas menti. Il m'avait énoncé, d'une voix rauque : « Quand la dent du squale émergera depuis l'horizon, attend, et tu verras. ». Et la dent du squale, gigantesque massif, émergea depuis l'horizon, au détour d'une dune. Enfin. Mon but était atteint. Il ne me restait plus qu'à attendre que la magie de l'espace m'autorise à franchir le seuil. Je n'étais pas au bout de mes surprises.
L'attente fut longue, mais paisible. La Lune accueille le voyageur fatigué. Elle lui cède son humeur sourde et dense. Elle l'étourdit. Elle peut le rendre fou, s'il résiste. Mais qui sait attendre parvient toujours à y trouver sa vérité. La mienne se manifesta sous la forme de pépites qui rayonnèrent à la surface rocheuse de la dent du squale. Une fenêtre de lumière bleutée. Puis une seconde, un peu plus bas. Une troisième tout en haut de la dent. Je compris aussitôt ce que signifiait ce ballet. C'était un signal. L'armée des ombres s'illuminait dans le noir assourdi du silence lunaire.
Je m'approchais de la dent du squale. Rien ne semblait bouger. Rien d'autre que les incroyables étoiles jaillies du rocher. Je ne savais plus rien dire. Simplement avancer et m'émerveiller. Je sentais au plus profond de moi-même que ce n'était pas seulement l'accomplissement de ma mission qui m'apportait une joie sans pareil. La Lune est soumise à ses propres règles, celles du rêve et de l'étrange, et les ordres du général Jdatchev étaient bien loin dans mon esprit happé par les lumières.

Au pied de la dent du squale, les étoiles s'affolèrent. M'avaient-elles vu ? Peu m'importait. Je commençai l'escalade. Mon premier objectif était le puits de lumière le plus accessible. L'ascension fut ardue. Les pierres déchiraient la chair de mes mains. Mais la récompense fut au rendez-vous. Sous mes yeux ébahis, une gigantesque descente de glace s'enfonçait dans les profondeurs. Etait-ce, là encore, la pesanteur qui m'empêchait d'avoir froid ? Ou l'émerveillement ? Je ne savais que voir le scintillement de milliards de constellations rupestres sur tout le long du chemin de glace. Ce lieu de beauté était le quartier général de la résistance à Klaptkov. Belle image de ces hommes brillants, contraints de se cacher dans les profondeurs pour rayonner sur le reste de l'astre lunaire. A mon tour de me joindre à eux.


Ilya entre dans la prison. C'est quelques jours avant l'explosion des trains dans la gare de Likoutsk. Depuis cette histoire de trains (je ne savais pas que les trains, en plus d'avancer, explosaient aussi comme du temps de la grande cracheuse d'obus), Ilya a le front plein de soucis, et la moustache qui n'arrête pas de grandir. Elle envahit même tout le pourtour de sa bouche, ce qui rend ses paroles beaucoup plus compliquées à comprendre, avec des mots comme « sécurité », « prioritairement », « vigilance accrue ». Alors, quand il entre, il ne se met plus devant la porte principale, les bras croisés dans son dos et le dos courbé ; il s'essuie le visage avec un vieux chiffon (comme il aurait pu me donner pour le couteau). Si je dis que son chiffon est vieux, ce n'est pas parce que je le connais depuis longtemps. C'est parce qu'il devient gris à force de raser les murs de la prison. Je pense que c'est à force de raser les murs de la prison, qui sont gris aussi. Ilya les connaît bien, les murs de la prison.
Parce qu'il fait souvent ça, Ilya, venir me voir. De plus en plus à partir du moment où il y a cette histoire de trains. Il y a une question qu'il me pose tout le temps, comme s'il croyait que j'étais bête. Il me demande si j'ai bien compris que, pour les juges, il n'y est pour rien dans la mort de monsieur Andropov. Il me dit que c'est important. Je lui dis que, évidemment, je suis coupable du double meurtre de monsieur Andropov et de Gregor Rosinski. Je lui repète l'histoire des menaces, du chiffon, du pense-bête. Pourtant, il le sait. Mais il m'en parle souvent.
Il y a autre chose dont il n'arrête pas de parler quand il vient me voir : c'est l'espace. Il me demande si je veux toujours aller dans l'espace. Je lui dis que oui, bien sûr. Même que je pensais qu'après avoir tué monsieur Andropov, se serait directement l'espace, sans passer par la prison. A cause de la prédiction de 457 qui a déjà visité l'espace. A cause de mon numéro 19, qui veut dire que je vais accomplir de grandes choses. Bon, c'est déjà un peu fait (je lui dis et il acquiesce). Mais encore après. Tuer monsieur Andropov, ce n'était pas vraiment prévu, à la base. A la base il y a l'espace et ses beautés. C'est là qu'il me dit quelque chose d'important : il me demande si je sais qu'il a beaucoup de pouvoir. Je lui dis que oui, je le sais. Il me demande si je sais qu'il est ministre de la Guerre et de l'Armement naval et aérospatial. J'hésite à lui dire que je ne connais pas les mots « naval » et « aérospatial ». J'hésite à lui dire que je ne savais pas non plus qu'il était ministre de tout ça. J'hésite à lui dire que je connais pas précisément le mot « ministre », même si là, je me doute qu'il y a un lien avec le « cabinet ministériel ». Finalement, je lui dis que oui, je savais. C'est plus simple. Comme ça, il arrivera plus vite à ce qui est important. Il me dit que, peut-être, avec son pouvoir, il peut m'amener dans l'espace. Peut-être. Il n'est pas sûr. Ça dépend. J'hésite à lui dire que je m'en doutais. Finalement, je fais juste semblant d'être étonné. En fait, à l'intérieur, je suis content, parce que je savais que ça arriverait. Il y a eu d'abord les livres, mais tout l'espace n'est pas dans les livres, il y a l'espace ailleurs, et il m'est destiné !
Malheureusement, Ilya ne parle pas de l'espace chaque fois qu'il vient. Là, je l'explique comme si c'était venu tout d'un coup, mais en fait il y a eu des étapes. Ilya n'est pas toujours de bonne humeur, et quan d il est de mauvaise humeur, il ne me parle pas de l'espace. Il me parle de responsabilités. Il me parle des trains qui explosent dans les gares. Il me parle d'Alexandra qui ne comprend pas ceci, ou qui ne comprend pas cela. Il me parle des barbes qui bloquent toutes leurs décisions à l'assemblée. Il me parle de l'échec du processus du paix extérieure pour mieux lutter contre l'ennemi de l'intérieur. L'espace, c'est juste une petite chose au milieu de milliers d'autres. Mais c'est celle qui m'intéresse. Mais elle vient par morceaux : d'abord il m'a parlé de son ministère de la Guerre et de l'Armement. Après, un autre jour, une autre visite, il m'a suggéré qu'il pouvait m'envoyer dans l'espace. Il m'en a parlé à cause de 108.
Oui, parce qu'une des choses qui énervent Ilya, et ça explique l'âge du chiffon, c'est 108. C'est comme pour l'espace : il faut plusieurs morceaux pour comprendre. Comme la planche A dans la cheville E. Voyons. J'essaie de me souvenir de l'ordre des choses. D'abord, il y a la fermeture du club Rafael. Non. D'abord il y a la grande manifestation des comités ouvriers pendant mon procès. Ils sont dehors et on les entend jusque dans la grande salle où je suis coupable. Ils disent qu'il faut me libérer, parce que je ne pas tué monsieur Andropov. Ils ne savent pas, mais ce n'est pas grave. Ils manquent d'entrer dans le tribunal et d'arrêter la séance, mais, heureusement, les soldats arrivent à les en empêcher en leur tirant dessus. Ça, c'est ce que je sais pour l'avoir vu. Le reste, c'est Ilya qui le raconte.
Il me dit que 108 essaie de faire voter une motion de défiance contre le gouvernement du parti au pouvoir. Il me dit qu'il essaie de mobiliser une minorité contre la majorité de la population qui a exprimé son avis pendant les élections et désigné ses représentants légitimes. Parce qu'il y a encore beaucoup de comités ouvriers dans les usines qui font de la propagande pour mettre en place un régime de terreur où chacun serait soumis à un gouvernement tout-puissant, et despotique. Il me dit qu'en plus, 108 est incapable de contrôler ses troupes et qu'il soutient implicitement et hypocritement le terrorisme. Le terrorisme, ce sont les trains qui ont explosé dans la gare de Likoutsk. Il y a eu 45 morts. 20 habitants de Likoutsk. 15 soldats qui gardaient la gare pour empêcher des actions terroristes. 5 députés du parti au pouvoir qui rentraient dans leurs villes respectives. Je crois que c'est à cause de ses cinq là qu'Ilya est énervé : parce qu'il dit que 108 est coupable de la mort de représentants du peuple. Pourtant, il n'y a pas de chiffon, et sans chiffon, pas de coupable ! Alors, ça l'énerve encore plus, qu'il n'y ait pas de chiffon. Je lui dis qu'il y en avait peut-être un, mais qu'il a dû exploser avec le reste du train. Peut-être que s'ils cherchent un chiffon brûlé...
Mais un autre jour, il me dit qu'il a une idée pour empêcher 108 de nuire. En fait non, l'idée ne vient pas de lui. L'idée lui est venue grâce au grand incendie du club Rafael. Il faut dire que le bâtiment était vieux, et tout en bois. Et le bois, ça prend souvent feu : il faut voir les forêts. Alors le club Rafael a brûlé, pour une histoire de cheminée mal éteinte, et de tenture de soie rouge. D'abord toute la salle du piano, puis tout le reste. Les poutres rongés sont tombés sur les beaux tapis. Il y a beaucoup de barbes qui sont mortes. C'est là qu'ils ont fermé le club Rafael, du coup : parce qu'il avait brûlé, et ses barbes avec, et qu'il fallait le reconstruire, comme l'usine de monsieur Andropov. Ilya me dit que ce ne serait pas difficile d'accuser un des députés du parti de 108 : on avait retrouvé dans la ruelle derrière le club Rafael un chiffon plein d'essence avec ses traces de doigts. Je l'avais prévenu, pour le chiffon. Un chiffon brûlé, je lui demande ? Non, il me dit que ça marche mieux avec un chiffon intact. Avec ça, il va pouvoir rendre illégal le parti de 108, et le faire interdire. Alors il faudra refaire des élections et, comme il me dit avec des étoiles dans les yeux, il n'y aura plus que ses candidats à lui dans la course, puisque les barbes sont morts.
Et puis non : interdire le parti de 108 ne marche pas vraiment. Aujourd'hui, quand il entre dans la prison sans saluer le gardien, il est encore plus énervé, et son chiffon vieillit encore plus vite que sa moustache ne devient un bouc. Il me dit qu'il y a d'autres trains qui explosent, dans d'autres gares. Encore plus, même. Il y a encore plus d'ouvriers qui croient aux mensonges colportés par les terroristes révolutionnaires, et même des paysans de la campagne. Et surtout, surtout (et là, Ilya serait presque sur le point de tomber à la renverse), ils n'arrivent pas à retrouver 108. Pourtant, il leur faudrait 108. Lors d'un procès équitable, sa culpabilité serait démontrée et, privé de la tête, c'est tout le parti des comités ouvriers qui tomberait en miettes. Il serait coupable de tout un tas de choses, tant qu'il y a suffisamment de chiffons pour le prouver : les explosions de trains, l'incendie du club Rafael, les raids dans les campagnes, les viols des filles et les usines mises en ruine. La mort de monsieur Andropov, peut-être aussi, mais là, je ne vois pas bien comment. De toute façon, 108 est introuvable. Il me dit qu'ils ont fouillé toute l'usine Andropov encore en reconstruction. Je crois qu'il y avait encore plus de gardes qu'en additionnant les jours du grand incendie, de mon mariage, et de la mort de monsieur Andropov. C'est beaucoup. C'est plus que tous les ouvriers. Mais rien. Pas de 108. Et les autres membres du parti d'Ilya dise que c'est de sa faute à lui, qu'il est coupable d'avoir laissé s'enfuir 108, que l'usine Andropov, c'est son usine. Je lui dis qu'il ne s'inquiète pas : tant qu'il n'y a pas de chiffon, il ne craint rien.

Je finis par me demander si cette histoire de 108 a un rapport avec l'espace. Il y en a un. C'est quand j'ai su qu'il y en avait un que j'ai commencé à retenir et à graver sur les murs gris tout ce dont je me souvenais des paroles d'Ilya. Même les mots que je ne comprenais pas. J'ai tout reconstitué dans mon esprit, puis sur les murs à coups de gamelle. Les trains qui explosent, l'incendie du club Rafael, encore des trains qui explosent, les soldats à la place des ouvriers dans l'usine Andropov. J'ai tout repris et j'ai tout remis dans l'ordre.
Le rapport entre 108 et l'espace, c'est Ilya qui me l'a dit. C'est un jour où ses rides ont poussé sur tout le front, et que même le garde ne le salue plus. Il ne me parle que de 108, tout le temps. Pas un peu des quelques barbes qui restent après le club Rafael. Pas non plus des derniers préparatifs pour la mise en fonctionnement de l'arme nucléaire qui va permettre d'arrêter la guerre (celle contre l'ennemi extérieur) une bonne fois pour toute, pour se concentrer sur 108. Je n'écoute pas, jusqu'à ce que j'entende que, si je sais où 108 se cache, si je sais et que je lui dis, il est certain de pouvoir me faire aller dans l'espace.


Quand Klaptko pénétra dans la pièce, je retrouvais progressivement mes esprits. Il était laid. Sa laideur ne l'empêchait de posséder, dans ses attitudes et dans ses gestes, une sorte de puissance incommensurable. Cette puissance qui oblige les hommes à baisser les yeux quand la peur les étreint. Moi-même, fatigué de m'être battu, je détournais le regard. Quand la honte fut plus forte que la crainte, je me levai et tentai de le fixer. Une giffle cingla ma joue, aussi brutalement que l'aurait fait un fouet.
« Quelle belle prise ont fait mes hommes ! Ivanov Andropov, le héros de milles galaxies ! Le pacificateur de planètes ! Le meilleur pilote de tout le système solaire ! Je me doutais bien que ces lâches de généraux t'enverraient toi au lieu de venir eux-mêmes.
« Cesse cette folie, Klaptko. Tu n'auras pas la Lune ! Si ce n'est pas moi qui t'arrêtes, d'autres le feront à ma place !
Klaptko recula dans la lumière. Je fus révulsé d'horreur en constatant que la moitié droite de son visage était comme rongée par l'acide. Les arêtes des os apparaissaient par endroits. D'abord impressionné par la carrure de l'homme, j'avais attribué sa laideur à un simple caprice de la nature. Je m'étais trompé. Les traces que je voyais à présent étaient celles d'un feu qui avait ravagé ses chairs. C'en était trop : je tournais une fois de plus la tête vers la gauche.
« Tu veux sans doute parler des terroristes qui tuent tous les jours des centaines de colons sélénites ? poursuivit-il.
« Ne prends pas cette posture avec moi, Klaptko. Je suis insensible à tes effets de manche !
Ne pouvant affronter sa face mutilée, j'étais bien peu crédible. Klaptko en avait bien pris note :
« Mais tu n'es pas insensible à ma puissance visiblement...
En quelques secondes, il avait bondi vers moi, m'attrapait par le cou et me maintenait à quelques centimères de son ignoble machoire où chatoyaient les gencives. Manquant de me cracher à la figure (ce qui ne fit qu'amplifier le dégoût qui naissait en moi), il cria :
« Sache que ma puissance vient de ma haine ! Ma haine qui est gravée sur ce visage pour toujours ! Sais-tu qui en est le coupable ? Ton cher général Jdatchev. Il m'a laissé crever sous les lance-flammes des Zylophores, sur la planète Kaprin. Ils m'ont tous cru mort, et moi-même n'était pas sûr d'être vivant jusqu'à ce que j'émerge dans un marais boueux, au milieu de la plaine où gisaient les cadavres de tous mes camarades morts au combat. Lorsque je retournais au campement, tout le monde avait fui. Pas un n'avait bougé pour revenir me chercher, et surtout pas le général Jdatchev qui commandait la mission ! Je restai six mois sur Kaprin, luttant contre les Zylophores hostiles, me cachant dans les grottes, jusqu'à ce que je parvienne à leur voler une corvette légère pour rejoindre la Lune, et la civilisation.
Klaptko desserra suffisamment son étreinte pour me permettre de respirer autre chose que le souffle nauséabond qui sortait de sa bouche distordue. Quelques souvenirs de ce malheureux incident me revinrent en mémoire. J'étais loin de Kaprin. L'affaire avait fait suffisamment de bruit. La guerre contre les Zylophores avait été le premier désastre militaire de l'histoire de la conquête spatiale. L'état-major ne s'attendait pas à ce que les Xlükiens aient armé et entraîné les Zylophores, ce peuple d'ordinaire trop fruste pour manier autre chose que des armes blanches. La bataille dont parlait Klaptko avait été suivie par une fuite en avant désespérée et en moins d'une journée, il ne restait plus un seul terrien vivant sur Kaprin. Sauf Klaptko. Deux ans plus tard, le colonel Jdatchev revenait avec une armée mieux entraînée et soumis les Zylophores. Il y gagna ses galons de général. L'incident de Kaprin fait partie des aléas de la guerre. Chaque soldat qui accepte l'autorité de ses supérieurs doit aussi accepter et pardonner leurs erreurs, car ils ne sont que des hommes. Sombrer dans la folie n'est jamais un remède. J'en arrivais presque à plaindre Klaptko : il n'était plus lui-même, assurément. Il était devenu un monstre guidé par la haine.
« Ils me réintégrèrent dans l'armée et firent comme si rien ne s'était passé. Ils pouvaient pourtant contempler, tous les jours, la preuve de leur infamie sur mon visage ! Ils refusèrent de me laisser monter en grade, au pretexte que je n'étais plus capable de commander une large troupe... Il fallait bien que leur prouve le contraire !
Enfin il me lâcha. Il me posa l'inévitable question :
« Mon cher Andropov, en souvenir de notre fraternité, je te propose un arrangement. Je te laisse la vie sauve si tu me dis où se cachent les terroristes. Mes hommes ont ratissé plusieurs fois la Lune sans être capables de les trouver. Ces maudits Sélénites ne veulent rien révéler et je ne peux pas me permettre d'en emprisonner un tant que la majorité d'entre eux me soutient.
Je serrai les dents. Klaptko déambulait autour de moi. Il testait ma patience.
« Tu connais aussi bien que moi le raffinement des tortures de notre armée. Tu dois donc savoir qu'il est absolument inutile de vouloir y résister. Quel avantage : je n'ai même pas à faire descendre le bourreau pour qu'ils sortent les outils !
Les images qui me vinrent alors en mémoire étaient trop horribles pour que je les décrivent ici. Klaptko jouait avec mon imagination.
« Alors ? As-tu réfléchi à ma proposition ? Pour la dernière fois : où se cachent les terroristes ? Et ne me dis pas que tu n'es pas rentré en contact avec eux, je ne te croirais pas.
« Je suis rentré en contact avec eux, mais tu n'obtiendras rien de moi, Klaptko. Il n'y a qu'un seul terroriste ici, et c'est toi !
Je savais que, par cette réponse, je me condamnais à ne plus jamais voir l'espace.

Quand Klaptko fut parti, je pus enfin me reposer. Il croyait sûrement me faire fléchir en me laissant seul avec ma conscience. Il se trompait. Mes idées n'avaient jamais été aussi claires que dans l'obscurité moite de ma geôle lunaire. Le propre du héros est de toujours reconnaître dans quel sens souffle le Bien. Là où se trouvent l'honneur et la justice. Certes, Klaptko demandait justice. Il y a milles autres manières de demander justice qu'en déclenchant une guerre civile. Il n'y a rien de pire qu'une guerre civile. Elle oppose le frère au frère ; le père au fils. Elle ruine un pays plus sûrement qu'une horde d'envahisseurs. Elle mutile les terres, mais aussi les esprits. Klaptko le savait. Il avait pourtant choisi la pire des solutions. Une solution qui le déshonorait plus que tout, et qui entraînait dans sa disgrâce toute une colonie.
Klaptko croyait me faire douter. Il pensait que j'allais lui révéler l'emplacement de la caverne de glace. Il ne fit que me conforter dans l'idée que seuls le méchant et le fou se trompent de combat. Le méchant par inclinaison. Le fou par nature. Si l'on peut excuser le fou, qui ne contrôle pas ses actes, le méchant doit être puni. Dans le cas de Klaptko, j'hésitais entre les deux. C'était là mon seul doute. Que l'incident de Kaprin ait pu le rendre fou, je le comprenais sans peine. Ils sont nombreux, les soldats qui ont traversé l'espace et reviennent sur Terre comme s'ils avaient vu le Diable. Comme s'ils avaient été forcés à gravir marche après marche, palier après palier, les cimes brûlantes de l'Enfer. Des généraux moins sensibles que moi diraient que ces hommes sont des moins que rien. Ils ne méritent pas d'avoir été choisis pour aller dans l'espace. Ils ne sont bons qu'à rester sur Terre. Par compassion, comme par amitié, je me refuse à de tels commentaires. N'importe qui a le droit d'aller dans l'espace. On ne le parcourt pas sans être marqué. J'ai eu la chance de recevoir comme seul stigmate la passion éternelle des étoiles et des planètes lointaines. D'autres ont eu moins de chance que moi. Qui suis-je pour leur jeter la pierre ?
En revanche, une trahison guidée par autre chose que la folie est une infâmie. C'est exactement le signe du Mal.
S'il est une chose que m'ont apprise toutes ces années à parcourir l'espace, c'est que les valeurs que nous défendons demeurent à n'importe quel endroit. Partout la trahison n'apporte que le dépit. Partout la droiture est récompensée. Voilà qui prouve assurément l'universalité de telles valeurs, au sens propre du terme. J'étais heureux de mourir avec la conscience qu'aucune de mes certitudes n'avait souffert. Si ces pensées devaient être les dernières, me disai-je en cet instant, suspendu par deux solides chaînes au mur de ma prison, je pouvais en être fier et regarder en face toutes ces années passées à servir une cause si juste.

Je m'étais assoupi. On grattait à la porte. Etait-ce Klaptko qui revenait ? Etaient-ce là les dernières heures que je passais avec deux oreilles, avec un nez, avec des dents, avec des ongles au bout des doigts ?
Quelle surprise lorsque j'entendis retentir le signal du ralliement ! Ce n'était pas Klaptko, mais mes camarades résistants ! Par quel stratagème étaient-ils parvenus à entrer dans la base ennemie ? Comment surent-ils où me trouver ? Il n'était pas temps de leur poser ces questions. Ils me délivrèrent de mes chaînes au moyen de lasers à fusion. Le garde était allongé dans le couloir. Nous nous glissâmes dans un couloir silencieux.
Nous avancions au coeur de la base principale de Klaptko. Ils étaient venus à trois, plus le lieutenant Adrian. Je vérifiais furtivement l'identité des trois soldats qui l'accompagnaient. Le lieutenant avait bien choisi. Il s'agissait des meilleurs de ses recrues. De jeunes Sélénites révoltés par le coup de force du tyran. Ce qu'ils n'avaient pas en expérience, ils le remplaçaient par la fougue. Plus encore, ils acceptaient de risquer leur vie pour me sauver. Je reconnus dans cet esprit de dévouement le caractère le plus profond de la justice.
Adrian m'avait expliqué, lors d'une de nos conversations dans la caverne de glace, que les jeunes résistants Sélénites n'avaient mis que quelques jours pour apprendre à manier parfaitement les armes. Ils faisaient partie de la seconde génération, celle qui était née sur la Lune après les grandes explorations. Leurs parents ne leur avaient jamais mis d'armes entre les mains, mais ils avaient été bercés par des récits de batailles et de conquêtes aventureuses. Leur maîtrise des armes était instinctive.
Si la cause est juste, le talent est là. Klaptko n'avait pas imaginé qu'il réveillerait le sens de l'honneur de toute une génération. Il avait cru les jeunes Sélénites endormis sur les lauriers de leurs parents. Ses mensonges ne marchaient pas avec eux. Je me souvenais de cette recrue nouvelle croisée à la caverne de glace qui m'avait dit que sa loyauté envers la Terre était plus qu'une simple reconnaissance : il se sentait responsable de la tâche que nous lui avions confié de veiller sur la Lune. Je m'aperçus alors que ces jeunes étaient l'exact inverse de Klaptko. Ils ne s'étaient pas laissé submerger par la facilité de la haine et de la vengeance. Ils jugeaient la situation avec leur coeur, et leut intelligence. Par nature, ils étaient habités par le sentiment de justice et d'équité. L'ordre du monde les guidait par-dessus tout, et non les passions humaines qui corrompent les sentiments. Au fond de moi, sans doute, je les admirais. Avais-je été comme eux ? Non, car mon apprentissage ne s'était pas fait dans le feu de l'action, mais bien à l'abri au sein d'une académie. Jamais je n'avais vu d'aussi près le triomphe de la vilénie. Jamais je ne l'avais vu couper en deux ma patrie. Jamais je n'avais eu à combattre des amis. Je les admirais. Peut-être les enviais-je aussi ?

En quelques minutes, nous étions dehors. La nuit nous enveloppa aussitôt de son manteau, protectrice et bienveillante. Ombre et lumière sont parfois des compagnons d'armes, et l'obscurité une alliée. Je m'apprêtais à gagner la grille quand Adrian me fit signe. La cour de la base de Klaptko grouillait de soldats. L'évasion avait dû être découverte. Allions-nous pouvoir traverser la cour sans nous faire prendre ?
J'échaffaudais déjà un plan offensif quand Adrian m'arrêta d'un geste. Il avait une bien meilleure idée. La Lune, me fit-il remarquer, n'est-ce pas le silence ? Tant que les gardes ne nous voient pas, nous sommes sauvés. Il suffisait de bondir d'un cratère à l'autre. La pesanteur forte nous ralentissait, mais elle nous camouflait tout aussi bien. J'avais oublié les merveilles que recélait la Lune. Que de petits détails en apparence inutiles, mais en réalité aussi essentiels que l'air, ou que l'eau ! N'était-ce pas un peuple extraordinaire que celui qui avait grandi ici, à la fois courageux et loyal ?
Je ne sentais pas mes propres pas en marchant. C'était d'abord un vrai défi. Je devais m'habituer à un rythme qui n'était pas le mien. Le moindre geste durait plusieurs minutes. Ce fait ne m'avait pas encore frappé depuis mon arrivée sur la Lune. La tension de l'évasion augmentait encore l'engourdissement. Les soldats ne nous entendaient pas, d'accord, mais ils pouvaient nous voir, et tout serait perdu ! J'évacuais ces pensées défaitistes de mon esprit. Je devais prendre modèle sur mes compagnons de route, habitués depuis longteps aux particularismes lunaires. J'étudiais du coin de l'oeil leur technique de saut. De petits bonds en petits bonds, j'eus gagné la grille. Adrian fit de même, ainsi que deux de ses recrues.
Le troisième... Je ne peux passer sous silence ce qui est arrivé à la troisième. Son fantôme vient souvent me hanter quand je ne trouve pas le sommeil. Je suis coupable de sa mort, car, sans moi, il n'aurait pas pris des risques aussi insensés. La vie du soldat est ainsi faite qu'elle attire les injustices, et exacerbe les reponsabilités. Le moindre mot doit être mesuré. La moindre action peut déboucher sur un désastre. Jan – car tel était son nom, je le demandai ensuite à Adrian – commença, comme nous tous, par bondir au milieu de la cour. Comme nous tous, personne ne le vit jusque là. Mais quand il dépassa la moitié de la cour, un des gardes se retourna. Il n'aurait pas dû se retourner. Pourtant, il le fit. A cet instant, l'un des soldats se retourna et vit Jan. Il aurait fallu peu de choses pour que Jan ait la vie sauve. Dès qu'il fut repéré, un artilleur déclencha le canon laser. En une milliseconde, Jan fut carbonisé sur place, réduit à l'état de cendres. Malheureusement, nous ne pouvions que poursuivre notre chemin sans pleurer trop longtemps sur son sort : les autres soldats ne nous avaient pas encore découverts.
Une fois encore, c'était la Lune elle-même qui nous avait aidé. Je ne doutais pas qu'elle ait choisi notre camp. J'imaginais la tête de Klaptko. Face à des adversaires aussi coriaces et bien organisés, il n'était pas prêt de découvrir la cachette des résistants.


« Anton, avez-vous réfléchi à ma proposition ? »
Ilya me pose cette question quand il vient, souvent. Il me la pose en s'appuyant contre les murs gris. Il me la pose en caressant son bouc. Il me la pose en tordant sa cheville droite vers l'intérieur de sa jambe. Il me la pose avant l'éblouissement des éclats dans la pièce.
« Anton, avez-vous réfléchi à ma proposition ? »
Est-ce que j'ai réfléchi à sa propsition ? Est-ce que je sais où 108 se cache ? D'abord, je n'arrive pas à me poser la question. Parce que j'ai l'aventure d'Ivanov qui intervient et brouille, qui me fait confondre Likoutsk et la base lunaire, 108 et Ivanov...
« Anton, avez-vous réfléchi à ma proposition ? »
Est-ce que 108 sa cache dans la caverne de glace de la Lune ? Ilya ne comprend pas. Il gratte son bouc avec plus d'ardeur, tord tellement sa cheville qu'il doit avoir mal (moi, j'aurais mal à sa place).
« Anton. Ma question est extrêmement importante. Nous avons tous les deux beaucoup à y gagner. Si je leur livre 108, ils ne se poseront plus aucune question à mon sujet. Plus aucune non plus à propos du vôtre. Vous comprenez que si vous me dites ce que vous savez, il ne me sera pas difficile de plaider votre cause auprès du nouveau jury populaire chargé du réexamen de votre dossier, jury dont beaucoup de membres sont des amis qui ont autant d'intérêt que moi à retrouver ce terroriste. J'ajouterai même que cela vaut aussi si votre réponse n'est que partielle, s'il ne s'agit que d'un indice. Réfléchissez bien, Anton, je vous en prie. C'est important. »
La caverne de glace de la Lune, ça n'a pas l'air de lui plaire. Pourtant, 108 y est peut-être, avec le reste des résistants, à combattre contre la nouvelle tyrannie sélénite... Il aime bien ça, combattre. Alors après tout... Mais Ilya ne me croit pas – peut-être parce qu'il ne croit pas aux romans d'Ivanov, comme beaucoup de gens qui pensent que ce ne sont que des inventions, que la Lune n'existe pas, que les planètes n'existent pas, que le ciel est juste un grand drap peint en bleu qu'on retourne la nuit avec des vis étoilées peintes sur le revers. Alors Ilya doit être très malheureux. C'est peut-être pour ça qu'il est stressé, depuis quelques jours.
« Anton, avez-vous réfléchi à ma proposition ? »
Alors oui, j'y réfléchis. Par exemple, je sais que 108 n'est pas dans l'usine Andropov. Parce que s'il était dans l'usine, il se serait fait prendre par les soldats qui ont tout fouillé de fond en comble, y compris les vieux appartements de monsieur Andropov. A moins qu'il se cache quelque part dans l'usine. Mais il n'y a pas de cachette, et celle de 457 est connue depuis longtemps. Alors il est ailleurs.
« Il me faut vous annoncer un élément primordial concernant votre incarcération, Anton. Le jury qui va vous juger la semaine prochaine m'a annoncé qu'ils étaient prêts à vous absoudre pour tout service rendu au nouveau gouvernement. Je le répète une fois de plus devant vous : il ne s'agirait pas d'une simple absolution mais d'une promotion. Une nomination, pour être exact. Une nomination au spatioport de Gord, où travaille Ivanov Andropov, l'oncle de Sacha. »
Je rassemble tout ce que je sais sur 108. Il est grand. Il est un peu vieux. Il parle doucement, comme se rythment les mécanismes d'un train, avec plein de grandes respirations au milieu. Mais ça, je ne sais pas si c'est un bon indice : il a dû redevenir muet, comme il l'était avant la destruction de la grande cracheuse d'obus, parce que, une fois muet, plus personne ne l'entend et c'est comme si tout le monde devenait sourd de ses paroles. Tant pis pour le train. Il est muet, mais il n'a pas de cagoule. Ça c'est important, et je le dis à Ilya qui vient d'entrer dans la prison et qui me pose encore la même question : il faut chercher quelqu'un qui n'a pas de cagoule à Likoustk. Il est à Likoutsk, alors.
« Anton, j'ai déjeuné aujourd'hui avec quelques uns des membres de votre jury. Sachez qu'ils n'ont jamais fait état de la moindre haine à votre égard. Pour eux, si vous avez tué Andropov, ce n'est pas une chose si mauvaise, étant entendu qu'il incarnait un pouvoir paternaliste et archaïque sur le déclin. Tout au plus votre acte est repréhensible aux yeux de la loi, qu'ils sont eux-même en train d'écrire. Je vous explique cela pour que vous sachiez bien qu'il en faudrait peu pour attirer leur bienveillance. »
En fait, le jour où la réponse m'est apparue – pas le jour des éclats brillants sur les murs gris, mais avant, bien avant, il s'est passé des choses entre temps – j'en étais complètement certain. Parce que ce n'était pas aussi compliqué que ça en avait l'air de retrouver 108. Il suffisait de remonter un peu dans ma tête, de faire fonctionner encore une fois ma méthode à souvenir – celle de Likoutsk, celle des tours de pâtés de maison. Celle où 108 n'a pas de cagoule. Alors d'accord, il y a un grand voyage dans la voiture noire, mais aussi il y a des bruits tout autour. D'abord des bruits de voiture (on est dans la ville), puis des bruits de rien, des bruits de silence, des bruits de la campagne qui ne se réveille pas parce qu'elle veut rester là où elle est. C'était des bruits qu'il y avait quand j'étais chez les parents. Je me levais le matin, et la campagne ne me disait absolument rien. Elle restait en marbre, sous le ciel gris. Ce sont des bruits qui ne sont plus dans la ville. L'eau y coule, voilà. 108 est content de me voir, je crois. Sa barque flotte sur l'eau comme juste posée à la surface, avec les rames qui restent en suspens. Quand je ferme les yeux – et je les ferme parce qu'ils m'ont mis une cagoule sur la tête – je peux presque voir la barque qui rame le long de l'eau, et glisse sur la berge en faisant crisser le sable – le même sable que dans l'allée de chez monsieur Andropov qui mène jusqu'à la chambre d'Alexandra, sauf que ce n'est plus chez monsieur Andropov, et qu'Ilya m'a dit qu'Alexandra avait fait déplacer sa chambre dans l'ancienne salle de bal qu'ils sont en train de remettre en état, avec les bouts de briques que monsieur Andropov a bien voulu laisser intacts. L'eau bouge à peine, rien n'est vraiment là. Comme Ivanov qui n'entend pas ses propres pas quand il bondit d'un cratère à l'autre sur la Lune et qui peut sortir sans souci du palais du méchant. 108 s'avance, vient jusqu'à moi, me parle, s'excuse au nom des comités ouvriers, enlève mes liens, explique que c'est à cause des extrêmistes. On saute sur l'eau d'un cratère à l'autre, et sans faire de bruit.
Au début, que je n'arrivais pas encore à avoir une idée fixe de la cachette de 108, j'avais juste cette absence de sons qui me venait. Comme si tout était bien. Et puis...
« Anton, avez-vous réfléchi à ma proposition ? »
Comme je lui réponds ce qu'il attend, il y a tout le reste qui suit. C'est normal : Ilya a le pouvoir de me faire aller dans l'espace. Je lui dis, et ça fonctionne.
« Anton, avez-vous réfléchi à ma proposition ?
108 se cache à Likoutsk, dans un vieux hangar au bord du fleuve.
« Quels sont les arguments qui viennent étayer votre réponse ? C'est important, Anton. Il faut des preuves. Pour le jury.
C'est là que j'étais enfermé quand on m'a enlevé quand j'étais à Likoutsk. Sur la face cachée de la Lune, là où il n'y a que le silence.
« Vous souvenez-vous comment l'on peut s'y rendre ?
Non, à cause des cagoules. Mais c'est une histoire d'inondations, et de barque à la nage. Après la campagne qui ne dit rien.
« Anton, vous avez fait le bon choix. Je vous félicite. »
Un peu après (je ne sais pas quand), les éclats brillent enfin dans la pièce aux murs gris. C'est la lumière du jour qui entre par l'arrière-porte qui s'ouvre et qui m'emmène à la liberté, par petits fragments découpés sur les parois. C'est la lumière du jour qui m'emmène à la liberté. Et aux étoiles.

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