Prologue
L'origine de cette histoire remonte aux temps froids de l'invasion des cités de l'Ouest par la horde d'Abigard Rasmussen. Elle remonte à la pluie et aux orages. Elle remonte aux collines pierreuses, dentelées et sévères, qui encerclaient le village de Memphis où cohabitaient les ruines et les vivants. Ce n'est pas parce que les collines - presque montagnes aux temps froids, presque pitons - n'existent plus de nos jours que l'histoire n'a jamais eu lieu. Ce n'est pas parce que les collines ont été ravinées par un effroyable déluge, de ceux des temps anciens, et le village avec englouti, que tous ont oublié l'histoire.
L'histoire ne s'oublie pas.
Au silex, une main tremblante l'a gravée dans le panneau de laiton intact, face à l'ancien bureau des postes. Je l'ai découverte en marchant, et la déchiffre parmi les ruines de l'Apocalypse.
Acte 1 : les vivants
Ils se terraient autour du feu, allumé de papier journal et de quelques bâtons. L'habitation de Tom ne suffisait pas à les contenir tous, et c'est pourtant ici qu'ils avaient choisi de se rassembler pour décider. Tom tenait les brandons, et entretenait le feu. Tom soutenait le moral des habitants de Memphis et rassurait les plus faibles avec ses mimiques débonnaires et ses va-et-vient qui occupait l'esprit ; au feu, plutôt qu'au reste. Le sage Philiste prit la parole en premier :
" Aucun de vous ne souhaite décider. Alors je propose à l'assemblée l'engagement suivant : discutez de la marche à suivre, tous ensemble et le plus sincèrement du monde. Discutez de vos pulsions et de vos affections, de vos croyances les plus enfouies, mettez-les sur la table, crachez-les et reniez-les si vous le voulez. Puis, quand toutes les idées auront été dessinées sur l'ardoise, même les plus insensées, nous procèderons au vote, à la façon des temps d'avant l'Apocalypse. Ils inscrivaient tous sur un morceau de papier leur choix, puis le jetai dans une urne. Le choix le plus plébiscité d'entre tous étaient celui du groupe, et aucune discussion n'était possible. Quand de nous tous aura surgi ce choix, aussi surprenant soit-il, aussi aberrant puisse-t-il paraître à nos oreilles et nos esprits, quand nos coeurs auront choisi dans le secret de l'urne, je me chargerai de le faire appliquer, et déchargerai ainsi du fardeau quiconque l'aura soutenu."
Tom ouvrit à chacun sa cannette et fit la ronde. Philiste attendit la fin de chacun des craquements aluminés avant de poursuivre et finir, car il se tut alors pendant le reste de la séance, comme pour jamais ne laisser paraître son véritable et propre choix :
" Les débats peuvent commencer."
Derrière la fenêtre, loin sur les crêtes de la colline aux airelles - l'abondance du fruit amer avait ainsi donné son nom aux flancs immenses - se lisaient des signes d'hommes et d'engins, des signes inquiétants à en juger par les regards que leur portaient les habitants cloîtrés chez Tom. La nuit était tombée, depuis peu, et c'était la nuit qu'elles sortaient, les ombres des collines. On entendait leurs ronronnements depuis le bas. Des rires de félins, de prédateurs. Il fallait se décider.
"Je pense que le mieux est de partir du côté des bois, et après on rejoindra Longton, et là-bas ils ont de vrais armes et on pourra les chasser."
La voix était fluette mais portait. Tom avait épuisé le stock de canettes et s'était assis, entre Amira et Jodelle, qu'il aimait bien. C'était elle qui avait parlé. Son fiancé habitait Longton. Tom y pensa, faillit prendre la parole, et il n'était pas temps. Carles l'avait pris à sa place.
"Moi, je n'abdique pas Memphis à la horde. C'est ma ville. Ils ne l'auront pas, ou ils l'auront en feu, parce que je brûlerais tout avant qu'ils n'arrivent. Alors ils n'auront rien. C'est ma ville. Ma famille est là. Pas comme d'autres. Ceux qui veulent partir peuvent partir, et je brûlerai avec plaisir leur habitation."
Quand Carles eut finit son monologue, on voulut se tourner vers Philiste, mais il semblait dormir. Alors Carles continua :
"On a plein d'armes, suffisamment d'armes. Dans chaque maison, il y a au moins trois fusils. Et dans l'ancienne caserne, il y a des mines et des grenades. Elles fonctionnent : les enfants en piquaient pour aller chasser dans les bois. Avec des grenades et des mines, et un fusil à chacun, la horde n'a aucune chance."
Il avait déjà fini sa canette.
"Tu ne l'as pas vu de près, Carles. Simon, lui, l'a vu de près. Dis-lui ce que tu as vu, Simon !"
" J'ai vu qu'y z'avaient des motos, des grosses montures à cylindres, comme on en a plus ici comme y a plus d'essence. Y z'ont des motos et des casques, et y crient très fort. Il y en a qui z'ont attachés des mitrailleurs à leurs motos, et d'autres qu'y z'ont des dragons avec eux, sur leur moto. Leur visage, c't'une face d'animal, avec des dents qui brillent, et des yeux de chats. Y sont des humains-animaux, ça pour sûr ! Et y z'ont des pouvoirs magiques."
Il s'était arrêté aux pouvoirs magiques, à l'instant où l'assurance nécessaire à parler s'était soufflée de son coeur comme une bougie. Il chercha du regard Jillian, qui l'avait enjoint à parler. Mais ce fut Carles qui répliqua :
"On peut faire confiance aux froussards pour s'inventer des monstres ! Alors qu'est-ce que tu proposes, Jillian ? On ne fuira pas jusqu'à Longton, ils nous rattraperont avant, avec leurs motos. Et c'est lâche."
Tom raviva le feu, qui voulait s'éteindre. Il y jeta un vieux journal, un de ceux d'avant l'Apocalypse, que l'on conservait au froid comme combustible, et qui brûlait bien une fois allumé. Il s'ennuyait un peu, joua avec la braise dans le foyer, y jeta une herbe odorante qui parfuma la pièce d'épices tièdes, et piquait les narines.
"Je propose qu'on se rende, et je suis sûr qu'ils nous laisseront sauf. Ils n'en veulent qu'à nos vivres, alors on les leur donne, et ils partent, et nous vivons."
"Peuh !"
Carles avait craché dans le feu de Tom sans l'éteindre pourtant. Et il était reparti de plus belle.
"Je pense que Carles a raison, nous pouvons tous les tuer d'un coup. Mais pas avec des mines et des grenades. Ils ont des motos. Ils iraient trop vite pour nous, et nous aurions peur."
La voix de Tom était celle d'un revenant. Tous l'appréciaient parce qu'il y avait toujours chez lui de la nourriture, et parce qu'il souriait tout le temps, et que c'était ainsi depuis son arrivée à Memphis, un soir d'orage, un soir d'orage comme celui-ci où se dessinaient du côté de la collines aux airelles des marques ensanglantées de nuages terribles. Dans leur esprit se fit le lien entre les deux nuits, tombées à la fois du même côté des collines, dans leurs fois identiques.
"Alors qu'est-ce que tu proposes, Tom ?"
Il anima le feu, il le dompta, il dompta ses cris et ses hésitations en une seule masse de rouges d'or, d'étincelles et de langues jaillies du sol même de son habitation, de dards fourchus et nus au fer à blanc, et le roulement d'une forge monta qu'ils ne surent s'ils venaient de leurs pieds ou des collines, loin, où déjà on ne voyait plus les ombres, menaçantes à peine, disparues maintenant. Mais Tom avait l'attention, et parlait par-dessus le grondement qu'ils ne croyaient pas entendre tant il leur venait en rêve :
"Nous n'aurons pas à les tuer nous-mêmes. Nous ne pouvons pas le faire, et cela serait dangereux. Il y a bien quelqu'un derrière les collines, derrière leur camp, sous leur camp, sous nos pieds, qui pourra nous aider si on le lui demande. Lui en est capable. Nous n'aurons qu'à attendre."
"Qui est-ce ?"
"Je ne crois pas que je puisse vous le dire. Mais il faut me croire. C'est tout ce que vous devez faire, me croire. Je guiderais Philiste, lui me croiras."
"Tu voudrais qu'on choisisse ta solution sans même savoir de quoi il s'agit ? Tu nous crois fous, Tom !"
Mais cette fois Carles ne cracha pas, et on procéda au vote.
La solution de Tom fut choisie, à l'unanimité.
Quand tout le monde fut sorti, et ils étaient rassurés tous, et dans la nuit chantaient presque d'une seule voix en regagnant leurs habitations, Philiste s'approcha de Tom.
"Ils ont préféré croire et ignorer. Je n'aime pas ça, Tom."
"Venez, Philiste. Je vais vous montrer..."
Ils furent deux silhouettes sur la crête des collines aux airelles. Elles disparurent au lever du jour.
Acte 2 : la horde
Comme Tom et Philiste, traversons la crête par cette nuit d'orage, et cherchons dans les taillis d'autres lumières, plus vives et sauvages. Cherchons les traces de pneu dans la boue, qu'elles s'effacent par la pluie et se font tranchées d'herbes rases écrasées, invisibles et présentes et odorantes. Cherchons les marques de peinture en traînées sanglantes le long des écorces. Cherchons l'odeur d'essence, dans les herbes et sur les sentes de terre retournée, sur les anciens pavés des voies perdues, au fin fond des buis comme la trace du prédateur contre le vent du soir. L'essence est la plus physique des marques de la horde, celle qui demeure le plus longtemps sur leur passage. Celle qui s'enflamme, aussi, avec le plus de facilité.
On rit, de l'autre côté des taillis, dans l'enceinte barbelée, dans le jaillissement de lumière franche des phares et projecteurs. On rit en cercle d'hommes. La barbe est règlementaire, mais les tenues sont bigarrées et presque attrayantes, si la nuit n'assombrissait pas les bandeaux et les cuirs, les santiags et les gilets de peau d'âne ; parfois la coquetterie d'un anneau luit au soir, parfois l'extremité des canines des hommes en cercle. Derrière les taillis la fête bat son plein et l'alcool coule des bidons plastiques. Il marque aussi la terre, et la roche.
Ils sont tapis au fond d'un creux, sous un piton. De là-haut il serait facile de les surprendre, cette bande de singes rigolards et braillards, tant qu'on en oublie les fusils sur la banquette, les Luger en ceinturon et les lance-grenades à portée. Leurs armes sont ces objets inertes, aussi inoffensifs que les bidons d'alcool vides en tas sous les taillis. Et pourtant il en faudrait peu pour l'embrasement. Du haut du piton les lumières dansent, et les ombres chantent.
Arrivent les bardes. Ils sont trois, grimés en pirate, à jambe de bois, à l'oeil de verre et en nègre, et ils s'avancent sur un tréteau de roche en aplat bordée de lichens glissants. La jambe de bois fait mine de trébucher puis se rattrape contre le nègre, qui manque de lâcher son instrument. Ils rient, et avec eux rient les hommes en cercle. L'oeil de verre et sa contrebasse électrique donnent la mesure en pincé de cordes. La jambe de bois se dandine et chante, le nègre joue et chante avec lui.
La voix traîne et crie, elle accompagne les cordes plaintives de la guitare électrique du nègre et propulse les grondements de la contrebasse à en trembler la pierre et la roche entière. Leurs chansons parlent de voyage et de mort en même temps, et de gloire aussi. Leurs chansons parlent de la route de l'Enfer et de son bitume bouillant que tous empruntent un jour ou l'autre, de l'homme d'acier qui hante les ruines des vieilles cités en quête d'une vengeance destructrice, du grand et antique dieu de la guerre qui guide les combattants vers leurs victimes à travers l'univers. Leurs chansons crient à la lune l'appel du loup prêt à l'assaut et scandent les funérailles électriques des ennemis vaincus par l'entropie d'un monde à l'agonie. Ils aboient à la destruction, ils psalmodient des invocations plus bruyantes que le tonnerre, plus électriques que la foudre, et de leurs plaintes couvrent toute la crête. Déjà la guerre est déclarée dans les paroles et la musique, brutales toutes deux et en cadence, comme un hymne militaire. Déjà la horde est prête à déferler sur le village en contrebas, elle s'est trouvé des dieux et des monstres pour l'aider et la persuader dans sa tâche. Elle s'est trouvé la conscience unique de la horde, le chant commun d'union. Si les méfaits n'ont pas encore eu lieu, ils sont en puissance dans le chant de la jambe de bois, et entre les cordes métalliques du nègre, amplifiées par le pouvoir naturel et néanmoins magique de la demi-grotte.
Derrière le taillis, ça tremble. Jusqu'en haut du piton l'effroi monte, et Philiste regrette d'être venu jusque là. Mais déjà Tom a disparu, et le vieux sage est seul face aux monstres. Il se cache comme il est plus facile de se cacher dans le vacarme que dans le silence. Le creux de pierre est un chaudron de voix et d'hommes, de masques et de cris. Les armes sont brandies et crépitent comme feu d'artifice. Les nuages montent et s'égarent sous les balles, les animaux hurlent, les bardes enchaînent leur danse autour du feu et les hommes vident les bidons d'alcool. Leur rage s'amplifie, et s'amplifie la peur en cercles concentriques.
Soudain retentit le tambour, et la musique s'interrompt brièvement, pour reprendre aussitôt, suffisamment tôt pour que personne dans le creux n'ait l'esprit de se dire qu'il n'y a pas de tambour dans l'orchestre, que le son était trop mat pour être celui du tonnerre - qui a d'ailleurs abdiqué depuis - et que le tambour ne peut provenir que des crêtes, et enfin qu'il n'en est pas un mais qu'il est un signe, une annonce. Mais la musique continue et les hommes en cercle dansent et s'excitent.
Le tambour une seconde fois impose un silence improvisé, et bref, mais moins, et plus soucieux déjà. Il paraît une réponse des collines aux combattants, une réponse facétieuse mais néanmoins curieuse.
Quand vient le troisième coup le son s'éteint comme sous une cloche, et les têtes se tournent. On regarde le ciel, comme si l'invocation avait fonctionné ; on regarde les taillis dans l'attente d'un surgissement...
Les premiers monstres s'annoncent, et ce sont des ombres et du brouillard ; les premières bêtes sortent depuis la pierre, et leurs crocs sont des échardes de quartz brillant à la lune. Les ronces s'enroulent autour d'elles-mêmes et stridulent en sinuant au sol. Le chef de meute hurle depuis le piton ; et il a trois têtes, trois têtes de molosse aux dents pointues. Il bave. C'est un signal.
Les ombres, le brouillard, la pierre et le quartz, les ronces se ruent sur les hommes en cercle encore imbibés et incertains que cette ménagerie infernale soit de leur fait ou de quelque autre puissance magique. Ou même un rêve, qui sait.
Entretemps est monté sur le piton le seigneur vêtu d'une capeline noire, et d'un manteau rouge sombre.
"Mes amis, qui croyiez-vous duper avec vos chants enfantins ? Je les entends depuis les montagnes, et je me dis que j'aimerais vous applaudir, alors je viens et je vous trouve là, tous ivrognes et fous, tous enivrés comme des cochons. Tous glapissant et singeant la guerre plutôt que de l'honorer. Quelle image donnez-vous de la mort et de la destruction ! Quelle curieuse assemblée faites-vous, si peu aux aguets du danger qui arrive (je suis le danger, nous sommes le danger, nous le sommes pour vous comme vous l'êtes pour ces pauvres idiots de Memphis). Oui, car j'ai compris vos manigances, amis : vous ne voulez rien d'autre que piller ces braves gens qui n'ont rien demandé à personne et qui se terrent, en ce moment-même, dans leurs maisons, dans l'attente du moment fatidique. Saviez-vous qu'ils étaient prêts à se rendre, si je n'étais pas intervenu ? Quelle déception cela aurait été pour vous qui aimez le combat ! Déjà qu'il n'y a rien de très amusant à tuer des paysans, alors s'ils ne se défendent même pas... Où allons-nous, nous les destructeurs ! Ne dites rien : je vous reconnais comme je reconnaîtrai mes propres enfants, et je sens bien que vous aimez le risque, que vous aimez la percée du glaive dans la chair vive, le crépitement des flêches en bataillon dans le ciel, l'odeur de la viande brûlée... Cela vous manque terriblement, si terriblement que vous en faites des refrains. Quelle bénédiction a dû être pour vous la tombée de l'Apocalypse. Tant d'incendies en si peu de temps. Tant de destruction sans la moindre précaution... Mais j'oubliais : aucun d'entre vous n'a connu les temps d'avant l'Apocalypse. Vous n'avez connu que le bruit de la guerre, comme si vous étiez nés au milieu des tambours..."
Le joueur de tambour sort des jupes du seigneur. C'est un nain chtonien, massif et dodu, et rieur et barbu. Il frappe à nouveau sur sa grosse caisse, plus épaisse que lui, et cette fois joue un rythme régulier, lent puis rapide.
"Les tambours, c'est moi !, fit le seigneur. Et la guerre aussi, d'ailleurs."
Les mines se cabrent. Dans la foule en contrebas, un téméraire se saisit d'une grenade, et la lance sur le piton. Les bruits de roche fêlées se substituent au craquement de percussion, et la poussière au brouillard, si bien que sous les décombres sont pris de nombreux hommes qui maudissent leur frère. La poussière, d'abord épaisse et lourde, propre à piquer les yeux et affaiblir la vue, à masquer les monstres sous les gravats, s'estompe.
Et dans le ciel lévite la cape, et sous la cape le seigneur, et encore le nabot au tambour.
"Ai-je omis de vous dire que j'étais, de sucroît, la destruction ? En temps normal vos affaires m'interesseraient peu mais je suis sous contrat et je dois protéger les habitants de Memphis. C'est malheureux à dire mais je dois préférer de pacifiques paysans aux belles brutes huilées et bitumées que vous êtes. Au moins vous aurez eu votre combat... Un vrai, pas du chiqué."
La faune dantesque aux yeux luisants est réapparue sous la ruine du piton rocheux. Les têtes fusent de leur tronc, le sang coule sur le vin, et les cordes cassent. Les armes n'ont nul effet, mais à peine pensent-ils à s'en saisir. Les hommes crient à la mort, mais à la leur cette fois et il n'y a pas d'issue dans cette nasse creuse et froide. Les prédateurs sont engloutis, un à un, dans le sol, et dans les profondeurs. Avec eux l'essence et le métal, tandis que l'électricité remonte au ciel en un nouvel orage.
Acte 3 : les ruines
"Voilà une chasse réussie. Mes rejetons sont ravis, ils ont eu leur part cette nuit ; et une part de choix : des mets raffinés qui ont la rage dans leur sang, et les coeurs battants de colère. Rien ne nourrit tant le feu qu'un tas de braises excitées. Sois-en remercié, Tom. Maintenant, passons à ta part du contrat."
Trois silhouettes regardaient les fumées grises, les lumières sombres du village, comme un incendie éteint fumant étendu sur la vallée, de tout son long sur les ruines de l'ancienne ville que les nouvelles habitations n'avait pu qu'à peine recouvrir, à peine ressusciter, et les ruines demeuraient les premiers locataires de Memphis en compagnie de leurs fantômes, et de leurs gardiens. L'une de ses trois silhouettes étaient un petit homme rond et souriant, l'autre un vieillard courbé, aux cheveux défaits. Le troisième était une cape, et elle se soulevait comme si le vent lui passait au travers.
Il ne se voyait qu'à peine que le village était habité. Les habitants actuels de Memphis étaient les ombres et les morts, pensa Philiste.
"Quelle part du contrat ?, demanda le sage à son jeune compagnon."
Le seigneur sourit, plus malicieusement que jamais, et détourna sa cape un instant pour imprimer des mouvements de haut en bas, comme s'il volait. Tom esquiva son aîné :
"Le seigneur a accepté de nous aider, mais il souhaite une contrepartie..."
Philiste n'aurait su dire si Tom souriait, lui aussi.
"De cela, tu ne m'avais pas parlé, fils !"
Alors le seigneur se glissa entre les deux hommes, et les entoura de sa cape - et de loin ne se voyait qu'un rocher de plus, une excroissance nouvelle des crêtes, à peine inquiétante, tout juste surprenante.
"Voyons, vieil homme... Tu ne pensais pas qu'Azazel allait résoudre vos problèmes gratuitement ! Le monde n'est plus aux petits arrangements, encore moins à l'altruisme. Vous avez subi une Apocalypse, savez-vous, alors ne vous étonnez que la vie soit rude."
"Et quelle est cette contrepartie ?"
"Rien de très grave, vieil homme. A partir de demain, ton village d'idiots devra m'adorer comme son seul et unique dieu. Et tous les ans ils m'enverront dans les montagnes quelque chose comme une petite friandise... Une jeune vierge, ou un adolescent dans la force de sa jeunesse. Cela n'a rien de très sorcier, vois-tu."
Le silence, presque tranquille, envahissait les crêtes. On entendait pas un oiseau, ni un bruissement. Et d'en bas la colline escarpée semblait dormir pour de bon.
"Dans quel mensonge m'as-tu conduit, fils ? Tu avais ma pleine confiance, et voilà que tu m'as menti, que tu m'as poussé à accepter, au nom de tout le village, un pacte avec le diable ? Dis-moi qu'il s'amuse à nous faire peur, et qu'il n'exige rien de tel !"
"Non Philiste, il a raison, Memphis est à présent lié au pacte du seigneur. C'est un moindre mal, pour vous permettre de garder vos récoltes et vos vies. Il y aura peu de douleurs, et le seigneur vous protègera ainsi pour toujours tant que vous continuez à le contenter."
"Jamais je ne trahirai mon village de cette horrible façon ! Nous ne sommes que des ombres, et tu veux que nous soyons des esclaves ?"
Philiste agita son bâton, et du bout frappa la cheville de Tom qui, déséquilibré par son propre poids, tenta de se rattraper au sol. Mais le sol se dérobait, et il chuta de tout le haut de la crête, sans même crier.
"Alors ça... Ce qui est amusant, vieil homme, c'est que je pourrais sans difficulté considérer l'acte que tu viens de commettre comme un rupture de contrat !"
Depuis l'habitation en lisière du village on vit tomber du haut des crêtes un rocher rond, étrangement irrégulier, et dont la chute semblait bien lente pour un roc de cette taille. Le début d'une avalanche, ou d'une coulée. Ou un bloc de pierre détaché par l'orage. Mais l'orage s'était tû, déjà depuis plusieurs heures. Jodelle suivit la chute de l'objet gris contre la falaise noire, jusqu'à l'impact. Un peu de poussière s'en dégagea, tout de suite évanouie, et la jeune fille s'écarta de la fenêtre. L'air sentait le métal, mais rien ne bougeait.
Rien ne bougeait sauf les crêtes qui dansaient, et tressautaient, et fourmillaient bientôt d'hésitations. Le vent secouait les arbres des sommets, en vague, en masse, en bataillon. Le vent secouait trop fort jusque dans les pitons de falaise de grès, que l'on disait chanceler elles-mêmes depuis leur base, et craindre.
On frappa à la porte de Jodelle. C'était Amira, elle venait lui apporter des armes, car Jodelle n'en avait pas chez elle.
Pourquoi des armes ?
Carles les avait vu, les motards terribles de la horde d'Abigard Rasmussen. Il attendait sur les sommets et leur attaque menaçait, entière, même la colline aux airelles. Il disait que Tom et Philiste avaient échoué. Il disait que la horde allait jaillir, bientôt. Ce qu'il disait allait se réaliser. Ce qu'il disait allait se passer. Elle prit le fusil. Il n'y avait que quelques cartouches. Il n'était que quelques ombres face à la montagne qui se soulevait, de part et d'autre, et se décollait du sol en une déferlante minérale, en une chute, en reflux de terre et de boue ruisselante et rampante de laquelle participait les arbres, et les roches, et les creux mêmes comme autant de bouches frémissantes de vie à l'odeur d'essence remontée des entrailles, remontant des infiltrations nocturnes, remontant des morts, et le tapis d'ombres s'enroulait à mesure que les crêtes disparaissaient, comme si toute la colline était, et n'avait jamais été, qu'une gigantesque armée en attente de proies suffisamment craintives pour croire en sa nature. Quand il n'y eut plus de collines on sut le choc proche, et l'escadron propulsé dévoilait à la lune ses premières formes, si primitives qu'elles variaient aux nuances, se reformaient parfois mais toujours revenait à leur aspect initial de monstres humains chevauchant des montures d'acier et de feu, aux éclats de quartz, aux sifflements de serpents, aux barbes garnis de crocs dorés, qu'on aurait dit percer depuis l'embouchure d'une grotte éteinte. L'odeur d'essence devint de plus en plus forte, de plus en plus forte remplaçait la salive dans la bouche et pénétrait jusqu'aux yeux, leur dessinait des traînées lentes, des coulages en périphérie, des illusions d'ombres.
La vallée disparue vrombit du déluge, perdit pied sous l'impact, se déroba des fondations de Memphis agitée en spasmes rocheux les ruines tremblantes jamais chues les vivants terrés en ligne dans les habitations de fortune, de tôle et d'argile et d'ardoise et de chaume qui tombent en poussière de charbon déposée en tapis sur les sols et les murs au passage de la horde les visages impassibles sous les barbes postiches des créatures de pierre et des créatures de brouillard et de ronces les projectiles d'acier apprêtés dans les cylindres, les yeux ouverts éteints grimaçant une dernière danse, un dernier chant, un dernier battement de tambour unique et prodigieux et sombre et silencieux s'il n'y eut l'odeur d'essence, pénétrée en terre et mêlée à l'argile, bouillant sans s'allumer pour laisser la nuit recouvrir le massacre et lui donner sens.
Quand la horde heurta Memphis, elle conserva les ruines intactes engloutirent les dernières traces de la vie. Les fantômes survécurent.
Un poignard ouvrit Jillian en deux, et le laissa s'épandre en flaque pour rejoindre la terre battue.
Seule au milieu de la rue principale, Amira sentit le poids des roues presser son corps.
Un feu de mitraille faucha Carles dans sa propre maison, entre les planches capitonnées de son foyer, sur la table laissant imploser son crâne.
Une main trancha la gorge de Jodelle avant même qu'elle n'eut pu tirer les quelques cartouches de son fusil.
Tapi derrière l'auvent de l'ancien bureau des postes, à peine Simon eut-il le temps de se saisir de l'extremité d'une cannette, qu'il avait gardé de l'assemblée chez Tom, pour graver sur le laiton l'histoire, telle qu'il avait cru la vivre, que la horde d'Abigard Rasmussen avait envahi Memphis et qu'ils en voulaient plus aux hommes qu'aux vivres, qu'ils voulaient tuer avant de piller. Et qu'ils étaient les montagnes et l'orage, à eux tous seuls. Comme il ne savait pas écrire, il dessina, et, dans une ultime confusion, il grava la horde en une seule et gigantesque flamme avant de sentir la morsure froide et rugueuse de Cerbère.
Epilogue
Azazel se tourna vers Philiste, attaché à son arbre, aussi dévasté que Memphis.
"Dans le fond, je crois que même si le contrat avait été respecté, j'aurais fini par vous détruire. Alors il ne faut t'en vouloir, vieil homme. Et ils sont morts en pensant que la horde les a attaqué, et tout rentre dans l'ordre."
Le seigneur se leva, et on le vit dans toute sa grandeur, dans toute son étendue d'animal nocturne.
"Enfin, voit le bon côté des choses : ceux qui meurent des mains de mes progénitures ne meurent pas vraiment. Ils restent dans les limbes, ils rejoignent les fantômes et continuent de parcourir la terre où ils ont vécu. Moi, je repars. Je leur laisse les ruines ; ils s'y plairont."
Fragments d'Apocalypse - Tranche et crocs
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- Écrit par Mr. Petch
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