Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

Ivanov est un homme grand. Il porte une barbe, qui est rase, et qui tellement fine en nuage que c'est une sorte de deuxième peau entourant sa bouche, ses joues, son menton, ses lèvres. Cette barbe est encore noire. Mais pas aussi noire qu'elle pourrait l'être. Un noir de teinte. Un noir de nuit éclairée par les rayons de la Lune. Un noir de soupir, et de pantin, et de danse. Je ne m'étais jamais demandé si Ivanov avait une barbe. Je savais juste pour l'héroïsme et la bravoure, pour l'espace, mais pas pour la barbe. Ce n'est pas qu'il ne peut pas avoir de barbe. Seulement ce n'est pas important. Ivanov a une barbe, qui est presque grise si elle n'était pas noire, mais qui n'est pas importante. Ce qui est important, c'est le regard d'Ivanov. Il a un regard clair. Des yeux clairs. Des yeux de couleurs claires. Peut-être que ce sont ses yeux qui éclairent la nuit de sa barbe. Non, la barbe n'est pas importante, il faut garder les yeux, qui parlent avec des sourcils épais. Les sourcils, c'est un peu la barbe des yeux, non ?
Pas de barbe, pas de barbe ! La lumière des yeux qui fixent toujours un point qui serait très loin, pas seulement à l'horizon, parce que l'horizon, ça ne suffit pas. Mais très loin dans l'esprit. Plus loin que les yeux ne peuvent l'imaginer. Quand il parle, même, il fixe ce point et pas la personne à laquelle il parle. Par exemple : quand il me dit bonjour, j'ai l'impression qu'il dit bonjour à un merle qui serait à l'autre bout du pays. Ivanov dit bonjour à cet oiseau lointain et je reste à essayer de comprendre où vont ses yeux, si seulement ils vont quelque part, ou s'ils sont juste là, errant, perdus, absents, là pour moi ou pour un autre merle de l'espace. Et là c'est quelque chose que je sais avec Ivanov : l'espace. Je le sais mieux que la barbe qu'il gratte de temps en temps, quand il ne sait pas quoi faire de ses mains, pas comme quand Ilya gratte sa barbe avec tous ses ongles rongés et ses doigts pressés, mais il fait plutôt ça comme on dégage du forêt de la visseuse les rognures de rouille qui sont venus l'encrasser, entre deux perforations. Parce qu'on fait attention, et qu'on ne veut pas que le forêt rouille, même si, en fait, il y a très peu de chances que le forêt rouille. Il doit en prendre soin de sa barbe pour qu'elle soit aussi bien taillée. J'ai bien regardé et je n'ai pas vu un seul poil qui dépassait. Il y en a bien deux ou trois qui commencent à être plus blancs que les autres, dont un juste au coin de la lèvre, à gauche, que l'on remarque particulièrement bien quand il m'adresse un de ses sourires de coin qui ont tout un tas de sens que je n'arrive pas à saisir, au milieu des autres. Peut-être que ce n'est pas pour moi ce sourire. Peut-être que je devrais arrêter de me préoccuper de la barbe d'Ivanov, qu'elle n'est pas si importante, qu'elle est moins importante que son sourire d'énigme mal résolue, de puzzle chiffré. Alors pourquoi il me sourit en ajoutant « bienvenu », debout et seul sur le quai du train (pas seul, parce qu'il est avec moi, mais seul avec moi) ? Pourquoi ? Il gratte sa barbe juste à ce moment précis, après le salut et la bienvenue qu'il m'adresse. Ce doit être l'ordre des choses. Le salut. La bienvenue. La barbe. Elle me piquerait si je devais la porter.
Le spatioport de Gord est immense. Lui aussi, il est seul dans une sorte de désert à moitié mangé par une végétation très très courte, que je ne connais pas. Il n'y avait pas ça, chez les parents. A l'époque, ça n'existait pas, ces plantes qui ont l'air d'en avoir marre de pousser, de dire aux humains qui sont autour d'elles « Non, ça ne sert à rien de pousser. Ici, il y a du sable, il y a de la poussière, il y a juste assez d'eau pour que j'ouvre mes trois feuilles. Mais je ne me fatiguerai pas à pousser. ». Alors les plantes du désert du spatioport de Gord ne mesurent que dix centimètres et sont déjà chenues. Je me dis que ce sont les navettes qui partent qui les éblouissent et les empêchent de pousser plus haut. Mais, si elles ne poussent pas haut, elles poussent partout. Le jardinier (je ne pense pas que ce soit un jardinier, mais il fait comme chez feu monsieur Andropov : il coupe les plantes) coupe les plantes qui dépassent dans le chemin en pierre qui conduit jusqu'à l'entrée du spatioport de Gord. Une grosse entrée – là, il n'y a pas de plantes : les plantes n'aiment pas la pierre – en arcade, et un homme de roche aux yeux vers l'horizon, aux mains volontaires, au menton abrupt, sans barbe. Ivanov n'est pas l'homme de l'entrée du spatioport. Il ne lui ressemble même pas un petit peu. Et ce n'est pas seulement la barbe. Les yeux d'Ivanov, ce n'est pas l'horizon. Il se gratte la barbe.
Le spatioport se décompose en trois sections. Ce n'est plus Ivanov qui parle ; c'est un autre barbu. Avec mes mains libres dans mon dos, j'essaye de jouer avec des planches imaginaires pour composer les trois parties du spatioport. La planche A dans la planche B, elle-même dans la planche C. La planche A, c'est là qu'ils préparent les spationautes et les voyages dans l'espace. Le barbu me parle de « travail d'anticipation sur les potentialités génériques du séjour de longue durée dans l'espace. ». L'espace me suffit. Les hommes qui sortent de la planche A ont tous de grandes blouses blanches, et dans les histoires d'Ivanov, ce sont les scientifiques qui ont de grandes blouses blanches, et l'air de savoir où ils vont. Ceux-là vont vers la planche B. La planche B, ce sont les logements des employés du spatioport. J'aurais une chambre, là. Une chambre entre l'habitation de l'usine, parce qu'elle est toute petite, et la chambre de l'appartement de Likoutsk, parce qu'elle communique avec d'autres chambres, et avec un salon, et avec une salle où l'on mange, et avec une salle où l'on joue du piano, le soir, sûrement, comme dans l'appartement de Likoutsk, après être revenue d'une soirée en ville. Sauf qu'ici il n'y a pas de ville. Juste le spatioport. Pourtant, il y a un piano, qui doit bien servir à quelqu'un, ou à quelque chose. Dans les livres, Ivanov ne joue pas de piano, mais c'est parce qu'il ne va jamais dans des endroits où il y a des pièces à piano. Et j'oubliais la bibliothèque. Plus grande que celle d'Alexandra ! Plus grande encore que celle du club Rafael, qui était pourtant grande parce qu'elle touchait les moulures du plafond ! Mais comme il n'y a pas de moulures au plafond, mais juste des tuyaux, la bibliothèque est gigantesque. Est-ce que ce ne sont que des livres d'Ivanov ? Est-ce que d'autres personnes qu'Ivanov ont écrit des livres ? Le barbu ne me laisse pas approcher de la bibliothèque. Il veut revenir vers la planche A ; il veut me montrer l'endroit où les spationautes restent plusieurs jours sans voir personne, l'endroit où les spationautes sont soumis à une pression qui est celle de l'espace, l'endroit où les spationautes courent en rond comme pour visser une vis imaginaire. Il m'en parle sans spationautes, et je les imagine en train de faire toutes ces activités que j'ignorais complètement, parce que je pensais que le seul travail des spationautes, c'était d'aller dans l'espace. Alors je lui demande de me montrer la planche C.
La planche C n'existe pas. En tout cas, elle ne concerne pas l'espace. Et il ne faut pas y aller. Et on ne peut pas y aller. Elle ne concerne pas l'espace alors on ne peut pas y aller. Les scientifiques qui y vont ne sont pas des scientifiques, ils sont des militaires. Des militaires, ce sont des soldats, mais sans un long fusil à l'épaule. Au-dessus de la porte qui mène à la planche C, il est inscrit « Accès interdit à toute personne non autorisée. ». Ça veut dire qu'on n'y va pas.

« Je dois vous avouer, Anton, que ma chière nièce Sacha ne m'a pas vraiment expliqué ce que vous attendiez exactement de votre visite ici. J'ai bien eu sa lettre, où elle me disait de prendre soin de vous, et le document administratif qui y était attaché. Ce document disait que vous étiez ici en qualité d'intendant général.
Ivanov se gratte la barbe.
« Seulement le poste d'intendant général n'existe pas.
Je viens pour l'espace, je lui réponds.
« Pour l'espace ?
Ivanov se gratte la barbe. Des rayures grises entre ses doigts.
« Il n'y a pas d'intendant général ici, Anton. Il n'y en aura sans doute jamais. Ce n'est pas parce que ma nièce est l'heureuse détentrice de la fortune familiale qu'elle doit intervenir jusque dans mes affaires. Et m'envoyer un crétin dans les pattes. Alors comme je ne sais pas quoi faire de vous, Anton, le mieux est que vous retourniez à Likoutsk. Je suis certain que ma nièce a des contacts suffisamment importants dans le nouveau gouvernement pour vous trouvez une autre affectation qui ne perturbe le travail de personne. Ils n'ont que ça, les bureaucrates, non ?
Et l'espace ?
« Je n'ai rien contre vous personnellement, cela va de soi. Vous avez l'air idiot, mais pas méchant. Tout le contraire de ma nièce, en somme... Je vais vous raccompagner jusqu'à la gare, comme ça vous saurez que je ne vous en veux pas. Vous aurez eu une visite du spatioport, ce n'est pas donné à tout le monde, savez-vous. Surtout en ces temps troublés où l'on ne sait plus trop qui nous dirige.

Sur le chemin du retour qui mène à la gare, le spatioport perd et perd encore de l'ampleur. Et avec lui l'espace, qui s'en va loin dans les airs et dans mon esprit, loin dans mes rêves, aussi, et a à peine la taille d'un écrou. Ivanov ne dit rien quand il conduit. Ivanov qui est si bavard dans ses livres, et qui ne dit rien, mais qui ne sait pas encore que, de toute façon, il ne réussira pas à me faire rentrer à Likoutsk. Comme quoi le destin veut vraiment que j'aille dans l'espace, évidemment. Mais à ce moment précis, Ivanov, qui conduit la voiture comme il conduirait une autruche sur la Lune – à toute allure et les yeux dans l'action – ou une navette entre Mars et Vénus, pense qu'il va me porter au train et me voir repartir comme si le destin n'avait pas fait son travail, et que l'espace n'attendait personne d'autre que ceux qui y sont déjà allés.
Il ne sait pas que, une fois sur le quai de la gare, il va falloir attendre. Parce que le train n'arrive pas. Parce que l'horizon reste vide, et sans but vers la grande ville. Parce qu'il n'y a jamais que le silence ; sauf peut-être le son codé du chef de gare qui tac-tac à toute allure, dans le petit cabanon posé le long des rails, au milieu du rien – le même rien qui entoure le spatioport, pour faire mieux partir les fusée, sûrement, et pour vider l'esprit définitivement de toutes les choses qu'on apprend sur Terre avant d'en apprendre d'autre dans l'immensité de tous les temps. Ivanov ne sait pas. D'ailleurs, il ne dit rien. Ivanov peut attendre des heures, comme ça, à rien dire, sur le quai d'une gare. Je n'ose pas lui parler, parce qu'il n'y aurait plus le silence, et je sais que pour lui, le silence, c'est important. Comme sur Vénus. Comme sur la Lune. Comme sur des tas d'autres planètes qu'il a visitées sans rien dire, parce qu'il était tout seul, mais aussi parce qu'il sait l'apprécier, le silence. Il y a une phrase comme ça dans un de ses livres, où il met dans la même phrase le mot « héros » et le mot « silence », mais je ne sais plus dans quel ordre, alors j'ai honte de lui demander, de tirer la manche de sa veste pour lui demander. C'est un peu comme si le tac-tac du chef de gare m'y encourageait un peu, mais pas suffisamment. Le pauvre, il ne sait pas. Moi non plus, pas encore – je saurais en même temps que lui – mais j'ai de quoi passer le temps. Compter les brins d'herbe qui bouge le long des voies, mais qui bougent fixement pour qu'on puisse les compter et les comparer, comme les poils de la barbe d'Ivanov ; les gris avec les gris, les verts avec les verts, les jaunes avec les jaunes. Ils caressent les rails comme s'ils essayaient de nous prévenir. Le train n'arrivera pas. Attendez, mais le train n'arrivera pas.
Ivanov m'interrompt alors que je suis en train de réussir à compter tous les brins verts, qui sont les plus jolis : « Il y avait des problèmes à la gare de Likoutsk, quand vous êtes parti ?
Des problèmes ? A Likoutsk ? Est-ce que des gens qui crient dans les rues, et brisent les fenêtres, et délogent à coups de pied de biche les pavés des rues, ce sont des problèmes ? Et s'il y a en plus des soldats qui leur tirent dessus, rassemblés en peloton à l'entrée de la grande artère qui coupe Likoutsk en deux, perpendiculairement au fleuve dont on a coupé tous les accès aux ponts ? J'ai tellement vu de soldats, et d'ouvriers en armes, que je ne sais pas si ce sont vraiment des problèmes. Si Ilya était là, il aurait fait un discours. Mais pas d'Ilya. Pas de discours. Juste les bâtons crantés brandis par des cagoules, ou par des non-cagoules, même. Ivanov, ça a l'air de lui dire quelque chose. Pas de l'inquiéter, parce qu'Ivanov ne s'inquiète vraiment jamais : il pense, il cogite, il meuble. Mais il regarde les aiguilles de la grosse pendule qui vise le quai, et entre voir le chef de gare.
« Dites-moi, c'est normal que le train de Likoustk ait autant de retard ?
Le chef de gare cesse son tac-tac et lève la tête. La grosse pendule.
« Non, ce n'est pas normal, en effet. Mes collègues de Likoutsk n'émettent plus depuis quelques heures... J'ai pensé à une panne d'émetteur. Vous voulez que je les télégraphie, mon lieutenant ?
Voilà : je ne savais pas qu'Ivanov était lieutenant. Maintenant je sais : il est lieutenant.
« Hé bien oui, faites donc ça !
Alors le chef de gare reprend son tac-tac sur sa petite machine. Tac-tac tac-tac. Ivanov ne s'inquiète pas mais se doute de quelque chose. Peut-être qu'à ce moment là il sait, où il se doute. Peut-être qu'il commence à savoir que je vais aller dans l'espace, que le destin l'a voulu ainsi. Quand le chef de gare a fini de faire tac-tac, on attend encor e un peu. Et soudain, la machine s'emballe. Elle ne fait plus tac-tac, elle fait bip-bip. Et le chef de gare ne la contrôle plus. C'est elle qui contrôle le chef de gare : il lui prend comme une transe avec son crayon et son stylo, d'aligner de l'écriture sur une feuille de papier posée devant lui, en jetant parfois des regards nerveux vers Ivanov. Des mots, encore des mots, des mots qui surgissent et écrivent les lignes de mon destin, de mon histoire, de ce qui va se passer à jamais et me permettre d'aller dans l'espace. Ivanov commence à savoir. Ivanov me dévisage comme il ne l'a jamais fait, comme personne ne l'a jamais fait, comme si j'étais la seule raison du déluge de mots sur la feuille de papier posée devant le chef de gare. Qui s'arrête, d'un coup.
« Lisez ça, mon lieutenant !
« Lisez-le, vous, plutôt.
« Alors voilà... Mais c'est un peu confus. Mais je crois que j'ai saisi l'essentiel. C'est un peu confus quand même. Le collègue là-bas avait autre chose à faire que de télégraphier avec moi. Mais quand même, j'ai l'essentiel. Il y a des révolutionnaires plein les rues, à Likoutsk. Plus aucun train qui part. L'armée tire dans la foule pour essayer de les faire partir. Ils ne partent pas. Une histoire de pendaison qui a excité la foule. Le gouvernement a fait pendre un chef révolutionnaire, et la foule a fini en lynchant le bourreau. Ils ont pris la ville au nord, là où il y a le gouvernement. Ils ont saboté la voie entre Likoutsk et le spatioport, quelque part au niveau de Karkan. Ils attendent des renforts de l'armée au front, qui doit venir depuis Azherov pour repousser les révolutionnaires. C'est un peu confus !
« Ce n'est pas confus. Ça recommence comme le mois dernier. Soit ils nous règlent ça en quelques jours, soit les jeux sont faits, et toute cette histoire tire à sa fin.
Maintenant, je sais qu'il sait.
« Et nous, Anton, nous n'avons plus rien à faire ici à attendre un train qui ne viendra pas. Vous pourrez remercier vos amis révolutionnaires quand ils seront au pouvoir... C'est grâce à eux que vous ne vous éloignez pas définitivement du spatioport. »

Dans la voiture du retour, Ivanov se met à parler. Il parle comme je ne l'ai jamais vu parler, et il me parle à moi, et je saurais, plus tard, que c'est une habitude, chez lui, de parler autant pour combler le silence. Alors c'est peut-être pour ça, en fait, qu'il aime le silence. Pour le combler.
« C'est difficile de vous faire confiance, Anton. Je ne sais pas grand chose de vous, en réalité...  Des lettres de mon frère. Des lettres de ma nièce. La presse, quand le train daigne arriver. Des bribes qui arrivent par-ci par-là. Des rumeurs. Tout cela n'est que du renseignement indirect, biaisé. Mon frère et ma nièce ont leurs intérêts propres, et la presse ne s'intéresse qu'aux révolutionnaires, en ce moment, quel que soit le côté duquel elle balance. J'ai la faiblesse de penser qu'une histoire ne vaut vraiment que quand elle est racontée par son protagoniste principal. Alors persuadez-moi un peu de vous faire confiance !
Alexandra et Ilya m'ont dit que je devais aller au spatioport de Gord en qualité d'intendant général.
C'est en plein milieu de la route que la voiture s'arrête, comme s'il n'y avait plus d'énergie dans la machine ; mais non : c'est Ivanov qui l'a arrêtée.
« Ecoute, mon cher Anton... De ce que j'en sais, tu es le premier des imbéciles. Si j'en crois les journaux, Alexandra Andropov et Ilya Darnakhov te manipulent depuis le début : Alexandra s'est mariée à toi pour échapper à la tutelle de son père, Ilya s'est servi de toi pour se dédouaner du meurtre de mon frère, et maintenant qu'ils ont récupéré l'héritage, ils t'écartent au fin fond du pays, dans un improbable spatioport qui n'apparaît sur aucune carte officielle pour d'évidentes raisons de sécurité. D'ici quelques jours, ils te déclareront morts lors d'une mission spatiale, ou d'une attaque de train, s'ils sont trop pressés. Si j'en crois les journaux, ils t'ont fourni d'un coup une fortune idiote et une famille fidèle à l'ordre moral et victime de la révolte pour crédibiliser le mariage auprès de l'archiprêtre de Likoutsk. Or, je n'ai aucune envie de croire les journaux ; je sais très bien que ce qu'on y écrit ne sont que les fables que le public, trop paresseux pour penser, a envie d'entendre, et que le sordide y reçoit la plus retentissante des caisses de résonance. Autant que je sache, le mensonge existe, et tout est possible. Peut-être que tes parents n'ont jamais économisé. Peut-être qu'ils ne sont jamais morts dans le moindre raid révolutionnaire. Peut-être qu'ils étaient à la tête des armées de paysans en marche sur les villes pour demander la fin des taxes aux propriétaires terriens. Peut-être que ton frère a participé au sac du poste de police du village. Peut-être que ton père s'est fait élire en bonne place sur la liste du comité révolutionnaire. Peut-être que tes soeurs ont soigné les blessés lors des combats qui ont opposé les paysans aux mercenaires de la milice urbaine. Peut-être que la ferme de tes parents a servi de refuge aux rebelles pendant la contre-offensive des grands propriétaires. Peut-être que ton père s'est fait arrêté et a rejoint les colonnes de prisonniers en route pour la grande bastille centrale de Likoustk, celle qui gît sur l'île au bout du fleuve, près des marais vaseux. Peut-être que ton frère est monté à la ville pour le libérer et fait partie de ceux qui ont lynché le bourreau, il y a quelques heures de cela. Ou alors il est allé saboter la voie et a scellé sans le savoir ton destin dans la solitude du spatioport. Ou alors ta famille n'a rien fait de tout cela et cultive encore ses terres, là-bas, pour survivre, en attendant qu'un nouveau gouvernement ne vienne lui prendre son argent. Tu as raté toute cette histoire, Anton. Alors dis-moi, qu'est-ce qu'il te reste ?
L'espace.
Ivanov sourit.
« Anton... Tu as lu mes livres ? Ma nièce en a quelques exemplaires, je crois. Je dois lui en donner, sinon elle me boude pendant plusieurs mois.
Oui. Les livres.
« Et qu'en penses-tu ? Y crois-tu ? Certains de mes lecteurs n'y croient pas, tu sais.
Oh, si ! J'y crois ! Il y a l'espace, et il y a les couleurs et les formes de l'espace, et c'est là que j'irais !
« Ce n'est pas facile, d'aller dans l'espace. L'entraînement est dur. Douloureux, même.
J'irais dans l'espace, puisque c'est mon destin. Je sais qu'Ivanov me parle d'entraînement et de douleur pour s'amuser. D'ailleurs, il sourit, de son fameux sourire de demi-teinte, qui raye sa barbe.
« Parce que, tu comprends... Maintenant que je suis obligé de te garder, il va bien falloir te trouver un travail, à la base. Intendant général, ça n'existe pas. Et même si ça existait, ça ne doit pas être bien passionnant comme travail. Alors que l'espace...
L'espace...
« L'espace, Anton ! Regarde comme le hasard fait bien les choses : grâce au retard de ton train, nous rentrons tous les deux au spatioport au moment précis où le soleil en vient à se coucher derrière le dôme de l'observatoire. Deux cercles qui se croisent, dans un ballet métronomique et scintillant, l'un, illuminé, sur le point de s'éteindre, et l'autre pris en silence, mais dans lequel vont bientôt s'agiter des dizaines de petites fourmis toutes dirigées vers un seul but : l'espace. L'espace que la grosse boule jaune, non, rouge, maintenant qu'elle est si basse, éclaire tous les jours. Tous les jours que Dieu fait, même, rajouterai-je pour  teinter mon lyrisme d'un élan romantique. Personnellement, je n'aime pas les élans romantiques, mais ils plaisent, et ils font beau dans la prose. Enfin... Un coucher de soleil n'a pas besoin d'être romantique pour être beau. Il l'est par sa grandeur. Il l'est pour lui-même. Il l'est et lui s'en fiche, après tout.
A la surface du soleil, il y a des milliers de petits éclats jaunes ; à moins que ce ne soit sur la surface de l'observatoire.
« Je vais me taire et tu vas regarder. Pendant ce temps, je vais télégraphier à la base qu'il nous envoie un véhicule. Celui-ci est en panne. »
J'aurais attendu toute la nuit, s'il n'y avait pas eu le véhicule de la base, et le retour définitif. Parce que ce soleil était juste là, et c'était comme s'il dialoguait avec l'observatoire qui était la seule chose présente à des kilomètres à la ronde. Un clin d'oeil au ralenti du soleil qui m'invite. Et bientôt, les étoiles, juste. La nuit au spatioport de Gord n'est pas la même nuit que dans l'usine d'Andropov, et encore moins celle de Likoutsk. C'est une nuit où on ne peut que regarder, et se poser des questions.
Par exemple : pourquoi le ciel est si noir, et l'espace si coloré ? Le ciel, on dirait juste une large dentelle ouvragée ; mais l'espace d'Ivanov, c'est une avalanche de signes et de formes si différentes les unes des autres, que seul le rayonnement du soleil à son coucher, quand il ne fait que changer sur lui-même, peut en rendre compte.

Les journées passent au spatioport de Gord au rythme des entraînements qui m'entraînent de salle en salle. Un jour, Ivanov me dit :
« Une place vient de se libérer dans le prochain voyage spatial qui part dans quelques semaines. Tu en seras, si tu arrives à supporter l'entraînement d'ici là. Tu en seras ! J'espère que tu es content. »
Je suis content et je m'entraîne pour bien lui montrer que je suis content. Les salles d'entraînement sont les marches de l'escalier qui va dans l'espace. Elles me ramènent à mon chemin à moi, à mon propre destin.
Dans la salle de solitude, le monde est dépeuplé, les repas sont livrés sans jamais voir personne, et pas même Ilya ne vient me rendre visite avec sa barbe, qui doit être gigantesque à l'heure qu'il est s'il l'a laissée pousser comme elle poussait avant. Dans la salle de la solitude pas de lumière qui jaillit, pas de nouvelles du monde. Je crois juste moi, et mes pensées qui se promènent et me promènent entre un procès et un train qui explose, quelque part entre Gord et Likoutsk. Qu'est-ce que j'ai, tout seul, sinon le nombre des visions que j'ai réussi à comprendre (les barbes, les cagoules, 108, Ilya, l'espace, les terroristes, la voiture noire, les planches les unes sur les autres, la maison qui s'écroule sur elle-même sous les coups de l'ordre du monde qui s'affaisse) ?
Dans la salle de la pression, il faut rester assis, puis debout, puis s'allonger, dans la grosse combinaison gonflée d'air qui nous permet de supporter la pression, qui grandit et grandit, et grandit et grandit. Dans le salle de la pression, les meubles se mettent à voler, et les verres à se vider de balles d'eau et de bulles à trois mètres au-dessus du sol, comme si plus rien ne le soutenait du tout, et nous non plus ; je vole déjà, ou plutôt non : la pièce entière vole autour de moi qui n'arrive plus à rester assis, debout, couché, parce que les pieds de la chaise ont décidé de toucher le plafond. Dans la salle de la pression, c'est l'envers qui commence.
Dans la salle de la vis imaginaire, je retrouve un peu des sensations de tournis de l'immense fabrique, du temps où nous étions tous alignés derrière nos machines pour nourrir la grande cracheuse d'obus et son appétit insatiable. Sauf qu'ici, ce n'est pas l'homme qui visse mais l'homme qui se visse en tournant tout en rond autour d'un seul axe. Dans la salle de la vis imaginaire, voilà : le monde est à l'envers, et l'ordre n'est plus le même, l'histoire avance à rebours, et je me souviens à l'envers du destin, du pantin d'ombres, des chiffres qui tournent et se retournent et se contournent et jouent ; 457, là-haut, me regarde jouer. Je suis la vis de l'ouvrier devant sa visseuse, et derrière les autres visseuses, et qui attend l'obus qui descend d'un coup dans la salle de la vis imaginaire. Et moi je tourne, je tourne, je tourne, je tourne, je tourne, je tourne, je tourne, je tourne, je tourne...
« Arrête-toi un peu, Anton. Parfois, j'ai l'impression que tu fais exprès de traîner plus longtemps dans cette salle. L'objectif d'un spationaute n'est pas d'avoir le tournis. Tout le monde est déjà couché, tu devrais en faire autant. »
Mais la nuit, je ne vais pas me coucher comme tout le monde. La nuit, je me perds à grimper sur le toit de l'observatoire. Je m'assieds à côté de la lentille gigantesque du grand téléscope – celui que les scientifiques passent leur temps à regarder, comme si là-dedans, ils voyaient la Lune ; celui qu'Ivanov appelle « la bête », comme la grande cracheuse d'obus, mais plus affectueusement, parce que cette bête-là ne mange pas, elle contemple et obéit. Je caresse la lentille. Je récupère à sa surface des goutelettes d'eau que je me dépose sur la langue en sentant le soir rafraîchir mes lèvres. Je le sens qui rafraîchit à la même minute toute la plaine de Gord. Car Ivanov m'a expliqué pourquoi le spatioport de Gord s'appelait spatioport de Gord. C'est à cause de la plaine sur lequel il est construit, qui s'appelait, il y a très longtemps – avant même la grande cracheuse d'obus, avant même monsieur Andropov, avant même que les eaux de Likoutsk s'alourdissent de la pollution – la plaine de Gord.
« Sur cette plaine, Anton, les hommes passaient leur temps à se battre. L'époque dont je te parle était celle des tribus et des clans. Ce n'était pas la ruse qui favorisait les chefs, mais la force. Nos dirigeants actuels auraient fait long feu, écrasés par les bottes de benêts plus costauds qu'eux, sachant manier la hache mieux que les mots. Je me demande parfois si cette époque n'était pas plus honnête, à sa fruste manière. Je te dis ça à toi, Anton... Pourquoi essairai-je d'introduire le passé dans une cervelle qui n'a jamais eu à gérer que le présent ? Comme si tu concevais une seule seconde qu'il puisse exister une autre époque que la tienne, que celle des visseuses et des trains, de la fumée qui n'en finit pas, des élections truquées et des révolutions en marche vers le chaos...
Je sais qu'il y a l'espace : dans l'espace il y a d'autres époques, d'autres trains, d'autres fumées, et peut-être des révolutions et des élections qui ne conduisent pas au chaos.
« Quittons un peu l'espace, tu veux. J'y suis toute la journée, dans mes livres, et toi aussi, dans mes livres aussi, d'ailleurs. Alors tais-toi et oublie l'espace. Et puis dans le fond, personne ne sait exactement si cette époque dont je te parle a existé, où si ce ne sont que des légendes gravées dans le granit froid qui dépasse en obus par endroit dans la plaine. Ça n'a pas d'importance. J'en reviens à mes benêts et à mes tribus. Quand une décision importante devait être prise, et qu'elle mettait en jeu l'intérêt de plusieurs tribus, une loi tacite voulait qu'un combat ait lieu sur la plaine de Gord. Il arriva un jour où le seigneur des plaines du sud ( tu sais, les grandes plaines qui s'étendent d'ici jusqu'à Likoutsk, et que le train traverse ; non, tu ne sais pas, tu ne sais rien, j'oublais) réclama la propriété des paturages situés là-bas, au sommet des hautes collines qui émergent par temps clair, à l'ouest, sous le prétexte que ses bergers avaient été ruinés par un récent glissement de terrain, après de fortes pluies. A notre époque, l'affaire aurait été réglée par une quelconque astuce politique : le grand propriétaire, dont la voix compte tant au gouvernement, aurait fait voter un décret proclamant que les paturages lui appartiennent. Le temps du politique a ses rapports de force, aussi, moins violents, mais plus rudes que l'époque dont je te parle. J'y reviens. Que tu ne penses pas que je ne sais pas raconter ! A cette époque, la règle, tacitement acceptée par tous, était que l'équité exigeait que ce genre de litiges se règle sur le champ de bataille, tribus contre tribus, forces contre forces. Ainsi l'arbitraire était écarté et l'enjeu sagement posé. Une date était fixée, grâce aux étoiles et à la position de la Lune (car ils savaient déjà tout ça, les benêts, en plus de connaître le sens de la justice), les armées prenaient leur position durant la nuit, fourbissait leurs armes et leur courage et, au petit matin, les combats commençaient. Quand la Lune se montrait à nouveau, les combats cessaient et l'évaluation des pertes déterminait le vainqueur. Chacun s'y pliait, toujours.
« Alors il y eut cette histoire de paturage que je te raconte. Jusqu'au milieu du jour, tout se passa comme prévu. Les armées sortirent, l'une des collines, l'autre des bois (il n'y en a plus maintenant, on s'en est trop servi de combustible) ; l'affrontement eut lieu et fut terrible : la cohorte du seigneur était certes mieux armée, s'énorgueillissant même de rustiques catapultes, mais les gaillards de la horde de la tribu adverse était bien décidée à garder un paturage qui conditionnait toute son existence. Ils luttaient avec une énergie incroyable, paniquant leurs ennemis en faisant tournoyer au-dessus de leur tête des crécelles en cuivre et bronze, rougies au fer, aussi bruyantes que flamboyant aux rayons du soleil, si perçant au lever. Il y avait dans ce combat une sorte d'enthousiasme qui unissait les porteurs de crécelles et les artilleurs des catapultes, qui découvraient qu'une seule de ces machines pouvait abattre un demi-douzaine d'hommes, bien manipulée. Il s'est perdu, l'enthousiasme des benêts incapables de comprendre comment manoeuvrer l'objet de leur propre plaisir. Maintenant les révolutionnaires font de la politique, ou du terrorisme. Ils veulent le pouvoir, non le plaisir. Mes benêts à moi ne réfléchissent pas aussi loin. Voir un rocher s'envoler et faire disparaître un ou deux colosses ornés de tatouages à quelques centaines de mètres leur suffit. Ils auront le même plaisir au prochain rocher.
« Mais si je te raconte cette histoire, ce n'est pas pour des questions de rocher. Tout se passa comme prévu jusqu'au milieu de jour. Et puis, alors que le soleil était très haut, l'un des artilleurs (ils regardent toujours en l'air, souviens-toi) crut voir la Lune. La Lune ? Non, ce n'était pas possible. Le temps ne passait aussi vite. Il lui restait encore tellement de rochers à lancer ! Et pourtant bien cette forme blanchâtre, un peu courbe, à peine luisante comme le lait des moutons... La panique le saisit lorsqu'il s'aperçut que la Lune chutait à toute vitesse dans leur direction.
« Mais non imbéciles, ce n'est pas Lune ! C'est un vaisseau extraterrestre ! Oui, Anton, voilà ce qui se raconte sur la plaine de Gord : il y a plus de mille ans, un vaisseau extraterrestre s'écrasa lors d'une importante bataille.  Les extraterrestres qui sortirent du vaisseau étaient belliqueux et affolés, bien décidés à envahir la planète qui seraient leur prison. Mes benêts, qui ne l'étaient pas tant, comprirent aussitôt qu'il leur fallait abandonner momentanément leur litige personnel pour chasser les envahisseurs. Les catapultes doublèrent leur rendement. Les crécelles retentirent avec encore plus de ferveur dans leurs ondulations. Un nouveau jeu avait fait irruption au centre la plaine, bien plus drôle que ces histoires de paturages qui, dans le fond n'étaient que des prétextes à tester de nouvelles machines, de nouvelles tactiques. Enfin le défi était aussi puissant que l'envie ! Les deux armées s'unirent et détruisirent la menace avant que le jour ne se couche. La partie n'était pas gagnée car l'armement des extraterrestres était bien plus sophistiqué. Mais le plaisir était là, et la victoire fut obtenue. Alors les deux tribus décidèrent que ce beau triomphe méritait bien une union, et, dans la foulée, ils fondèrent un royaume à deux têtes. Indirectement, la solution avait été trouvé au problème du paturage. De l'union de ces deux tribus naquit notre pays. Du moins c'est ce qui se dit. On dit aussi que les débris de l'appareil servirent de fondations au spatioport, ce qui est complètement faux, mais poétique. Et pour finir sur les légendes, « Gord » est le nom de l'artilleur qui vit le premier la Lune tomber du ciel en plein jour, et selon lequel on nomma la plaine après la bataille. Ce dernier point, j'ignore s'il est vrai ou faux, mais il servait la rhétorique paternaliste de feu notre gouvernement, comme si un simple artilleur pouvait faire l'histoire. Je dois t'avouer que cette idée d'union dans la guerre face à l'ennemi commun n'est pas la partie la plus intéressante, et qu'elle appartiendrait plus à la catégorie des ruses politiques contemporaines. Mais enfin, j'aime bien le moment où le fracas des crécelles s'associent au rythme lent et lourd des rochers écrasant les corps.
« Je te laisse méditer là-dessus, mon cher Anton. J'ai du travail, de mon côté. Profite bien de ta paresse. »
La nuit était là. Elle s'ouvre aussi fort qu'elle est noire, et c'est sur toute une plaine, des collines à la forêt qui n'existe plus, qu'elle s'étend devant moi ; juste dessous l'espace qu'on dirait un reflet.
C'est cette nuit-là que j'ai vu enfin la plaine de Gord comme ce qu'elle est pour moi : le dernier endroit de la planète que je veux habiter. Comme Ivanov et le silence de Vénus. Sous les paroles d'Ivanov, mon destin s'élargit.

La plaine est grande le jour. Par la fenêtre de la salle de solitude, je peux l'imaginer, parce que je sais que la grille d'aération qui se trouve à trois mètres du sol sur le mur blanc plâtré se trouve aussi dans la direction de la plaine, exactement dans la direction de la plaine. En grimpant sur un tabouret posé sur une table, je distingue, en éteignant les lumières, un tout petit filet de jour que je sais venir de la plaine et de son herbe qui ondule avec plus de franchise que les brins gris alentour de l'usine, que les reflets sales dans l'eau troublée qui crève Likoutsk en deux. Je l'ai regardée avec attention, l'herbe verte – verte ici, pas grise. Parfois, Ivanov me laisse une journée libre sans aucun entraînement, sans aucune activité, libre de circuler partout dans le spatioport – presque partout parce qu'il y a encore l'aile  interdite d'où viennent d'étranges scientifiques militaires qui me jettent des regards de bourreaux. Ivanov m'a dit que ce n'était pas grave, qu'ils étaient toujours comme ça, qu'ils étaient payés chers, et très chers, pour être grincheux, sauf ces derniers temps, où, en plus de l'humeur, ne reçoivent pas leur solde et en deviennent inquiets, et n'arrêtent pas d'avoir des réunions avec Ivanov auxquelles je ne suis pas invité (mais pourquoi je serais invité, après tout ? Je suis juste l'intendant général du spatioport en route pour l'espace. Et encore, intendant général, ça n'existe pas.).
Quand il y a des journées libres, je vais à la bibliothèque lire des livres qui ne sont pas placés sur les étagères. Parce que sur les étagères, il n'y a pas de livres d'Ivanov. J'ai bien cherché, pourtant. Mais il n'y a pas un seul livre d'Ivanov. Peut-être les garde-t-il dans son bureau ? Je lui ai demandé mais il a juste souri, comme il fait quand il ne répond pas à mes questions, et alors je sais que ça ne sert plus à rien d'insister, que ses livres sont ailleurs, mais pas ici. Ou dans ma chambre. Oui, ce sont les miens que j'ai dans ma chambre et que je vais lire dans la bibliothèque, en imaginant que tous les autres livres de la bibliothèque sont aussi écrits par Ivanov. D'autres histoires d'espace, de couleurs sensationnelles, de méchants extraterrestres, d'exploration aux confins des plus lointaines galaxies de tout l'univers, de poursuite spatiale d'étoile en étoile, d'astéroïde en météore, en frôlant les queues soyeuses de comètes et les appendices des vers spatiaux. Je verrais tout cela une fois dans l'espace, mais en attendant je dois rester seul dans la pièce de la solitude, à attendre que la porte s'ouvre et que mon entraînement soit terminé, à faire semblant d'écouter le vent dans les brins d'herbe verte de la plaine si proche, juste derrière ce mur juste devant moi. Le vent dans les brins d'herbe verte qui dansent comme un pantin d'herbe... Je les ai vu danser de nuit, quand je vais grimper tout en haut sur les toits du côté de la lentille de verres qui a milles façons différentes de me regarder, de me refléter, de me parler, presque ; de me parler de l'espace et de ses incroyables planètes toutes plus différentes les unes que les autres. Elle dit, la bête (elle le dit aux scientifiques, elle le dit à Ivanov, alors pourquoi pas à moi) qu'il y a encore des tas et des tas de planètes qui attendent d'être découvertes. Il y a celle qui n'est qu'une planète d'eau, sans terre pour se poser et s'interrompre. Il y a celle qui abrite une race d'extraterrestres aveugle et qui possède pourtant les plus extraordinaires beautés de l'univers, parce qu'il n'y a aucune paire d'yeux pour abimer les fleurs et les vallées. Il y a celle où les brins d'herbe sont tellement grands qu'ils peuvent se détacher du sol et danser d'eux-mêmes entre les arbres et les buissons. Le téléscope raconte tout ça, mieux que moi, parce qu'il s'y connaît en histoires de planètes, alors que moi, je n'y suis jamais allé. Ou alors j'y suis allé par les livres d'Ivanov ; alors je ne peux qu'imaginer. Sauf quand Ivanov vient m'aider à imaginer. Il est venu me rejoindre sous les nuages qui cachent les premières étoiles de l'après-soleil.
« Je n'arrive pas à croire qu'un imbécile comme toi ait pu tuer mon frère... Comprends-moi bien, je ne t'en veux pas du tout. Je n'ai jamais tenu particulièrement à Jacob. Il s'intéressait aux affaires, pas moi. Il a récupéré celles de notre lignée : grand bien lui fasse. Ou grand mal, justement. S'il n'avait pas été aussi arrièré et borné, il s'en serait sûrement sorti. C'était moi le malin de la famille, alors... Donc attention : je n'irais pas te reprocher quoi que ce soit. Autant que je sache, je n'aurais pas eu trop de mal à l'exécuter s'il avait fallu. Bref... Pourquoi toi, qui ne t'intéresses pas à autre chose que l'espace ? Tiens, raconte-moi donc comment tu as fait ça. Ça m'intéresse.
Est-ce qu'il veut la version du procès, celle que le juge a dite (avec le chiffon) ?
« Au diable le juge, on le paye pour mentir, de toute manière. Raconte-moi ta version.
Est-ce qu'il ne veut pas plutôt me raconter d'autres histoires de benêts et d'extraterrestres ?
« Non. J'ai envie de m'amuser, ce soir. De t'écouter toi. Je parle trop, et toi pas assez, Anton. Et quand tu parles, je m'amuse beaucoup !
Est-ce qu'il veut que je lui dise pour le couteau dans le coeur, le plan qui ne se déroule pas comme prévu, le chaos dans l'ordre des choses de la maison, le piano qui ne joue plus, les carreaux de faïence sur le guéridon, les questions idiotes du général Diepr, les soldats qui tremblent, la frontière habitée, 108, Ilya ? Est-ce que je dois remonter encore plus loin, jusqu'à Likoutsk, jusqu'aux cagoules, jusqu'à 108, encore, jusqu'à la voiture noire derrière la moustache, jusqu'au club Rafael, jusqu'aux nuits d'Alexandra qui joue du piano en pleurant, jusqu'à la porte de sa chambre ouverte ou fermée, jusqu'au mariage pendu... ? Est-ce qu'il veut 457 et le pantin d'ombres, les soldats et la mort des parents, la visseuse et la mort tragique de la grande cracheuses d'obus, 108, encore 108, toujours 108, encore 108 ?
Ivanov sourit.
« Je crois bien qu'il est mort ton 108. Mort exécuté par le nouveau gouvernement. Mort pour l'exemple, comme on dit. Mais mort quand même. A moins que les révolutionnaires ne l'aient sauvé in extremis. Je dois dire que je suis ça de loin, au propre comme au figuré. J'ai appris la mort de mon frère par un télégraphe du colonel Diepr. L'enterrement avait déjà eu lieu ; mon adorable nièce s'était arrangée pour que son héritage circule le plus vite possible des mains de son père aux siennes. Pas question de m'avertir. Sans doute a-t-elle cru que j'étais aussi vénal qu'elle. Quelle sotte ! Tant que je peux avoir mon spatioport, tout va bien. Ici, il ne se passe jamais rien, tu sais. Au pire, les effectifs des soldats qui gardent l'aile interdite ont baissé : il leur fallait du renfort, à Likoutsk, pour mater la révolte. Et cette fois, les rails sabotés. Mais sinon, tout est calme. Tout est seul, surtout. Mes collègues ne restent pas longtemps, au spatioport. Deux mois, trois mois. Après, ils repartent sur Likoutsk, dans les usines chimiques. Pareil pour les soldats : ils se relaient, comme dans un poste avancé. Avancé sur quoi ? Il n'y a pas d'ennemi, ici. Juste la plaine de Gord. Et l'espace au-dessus de nos têtes.
Ivanov sourit.
« Tu as vu comme le ciel est clair, ce soir ? C'est grâce au vent. C'est grâce au vent qu'on voit l'espace. »
Le vent commence à se lever, de plus en plus fort, de plus en plus vite. Peut-être est-il en colère ? Comme la plaine de Gord est vide, le vent est fort, parce qu'il a toute la place pour s'étendre dans une plaine vide. Il souffle dans les brins d'herbe qui dansent. Je les accompagne en tapant du pied. Je les vois danser à travers le mur plâtré, quand j'éteins les lumières dans la salle de solitude.

Quand je sors de mon entraînement, Ivanov me propose d'aller marcher dans la plaine.
« Nous ne recevons plus d'ordres. Plus d'ordres, ça veut dire plus de travail. Plus de travail, ça veut dire un peu de repos. J'ai de grands projets pour nous, cet après-midi !
De grands projets ? L'espace ?
« Tu es sourd ou quoi ? J'ai dit : pas de travail. On oublie l'espace. Enfin, presque. Je t'expliquerai en marchant.
Ivanov est de bonne humeur, aujourd'hui. Je lui demande si c'est parce qu'il a découvert une autre planète ? Ou parce qu'il a écrit un nouveau livre sur l'espace ?
« J'ai dit : oublie l'espace. On part à la chasse au trésor. Tu te souviens de mon histoire de benêts et d'extraterrestre, et d'union dans la guerre ? Bon. Alors nous allons chercher les débris du vaisseau spatial ! Parce que, bien sûr, il ne s'est pas écrasé juste à l'endroit où le spatioport a été construit. Ce serait trop facile. Il est quelque part dans cette plaine ! Quelque part sous le vent et l'herbe, à quelques mètres de profondeur ! Mais où ?
Je lui demande si on peut calculer l'endroit de l'impact par rapport aux étoiles, comme on sait où est le nord.
« Mieux que ça, Anton ! Regarde...
C'est une longue tige en métal qu'Ivanov me tend. Elle est rouillée aux deux extrêmités.
« C'est un bâton magique de concordance ultraspatiale. Avec ça dans les mains, tu pourras sans peine découvrir l'épave du vaisseau : le bâton est conçu pour émettre des ondes qui interagissent avec les matériaux d'origine extraterrestre. Tu vois ce bout d'acier : il est extraterrestre...
C'est un petit bout d'acier qui est tout compact est plein de trous mystérieux. Et si on approche le bâton magique de concordance ultraspatiale... Il tremble ! Il tremble et danse au même rythme que les bins d'herbe au vent dans la plaine ! Et Ivanov me dit que quand il tremble fort : c'est que j'ai trouvé le trésor. Le trésor, c'est le vaisseau extraterrestre. Alors c'est très simple, plus simple encore que les planches A et B, et que la visseuse. Il faut juste que je marche dans la plaine de Gord, que je pense à l'espace et aux extraterrestres. La plaine est belle pour y penser, parce qu'elle est vide, et ce qui est vide peut facilement être rempli ; c'est ce que me dit Ivanov quand il parle de mon esprit, et j'aime bien avoir l'esprit comme la plaine, peut-être avec les mêmes brins d'herbe verte qui danse au vent, depuis que je suis ici et que je n'ai plus besoin de réfléchir autant qu'à Likoutsk, où tout était compliqué. Ici, tout est simple. Je tiens le bâton magique de concordance ultraspatiale et, s'il tremble fort, c'est que j'ai trouvé le trésor.
Il tremble un peu.
Le vaisseau va s'écraser. Gord regarde en l'air. Il voit la Lune mais il croit que c'est le vaisseau. Ou l'inverse. Il voit le vaisseau de Lune et c'est l'espace qui vient ailleurs que dans l'espace. Il n'a jamais vu ça, dans la plaine de Gord. Il n'a jamais vu que le ciel est en haut et la plaine en bas. Et lui en bas sur la plaine et pas lui dans le ciel en haut, ni les habitants du ciel dans la plaine en bas. Il quitte sa catapulte, sa jolie catapulte qui écrase si bien les tatouages des colosses. Il dit aux autres qu'un vaisseau extraterrestre va s'écraser. Ils ne le croient pas : ils disent que c'est juste la Lune, dans la plaine à l'herbe qui danse, et ce n'est pas grave. Mais il leur dit que non. Et personne ne le croit jusqu'à ce que le vaisseau s'écrase vraiment, et que des extraterrestres en sortent.
Il tremble de plus en plus
« C'était une blague Anton ! C'est juste une tige aimantée. Je t'ai fait marcher ! J'avais besoin d'une excuse pour m'éloigner un peu des militaires... Ils m'énervent, ces militaires... Tiens, il y en a qui me fait signe, d'ailleurs. Ils ne peuvent pas se passer de moi, on dirait.
Le bâton de magique de concordance ultraspatiale tremble fort ! Il tremble fort ! Je creuse ! Je creuse !
« Anton ! C'est une blague ! Il n'y a pas de vaisseau extraterrestre ! Il faut rentrer au spatioport, je crois qu'il y a un problème...
Je creuse ! Je creuse ! J'ai trouvé la porte du vaisseau ! Ivanov ! J'ai trouvé la porte du vaisseau ! J'ai accompli la mission.
« Qu'est-ce que tu me racontes avec ta porte du vaisseau ? Puisque je te dis que c'est juste une tige aimantée... ! »
Mais devant ma porte de vaisseau, Ivanov se tait. C'est une grosse porte coincée dans la terre. Et dessous, il y a le vaisseau extraterrestre. Je l'ouvre, comme je suis costaud et qu'Ivanov ne bouge pas. De l'autre côté de la porte, il y a la série de marches grattées dans la pierre qui permet d'arriver au vaisseau des extraterrestres. Et après encore, la salle des commandes, et après encore, la salle de solitude, et la salle de pression... Non, je ne sais pas ce qu'il y a après parce qu'Ivanov me dit de ne pas l'accompagner, qu'il va voir tout seul, avec sa torche au mercure. Il y va. Il y est. Il ne revient pas tout de suite. Il ne revient pas encore, pris dans le noir du vaisseau extraterrestre qui l'a absorbé comme ses histoires m'absorbent. Il n'est pas revenu quand le soldat demande ( il reprend son souffle avant de  demander) où est le lieutenant Andropov. Dans le vaisseau extraterrestre. Ce que je raconte ? Qu'il est descendu dans le vaisseau extraterrestre. Le soldat me dit que je suis fou et il me prend ma lampe au mercure, et il descend.
Le vent commence à souffler trop fort sur moi-même qui ne danse pas. Quand il rentre dans le vaisseau extraterrestre, il fait un drôle de bruit, le vent. Un bruit de rire. De rire méchant et plein. Je rentre à mon tour dans le vaisseau parce que je n'arrive plus à supporter le vent qui ricane et annonce un mauvais tour. Dans le vaisseau, il fait noir, mais je pense aux extraterrestres aveugles qui ne savent pas les beautés qui les entourent. Il fait noir, mais vite il fait jour grâce aux deux soleils de lampes à mercure qui éclairent une partie du vaisseau et qui me permettent de voir les centaines d'armes accrochées à la paroi, en rang d'oignon. Alors voilà : les extraterrestres ont des armes d'humains. Des pistolets et des fusils. Des revolvers à crosse qui brillent aux feux du mercure. Et pourtant, les benêts ont gagné contre eux avec juste des haches et des catapultes rudimentaires ! Sauf si ce n'est pas du tout une histoire d'extraterrestres, comme le dit Ivanov, qui dit aussi que, vu comme les rateliers sont entretenus, quelqu'un est venu ici il n'y a pas longtemps. Des extraterrestres sont venus ici il n'y a pas longtemps ? Non, pas forcément des extraterrestres. Le soldat dit au lieutenant Andropov que quelqu'un a volé un véhicule de transport de matériel du spatioport... Les extraterrestres ! Les extraterrestres sont parmi nous ! Ils ont infiltré le spatioport pour l'envahir de l'intérieur !
Non, pas forcément les extraterrestres. Ce ne sont pas forcément des extraterrestres. Il faut que j'arrête de penser aux extraterrestres. Il faut que je suive Ivanov qui est parti voir au télégraphe, prévenir Likoutsk que le spatioport est en danger. En danger de quoi ? Il ne sait pas. Il s'en fiche. Il faut qu'il parte voir au télégraphe. Il faut qu'il court sur la distance, dans la grande pleine ventée de Gord, au milieu du vent qui ricane, au milieu des brins d'herbe verte et grise qui se plient à la lumière du jour comme s'ils se souvenaient des pas des benêts sur leur dos, il y a plus de mille ans, quand les extraterrestres voulaient conquérir la planète sans catapulte. Ivanov est déjà loin. Je ne le vois plus que par un point dans l'horizon, un point tout minuscule qui attend de s'évanouir, et qui se fond dans les nuages, dans le tension des collines et des brins d'herbe, dans les cris du soldat qui me disent de rattraper le lieutenant (c'est Ivanov), qu'il nous rejoint avec du renfort, qu'il s'appelle Gregor, et moi comment je m'appelle. Gregor comme Gregor que j'ai tué sans l'avoir tué ? Mais le soldat n'est plus à côté de moi, et moi je me mets à courir vers l'horizon du télégraphe.
Quand j'arrive à la cabane du télégraphiste chef de gare, il est mort. La tête du télégraphiste a un trou au milieu, et beaucoup de sang autour. La tête d'Ivanov, elle, non. La tête d'Ivanov me fait un signe comme quoi il a capturé le traître. Le traître, je le comprends après quand tout va bien et qu'on peut expliquer (on ne peut pas expliquer avec un pistolet à la main), c'est quelqu'un qui était un scientifique mais en fait non, il était une cagoule. Ivanov est arrivé juste au moment où le traître s'apprêtait à s'enfuir. Il l'a surpris avec le pistolet dans la main. Et comme il a le pistolet dans la main, ça ne peut être que lui qui a fait un trou dans la tête du télégraphiste et sali le comptoir comme on salirait un tapis dans une chambre en crevant le coeur de quelqu'un. Je vois le crâne perforé du télégraphiste à travers les carreaux sales de la petite cabane. Ils étaient déjà sales quand je suis arrivé et le télégraphiste n'a pas eu le temps de les nettoyer avant de mourir, ce qui est dommage, parce qu'il aurait peut-être vu le traître arriver. Du coup, à cause de son imprudence, son crâne est une grosse boule de cheveux rouges et vaguement marron, pendant au-dessus de la machine à tac-tac, une joue sur le comptoir, un bras pendant à l'exacte perpendiculaire de l'inclinaison du comptoir, dans le prolongement de la tringle suspendue et cassée du rideau qui lui cache l'autre joue, comme un chiffon, par exemple. Je dis à Ivanov de ramasser le rideau : il y a peut-être des empreintes de chiffon dessus, et ils pourront savoir le coupable.
« Nous sommes des militaires, Anton, pas des civils. Ce n'est pas à coup de chiffon qu'on fait les coupables, mais à coup de pinces coupantes et de tisonnier.
Il y a comme un glapissement que produit le traître quand il s'écroule à genoux dans le propre sang qu'il a lui-même causé. Son visage est presque aussi froid que celui du chef de gare qui est déjà loin dans l'espace avec un trou dans la tête quand Ivanov lui parle du bout de son fusil.
« Allons, ne me dis pas que tu ignorais les risques que tu prenais en infiltrant une base militaire... Tes amis révolutionnaires engagent vraiment des incapables. Normalement, vous devez avoir des convictions, et l'envie de mourir pour elles. Je me trompe ?
Le traître fait oui de la tête qui dégouline d'eau dans le sang. Ivanov est sérieux comme un mur. Sérieux comme une ligne d'écriture. Sérieux comme dans ses romans.
« Comment es-tu entré dans le spatioport ?
Il répond qu'il travaille comme ingénieur depuis deux mois, qu'il a été contacté par des révolutionnaires de Likoutsk.
« C'est toi qui a aménagé la cache d'armes, alors ?
Il répond que oui, et tremble comme un soldat face à des ouvriers. Tout le monde tremble exactement de la même façon, quand tout le monde a peur : ce sont les mains qui lâchent d'abord, toujours les doigts des mains qui n'arrivent plus à tenir ce qu'elles tiennent, et qui soubresautent tout seul ; et puis les épaules qui s'agitent ; et puis les yeux qui cherchent une sortie, et fixent fixement le danger, le fusil, la colère de l'autre ; et enfin les muscles des bras qui se contractent trop, et rétrecissent. C'est ça, la peur, celle de tous, je crois ; les bras qui rétrecissent.
« Et le chef de gare, pourquoi tu l'as tué le chef de gare ?
« Pour le télégraphe.
« Pour passer un message à tes petits camarades... Quel est votre plan, exactement ?
Le traître se tait. La peur n'est plus là. Les bras ont grandi à nouveau et ses yeux ont trouvé. Le traître parle.
« Vous n'en avez plus pour très longtemps, vous non plus.
« Parce que tu crois que, pour ta part, tu n'en as plus pour très longtemps ? Je suis navré, mon ami, mais je dois te détromper. Dans quelques minutes, mes collègues du haut commandement de la base vont venir te prendre en charge. Ils vont t'enfermer dans une pièce sombre, sans eau, sans nourriture. Jusque là, ce n'est rien : rien de plus grave que les cloaques où on vous parque dans vos vies d'ouvriers et d'esclaves. Tous les jours, ils vont venir te chercher pour te faire parler. Tous les jours une personne différente. D'abord juste des coups, des coups de soldats, mais juste des coups, mesurés, maîtrisés. Quand ils auront fini avec leurs poings, que ta caboche bornée de révolutionnaire n'aura toujours rien dit, ils sortiront les outils. Là, tu pourras parler, tu n'en diras jamais assez pour qu'ils arrêtent. Au dixième jour, tu n'auras plus de dents. Au vingtième jour, tu n'auras plus d'ongles. Au trentième jour, plusieurs de tes membres te feront défaut. Peut-être même la langue, pour bien te faire comprendre que ce n'est plus pour les mots qu'on s'amuse avec toi. C'est une chose qu'on apprend, à trouver la vérité sans les mots. Alors que si tu me racontes tout maintenant, il est possible que rien de tout cela ne t'arrive.
« Plus pour très longtemps... Exploiteurs ! Notre combat n'est pas fini !
« Ton combat, je m'en moque, figure-toi. Tout ce que je vois, c'est que tu vas souffrir pour lui, et que je ne veux pas participer à cette idiotie.
Le traître fixe Ivanov, sans bouger. La balle du fusil d'Ivanov part et creuse à peu près le même trou dans le crâne du traître que dans le crâne du chef de gare. Maintenant, ils sont deux, à tête rouge et cheveux poisseux.
« Est-ce que les renforts arrivent ?
Ha ! Ivanov me parle à moi, maintenant.
« Est-ce que les renforts arrivent, Anton ?
L'horizon est brouillé par la poussière des voitures dans la plaine, et leur bruit que j'entends jusqu'à la cabane, et c'est lui qui réponds à ma place à la question d'Ivanov.
« Mettons-nous bien d'accord : il m'a sauté dessus, j'ai tiré.
Le traître a sauté sur Ivanov. Ivanov a tiré.
« Toi qui as déjà tué quelqu'un, mon cher Anton... Tu as déjà senti, dans les secondes qui suivent le coup du fusil, ou la pénétration du couteau dans la chair, l'impression que ce qui se joue, ce n'est pas le destin de ta victime, qui est morte et qui s'en moque, mais le tien, avant tout ? »
Et l'impression d'avoir sali le tapis, ou le comptoir à tac-tac.

C'est après l'incident du chef de gare télégraphiste aux cheveux rouges qu'Ivanov a commencé à venir me voir souvent dans mon refuge nocturne où l'espace est presque à la portée de la main. Souvent, et très souvent. C'est un rendez-vous régulier qu'on fait comme se fixer l'un avec l'autre, parce que je lui raconte comment j'ai tué monsieur Andropov, par exemple, et qu'il veut en savoir plus, qu'il veut savoir la suite, qu'il veut tout savoir de ce qui m'est arrivé en vrai et qu'il appelle « mes aventures ».
« Raconte-moi tes aventures, Anton ! Tu en étais à la prison de Likoustk, à cette geôle sinistre qui réduisait ton esprit comme une peau de chagrin... »
Il n'aime juste pas quand je lui parle de ses propres livres, de ce que je les lis et de ce qu'ils m'inspirent.
« Tu ne vas pas me résumer La gloire et au-delà... Tu crois que je ne le connais pas, ce bouquin ? Ce n'est même pas moi qui ait choisi le titre. Je voulais appeler ça « Parce que la gloire compte si peu », et ils ont trouvé ça trop démoralisant. Ils en ont besoin de la gloire. Ils vivent pour ça, tu comprends ? »
Parfois aussi, je ne comprends pas ce qu'il divague, sous les étoiles. Il s'allonge sur le toit. Il a bu l'alcool, ou bien c'est l'espace qui le saoule. Alors il s'allonge sur le toit, et fait comme s'il parlait avec l'espace. Parce que ce qu'il fixe le plus intensément, ce n'est pas moi qui suis à côté de lui, mais le ciel qui est loin et noir.
« Je n'arrive pas à croire que j'ai appuyé sur la gachette du fusil. Je n'arrive simplement pas à le croire. C'est la toute première fois que je tue quelqu'un, comme ça, de sang froid, devant moi, à moins d'un mètre, alors que la possibilité de tuer n'est pas du tout la seule qui me soit donnée, et même la moins évidente ! Pas comme à la guerre, où on tire dans les coins, à côté, en espérant à la fois que ça touche quelqu'un et, dans le fond, dans le tréfond, que ce n'est pas nous qui tuons ce pauvre bougre, mais la balle perdue d'un coéquipier. Et je te parle de la guerre comme si je l'avais faite plus de deux mois... Là je l'ai vu : j'ai vu la balle partir et traverser son pauvre petit crâne de pauvre petit traître. Il a dû avoir bien moins peur que moi. C'est la toute première fois... La toute première fois... Dans le fond, ils n'ont pas complètement tort, de m'écarter un peu. Je ne suis pas un vrai soldat. Pas un vrai soldat. »
Pour comprendre ce que dit Ivanov, il faut souvent se souvenir de choses qu'on ne sait presque pas. Par exemple, je ne sais presque pas que, après l'incident du chef de gare télégraphiste aux cheveux rouges, le commandement de la base a décidé de ne plus trop lui faire confiance. Ils ne lui parlent plus. Ils ne le consultent plus. Lui, il dit qu'ils ne croient pas à son histoire de légitime défense, mais je ne vois pas pourquoi puisqu'elle est vraie. Tout ça, l'histoire d'Ivanov à qui les soldats ne parlent plus, c'est une chose que je ne sais presque pas parce que c'est une rumeur, pas une information. Une rumeur, ça flotte et ça se sait, mais ça ne se dit pas comme une vérité.
« Enfin... De toute façon, ces idiots n'en savent pas plus que moi. Eux non plus n'arrivent pas à joindre l'Etat-Major. Eux non plus n'ont pas la moindre idée de ce qui se passe à Likoutsk, et ailleurs dans le pays. C'est le troisième avion qu'ils envoient et qui ne revient pas. Ils racontent des histoires de communications sabotées par les terroristes... Ils n'en savent rien du tout ! Mais la différence, c'est qu'ils paniquent, dans leur bunker ; et que moi, je regarde l'espace, et je ne me pose pas d'autres questions. Je n'ai pas peur. Ils peuvent venir, les révolutionnaires. Je n'ai pas peur. J'ai l'espace. »
Mais parfois, Ivanov se tourne brusquement vers moi. Il a son grand sourire qui n'est ni bon ni mauvais. Comme avec son histoire de blague que je n'ai jamais compris.
« Anton ! Ici, dans ton refuge des hauteurs du ciel, il y a une blague à faire. Une blague de potache... Quelque chose de ridicule, de sans importance. Mais peu importe. Je pourrais te mentir et te dire que je faisais cette blague quand j'étais petit. Seulement, je n'ai pas vécu mon enfance à deux pas d'un spatioport. Et d'ailleurs, les spatioports n'existaient pas à l'époque. Bref. Il y a ce grand télescope, juste à côté de nous, juste à deux mètres de nous, qui pointe vers l'espace. La bête. Vers l'espace et ses merveilles : tu te souviens ? En ce moment-même, des scientifiques doivent être en train de regarder l'espace. Alors il suffirait de placer une araignée du soir à la surface de la lentille et d'un seul coup apparaîtrait sous leurs yeux une énorme créature à huit pattes ! Peut-être se mettraient-ils à croire qu'un monstre aranéide est en train de fondre sur la planète ! Non, il ne sont pas aussi crédules que toi. Ils penseraient juste que la lentille est sale. Ils jugeraient après leur matériel. Ils ne verraient pas le potentiel dramatique derrière les huit pattes horrifiques de leur visiteur nocturne. De même qu'ils ne comprennent pas la beauté tragique de l'inconnu qui régit notre situation actuelle : où sont les révolutionnaires ? Que contrôle encore le gouvernement ? Quel était le plan du traître ? Ils auraient été tellement déçu de l'apprendre plutôt que de laisser le hasard découvrir le tableau ! »
Des fois, Ivanov parle comme monsieur Andropov juste avant de mourir, mais je ne voudrais pas avoir à le tuer lui, aussi. Mais je ne vois pas pourquoi je le tuerais.
« Tu sais que je te dois beaucoup Anton, après ce que tu as fait pour moi... Je ne pensais pas avoir un jour à dire vraiment cette phrase ridicule, mais sache qu'elle est sincère. »
Si Ivanov me remercie, c'est lié à l'incident. Après l'incident (après que la balle du fusil d'Ivanov ait traversé le crâne du traître), les soldats qui ont débarqué sur place étaient nombreux. Ils ont vu le chef de gare aux cheveux rouges. Ils ont vu le traître arrosé avec son propre sang. Ils ont vu le véhicule volé derrière la cabane. Ils ont vu le pistolet et, sans chiffon, les empreintes du traître dessus, évidemment. Alors il est coupable. Ils auraient aimé l'avoir vivant. Savoir ce qu'il avait derrière le crâne (maintenant, il a le vide derrière le crâne). Ivanov leur a bien expliqué : le traître lui a sauté dessus ; il a tiré. Il n'avait pas le choix. Même si le pistolet du traître était à plusieurs mètres. Même si le traître es tombé à genoux. Le traître a sauté sur Ivanov. Ivanov a tiré.
C'est après que les choses ont commencé à se compliquer un peu. Les soldats qui sont des officiers, plus forts que les soldats normaux, comme le colonel Diepr, m'ont interrogé. J'y repense dans la salle de la vis imaginaire, pendant que la grosse machine me visse et que mes pensées tournent. Quand je suis sorti de l'interrogatoire, j'avais plein de questions. Ce n'était pas un procès : je n'étais pas coupable. Mais ils me posaient tous des questions, comme jamais on ne m'avait posé de questions, parce que d'habitude, ce que je dis n'est pas si intéressant. D'habitude j'écoute. D'habitude je pense. D'habitude je ne réponds pas aux questions. En fait, ce n'était pas vraiment un interrogatoire : pas un interrogatoire comme au procès, où le juge m'appelle dans son bureau, où il me dit de m'asseoir sur une chaise, où il me dit de jurer devant le dieu de ne dire que la vérité, où il me dit de décrire exactement ce qui s'est passé, où il m'écoute. Et voilà. Au spatioport de Gord, les militaires ne m'ont pas appelé dans leur bureau : c'était dans la bibliothèque. Je relisais un vieux livre d'Ivanov que j'avais lu au tout début. Celui où il explore la planète Orion IV. Et puis quand il arrive à l'intérieur du grand volcan qui fait tourner la planète, et qu'il est attaqué par des dizaines de vers volants de la planète Orion IV, qui tournoyent autour de lui avec leurs ailes de peau, il croit que sa dernière heure est arrivée, qu'il n'a absolument aucune chance face à des tas de monstres aussi laids. Les vers volants s'agglutinent dans la bouche du volcan et comme ça, ils cachent la lumière, et il ne fait plus que noir dans le grand volcan de la planète Orion IV, et Ivanov...
Je tourne trop dans la salle de la vis imaginaire, et je me repasse en boucle cette histoire de vers volants qui n'a rien à voir avec l'interrogatoire des soldats. Je veux y repenser plus tard. Mais pas dans la bibliothèque, pour ne pas encore les croiser – même si d'habitude les militaires ne viennent jamais dans la bibliothèque, et j'aurais dû me méfier quand j'ai vu qu'ils étaient rien que trois à regarder les étagères, à faire semblant de ne pas me voir, avant qu'un me pose des questions.  Un sur trois. Un puis trois sur trois, à me poser des questions  et du coup je n'ai pas pu relire la scène où Ivanov s'échappe  de l'invasion de vers volants par un tunnel secret d'où émane une mystérieuse lumière. Comment est-ce que j'ai connu Ivanov ? Ils me demandent ça pour leur rapport, parce qu'ils écrivent une sorte de rapport sur l'incident et ils ont besoin de savoir comment j'ai connu Ivanov. Après, ils veulent savoir aussi si j'aime ses romans (parce qu'ils ont vu que j'en lisais un). Ils mettent beaucoup de temps avant d'arriver à la vraie et seule question qu'ils veulent vraiment me poser : ce qui s'est passé dans la cabane du chef de gare.
Le traître a sauté sur Ivanov. Ivanov a tiré.
J'aurais dû me douter, en voyant des militaires dans la bibliothèques alors que d'habitude, il n'y a jamais de militaires dans la bibliothèque, mais juste des scientifiques, parce que les militaires vivent surtout dans la zone du spatioport où je n'ai pas le droit d'aller, du coup je ne sais pas trop à quoi ils ressemblent. Je me suis dit que c'est peut-être normal s'ils posent des questions : les soldats de l'usine Andropov me posaient toujours plein de questions, quand ils ne se taisaient pas. Et eux non plus, ils n'étaient jamais à la bibliothèque. Je ne savais pas exactement ce qu'ils voulaient. C'est Ivanov qui m'a expliqué le sens de toutes ces questions sans queue ni tête des militaires dans la bibliothèques. Qu'est-ce que je pense des projets d'Ivanov ? Est-ce que j'ai vu le chef de gare avant ou après qu'Ivanov tire ? Est-ce que je suis certain d'avoir vu le véhicule devant la cabane ? Ils essayent de faire un puzzle d'histoire avec des morceaux, avec des planches A et B. Mais elles sont dans le désordre, et ils sont sûrs d'avoir déjà leur réponse à eux.
Dans la salle de la vis imaginaire, je repense à tout ça. Au scientifique qui veut entrer dans la bibliothèque mais je vois un des trois soldats qui lui dit que la bibliothèque est fermée et de repasser plus tard, pendant que les deux autres continuent de me poser des questions absurdes. Comment Ivanov savait où était la cache d'armes ? Dans quel main Ivanov tenait-il son fusil au moment précis où il a tiré ? Quels ont été les derniers mots du traître ? Est-ce qu'il y a des araignées géantes dans l'espace ? Dans quel main Ivanov ? Et le chef de gare ? Qu'est-ce qu'il y avait dans la tête du traître ? Dans quelle direction s'est projeté le sang au moment où la balle est entrée dans son orbite droite, à traversé son cerveau, est ressortie par l'arrière du crâne ? Est-ce que je crois aux extraterrestres ?
« Ne t'inquiète pas pour moi, Anton. Ils aiment faire peur. C'est leur métier, c'est ce qu'ils savent faire, et ils le font très bien. Mais ne t'inquiète pas pour moi.
Dans la nuit et les étoiles, je ne m'inquiète pas pour Ivanov. Il trône sur la bête. Et ce sont ses yeux qui brillent le plus, quand il regarde l'espace. Il suit le tunnel et la lumière mystérieuse. Et puis il arrive dans un recoin du volcan qui est isolé par rapport au reste de la planète. Un nouveau chemin ! Il a découvert un nouveau chemin vers une vallée verte où vivent d'énormes reptiles et des animaux aux longues dents qui coupent comme des sabres coupants.
« Ils m'ont simplement suggéré de prendre un peu de repos après mes « émotions ». Tu vois, ça n'a rien de méchant.
Comme il marche sur une herbe qui est douce, aussi douce que de la mousse des murs anciens et des ruines, mais plus fraîche et plus jeune, il fait tout attention. Il ne fait pas un seul bruit, parce que les gros lézards qui mangent les arbres pourraient lui arracher la tête d'un seul coup. Mais il préfère les regarder.
« Ton départ est dans une semaine, Anton. Une semaine et nous serons dans l'espace ! Car je pars avec toi : nous ne serons que deux. Ce sera un beau voyage.
Ivanov sourit en voyant le gros lézard. Au-dessus de sa tête, d'autres lézards volent. Mais à ce moment là de l'histoire, il ne sait pas encore comment il va sortir de la « vallée aux merveilles » (c'est lui qui l'appelle la « vallée aux merveilles ») ; il ne sait pas qu'il va trouver des extraterrestres gentils qui vont l'aider à sortir en construisant une montgolfière avec du tissu, des planches de bois et du gaz qui sort de la terre. Mais il m'a dit après qu'il avait copié sur quelqu'un d'autre l'idée de la montgolfière.
« Tu ne voudrais pas faire une petite promenade en attendant le départ ? Quelques jours dans les collines ? J'ai des jours à tuer hors de mon bureau (parce qu'ils en gardent l'accès, pour l'instant), et toi tu as besoin de te changer les idées. Tu vas devenir fou à force de tourner en rond dans ta salle.
Pourtant, la montgolfière, ça ressemblait beaucoup à une idée d'Ivanov, alors peut-être que l'autre a copié sur Ivanov qui a ensuite recopié sur lui ?
« Alors, qu'est-ce que tu en penses ? On part à l'aventure ? On va encore chasser l'extraterrestre ! Je crois que tu aimes ça, non ? »

Les collines sont derrière le spatioport de Gord. Et derrière les collines, qu'est-ce qu'il y a ?
« Je n'en sais rien, Anton. Mais tu sais ce qu'on dit, dans ces cas-là : ce qui compte, c'est le voyage, pas la destination ! »
Mais derrière les collines, qu'est-ce qu'il y a ? Il y a d'autres collines, et d'autres plaines qui pourraient être comme la plaine de Gord s'il n'y avait pas le vaisseau extraterrestre qui y était tombé, avec toutes les armes humaines à l'intérieur. Derrière les collines, il y a d'autres collines qui mènent à d'autres plaines où sont tombés d'autres vaisseaux. Ou alors elles ont d'autres histoires que celle-ci. Elles ont des histoires de plantes carnivores. Des histoires de déluge. Des histoires de pluie de météores. Des histoires où la glace se transforme en feu d'un coup, comme quand je m'assieds sur le rocher en forme de fuselage et qu'Ivanov me montre le grand soleil qui disparaît derrière le glacier au-dessus du lac. Et c'est le reflet du reflet du feu sur l'eau et sur la glace qui joue à incendier les cailloux du sommet. Je demande à Ivanov pourquoi il ne fait pas chaud, comme dans le grand incendie de l'usine.
« Ce n'est que la projection d'un feu si lointain qu'il ne nous a atteindra jamais, Anton. Il est inoffensif. Vu de notre planète, il ne produit que de la beauté, alors que, dans l'espace, il ne fait que s'auto-détruire, sans cesser, sans trève. C'est une belle image, quand on y pense, que la lente agonie d'un soleil, si puissant qu'il offre en mourant, à de simples humains, une survie de plusieurs millions d'années. Ce n'est pas rien. Le jour où nous mourrons nous n'offrirons rien à personne. Quelques biens matériels et mesquins. Ce n'est pas très glorieux, tout ça.
Quand je lui demande si un jour il est allé près du soleil, c'est son sourire étrange que je relis sur son visage.
« Tu crois encore à mes romans, c'est cela ? Dans un sens je t'admire, Anton. J'admire ton aveuglement.
Dans A la recherche du feu éternel, Ivanov raconte comment il est allé tout près du soleil. Presque il a touché les langues de feu qui sortent du noyau brûlant, pour en ramasser un éclat, et le ramener aux hommes, parce que l'énergie d'une seule langue de soleil peut chauffer deux générations. Mais comme il y a une mutinerie dans le vaisseau, le plan échoue, et il rentre. Heureusement, sur le chemin, il sauve un vaisseau allié pris en chasse par des Xlükiens. En plus, dans la lutte commune, les mutins se rallient au commandement d'Ivanov. Mais à la fin, il s'en veut parce qu'il n'a pas trouvé le feu éternel et qu'il s'est approché trop près du soleil et qu'il s'est brûlé les ailes trop près du soleil. Est-ce qu'il s'est aussi brûlé les ailes avec l'histoire du traître aux cheveux rouges ?
« Je ne crains pas grand chose. Au spatioport, ils m'appellent tous lieutenant mais je ne suis pas lieutenant. C'est un jeu, pour eux : je suis lieutenant dans mes romans, alors ils m'appellent lieutenant, parce que ça les amuse. Mais je ne suis pas militaire, Anton. Je ne suis qu'un scientifique qui écrit des romans de militaires. Il n'y a à peu près aucune chance que l'armée laisse un scientifique devenir militaire. Ils préfèrent nous surveiller, nous et nos travaux. Alors moi, un peu pour me venger, je les contrôle dans les livres qu'ils me demandent d'écrire. C'est de bonne guerre, je pense.
Il y a, sur le glacier, la fin de la queue du soleil qui brûle encore un peu, entre deux rochers en forme de moteurs à réaction. Je regarde les dernières volutes qui se cristallisent à la surface du lac comme des squelettes d'étincelle.
« Si j'ai choisi de travailler à la conquête spatiale, c'est pour une raison précise, Anton. Et non, ne cherche pas, je n'en parle pas dans mes livres, même si je sais que tu les connais par coeur. Ce que je souhaite le plus au monde, c'est de ne pas être ici quand la fin du monde arrivera. Mes collègues trouvent ça idiot, mais quelque chose me dit que tu es plus à même de comprendre qu'eux. Ou qu'au moins, tu es incapable de distinguer ce qui est idiot de ce qui ne l'est pas – et c'est une qualité rare, crois-moi. Alors voilà : quand j'étais enfant, je me disais que si je ne voulais pas être sur cette planète pour la fin du monde, il fallait que je sois dans l'espace. Cette histoire de fin du monde m'obsédait profondément. Elle était partout dans les romans que je lisais en cachette de mon père et de mon grand frère, qui prétendait surveiller mes lectures parce qu'il avait six ans de plus que moi... Cet hypocrite faisait du zèle pour plaire à notre père, alors même qu'il se serait damné pour lire une seule page de ces formidables romans dissimulés dans le grenier avec le reste des affaires de notre grand-père. Mais moi seul en connaissait la cachette, et il n'a jamais pu me la faire avouer.
Alors Ivanov se cachait dans le grand grenier qui se trouvait au-dessus de toute les chambres, et comme il refermait la trappe et comme il remontait l'échelle de corde, personne d'autre ne pouvait y aller. Et il sortait de dans le faux coffrage du gros bahut en bois les livres qu'il avait gardés, et qui parlaient de colère divine, de déluge et de la fin du monde. Il disait bonjour quand il y avait une fouine qui passait, ou quand une sorte de hibou se posait sur le rebord de la fenêtre qui donnait sur la fabrique et ses cheminées brûlantes – parce qu'il y avait déjà la fabrique, à cette époque, et sans doute aussi la grande cracheuse d'obus, peut-être encore dans sa jeunesse.
« Les histoires étaient toujours extraordinaires. Elles prenaient appui sur des textes sacrés, mais se détournaient vite du message catéchistique. Le dieu était en colère. Les hommes lui avaient désobéi. Il abbattait sur eux une colère féroce, et se décidait à repartir à zéro. Il n'était pas question de rédemption ou de pardon : ce dieu là n'avait aucune pitié des hommes et, parfois même, sa colère était si gigantesque qu'il les manipulait pour qu'ils se détruisent d'eux-mêmes. Sur certaines pages, dans certains livres plus luxueux que d'autres, une illustration jaillissait de la page, avec ses ombres de gris que j'ai toujours cru être la couleur de l'Apocalypse. Des déluges d'obus gris rayant d'une traînée blanche ce qui restait d'humanité. Des étendues désertes jalonnées par de maigres arbres – des brindilles, presque, perdues au milieu d'un océan de sable ou de cendres. Les images me captivaient autant que le texte.
Ivanov savait tout de la fin du monde. De toutes les fins du monde. Et la nuit, quand il rêvait parce qu'il s'était endormi sur le plancher à poussière du vieux grenier de grand-père, il rêvait de fins du monde en feux d'artifice joyeux, et en lumières rouge vif au milieu du noir de la nuit. Il n'y avait plus qu'une seule solution pour ne pas être là quand le dieu se mettrait en colère : il fallait partir dans l'espace. Partir loin, dans l'espace.
« Partir dans le petit carré de nuit bordé par les moulures vermoulues mais toujours élégantes du vieux grenier de grand-père ou personne à part moi ne se rendait jamais. Je crois que mon frère l'a condamné, une fois qu'il eût hérité de l'usine. Il aura brûlé les livres. »
Il n'y a plus de feu sur le glacier, juste le noir avec des reflets bleus qui sont ceux de l'eau calme, maintenant. Nous repartons pour grimper encore plus haut dans les collines. Parce que, comme le dit Ivanov : d'ici, on voit encore le spatioport de Gord. Et regarde, le jour où le vaisseau extraterrestre s'est posé sur la plaine, il a dû fendre en deux le ciel au niveau de la rangée d'arbres tranchée dans la colline en face. La montée est difficile, parce que je n'ai pas l'habitude de faire autant d'effort et que le feu du soleil qui a disparu est comme réapparu au fond de ma gorge, dans ma poitrine qu'il chauffe et absorbe. Ivanov me dit qu'il ne faut pas s'en faire, que c'est plutôt bon signe. Mais je ne m'en fais pas. Simplement, j'ai mal, et, comme j'ai mal, je vais moins vite. Je dois parfois m'arrêter en faisant semblant de regarder la ligne des autres collines qui nous encerclent, alors qu'en fait, je m'arrête pour reprendre du souffle qui me manque parce que la nuit des collines me l'a volé.
« Dépêche-toi, Anton ! Il y a un abri de berger un peu plus haut où nous pourrons dormir. Mais il faut encore quelques efforts. »
Un abri de berger plus haut où dormir. Quelques efforts. La ligne du chemin lointaine. Les arbres qui bordent, et qui pointent, tout en haut, la lune, loin, dans le ciel de l'espace noir depuis la terre, mais si plein des couleurs qui jaillissent des langues du soleil. Les épines des arbres pointent la direction du haut du chemin vers l'espace noir depuis la terre. Ma brûle me gorge.
Soudain, Ivanov n'est plus là. Je le confonds avec un arbre dont les épines me griffent parce que je crois attraper une main à lui alors que c'est une branche. Il y a des petits poinçons rouges dans la paume de ma main. Je la lève au ciel pour mieux les voir, avec le sang qui en coule pendant moins d'une seconde et qui sèche tout de suite à la lumière de la Lune qui me permet de mieux voir les rainures du sang coulé sécher. C'est le temps que j'étudie la constellation des points sur ma main qu'Ivanov n'est plus là, sur le chemin. Je cours un peu en avant, mais je ne le vois plus. Ivanov n'est plus là.
Autour, les arbres qui rabaissent leurs branches et je ne vois plus la nuit. Ou je la vois rayée par des milliers d'épines et des pinceaux rigides. La Lune est coupée en deux ; les étoiles, qui sont pourtant tellement plus puissantes en haut des collines qu'en bas dans la plaine, ne sont plus là que par instant, entrecoupées par du noir. Est-ce que l'espace, aussi, a disparu avec Ivanov ? Est-ce que les ombres aussi, ne sont plus les mêmes, dans la vraie solitude immense des collines de la plaine de Gord qui n'est plus celle des murs de la prison de Likoutsk ? Est-ce que je vais rester là tout le temps, dans les collines qui seraient comme une nouvelle prison qui me maintiendrait loin de tout ? Mais loin de quoi, si près de l'espace ? Oui, car l'espace est ici, il est ici, il suffit que je lève un peu la tête et que mes doigts aux points rouges écartent les épines des arbres (et ça ne fait presque pas mal, juste des picotements, et ce n'est pas grave, les picotements, j'ai connu bien des picotements) ; et il y a l'espace qui réapparaît, grand, immense, comme il est toujours grand et immense. Mais pas plus d'Ivanov. J'appelle (mais pas trop, parce que je veux aussi écouter le silence). J'appelle. Pas d'Ivanov.
Ce qui me vient d'abord, c'est de m'asseoir par terre, tout en haut de la colline, et de regarder l'espace. Mais ça fait froid, après le chaud de la gorge. Le vent est froid. Il faut que je construise une habitation, comme une prison au-dessus de ma tête. Les arbres à côté peuvent me fournir des planches, et je me souviens comme de mes exercices de l'usine dont je ne savais pas qu'ils seraient aussi utiles. La planche A dans la planche B. Comme dans le petit jeu de construction pour construire d'autres fabriques. La cheville C permet d'enclencher la planche B dans la planche E, et la cheville D maintient la planche A et la planche F ensemble, alors même que les planches G et H restent l'une dans l'autre, de part et d'autre de la planche A, puis entraînent les planches I, K, M, O, elles-mêmes maintenues par les chevilles L, N et P, dans les emplacements prévus ; c'est encore d'autres planches (Q, V, W, X) qu'il me faut, et d'autres chevilles (R, S, T, U, Z) et quand je n'ai plus de lettres, je les additionne, et on passe aux planches AA, AB, AD, et aux chevilles AC et AE, qui viennent rejoindre la jolie planche A que j'avais si bien taillée au début, avec un morceau de silex et ma propre force, et qui est bien mieux taillée que la planche AD parce que je commence à avoir trop froid pour faire bien les choses. Mais ce n'est pas grave : je retourne la planche AD, c'est plus joli, et j'ai mon habitation. Pour le toit, je mets des branches à épines, parce que je n'ai plus suffisamment de force pour tailler des planches. Si je savais faire un feu, je le ferais, mais je ne sais pas. C'est un savoir que les parents ont du m'apprendre il y a si longtemps de cela, quand je ne connaissais ni l'usine, ni l'espace, ni les collines de la plaine de Gord, et j'ai dû l'oublier.
Dans la plaine ;
Avant de disparaître, Ivanov a parlé des scientifiques qui ne voient l'espace depuis la Terre que comme un champ de noir rarement éclairé par les halos des étoiles. C'est parce qu'ils regardent la nuit de l'espace, qui est silencieuse comme la nuit de la Terre, alors que le jour, les étoiles s'agitent et dansent entre elles et jouent avec les couleurs et plus de noir. Il suffit d'y penser pour que les illusions soient vraies. Comme Ivanov, qui ne peut être qu'une illusion, sinon, il ne disparaîtrait pas comme ça. Par exemple, il n'existe pas sauf par ses livres. Par exemple, il ne m'a jamais accueilli, avec sa barbe et sa grande taille, à la gare de Gord où le chef de gare télégraphiste fait tac-tac. Par exemple, il n'est pas venu me rejoindre du côté du télescope à me raconter des histoires de tribus de benêts et d'extraterrestres. Par exemple ce n'est pas lui qui a tué le traître aux cheveux rouges, mais c'est moi, avec ma main sur la gachette, comme j'ai tué monsieur Andropov avec un couteau dans le coeur. Par exemple, je suis allé dans les collines tout seul. D'ailleurs il n'est pas lieutenant, il me l'a dit, alors. Ou bien il est parti pour aller combattre des extraterrestres.
 dans la plaine en contrebas ;
Ivanov me dit : bonjour, je n'existe pas, je suis un lieutenant qui existe dans l'imagination des benêts et dans les livres qu'ils lisent dans les chambres fermées des jeunes filles de bonne famille, quand l'usine s'endort, que les ouvriers complotent, que les premières braises commencent à s'allumer quelque part dans le réfectoire et que les soldats dorment parce qu'ils sont fatigués de n'avoir rien fait d'autre que pendre quelques ouvriers, comme tous les jours. Je vais dans l'espace qui est immense, et je peins des images sur les pages des livres laissées en blanc pour impressionner des gravures de fin du monde, pleine d'obus et de morts, de carreaux manquants et de piano cassé, de chaos rampant derrière l'ordre du monde, à cheval sur les ruines des dernières heures de la fabrique, au milieu des flammes qui rongent tout, du métal au bois, et du bois au béton. Les soldats me tirent dessus des balles que je ne ressens pas, comme le feu qui ne peut rien faire aux fantômes des lieutenants qui n'existent que dans les rêves de benêts. Suis-moi, Anton ! Suis-moi dans les collines qui mènent à l'espace, et derrière elles les plaines mortes de la Lune, envahi par les soldats de Klaptko, et les cavernes de glace où se réfugient les résistants. N'y retrouves-tu pas 108 et 457, tous pressés de t'aider à les rejoindre, de te tendre la main pour entrer dans la grotte où la glace brûle au feu et ne s'interrompt que comme un piège, une prison, où tu restes à attendre une lumière du dessus. Ils te remercient d'être avec eux, parce qu'ils avaient peur que tu sois du mauvais côté, et que tu aies tout répété de leurs cachettes au méchant Klaptko. Non, ils sont saufs.
dans la plaine en contrebas, il y a les anciens hurlements des combats, et le claquement du métal contre le métal. Ils crient. Ils sortent leurs armes en criant. Ils n'ont pas peur des extraterrestres qui viennent d'arriver, et se battent à coups d'armes humaines contre les lasers qui les foudroient. Les catapultes jettent sur les ennemis (sur les mercenaires de Klaptko qui fait appel aux Xlükiens pour tuer ses propres frères !) de gros morceaux de métal tranchant, qui éclatent en bombe quand ils touchent le sol. Depuis la plaine en contrebas, tu vois un feu qui s'allume des collines et une fumée qui monte. Elle monte vers le ciel. Elle monte vers les étoiles. Elle monte vers l'espace. Tu quittes les combats (ils sont derrière toi, ils ne t'intéressent plus, ils n'ont plus aucun goût, et de toute façon, 457 est mort, 108 est mort, et ils ne sont plus là pour te dire quoi que ce soit alors qu'en haut de cette colline, vers le ciel, vers les étoiles, vers l'espace, il y a la fumée qui monte et qui monte encore et qui tortille en volutes grises, grises comme la couleur du feu de cendres de la dernière des fins du monde). Suis-moi, Anton ! Suis-moi dans les collines qui mènent à l'espace. Je n'existe pas plus que le reste n'existe plus, alors suis-moi, d'une illusion pour l'autre.
Le feu vient d'une cabane. De la cabane sort une énorme visseuse pointée vers le ciel. C'est elle qui te mèneras à l'espace. Dans la cabane, je suis ton illusion de lieutenant imberbe et à balafres, comme tu me croyais vivre dans mes livres que tu lis. Regarde la visseuse. C'est une habitation. Une habitation à solitude qui t'enverras dans l'espace plus tôt que tu ne le crois. Ecoute : tu n'entends plus les combats dans la plaine en contrebas ; ils n'existent plus non plus. Ilya et Alexandra n'existent plus : ils ont été tués loin, à Likoutsk, sûrement par des extraterrestres, ou par d'autres résistants, sûrement parce qu'ils ont choisi le mauvais côté, qui n'est pas le tien non plus : ton côté à toi, c'est l'espace, et tes honneurs ne sont pas ceux du pays, mais de l'univers. Ecoute : tu n'entends plus rien.
Ecoute, Anton, en contrebas.
Ecoute le son de la visseuse qui tourne, qui tourne, qui tourne jusqu'à l'espace.
Je suis l'illusion de lieutenant qui n'existe que pour les benêts.

Une lumière s'allume dans la plaine en contrebas. Loin, très loin, mais quand même visible, même si loin. Elle bouge. Elle danse, peut-être ? C'est encore la nuit quand je sors de la cabane, parce qu'il fait froid de toute façon ; et, si je dois avoir froid, je préfère avoir froid sous l'espace que sous les branches d'épines qui me tombent sur le visage. La lumière du contrebas n'est plus toute seule : elle a d'autres amies qui viennent danser avec elles. C'est une lumière de feu, je la reconnais à sa danse.
« Tu sais ce que c'est, Anton, ces lumières ?
C'est l'illusion de lieutenant qui m'a sorti de la cabane de planches et m'a traîné jusqu'à celle du berger, et maintenant, il me montre les lumières qui ne sont pas en haut, dans l'espace, mais en contrebas, dans la plaine. Il y a des lumières des deux côtés ; l'espace mange la plaine. Il n'existe plus que lui.
« Quand je suis arrivé à la cabane du berger – je n'avais pas vu que je t'avais perdu à ce moment-là – j'ai d'abord été frappé par une toute petite étincelle. J'ai cru à une étoile, mais elle était bien trop basse. Et je connais suffisamment les étoiles pour savoir qu'il n'y en a pas, à la frontière du ciel et de la terre. Alors j'ai pris mes jumelles – j'étais captivé, tu comprends, et je n'ai pas remarqué ton absence. Cette étincelle, je l'avais déjà vu la nuit précédente, et la nuit d'avant, encore, depuis les jours que nous marchons dans les collines. A chaque fois de plus en plus lumineuse. A chaque fois avançant de plus en plus sur la plaine de Gord. Un peu comme ces armées tribales dont je t'ai parlé : j'y ai pensé, aux armées tribales qui s'installent durant la nuit et qui attendent que le jour éclate pour s'affronter en rang. Comme une intuition. Une mauvaise intuition, ou mieux : un souvenir des ces nuits passées assis sur le plancher poussiéreux du grenier du grand-père. Alors j'ai pris mes jumelles – j'avais tellement de pensées dans la tête que, tu comprends, je n'ai pas imaginé un instant que tu avais pu te perdre. Les jumelles m'ont permis de lire, au loin, des contours ; et d'autres étincelles, plus petites, mais présentes. Les contours ne me disaient d'abord rien. J'ai dû rester plusieurs heures à fixer les lumières pour qu'ils se dessinent avec de plus en plus de netteté. Exactement comme les étoiles qui ne nous apparaissent, la nuit, qu'après plusieurs heures passées les yeux en l'air. Encore du temps perdu à ne pas te chercher,je sais, mais il fallait que je sache ce qu'étaient ces lumières.
« J'ai compris quand j'ai vu la première tente, et d'autres plus loin, et des figures d'hommes en arme tournant en ronde. Peut-être n'ai-je pas vu exactement reconnu qu'ils étaient armés, mais je l'ai deviné. C'est l'armée révolutionnaire qui marche de Likoutsk vers le spatioport de Gord. J'en suis certain. Ils prennent leur temps, car ils savent qu'ils l'ont et que nous ne pouvons rien (plus de communications, plus de trains). D'après la distance, et la netteté des contours à la lumière des feux, je dirais qu'ils sont à moins de deux journées de marche. Je ne pensais pas qu'ils arriveraient si vite. Peut-être ont-ils conquis le reste du pays ? Ou peut-être pas, et se rabattent-ils sur le spatioport comme un dernier bastion ? Je pourrais spéculer à l'infini, mais ce n'est pas l'essentiel. L'essentiel, c'est qu'après avoir deviné la nature des lumières au loin, j'ai voulu t'appeler, et tu avais disparu. J'ai dévalé le chemin en descente et j'ai vu la cabane de bois, au toit de branches. Tu étais là à dormir et divaguer.
« Il faut redescendre tout de suite, Anton, sans perdre de temps. Tu te doutes bien que ce n'est pas pour prévenir mes chers amis les soldats de la base de Gord ; d'une part ils sont suffisamment grands pour se défendre tout seul, et d'autre part ils ont d'excellents guets qui ont dû les prévenir de l'arrivée de l'armée révolutionnaire. Dans le fond, je ne suis pas entièrement en désaccord avec ces pauvres bougres, avec les soi-disant « terroristes ». Que le gouvernement soit ou non révolutionnaire m'est complètement égal. Ce n'est pas la question. Mais si nous arrivons après la bataille, il y aura peu de chance pour que tu puisses partir dans l'espace. Les appareils seront en ruine. Les questions scientifiques seront ajournées au profit des opérations militaires. La guerre aura définitivement rattrapé la base. Nous devons avancer la date du lancement de la fusée spatiale. C'est important, Anton ! Il faut y aller dès maintenant, sinon, plus d'espace. Plus jamais !
Jamais...

« Le spatioport, Anton ! Nous y sommes ! Je vais négocier pour précipiter le départ de la fusée. J'espère que ces stupides militaires ne poseront pas de problèmes. Après tout, ce serait dommage que nos préparatifs n'aient servi à rien... »
« Tu verras, Anton ! Dans deux jours, nous sommes dans l'espace. Nous allons pouvoir les voir, ces merveilles, pendant qu'eux se battent sur Terre pour  quelques bribes de pouvoir ! Attends-moi dans ta chambre : je viendrais te prévenir dès qu'il y a du nouveau. »
« Les militaires sont surexcités... Ils ont repéré l'armée révolutionnaire... Ils sortent les machines de guerre... Ils ont piégé la cache d'armes avec des mines... Ils parlent de patrie, ils parlent de dernier honneur, ils parlent de remparts contre la barbarie... Ils sont tous plus aveugles les uns que les autres ! »
« Je suis navré, Anton... Ça ne donne rien pour l'instant... Ils se préparent tous au combat. Ils ne veulent rien savoir des expériences scientifiques. Ils veulent juste qu'on reste dans nos chambres et qu'on les laisse travailler. Mais je vais y arriver, Anton ! Je te le promets, demain, nous serons partis pour l'espace ! »
« Ils tournent, ils virent... Ils n'ont à la bouche que le mot idiot de « terroriste » ! Comment veux-tu que j'arrive à les persuader de mettre une fusée au décollage... »
« Jamais les militaires n'ont autant fait obstruction à l'avancée des sciences... Et pourtant, je suis bien placé pour le savoir, moi qui ait écrit pour eux autant de fictions patriotico-illusoires. Ils veulent bien qu'on rêve de l'espace, mais pas qu'on s'y envoie ! Bande d'ingrats... Sans la science, ils ne seraient jamais arrivés là où ils sont. »
« L'espace, Anton ! Les profondeurs de l'espace derrière le voile noir de la nuit ! Je ne l'ai jamais vu, pas plus que toi ; pas plus qu'en rêve et qu'en mots ! Je n'ai fait que l'imaginer pour mieux persuader les masses sans le voir autrement qu'à travers des ténèbres ou le miroir des lentilles déformantes de la bête. Je ne vais pas abandonner l'idée d'aller dans l'espace juste pour quelques militaires bornés ! »
« Profite de la journée pour continuer l'entraînement, Anton. Il n'y a personne dans l'aile sud, tout le monde a déserté les lieux pour s'isoler entre soi. Le spatioport se vide, petit à petit, pièce par pièce. Il n'y a plus que des pièces à solitude... »
« Anton ! Anton ! Où es-tu, Anton ? »
« Anton ! »
« Anton ! Qu'est-ce qu'ils t'ont fait ? »
« Ne les rejoins pas. Ne les écoute pas. N'aie pas peur d'eux, Anton, comme tu n'as jamais eu peur de personne. Tu es trop pur pour que quiconque te fasse le moindre mal. Ils voient dans chacun un traître, comme si nous n'avions que ça à faire, trahir une cause perdue d'avance ! Qu'ils se réfugient dans leur honneur, ces imbéciles. »
« Je crois que j'ai une idée, Anton... Une idée pour l'espace ! Mais je ne peux rien te dire, pour l'instant. »
« Regarde ce soleil qui se couche sur les collines... N'est-ce pas si prometteur, Anton ? Nous serons demain dans l'espace, ça ne fait aucun doute. Les signes ne trompent pas ; comme les tribus anciennes déchiffraient l'avenir dans le vol des oiseaux, je te prédis que l'axe des rayons du soleil, joint à la courbe des collines, forme le chiffre parfait de notre réussite ! »
« Tout va bien, Anton ? Je crois que mon plan pourra fonctionner. Les militaires ne devraient plus te déranger, à présent. L'état-major s'est réfugié dans ses quartiers. Les sentinelles sont postés dans les miradors. L'ordre règne, mon bon Anton ! L'ordre règne sur notre bon vieux monde en attendant le chaos. L'institution du calme généralisé avant la grande tempête, celle qui secoue, celle qui remue les tripes du dedans, celle dont personne ne veut ni ne peut prédire la fin... Je ne regrette pas de ne pas m'être abonné aux loges pour assister au spectacle. Ce sera laid, comme le reste du monde. »
« Il faut que tu me fasses confiance, Anton. Je sais que ce n'est pas facile ; je sais que moi-même j'ai souvent du mal à me céder la confiance... Mais à défaut d'avoir l'irrécuparable mienne, j'ai besoin de la tienne, et de ta naïveté pour que notre plan fonctionne. Si tu dois faire confiance à une seule personne, que ce soit moi. Ne les écoute pas. »
« Quel dommage que les toits soient surveillés. La nuit a l'air si belle, plus belle que toutes les autres. Peut-être parce que c'est notre dernière nuit sur Terre. La fin du monde à notre seule échelle... »
« Tant pis pour la consigne, allons coloniser les hauteurs du spatioport, en en attendant d'autres, plus élevées encore ! Si un soldat nous interdit l'accès, je l'abats. J'ai encore mon arme. Légitime défense ! »
« Merci Anton, de ta confiance. Tu as eu raison de ne pas leur répondre. Tu as eu raison de ne pas répondre à leur appel, de ne pas te joindre à leur combat. Tu t'es suffisamment investi dans des luttes stupides pour ne plus continuer à une journée de la fin du monde, à une journée de l'espace. Savoure ce dernier ciel des heures de la Terre. Savoure ce dernier interdit... »
« Je n'arrive pas à avoir sommeil, Anton. L'enthousiasme me tient éveillé. Je n'ai pas connu ça depuis les nuits poussiéreuses du grenier de grand-père. En ce temps, il me semblait que l'irruption soudaine de mon frère, ou de notre père, pouvait mettre fin d'un seul coup au plaisir gigantesque de mes lectures. Je savais aussi, pour l'avoir déjà vécu, que l'ouvrage serait irrémédiablement confisqué, et dès lors enfoui dans un endroit secret, ou peut-être détruit dans les rougeurs de l'âtre. Alors je vivais chaque mot dans sa saveur ultime de fugitif d'un autre temps. C'est là que j'ai appris ces histoires de tribus des collines et d'invasion extraterrestre, exprimé en ces termes ou dans la désignation de « démons », de « dragons d'outre-espace », de « diables célestes », de « dieux des maléfices ». Ce sont eux qui, avant ma nomination au spatioport – guettée presque depuis l'enfance – m'ont transporté sur cette plaine, au milieu de ces collines, jusqu'à en connaître le moindre recoin parce qu'ici commençait et finissait le monde. »
« Je présume volontiers que tu n'as pas eu la même enfance, Anton... »
« Un garde ! Cache-toi, Anton ! »
« ... »
« Non... Ce n'est qu'un rapace un peu audacieux. Il a quelque chose à sa patte... Un papier roulé. Le hasard a d'étranges dispositions, parfois. »
« J'ai rendu l'oiseau à ses destinataires, dans la plaine. Nos militaires ignorent qu'ils sont déjà encerclés. L'armée de face n'est qu'une partie de la troupe. Le plan n'est pas celui qu'ils pensent. Je te propose que nous taisions cette découverte. Nos préoccupations sont déjà ailleurs. Elles sont déjà loin de la Terre et des guerres des hommes d'ici-bas... »

« C'est aujourd'hui, Anton ! »
« J'ai réussi à persuader mes collègues scientifiques de préparer notre départ pour l'espace, discrètement, pendant que les militaires s'occupent à préparer leur mort. Il va falloir être vigilant... Ne pas donner l'alerte. Les laisser dans leur obscurité. Nous rejoindrons la base de lancement séparément. Tu t'y rendras après le déjeuner, en passant par la porte de l'arrière-cour qui donne sur la bibliothèque. Veux-tu que je te dessine un plan ? J'y serais déjà depuis plusieurs heures, pour régler les préparatifs techniques avec mes collègues. En attendant, je te suggère que nous ne nous évitions, ce matin, pour ne pas éveiller de soupçons. »
« Oui, Anton... Tu peux attendre en lisant mes livres. »

« Te voilà ! Tu es prêt ! Installe-toi dans la cabine pressurisée. Comme ça... Sers la ceinture. Tends tes jambes. Laisse reposer ta tête contre le dossier. »
« A mon tour maintenant. »
« Le départ est imminent ! »
« 9 »
« 8 »
« 7 »
« 7 »
« 7 »
« Que se passe-t-il ? »
« ... »
« Anton... Je suis navré mais le programme va changer. Tu vas devoir partir seul. Les militaires nous ont repérés... Un crétin de scientifique qui pense que sa patrie passe avant la science nous a dénoncés. Les idiots nous cernent. Heureusement, j'ai pu négocier avec les militaires. Ils sont sur les nerfs. Les ennemis sont sur le point d'arriver, c'est une question d'heures, et un rien les fait paniquer, alors le lancement d'une fusée, tu imagines ! Mais c'est aussi leur point faible ; rien ne compte plus pour eux que la bataille à venir. Je vais jouer là-dessus. Ils ont accepté le départ d'une fusée spatiale mais y ont mis une condition : que tu partes seul, et que je leur révèle ce que je sais. Ils sont toujours persuadé que le traître de la cache d'armes est passé aux aveux avant que je ne le tue. Alors s'ils veulent des révélations, ils vont en avoir. En attendant, tu pourras partir. Bonne chance, Anton. »
« Ne t'inquiète pas, je ne leur dirais rien des secrets du rapace. Je ne leur dirais que des mensonges ! Je leur dirais que les révolutionnaires ont des armes chimiques et des tanks qui lancent des bombes à fragmentation. Je leur dirais qu'ils ont percé la plaine de tunnels pour jaillir de partout. Je leur dirais qu'ils sont en réalité les esclaves-soldats de monstres de l'espace. Je leur dirais que c'est la fin du monde. Dans leur état d'affolement, ils sont prêt à croire n'importe quoi ! C'est que pour les mensonges, je suis doué comme ils ne se doutent même pas : après tout, c'est pour en écrire aux kilomètres qu'ils m'ont embauché ! Pour brouiller l'esprit de la bonne population avec des romans que personne ne peut croire, sauf toi, Anton ! »
« Bonne chance. Ouvre cette enveloppe une fois que tu seras dans l'espace, et lis-la. »
« 9 »
« 8 »
« 7 »
« 6 »
« 5 »
« 4 »
« 3 »
« 2 »
« 1 »

Je suis dans l'espace. La fusée a décollé et je suis dans l'espace. Le compte à rebours a fini d'égréner sa patience, la fusée a décollé et je suis dans l'espace. D'abord je ferme les yeux, ou plutôt la force les ferme d'eux-mêmes, parce que tout mon corps devient une immense vis que l'on tournerait à une vitesse incroyable. J'ai peur et j'ai mal. Mais le compte à rebours a fini d'égréner sa patience, la fusée a décollé et je suis dans l'espace. Si longtemps, si longtemps... C'est l'invasion du silence qui me répond en premier, quand j'ai encore les yeux fermés, collés par la peur et la pression. Pire que dans la salle de solitude, où le silence n'est pas aussi froid et plein qu'ici.
Et après j'ouvre les yeux.
Autour de moi, il n'y a que le noir. Une immense mer noire, aux reflets gris comme l'enfer de fin du monde d'Ivanov. Il n'y a pas de lumières. Il n'y a pas de couleurs. Il n'y a pas de formes géométriques de kaleïdoscope. Il n'y a pas de vaisseaux spatiaux, ni de créatures cosmiques. Il n'y a d'étoiles que lointaines, et à peine plus de cailloux flottants que dans les eaux puantes du puits de chez les parents, ou des marais de Likoutsk. Sauf que rien ne pue la vie, ici. Et rien ne sonne comme la cloche de l'appel des repas. Autour de moi, il n'y a que le noir.
J'ouvre la lettre d'Ivanov.
« Très cher Anton.
Sans doute n'es-tu pas conscient de la gratitude que je peux avoir à ton égard depuis que j'ai croisé ton visage de benêt sur le quai de cette gare au milieu de nulle part. J'ai su presque tout de suite que tu étais très exactement la personne qu'il fallait. La personne suffisamment pure et dépourvue de conscience de soi pour partir peupler sa tête vide des merveilles de l'espace. Peut-être t'en doutes-tu, ou peut-être pas. Mais tu es, Anton, le premier homme à te rendre dans l'espace. Jamais personne n'y est allé. Jamais personne n'a su rapporter ce qu'on y trouvait. Je ne pouvais rêver mieux que toi pour accepter un tel voyage insensé, et sans but. En cela je te remercie, même si je ne peux t'accompagner à la fin du chemin.
Il y a une dernière chose que tu dois savoir. Dans la partie interdite du spatioport se cache la seconde destination de l'alliance entre militaires et scientifiques : l'élaboration de l'arme la plus dangereuse qui n'ait jamais existé. Un ensemble de bombes destructrices dont une devait être lancée sur nos ennemis pour détruire leur pays si la guerre civile n'avait pas perturbé le déroulement de la guerre extérieure. Activées toutes ensemble, elles seraient susceptibles de raser toute l'humanité de la planète, ou pire encore, peut-être ; pire que je ne puisse, même moi, imaginer.
Notre ami le rapace de la nuit dernière m'a appris que les révolutionnaires sont au courant du trésor diabolique qui dort sous le spatioport, et qu'ils veulent s'en emparer pour faire plier une fois pour toutes le gouvernement. Ils ne savent pas ce qu'ils font, bien sûr. Pas plus que les militaires. Personne ne sait ce qu'il fait sur cette Terre. Mais ce que je sais, c'est que les militaires feront absolument n'importe quoi pour empêcher les révolutionnaires d'avoir les bombes. Oui, tu m'as compris, Anton. Tu as lu trop de mes livres, tu connais trop mes inclinaisons pour comprendre ce que cela peut signifier.
Je te souhaite bonne chance ! Profite bien des merveilles de l'espace ! Profite bien de tout cet univers à explorer. C'est idiot, mais je t'envie. Ou j'aimerais être ton destin.
Adieu camarade Anton !
Ivanov Andropov »
Une explosion de feu d'artifice ! Des couleurs de jaune et de rouge ! Enfin il y a l'espace qui s'agite de vie !
C'est la planète d'où je viens qui a explosé en un millier de petits cailloux invisibles qui se dispersent et disparaissent. Après le silence revient.
Autour de moi, il n'y a que le noir. Et le silence gris de la solitude.

FIN

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