Enfance paisible :
Je me nomme Claire, j’ai neuf ans et ce soir, je serai enfin libre.
Mes parents seront tristes d’apprendre mon départ, surtout mon père, et aussi
ma mère. C’est qu’ils m’aiment bien mes parents, et moi aussi je les aime bien.
Mais je veux partir découvrir le monde.
Je me suis cachée dans les bagages de l’elfe, au milieu d'une caisse remplie
d’armes, et j’ai attendu. C’est qu’il est gentil, l’elfe, même si papa dit
qu’il faut s’en méfier. Il est amusant, papa, lorsqu’il fait comme un elfe et
qu’il se tire une flèche dans l’œil, mais que c’est pour de semblant.
Il paraît même que l’elfe, c’est un grand seigneur, un très grand roi chez lui,
avec les autres. Il est venu ici pour rencontrer le duc, c’est Mickaël qui m’a
tout raconté. Il est venu des cieux sur le dos d’un monstre magnifique, un
dragon à ce qu’il paraît. Il faisait la taille du château et tout le monde
s’est incliné devant lui, sauf le duc, parce que le duc, il n’a pas à
s’incliner. Après, Mickaël il m’a dit que le duc, en fait, c’est un ami de
l’elfe, il l’aurait aidé contre des bouquetins.
Moi aussi, quand je serais plus grande, j’irais combattre les bouquetins, et
pis je serais reçu par le duc et tout le monde s’agenouillerait devant moi.
J’ai dit ça à Mickaël, mais ça l’a fait rire. Il est méchant Mickaël. De toute
façon, je devais rentrer. Je dois avouer que c’est ça qui m’a poussé à partir,
c’est son rire. Je voudrais tant être une princesse, mais la boue des cochons
tacherait ma robe.
Hier, au souper, papa a été particulièrement attentif à moi, comme chaque fois
que demain c’est dimanche. Parce que dimanche, il peut dormir, et que donc il
peut venir me voir la nuit.
J’aime mon père, mais je n’aime pas qu’il vienne me voir la nuit. Il est gentil
avec moi, mais il n’arrête pas de me toucher, et moi, j’aime pas trop qu’on me
touche. Et puis, hier soir, il a enlevé son pantalon, celui qu’il porte tout le
temps, même pour aller à l’église, et il m’a montré un grand machin plutôt gros.
Il m’a demandé de le toucher, et moi j’ai pas compris.
J’aime mon papa, mais ce soir là, il m’a vraiment fait mal. Il ne le voulait
sûrement pas, mais je dois partir, sinon je sais que la prochaine fois, il
recommencera.
Le voyage :
C’est amusant de voyager, mais cette caisse n’est vraiment pas confortable. Je
sais qu’on m’a soulevée et posée sur un grand chariot. J’ai dû beaucoup
attendre, et je commençais à avoir faim, mais on a fini par partir. Un moment,
j’ai même cru que j’allais devoir descendre et que je n’irais pas avec l’elfe,
parce qu’il est venu devant la caisse, il l’a fixée comme s’il essayait de me
voir, et puis, tout à coup, il s’est retourné et a dit à l’un des autres qui
était là quelque chose que je n’ai pas compris. Papa a raison, les elfes ne
parlent pas, ils gazouillent, et c’est drôlement joli.
Je suis contente, je vais chez les elfes. Voilà des jours et des jours que l’on
roule, que les montagnes bougent et que l’herbe défile sous mes yeux. J’aime
bien l’herbe, on dirait qu’elle me parle. Mais j’espère qu’on va bientôt
arriver, parce que j’ai très faim, et qu’il n’y a que des armes dans cette
caisse, et que j’ai déjà risqué plusieurs fois de m’empaler sur l’une d’elle.
Et puis, la nuit, j’ai très froid, et le jour, il fait chaud. Ma caisse est
dégoûtante, j’ai uriné dans les coins, j’avais trop besoin. Je suis sale, tout
pue, mais ça ne me dérange pas, j’ai l’habitude: ma chambre n’était pas
vraiment différente.
La route est trop longue, je n’en peux plus. L’elfe habite-t-il donc au bord du
monde ? Je crois que nous avons dû faire au moins cent fois le tour du village,
et j’ai si faim. J’ai bien réussi à subtiliser de la nourriture aux gardes qui
en laissent parfois traîner devant ma caisse, mais c’est si peu. Hier, je crois
que l’un d’eux m’a vu, ou plutôt a aperçu mon bras lorsque j’agrippais le
panier de pommes qu’il avait abandonné. Il n’a rien dit, et je crois qu’il a
sourit. Je ne sais pas, j’ai eu très peur d’être découverte, je ne veux pas
retourner chez mes parents, ils me battraient s’ils savaient que je suis
partie, que j’ai été une méchante fille.
Nous sommes enfin arrivés quelque part. Au travers des fentes, j’aperçois la
ville. C’est étrange, parce qu’elle ne ressemble pas à la fois où je l’ai vue
lorsque Mickaël me l’avait montrée, un jour. Là, elle est plus ramassée sur
elle-même, et il y a une rivière juste à côté. Je ne savais pas qu’on pouvait
faire apparaître les rivières.
Les elfes ont monté un immense campement et nous n’avons pas bougé. Ils ont
fait un très grand feu qui m’a réchauffée un peu, même s’il est loin. J’ai
envie de sortir, de pleurer… Un moment, j’ai pensé à retourner chez maman, mais
c’est impossible. Elle a beau être douce et attentive avec moi, elle ne me
pardonnerait pas, je suis devenue trop méchante. En tout cas, je sais que ce
soir, c’est le jour où papa vient. J’ai rêvé de lui dans mon sommeil, je me
suis très vite réveillée, j’avais peur. Mon cri aurait dû alerter tout le
monde, mais personne n’est venu. J’ai rêvé de papa, il revenait et rejouait
avec moi. Maman était là elle aussi, comme à chaque fois.
Il y a de l’agitation aujourd’hui, je pense que nous allons repartir. Ce matin,
j’ai eu droit à un repas complet, car un jeune elfe est venu poser devant ma
caisse toute son assiette, puis l’y a oubliée. J’espère qu’il ne m’en voudra
pas de lui avoir volé son dîner, mais j’étais affamée. Mais pourquoi est-ce que
tout le monde s’agite ainsi, et… Tiens, voilà l’elfe. Il vient vers moi. Je ne
l’avais plus revu depuis le départ, je ne me rappelais plus qu’il était si
joli. J’aime bien son visage, car lui, au moins, il a l’air gentil, pas comme
papa.
Il s’est arrêté devant ma caisse, il observe à nouveau. Je me suis
recroquevillée au fond, il ne faut pas qu’il me voie, il serait furieux. Je ne
lui veux aucun mal, je ne voulais pas lui faire de peine, je ne voulais juste
plus être avec mes parents, je n’aimais pas la ferme, je n’aimais ni papa, ni
ses amis soldats, ni les voisins ni Mickaël, ils me faisaient tous pleurer…
Mais, il approche, il m’a vue, c’est sûr, il va me punir!
La rencontre :
- N’aies pas peur, petite, tu n’as que des amis ici.
Est-ce lui qui me parle ? Ou est-ce papa qui est là pour me gronder ? Mais papa
n’a pas cette voix.
- Ouvre donc les yeux, tu ne risques rien.
J’obéis et mes paupières, comme par magie, s’ouvrent en un battement. Il est
devant moi, ils m’ont porté dans une grande tente superbement décorée. Tout
brille, l’herbe est verte et nous sommes seuls. Je voudrais fuir, mais il ne
semble n’y avoir aucune sortie visible. Très vite, je vais me cacher derrière
un grand coffre. Je ne sais pas pourquoi, mais là, je pense qu’il ne me
trouvera pas.
- S’il te plaît, reviens, ton périple est fini: il est temps que nous parlions
un peu.
Surtout, rester immobile, c’est la règle pour qu’on ne nous trouve pas. Il ne
faut pas bouger. Pourtant, au fond, il a l’air gentil, l’elfe, et je devrais me
montrer. Mais peut-être n’est-ce pas l’elfe : il ne gazouille plus, il chante
notre langue.
- Bien, puisque tu ne veux pas te montrer, alors nous discuterons ainsi, moi
assis, et toi derrière mes affaires. Pour commencer, j’aimerais savoir comment
tu t’appelles, peux-tu me le dire ?
Je lui dis ou je lui dis pas ? Un rapide coup d’œil m’apprend qu’il sourit, pas
sadiquement, mais doucement, paisiblement. Il ne me fera pas de mal… Et puis,
je me suis quand même introduite dans son chariot, il a le droit de savoir qui
je suis.
- Clai…Claire, m’efforces-je à dire, en raclant le fond de ma gorge pour en
faire sortir un son, autant de par la soif que par la peur qui me tenaille.
- Bien, c’est un bon début, tu ne trouves pas, Cléklaire ?
Il est amusant…
- Claire… Je m’appelle Claire…
- Ah oui, Claire, reprend-il. Et bien, Claire, pourquoi ne te montres-tu pas ?
Je ne vais pas te manger, tu sais.
Il a raison, je ne peux pas rester là tout ma vie, même si j’en ai bien
l’envie, surtout que je pourrais continuer à lui parler jusqu’à la fin des
temps, et on s’amuserait beaucoup tout les deux. Mais je vais lui faire de la
peine si je ne me montre pas, il faut que je sorte.
Je me montre donc, mais en le voyant je cède soudain et me jette alors à ses pieds, en le faisant
sursauter, et m’écrie en pleurant :
- Par pitié, ne me renvoyez pas chez mes parents, je ferais ce que vous voulez,
je ne vous ennuierais plus, je serais sage…
Il se lève et vient se rasseoir devant moi, à mon niveau, au raz du sol.
Doucement, tendrement, il me soulève légèrement et, en me fixant dans les yeux,
me demande :
- Surtout, ne t’affoles pas, je ne ferais rien qui puisse t’être dommageable,
rien qui puisse te faire du tort ou amener la moindre larme à couler sur ton
visage…
Il a l’air sincère… Il réfléchit encore un moment et rajoute :
- Dis-moi, qui sont tes parents ?
Je n’ai pas envie de lui dire, je ne les reverrai plus, de toute manière.
- Ce sont papa et maman, ils sont paysans.
Je le vois lever les yeux au ciel, je fais semblant de rien, je boude un peu,
je ne veux vraiment pas y retourner. Ce serait si bien s'il voulait me garder.
Mais Mickaël m’a tout dit… Les paysans ne peuvent pas rester près des grands,
c’est comme ça.
- D’accord, recommence-t-il, après un petit soupir amusé… Et ils habitent où ?
Je ne vais pas lui dire. De toute façon, je ne sais même pas où j’habite, alors
pour mes parents…
- Ben… Ils habitent loin de la ville, vers la forêt.
Il semble comprendre que je ne veux pas en parler. Il sourit un peu, puis son
visage devient austère et il demande :
- Ils étaient gentils avec toi ?
- Très gentils, réponds-je tout de suite.
De toute façon, je n’ai pas le droit de dire qu’ils ne le sont pas.
- Alors pourquoi t’es-tu enfuie de chez toi ?
Pourquoi ? Et pourquoi lui il me demande tout ça ? Pourquoi est-ce que je lui
répond ? Il a pas le droit de me regarder comme ça, il y a que maman et papa
qui peuvent me parler comme ça... Je me jette dans ses bras.
- Papa voulait jouer avec moi, et moi je voulais pas: il joue trop fort papa,
et il me fait mal.
Il se relève, j’ai peur un instant qu’il ne quitte la tente, mais il revient
s’asseoir très vite devant moi. Son regard a changé, il est fait de compassion
et de mélancolie. Très tendrement, il me prend la main et me pose encore une
question :
- À quoi est-ce que vous jouiez ?
Je commence à émettre des sons, j’essaie de lui expliquer, mais je n’arrive
pas, c’est trop compliqué et je n’ai jamais compris le jeu, ni les règles ni
pourquoi je ne devais pas en parler. Finalement, il me demande de lui montrer,
et je lui réponds que j’ai pas envie d’y jouer. Il me regarde encore une fois
avec ses yeux vert d’émeraude et me fais m’asseoir dans son fauteuil, une sorte
de chaise de campagne avec plein de peaux de bête dessus. Il me dit :
- Tu n’as pas besoin de le faire, seulement de mimer, de faire comme si…
- Faire semblant ?
- Oui, faire semblant.
Je lui dis que c’est pas moi qui fait, mais papa. Il me demande alors de faire
comme si j’étais papa. Sur le coup, j’ai envie de me tuer, mais je lui montre
quand même. Je fais comme si je lui retirais les vêtements, avec de petits
gestes, comme papa, puis je fais comme si je l’embrassais, mais il retire ses
lèvres. Enfin, je fais comme a fait papa avant, et je commence à enlever ma
robe. D’un geste, il m’arrête et, tout en respirant comme s’il avait mal, le
front couvert de sueur et un fond de rage dans la voix, il me murmure :
- C’est bon, je sais à quel jeu vous jouiez, toi et ton père. Ne crains plus
rien désormais, tu es en sécurité, je veille sur toi. Je vais te faire conduire
dans une tente à toi, et on va t’apporter à manger, puis tu vas dormir.
Personne ne viendra te déranger.
Il s’arrête un moment de parler, il semble vraiment avoir du mal respirer et
son front est devenu tout rouge, alors je me tourne et commence à partir, quand
il m’appelle soudain :
- Claire ?
- Oui, je réponds, prenant peur d’être ramenée dans ma caisse et expédiée chez
moi parce qu’il a changé d’avis.
- Claire, si tu es d’accord, tu viens avec moi chez moi, et je te protégerai.
Tu ne reverra ni ton père, ni ta mère, ni plus personne que tu aies connu
auparavant. Tu es d’accord ?
Pour toute réponse, ne sachant comment m’exprimer, je lui offre mon premier
sourire de la journée, et cela le détend, il n’est plus rouge et sa mâchoire se
desserre. Il me rend mon sourire, un sourire plein d'une infinie tendresse, et
je m’en vais avec un garde.
Juste quand je sors, un autre elfe entre, il porte aussi une grande cuirasse
dorée et il semble en colère. En passant, il me jette un regard foudroyant,
puis va en quelques enjambées rejoindre mon nouveau protecteur. Je commence à
m’éloigner de la tente, mais j’entends encore un moment les paroles qu’ils
s’échangent, toujours dans ma langue :
- Je croyais que nous étions d’accord pour la renvoyer directement chez elle !
- Ce n’est pas à toi d’en décider.
- Mais tu avais dit…
- Sais-tu seulement ce que c’est, chez elle ?
- Non, mais ce ne doit pas être différent de chez tous les humains. Tu sais
très bien qu’ils ne sont pas comme nous, ce sont des barbares, de vraies brutes
incultes et sauvages. Tes sentiments sont nobles, mais tu ne peux pas tous les
sauver.
- Pas tous, seulement elle.
- Tu es fou… Alors elle reste ?
- Elle reste.
Je n’ai pas entendu le reste, et je m’en fiche. Je n’ai pas vraiment tout
compris, mais je sais que le second elfe n’est pas content de savoir que je
suis là. Deux secondes plus tard, je n’y pense même plus: je suis dans une
couche, derrière le beau drap immaculé d’une petite tente et l’on m’a donné
d’autres habits. Je vais dormir, et demain, j’irai travailler le champ, tout
cela ne peut être qu’un rêve.
Le réveil :
Le voyage n’a pas duré très longtemps, et je vis maintenant dans un grand palais très beau. C’est le palais de papa. C’est lui qui est venu me réveiller pour repartir, parce qu’il était temps et que j’avais dormi toute la journée et toute la nuit. Je me souviens n’avoir pas dit un mot, ni un gémissement. Pour la première fois de ma vie, j’avais vraiment dormi. C’est bon de dormir.
Nous sommes repartis très vite, et j’ai remarqué que les caisses que je croyais être à mon papa ne nous suivaient pas. J’avais pensé que c’était parce que je n’avais plus besoin d’elles, et qu’elles pouvaient aussi aller dormir, mais mon père m’a expliqué que c’était un cadeau pour l’un de ses amis. Il a beaucoup d’amis.
Au tout départ, je me suis simplement assise sur le bord d’un chariot, l’unique du grand convoi d’ailleurs, et j’ai de nouveau regardé l’herbe défiler sous mes yeux. Jamais je ne l’avais vue si verte. Puis papa est venu me chercher. Il m’a demandé si je voulais aller avec lui, et moi, je lui ai dit que oui. Alors il a fait s’approcher son cheval, un grand cheval tout blanc et très gentil et même qu’il s’appelle Dirathnir, et que j’ai pu grimper dessus parce que papa a étendu ses bras et m’a saisi pour me déposer devant lui.
Pendant un moment, nous nous sommes contentés de rester ainsi, heureux, insouciants, puis papa m’a dit :
- Demain, je te donnerai une monture à toi. Elle se nomme Daki, c’est une petite jument un peu fougueuse, mais très affectueuse. Tu l’aimeras, j’en suis sûr.
- Oui papa, j’ai répondu.
Tout de suite, ses yeux se sont tournés vers moi, et j’ai bien cru que j’avais dit une bêtise, mais j’ai vite vu que son regard était celui d’un être heureux et agréablement surpris. Il hésita un moment et me demanda :
- Tu m’as appelé papa…
- Oui, je lui ai répondu.
- Pourquoi ?
J’ai hésité… Je ne savais pas trop s’il le prendrait mal ou pas.
- Vous avez été gentil avec moi, et je vous aime bien. Ce n’est pas ça, un papa ?
Il a ri. J’aime quand il rit, c’est comme un chant cristallin qui s’envole dans le ciel et fait s’ouvrir l’horizon dans une explosion de joie. Il m’a répondu :
- Si, c’est un peu ça.
Puis, pour cacher sa gêne :
- Tu sais, Daki, c’est la fille de Dirathnir.
- C’est vrai ? j’ai dit.
- Je veux que c’est vrai.
Et il m’a souri tout en m’enserrant dans ses bras. On est resté blotti l’un contre l’autre, et on a fait toute la route comme ça jusqu’à l’arrêt suivant. Quand enfin il à accepté de lâcher prise, il m’a demandé :
- Mais, et ton père, ton vrai père je veux dire…
- C’est vous mon vrai papa, je n’en ai pas eu d’autre, je ne veux pas en avoir eu d’autre.
Il a compris je crois. Et même s’il n’a pas compris, il a accepté. Il a accepté que je n’aimais pas mon vrai père, mon géniteur comme l’on dit, et que je voulais désormais que ce soit lui mon père, celui vers qui j’irais me réfugier lorsque j’aurais du chagrin, ou que j’aurais mal. Depuis cet instant, j’ai continué à le nommer papa, et ça l’a toujours fait rougir et sourire à la fois. Toujours sauf une fois en fait.
Nous nous étions tous arrêtés dans une vaste clairière, et tout le monde s’était beaucoup agité pour qu’au soir nous ayons un grand feu et pleins de tables pour manger. Je n’avais encore jamais vu un festin, je ne pensais même pas que j’en verrai un un jour, et je n’étais plus tenable au milieu de tout ces mets délicieux. Je volais d’un plat à un autre, dérobant au passage une pincée de ceci et une morse de cela, n’arrivant pas à croire à l’abondance de la nourriture. Finalement, un elfe assez petit me sermonna doucement et me ramena vers papa alors que je m’apprêtais à entamer un grand gâteau. Il a bien fait de m’empêcher d’y toucher, car on me l’a offert juste après et tout le monde a applaudit. On venait me saluer, me parler, me complimenter un peu… Et puis, derrière ceux qui me parlaient, il y avait quelques elfes qui me pointaient du doigts en murmurant. C’était incroyable, j’étais devenue la reine du banquet, l’on m’a fait monter sur une grande table et puis papa est venu danser avec moi, juste avant que tout le monde ne monte sur les tables en renversant les écuelles vides, pour danser avec nous. J’ai eu peur un moment, parce qu’on faisait beaucoup de bruit, et qu’on riait trop fort, mais personne est venu nous gronder, alors on a continué.
Enfin, après pleins de jeux amusants comme celui où l’on met un bandeau sur les yeux et qu’on commence à chercher les autres, on s’est tous assis pour discuter un peu. Certains riaient, parlaient bas, et partout l’on se remémorait de grands faits guerriers. Certains répétaient encore et encore comment j’avais passé tout ce temps dans ma caisse parce que mon papa et son frère ils étaient pas d’accord sur ce qu’ils devaient faire de moi… Mon voisin de droite, lui, me contait comment il avait réussi à repousser une horde d’hommes-bêtes, me faisant presque pleurer dans les moments tristes, me faisant palpiter lorsqu’il sautait au milieu des ennemis et qu’il leur abattait tour à tour son épée sur la tête, essayant de me faire comprendre ce que la guerre a de sérieux et de beau et pourquoi il avait dû la faire. Je devais apprendre plus tard que je parlais avec Kala Thaï, un grand général de mon père, un de ses vieux amis qui a d’ailleurs rapporté à papa que je croyais que les hommes-bêtes étaient des bouquetins…
Ainsi allaient les discours passionnés, jusqu’à ce qu’une légère tension commence à monter dans l’assemblée. Je n’ais pas tout de suite compris que quelque chose se passait, mais je l’ai senti lorsque Kal’ s’est mit à regarder furtivement derrière moi et à sauter des détails de son récit. Il a quand même continué, et alors qu’il se trouvait en proie avec un grand minotaure, désarmé, et que ses compagnons allaient voler à son secours, une main s’est posée sur mon épaule.
C’est à ce moment que je me suis rendue compte que tout le monde s’était tu, et Kal’ aussi. J’ai regardé la main, puis ai remonté des yeux le long du bras pour aboutir sur le possesseur de ce dernier. C’était l’elfe qui m’avait croisé après que j’aie rencontré papa. Il ne souriait pas, ses sourcils étaient froncés et sa poigne a même risqué de me broyer l’épaule. Moi aussi je ne souriais plus. En fait, je me suis mise à pleurer, doucement d’abord, en essayant de réprimer mes larmes parce que je sentais qu’il me fallait être forte à ce moment, puis un peu plus visiblement, parce qu’il me faisait vraiment mal. Un moment, j’ai cru qu’il allait me tuer, mais une voix a éclaté dans mon dos :
- Lâche-là immédiatement, tu entends ? À l’instant.
C’était papa, il était en colère. J’ai voulu l’appeler, j’ai crié:
- Papa !
Et je me suis retournée pour l’observer, m’attendant à le voir surgir l’épée à la main, comme Kal’ devant l’ennemi… Mais il ne bougeait pas : il était debout, devant la table, ses deux poings fermés posés sur celle-ci et il était très énervé.
- Je ne me répéterai pas, Sereth : lâche-là.
L’étreinte s’est relâchée sur l’instant. Je me suis remise à ma place en massant mon épaule encore douloureuse, et j’ai baissé le regard, ne supportant le poids de ceux qui me fixaient. Mon agresseur a répliqué :
- Voyons, je ne fais que venir présenter mes vœux à notre princesse, c’est mon droit, non ? Mais tu as mauvais goût, mon frère, tu aurais pu en choisir une plus solide que cette humaine qui a, ma foi, la larme un peu facile...
C’est à ce moment là que j’ai commencé à le haïr. Je n’aime pas haïr, mais lui le méritait. Rien qu’à la façon dont il avait prononcé le mot « humaine », il m’avait rappelée que j’étais une étrangère. Au fond, je ne comprenais pas vraiment ce que cela avait d’ennuyeux, mais j’ai su que c’était un tort que je portais en moi et que je devais en avoir honte… Tout autour de nous, les gens se défiaient du regard, les mains se posaient sur les armes et j’avais l’impression qu’ils allaient tous se tuer. J’ai bien cru qu’une grand ombre s’était posée sur le campement, parce que tout les visages, où régnaient auparavant de grand sourires lumineux, n’affichaient plus qu’un air agressif, offensé et sombre.
Heureusement, papa est intervenu :
- Contesterais-tu mes décisions à présent ? Si quelque chose te dérange, je ne t’empêche pas de partir, tu m’as prêté allégeance, mais je suis prêt à te relever de ton serment…
Sereth a voulu répondre, mais les mots n’ont pas dépassé sa gorge et il s’est retiré, non sans murmurer des suites de sons austères et louches.
Chacun s’est rassis, et a essayé de recommencer à faire comme de si rien n’était, mais ils n’arrivaient pas à oublier. Moi, je regardais Kal’, et Kal’ me regardait, et nous n’osions rien dire. Un instant plus tard, papa est venu vers nous et a demandé à son ami de m’accompagner à mon lit. Il lui a glissé à l’oreille les mots :
« Eraëth Ketebh son », ce que je sais traduire aujourd’hui par « et veille à sa sécurité » ou par « et surveille-là ».
Lorsque je suis partie, je n’ai pas pu m’empêcher de sentir les nombreux regards de reproches qui m’assaillaient de toute part. J’étais mal à l’aise, mais Kal’ s’est mit à plaisanter en reparlant de la scène sous un jour plus comique, et je me suis mise à rire de bon cœur J’avais vraiment besoin de rire. Enfin, après un petit instant, je me suis endormie dans ma tente. Dedans, il y avait un petit oiseau jaune au plumage très doux. Kal’ m’a expliqué que c’était un cadeau de papa pour que je n’aie jamais peur. Papa pense à tout : ce soir là, j’avais quelqu’un à qui raconter tout ce qui m’effrayait, et l’oiseau a su éloigner les cauchemars..
Enfin, le lendemain, nous sommes repartis et le soleil a vite dissipé les derniers restes de la veille. Tout les visages n’étaient plus que sourires, et j’ai eu la joie de pouvoir monter pour la première fois Daki. Elle a commencé par faire une violente ruade et à m’envoyer au sol. Je suis allé le dire à papa, et lui m’a répondu qu’avant de monter, je devais demander la permission à Daki. J’ai eu honte, je n’avais pas été gentille, j’avais été punie. Par la suite, Daki et moi nous sommes devenues amies. Elle m’a raconté combien elle aimait gambader dans la nature, et moi, je lui ai montré ma belle robe, juste avant que l’on ne monte sur un grand arc-en-ciel. À un moment, on est passé devant le méchant Sereth, et j’ai dis à Daki que je ne l’aimais vraiment pas. Elle m’a répondu qu’elle non plus elle l’aimait pas, et en passant devant lui, elle a fait une soudaine ruade qui l’a envoyé par terre, juste dans une flaque de boue. J’ai beaucoup ri, mais pas longtemps, parce que papa est arrivé en fronçant les sourcils. Je lui ai vite dit que c’était pas moi mais Daki, et il s’est contenté de me dire un petit :
- D’accord, mais essaie de dire à Daki de ne plus le faire, s’il te plaît.
Avant de vite s’en aller au grand galop. Il était très énervé, je l’ai senti, et j’ai demandé à Daki de ne plus le refaire. Je lui ai aussi demandé si papa m’avait cru, et elle m’a répondu qu’il ne pouvait pas, parce qu’il ne pensait pas qu’elle parlait. Moi je lui ai bien dit qu’elle me parlait vraiment, et que je n’aurais qu’à simplement le lui montrer, mais elle m’a dit de ne rien faire. Je m’en fiche, parce que moi je le sais bien qu’elle parle, Daki…
Finalement, le reste du voyage fut très tranquille, paisible même. Daki n’a plus fait de bêtises, et on bien rigolé. Papa m’a même emmenée encore une fois sur Dirathnir. Je ne m’étais pas tout de suite rendue compte qu’il était aussi grand que cela. Nous avons un peu joué à le faire sauter par dessus des troncs d’arbres, ou des gros rochers, puis on est allé gentiment rejoindre les autres. C’est là que j’ai compris pourquoi il m’avait prise avec lui.
Nous étions arrivés devant une grande forêt, une immense forêt magnifique aux arbres plus grands que les tours de la forteresse et avec des buissons plus imposants que mon ancienne maison. Il y avait pleins de lumières qui donnaient au tout un air très féerique, et j’ai cru un moment qu’on était au paradis. On est entré par un sentier bordé de grand cailloux, et pleins d’animaux sont venus nous dire bonjour, à moi, papa, Dinathnir et Daki qui nous avait rejoint entre temps. J’ai pu caresser le front d’une biche, un faon m’a léché la main, puis pleins d’oiseaux sont venu voler autour de nous. L’un d’eux s’est posé sur ma tête, et j’ai pris peur, mais papa m’a rassuré et me l’a montré. Il était très joli, il était brun dessus, blanc dessous avec un cou tout rouge. Il a essayé de taquiner un peu Maki, c’est comme ça que j’ai nommé mon oiseau jaune, mais Maki il l’a pas laissé faire. Enfin, les oiseaux ont laissé la place à des papillons et puis on a débouché dans une grande clairière, et au milieu de la clairière, il y avait le palais de papa.
Le palais :
Cela fait des mois maintenant que j’habite à la maison. Je le sais, car j’ai planté un arbre tout les mois dans ma chambre, avec l’aide de papa, et j’en ai plein. Je suis très heureuse. Mon papa m’a fait visiter les principales salles, la table où l’on mange, ma chambre, la sienne, et il m’a même menée dans une grande salle avec pleins de drapeaux et un immense tapis rouge sur le sol. Au bout de la salle, il y avait une chaise et une autre à côté. Sur la première, il n’y avait rien, mais sur l’autre, j’ai aperçu une sorte de joyau, comme un collier mais rigide, avec une grosse gemme devant et dont les bouts ne sont pas accrochés. Papa m’a dit que c’était un diadème, que c’était le diadème de la reine. Quant il m’a raconté cela, papa a voulu me cacher qu’il était triste, mais moi je l’ai vu. Plus tard, c’est Kal’ qui m’a expliqué qu’il n’avait jamais eu de reine, et moi j’ai dit que c’était dommage, et que je comprenais, mais j’ai menti, je ne comprenais pas comment on pouvait être malheureux parce que personne ne portait le diadème.
Après cela, c’est Kal’ qui m’a fait visiter, mais je n’ai pas encore tout vu. Il m’a montré l’endroit où sont tous les chevaux, dans une sorte de grand pré, et des salles d’armes ou d’entraînement. J’ai pensé qu’il ne me montrerait que cela, quand il s’est arrêté devant une jolie fontaine, et il m’a demandé de regarder dedans. Je me suis penchée, et j’ai vu que moi. Je le lui ai dit, et il m’a demandé de regarder encore. Je n’ai vraiment rien aperçu, et en me relevant, je me suis tue. Il m’a demandé :
- Alors, Claire, tu l’as vu ?
- Oui, j’ai répondu, en baissant la tête pour cacher mes joues rouges du mensonge.
- Et qu’as-tu vu ? il me demanda juste après, parce qu’il se doutait de quelque chose.
- Rien, je lui ai dit, j’ai rien vu, et il n’y a rien à voir, ce n’est que de l’eau.
J’étais prête à pleurer, parce que c’était vrai, il n’y avait que de l’eau et ce qu’il me demandait était impossible. Je ne pouvais y arriver, il n’y avait rien. Il me prit par la main :
- Justement, il n’y a rien… Il n’y a rien parce que cette fontaine était là bien avant que le palais ne soit construit, elle était là depuis l’aube des temps et, à cette époque, on ne sculptait pas encore toute chose. Cette fontaine que tu vois là est celle qu’a érigée Isha dans sa grande bonté, pour permettre aux premiers des nôtres de boire à leur soif. C’est pour cela qu’il n’y a rien à voir, et que l’eau jaillit de nul part.
C’était vrai, je venais de m’en rendre compte. L’eau, elle venait de nul part, comme par magie. Je suis restée là un moment, à contempler cette étrange bassin, sauf que Kal’ il ne regardait jamais l’eau, puis nous sommes repartis, Kal’ et moi, pour aller plus loin. Je n’avais pas encore saisi toute l’importance de ce lieu pour les habitants du palais.
Mais depuis bien longtemps, on ne me fait plus visiter. Papa vient toujours me voir, il est très gentil, il joue avec moi à faire pousser les arbres, à me vêtir en princesse et à danser avec les animaux, mais il ne m’accompagne plus dans mes voyages. C’est seule que je dois apprendre.
Au début, j’ai pas voulu sortir, et je suis restée enfermée. Papa m’a demandé pourquoi je faisais ça, et je lui ai dit que je voulais qu’il soit avec moi. Il m’a répondu qu’il voulait bien, mais qu’il était de tradition que je fasse moi-même mes premiers pas. J’ai pas tout compris, et il a dû répéter trois fois pour que, finalement, je lui promette d’essayer. Lorsqu’il est parti, j’ai attendu un moment, puis j’ai commencé à fouiller ma chambre.
En vérité, j’ai tout bousculé. Je ne voyais pas pourquoi papa voulait pas m’accompagner, et pourquoi il restait pas avec moi. C’était injuste. Finalement, j’ai commencé à m’attaquer à mon lit, en faisant voler l’oreiller, puis le drap. Je me suis vite retournée contre le tapis. J’ai tapé très fort dedans, et il s’est enlevé. Dessous, il y avait une trappe.
J’ai d’abord voulu en parler à papa, puis j’ai décidé de voir où ça menait. J’ai ouvert et vu une sorte de petit conduit de pierre qui s’enfonçait dans le noir. Ça m’a fait peur, je suis allé me réfugier sur mon lit. Mais la peur est passée, et je suis revenue au trou, puis je suis entrée dedans. C’était sombre, il faisait froid, j’avais peur. Plus j’avançais, et plus je sentais que je faisais une bêtise et qu’il me fallait faire demi-tour. Finalement, alors que je voulais repartir, j’ai vu une lumière qui est devenue plus forte alors que j’avançais.
Quand je suis arrivée devant, je fus face à une petite ouverture dans la roche, et en dessous, c’était la grande salle avec l’immense tapis rouge et les deux sièges. Papa était là, et plein de monde aussi. Ils parlaient tous très fort, et j’ai tout écouté, même si en fait c’est pas permis. De toute façon, je comprenais pas ce qu’il disaient, alors c’est comme si j’écoutais pas… Quand j’étais arrivée, c’était papa qui parlait :
- Cette menace n’est pas la plus importante, il nous faut avant tout faire face aux hordes de gobelins ! J’ai le soutien du comte Théodore, ainsi que celui du comte Klaus.
J’avais déjà entendu parler des gobelins, mais je n’en avais jamais vu. Il paraissait qu’il sont très moches. De toute manière, je n’eus pas le temps d’y penser plus, parce qu’un autre parla :
- Tu sembles oublier, seigneur Aerion, que les hommes-bêtes sont à moins de jours de nous que ces peaux-vertes, qui eux ne menacent que les humains, et lorsqu’ils seront là nous ne pourrons peut-être pas nous défendre aussi aisément que si nous prenons les devants.
Décidément, je ne voyais pas de quoi ils parlaient, et encore moins pourquoi ils le faisaient dans ma langue. D’habitude, ils gazouillaient tous leurs étranges chants… Mais j’ai fini par apercevoir un vieux bonhomme tout gris qui n’était pas un elfe, ce qui répondait à ma question. C’est pour lui qu’ils ne chantaient pas. Je l’ai vu parce qu’il s’était avancé pour dire à tout le monde :
- Les hommes-bêtes ne poseront pas de problèmes majeurs dans la mesure où ils sont encore peu nombreux et qu’ils se battent entre eux pour trouver un chef. Seigneur Aerion, nous avons le temps.
- Le temps !
C’était Sereth qui avait parlé, je l’ai tout de suite reconnu, parce qu’il n’y a que lui qui parle aussi méchamment.
- Le temps ! Nous n’avons pas le temps. Mon frère, ce que tu fais est folie ! Laisse donc les humains avec leurs problèmes, et occupes-toi des nôtres ! Et vous autres, vous qui ne dites rien ! Ne voyez-vous pas qu’il se préoccupe plus de ces humains que de notre peuple, que de vous ? J’en veux pour preuve qu’il est allé jusqu’à amener dans ce palais une petite humaine…
- Sereth, arrête immédiatement ! s’écria papa.
- … Une petite humaine, une gueuse qu’il fait passer pour sa fille, une humaine qui, en plus de n’avoir pas une goutte de notre sang est une fille de paysans incultes, de barbares qui lui ont juste appris à servilement servir leurs bas instincts bestiaux, la nuit. Tout ça parce que, au fond, notre roi a choisi pour fille non pas une humaine, mais une sous-humaine, une sale puta…
J’avais quitté ma position, je commençais à rebrousser chemin dans le froid couloir. J’avais les larmes aux yeux, mon père venait de crier comme je ne l’avais jamais entendu crier, et toute la foule s’était mise à bouger, à sortir dagues et couteaux, à se menacer et à s’injurier.
Au départ, je ne savais pas ce qu’il avait voulu dire dans ses paroles, et j’avais juste compris qu’il ne m’aimait pas et que ça faisait pleurer mon père. Par la suite, j’ai trouvé un grand livre, dans une bibliothèque très grosse. Dedans, il y avait pleins de mots, tous dans un ordre étrange, et avec des petites lignes juste après. Je ne savais pas lire, encore, jusqu’à ce que vienne Del’, et je ne pouvais y voir tout ce que j’y vois aujourd’hui.
J’ai connu Del’ un peu après ça. C’est moi qui l’appelle Del’, et lui, ça le fait sourire, parce que son vrai nom, c’est Deleth ek interum, mais que je trouvais ça trop long alors je l’ai appelé Del’, et que je trouve ça joli. Lui, c’est un petit elfe aussi grand que moi, très mignon qui m’a appris à lire et écrire. C’est papa qui me l’a présenté. Il a dit :
- Claire, j’aimerais te faire connaître ton oncle. Deleth, voici Claire. Claire, je te présente Delath.
Moi, j’étais gênée. D’abord parce que je ne savais pas ce que je devais faire, parce qu’avant, dans mon autre vie, on ne m’a jamais présentée à personne, et aussi parce que je ne pensais pas qu’un oncle puisse paraître aussi jeune que moi. C’était aussi un enfant, et j’ai fini pas le murmurer dans l’oreille à papa qui a éclaté de rire :
- Ne t’en fais pas. Il est encore jeune, mais il a, en vérité, connu bien plus de printemps que toi. Je lui ai demandé de t’enseigner nos arts, nos coutumes et mœurs pour que tu puisses nous comprendre.
- C’est pour que je ne sois plus différente ? j’ai dit…
J’ai regretté tout de suite, parce qu’il m’a regardé droit dans les yeux, d’un air mi-effrayé, mi-énervé, puis il m’a demandé :
- Qui t’as dit que tu étais différente ?
- Personne, j’ai vite ajouté, personne ne me l’as dit.
Il n’a pas insisté. D’ailleurs, Del’ est intervenu en ajoutant que ça ne faisait rien, qu’il était enchanté de me connaître, et puis il a fait une révérence que j’ai essayé de faire pareil mais que je suis tombée. Alors il m’a relevée et a commencé à parler, joyeusement, tout content, et j’étais contente avec lui. Papa est parti, sans que je le remarque, et j’ai commencé à apprendre.
Le jour même, je suis allée chercher le grand livre que j’avais trouvé, et je l’ai montré à tonton. Je lui ai demandé ce que c’était, et il m’a répondu que c’était un dictionnaire. Après, il m’a expliqué que tout les mots de ma langue étaient dedans, et il a sorti un autre gros livre avec tout les mots de la sienne. Enfin, il a posé un gros pavé au milieu des deux, et il ajouté que celui-là, j’allais devoir beaucoup m’en servir, parce qu’il contenait et les mots de ma langue, et ceux de la sienne. Je lui ai demandé si vraiment tout les mots étaient dedans, et il m’a dit que oui, parce que c’était lui qui les avait fait. Alors j’ai demandé ce que c’était une putain…
Ses yeux sont devenus tout rouges, comme son visage en fait, et il m’a prise par les épaules pour me demander, en étouffant la rage qui tentait de s’échapper de son visage :
- Qui t’as dit ça, d’où le sais-tu ?
- Je suis une putain, j’ai demandé ?
- Non, jamais ! Tu entends, tu n’en es pas une et ceux qui disent ça devraient avoir la gorge tranchée dans l’heure ! Surtout, n’écoute plus ces choses là. Si tu ne veux pas me dire qui et où, alors il sera comme tu le désires, mais personne n’a le droit de te dire ça, tu entends, personne !
Je ne croyais pas qu’il pouvait être en colère, mon tonton. Pourtant, là, j’ai vu qu’il pouvait. J’ai vite montré que j’étais d’accord, et lui, il m’a vite montré des images d’une bataille, et il m’a tout raconté dessus. Il voulait que j’oublie ce qui s’était passé, j’ai oublié. En fait, je n’ai pas oublié, j’ai accepté de ne plus en parler.
Ikha :
J’ai rencontré Ikha il y a trois jours. Je lisais un roman qu’un très vieil elfe avait écrit, et qui parlait des dieux et d’Isha surtout. J’ai appris à lire avec le temps, à écrire aussi. Je ne sais pas encore tout, mais je parle déjà la langue des elfes. J’ai voulu retourner dans le couloir, mais j’ai pas osé au dernier moment, parce que j’avais peur de ce que je verrais, et que l’on me voie. C’est pas bien d’espionner, je le sais, et je ne devais pas faire ce qui est pas bien, parce que papa serait pas content.
J’étais dans ma chambre, au milieu de tous les arbres que j’ai planté, et des nombreux autres livres qui traînent un peu partout, même que ça fait enrager Del’ et qu’il dit tout le temps : « Mais les livres ont une âme eux aussi. Regarde comme tu les blesses. » et qu’il ramasse un des livres et il le fait bouger comme une bouche et qu’il dit : « Regardez-moi, je suis un livre vivant, et j’aime pas être par terre, ça sent pas très bon, ma place est dans l’étagère ». Après, il remets le livre à sa place et il me regarde rire. Mais ce jour-là, c’est pas Del’ qui est venu, c’est Ikha, et il y avait mon papa avec elle.
Je ne l’avais encore jamais aperçue, et j’étais toute étonnée. J’ai couru voir papa, et il m’a prise dans ses bras, et puis il m’a serrée très fort. Après, il m’a embrassé sur le front, et il m’a reposée à terre. Il m’a dit :
- Claire, voici Ikha. Ikha, je te présente Claire, ma fille.
J’ai vu qu’il était pas tranquille, sa voix était pas comme d’habitude. Pourtant, elle, elle a sourit et elle m’a embrassé sur le front avant qu’il ne puisse l’arrêter, puis elle m’a gentiment dit :
- Salut, je suis Ikha. Tu sais que tu es très jolie dans cette robe ? Je suis très heureuse de faire ta connaissance.
Puis elle s’est remise droite et elle a regardé Aerion dans les yeux en s’approchant tout près, aussi près que moi quand je veux l’embrasser sur la joue. Lui, il est resté raide comme un pieux, et il a dit :
- Et bien, je suis content de savoir que vous vous entendez bien.
Puis, en s’adressant à moi :
- Claire, tu sais que ce soir, on va se balader en forêt toi et moi… Tu n’oublies pas, d’accord ? Ensuite, on ira tous manger ensemble.
- D’accord, j’ai dit.
Ikha aussi elle était d’accord, parce que quand il est parti, elle lui a vite déposé un baiser sur la joue, même que ça m’a fait rire, et puis elle lui a dit qu’elle le reverrait au souper.
On est restées toutes les deux seules dans ma chambre. J’ai pensé qu’elle allait partir aussi, et je suis retournée lire mon livre, mais elle est accourue vers moi, et elle m’a prise par le bras en me faisant mal. J’ai voulu crier, mais elle m’a menacée en prenant le bas de ma tête dans sa main et en serrant. J’ai pleuré, mais j’ai pas crié. Elle a dit :
- Si tu essaies de me le voler, tu vas avoir des problèmes. Il est à moi, tu entends, il est tout à moi et il a toujours été à moi. Toi, tu n’es rien, pas même sa fille, rien. Bientôt, on te fera chasser de la forêt, et tu pourra retourner chez tes parents où vous vous amuserez tous ensemble, sale humaine !
J’ai rien répondu. J’avais peur, j’avais mal, et elle m’a lâchée. Juste avant qu’elle ne quitte ma chambre, je lui ai crié :
- Vous êtes méchante !
Elle s’est retournée et elle m’a murmuré avec une voix très désagréable, pareille que celle qu’on utilise pour se moquer :
- Oui, je suis méchante, et si tu essaies encore de t’approprier mon futur mari, tu vas l’apprendre à tes dépens. Tu n’es qu’un passe-temps pour lui, bientôt il reconnaîtra ses sentiments pour moi… Alors ne me défies pas !
Ensuite, elle est partie, et moi j’ai beaucoup pleuré, jusqu’à ce que Del’ il vienne et me trouve en larme sur mon lit. Il m’a relevée et m’a demandé :
- Pourquoi pleures-tu ?
Il a voulu sourire, mais il a compris que ça ne servait à rien, c’était plus qu’un simple bobo. Moi, je lui ai rien répondu, j’ai compris que si je parlais, j’allais avoir des problèmes. Je ne voulais pas avoir de problèmes, je voulais juste mon papa. J’ai refondu en larme, et Del’ m’a serrée dans ses bras en me disant qu’il était là, et que tout allait bien. S’il avait su, il n’aurait pas dit que tout allait bien.
Je suis allée rejoindre mon père pour qu’on se balade, et j’ai fait semblant de rien. Lui, il a rien vu et on s’est bien amusés. Après, on est allé dîner. Quand je suis entré dans la salle, j’ai vu que Sereth et Ikha étaient déjà à table, ainsi qu’oncles Kal’ et Del’. Ikha m’a fait un grand sourire. J’ai regardé mon père et je l’ai supplié de me laisser retourner dans ma chambre. Il m’a demandé pourquoi, et moi je lui ai dit que j’avais pas faim. Il m’a laissée m’en aller. Je crois pas qu’il m’aie crue, je crois qu’il a juste vu que je n’arrivais plus à retenir mes larmes. Au moment où j’ai franchi la porte, j’ai entendu La voix de Sereth qui disait :
- Alors ta fille ne reste pas ? Quel dommage, je n’aurais personne pour me verser le vin…
Au bruit, j’ai su qu’il y a dû y avoir de l’agitation, mais j’ai pas fait attention. Je pleurais, je pleurais plus qu’il n’était possible de pleurer et je voulais mourir pour que plus personne dise du mal de moi. Je suis entrée dans ma chambre, et j’ai couru vers Maki. Je l’ai sorti de son nid, et je l’ai serré très fort contre moi. J’ai dû rester très longtemps comme ça, parce que bien plus tard, papa est venu dans ma chambre, et je n’avais pas bougé. Il ne voyait que mon dos, et ne pouvait pas comprendre que j’étais éveillée. Moi, j’ai fait comme si je dormais. Je savais qu’il voulais des explications, et moi, je voulais rien lui dire, je voulais pas lui faire de la peine. Il a hésité, puis il a refermé la porte, et moi j’ai fermé mes yeux. Après, papa ne m’a jamais demandé ce qui s’était passé, et moi je lui ai jamais dit. J’avais juste compris que je dérangeais mon papa, et qu’il fallait que je me fasse toute petite.
Depuis, à chaque fois que je sens que je vais croiser Sereth ou Ikha, je m’arrange pour ne pas les voir. Ils ne me rencontrent jamais, et ils ne me font plus de mal. Je retourne par moment dans le couloir, je n’ai plus peur. Je sais que c’est le seul moyen que j’ai de savoir ce qui se passe, même si je comprends pas toujours tout. Hier, pourtant, j’ai compris. Papa a dit qu’il était temps, et qu’il fallait partir à la guerre. Il a donné des ordres à des personnes, et tout le monde est parti. Ce matin, papa est venu, et il m’a dit qu’il devait s’en aller régler des affaires urgentes, et il m’a demandé d’être sage. J’ai répondu :
- Bien papa.
Il n’a pas besoin de savoir que je sais, et je ne devrais pas savoir. Pourtant, je sais, j’ai lu et Kal’ m’a expliqué :
À la guerre, on meurt.
La guerre :
Papa est partit depuis deux jours. Ce fut très beau comme départ. Il était entouré par plein d’autres elfes, et tous chantaient et riaient, et marchaient sur un tapis de fleur. Papa portait celle que je lui avais offert la veille. Je lui avais donné en disant :
- Tiens papa, ça s’est pour que tout se passe bien.
Il m’avais répondu :
- Mais tout se passera bien, tu verra. Ce n’est qu’un simple voyage.
J’aurais dû lui dire, mais j’ai de nouveau pas voulu. Maintenant, le palais semble vide. Les couloirs ne sont plus agités du pas des gardes, et il n’y a presque plus de chevaux dans le pré, seulement Daki. Je vais la voir parfois, mais elle est triste elle aussi : elle ne veut plus me parler.
Tonton Del’ est parti lui aussi, mais pas dans la même direction que les autres. Il m’a dit qu’il devait essayer de trouver une pierre sacrée. Je lui ai dit que ici c’est pas les cailloux qui manquent, mais il m’a dit que c’était pas la même chose. Au fond, je m’en fichais, mais comme Kal’ est aussi partit, j’ai pas voulu que lui m’abandonne. Il a deviné et a ajouté qu’il ne serait pas long. Ensuite, il a pris une monture et il s’en est allé.
Depuis, je suis seule dans le palais, et je m’ennuie un peu. Je continue à lire, mais je ne fais pas attention à ce que je lis. Les mots m’importent peu, je voudrais juste retrouver mon papa dedans. Il me manque vraiment : j’espère que la guerre sera courte.
Sereth est resté au palais. Ikha aussi. J’ai demandé à Del’ et il m’a dit que les deux sont mariés. J’ai demandé ce que ça voulait dire, et il m’a expliqué que ça voulait dire qu’ils s’aimaient. J’ai demandé alors pourquoi Ikha elle aimait mon père. Il a été gêné, et il s’est contenté de me dire qu’elle faisait semblant.
Cet après-midi, je vais rejoindre Daki, j’ai rendez-vous avec, on doit essayer de sauter par dessus un très gros rocher qu’on a encore jamais réussi à sauter. Elle ça lui fait peur, mais moi je lui ai demandé d’essayer, et elle a dit d’accord. J’espère qu’on va réussir, Daki est vraiment gentille, elle le mérite.
Je suis retournée à la fontaine, parce qu’elle m’attire beaucoup. J’ai bu son eau, c’est très bon. Je reviendrais me baigner dedans une fois, juste pour voir. Je comprends pas pourquoi les autres l’évitent… Maintenant, je vais vite retourner me changer dans ma chambre avant de rejoindre Daki. Je lui amènerai à manger, elle aime bien manger, et puis Kal’ est plus là pour m’empêcher de lui faire plaisir.
À présent, je connais les couloirs par cœur, en tout cas ceux qui mènent de chez moi à la fontaine et de la fontaine à chez moi. Il me suffit de tourner à gauche, puis à droite, de longer toute une série de portes et de monter un ou deux escaliers. J’aime bien ce chemin, parce que d’habitude ni Ikha ni Sereth n’y sont, et je ne risque donc pas de les croiser. C’est pour ça que mon cœur bat plus vite, parce que je viens de les voir, ils sont là avec pleins d’autres elfes, ils sortent de ma chambre…
J’attends impatiemment qu’ils soient partis, et je coures jusque chez moi. Je sais pas pourquoi, mais je suis sûr qu’ils ont fait quelque chose de mal, c’est pas normal qu’ils soient là. Je pousse ma porte et j’observe. Ils ont tout renversé, ils ont arraché les pages des livres et déraciné les arbres. Mon lit est complètement lacéré de part en part, un cadavre de bois dans un décor d’apocalypse. J’ai un pressentiment… D’un bond, j’atteint la cage de Maki. J’arrive trop tard. Je relève son corps tout jaune, encore chaud, et je le presse contre mon cœur. Ma robe est toute tachée de son sang, mais je m’en fiche. J’essaie de le faire chanter, de le faire voleter comme à son habitude, mais il arrête pas de retomber sur le sol. Mes joues sont toutes mouillées et je vois trouble. Je ne sais pas pourquoi, mais je viens de comprendre que Maki ne chantera plus. Dans mon esprit, un autre doute vient, une sorte d’enchaînement logique, un pressentiment plus affreux encore. S’ils s’en sont pris à Maki, ils n’hésiteront pas à…
Je dépose vite un dernier baiser sur le front de mon oiseau, je le dépose au milieu de mon lit et je sors de ma chambre en courant. Vite, je descend deux escaliers, je franchis un grand porche, je saute littéralement les marches qui mènent au pré et je débouche là où sont tout les chevaux. Je m’arrête alors, haletante. Daki est là, elle mange, insouciante, l’herbe verte qu’il y a partout.
Je m’approche, elle vient à ma rencontre, je lui saute à l’encolure et elle se couche pour m’accueillir plus confortablement. Que je suis contente ! Je pleure, et elle, elle comprend pas, mais je pleure quand même. Dans mes sanglots, je répète sans arrêt « tu n’es pas morte, tu n’es pas morte » et elle rit. C’est bon de l’entendre rire. Elle me lèche le visage, et moi je ris aussi. Et puis je me rappelle Maki, et je dis à Daki :
- Tu sais, Sereth et Ikha, ils ont tué Maki.
Elle me regarde, elle ne comprend pas. Moi non plus. Je me prends même à penser que j’ai rêvé, que rien n’a changé dans ma chambre. Je regarde autour de moi, et rien ne bouge. Non, c’est pas possible que ma chambre aie été dévastée. Daki elle est d’accord, et je monte sur son dos. Elle a envie de jouer, mais moi pas beaucoup. J’ai peur, peur que ce soit vrai, peur parce que papa est pas là, peur parce que je suis encore trop jeune pour ne plus avoir peur.
Daki veut savoir si je suis d’accord d’essayer de sauter le gros rocher. Au fond oui, j’ai envie, parce que si on réussit ça, alors tout est possible.
On prend de l’élan, on essaie de voir si c’est faisable, et puis on fonce. La pierre se rapproche, on va bientôt y être, on va bientôt y être… Mais Daki prend peur, elle tourne et elle retourne au lieu de départ. Je la gronde légèrement :
- C’est pas bien Daki, faut pas avoir peur, moi j’ai pas peur.
C’est faux, je suis terrifiée, mais je veux pas lui dire.
On se remet en position, la pierre est droit devant. Juste au moment où je lui donne le signal, je commence à m’apercevoir que c’est pas possible, on passera jamais. Mais Daki veut rien entendre, elle court comme elle a jamais couru, elle fonce plus vite que le vent, plus vite que j’ai jamais vu un cheval courir. Moi, je m’accroche tant bien que mal à sa crinière, et je crois que je dois lui faire mal tant je serre pour pas tomber. Pourtant, elle accélère encore. Y a plus de paysage, tout défile trop vite, bien trop vite. On a sauté, on s’est envolé, nos têtes ont frôlé les étoiles. J’ai bien cru qu’on était mortes, mais les sabots de Daki ont très vite retouché le sol, et on a continué sur quelques mètres avant de s’arrêter. J’ai retourné mes yeux vers la pierre, elle était encore là, immobile, mais on l’avait vaincue, on avait sauté par dessus !
On a fait trois tours du pré pour fêter ça, et à chaque tour Daki elle a fait une ruade devant la pierre, pour la narguer. J’ai beaucoup ri, parce que j’aime bien quand Daki elle fait une ruade, ça fait des gargouillis dans mon estomac. Enfin, on est revenu vers la porte qui mène au palais et l’abreuvoir pour Daki. C’est qu’elle avait soif. Je suis descendue, et je l’ai laissée boire. Au moment où j’ai retourné la tête pour partir, je suis rentrée dans Sereth. Il m’a regardé d’un air méchant, et il m’a projeté dans la boue. Y avait pleins de gardes avec lui, et Ikha aussi. C’est elle qui est venue sur moi, et qui m’a tapée. Un moment, elle a relevé ma tête, et j’ai vu les gardes qui effrayaient Daki avec leur lances. J’ai crié, j’ai supplié, mais ils ont continué, et Sereth a tiré une flèche qui est entrée dans le flanc de mon amie. Elle a beaucoup pleuré, et moi j’ai voulu que ça cesse, mais Ikha m’a retapée et elle m’a dit :
- Ton amie le cheval va payer pour toi, chienne d’humaine, et dès qu’Aerion aura cessé de s’intéresser à toi, c’est toi qu’on va saigner, comme ça !
Et elle m’a retournée la tête vers Daki qui était dans l’herbe, couchée et qui pleurait encore. Sereth s’est approché d’elle, il souriait, il lui faisait peur. Il a levé un grand couteau dans les airs, puis il a tranché la gorge de Daki, et plein de sang s’en est échappé. J’ai encore crié, mais ça a servi à rien. Ni mes larmes ni mes cris ne pouvaient la sauver. J’étais là, et Daki allait mourir. Sereth l’a frappée encore six fois, et puis il a arraché ses yeux. Ensuite, il est venu vers moi et il m’a donné un coup de pied. Les autres gardes aussi ils m’ont tapée et je serais morte aussi si d’autres soldats n’étaient pas venus.
Lorsqu’ils furent enfin là, j’étais couchée dans la boue, la bouche en sang, en larme. Ils m’ont relevée, et j’ai demandé où était Daki. L’un des garde m’a jeté un regard plein de pitié et il a dit :
- Daki est partie faire un long voyage, elle ne reviendra pas.
J’ai demandé, avec une toute petite voix parce que j’avais du mal à parler :
- Et papa, il va revenir ?
Il n’a pas répondu. Depuis, je me prépare au pire. Ma chambre a été réparée, mais les arbres sont encore par terre, ils n’ont pas repoussé. Je ne sais pas ce qu’ils ont fait de Daki, mais j’ai caché Maki dans le couloir, pour que personne le trouve. Je vais m’y cacher aussi, parfois, lorsque j’entends du bruit derrière la porte.
L’exil :
Je suis dans ma chambre, dans mon lit, je fais semblant de dormir. Papa est parti depuis plusieurs jours déjà, et je ne sors plus de chez moi, même pas pour manger. Les gardes ne savent pas trop quoi faire et aucun d’eux ne veut discuter avec moi. De toute façon, moi non plus. On m’a tout de même dit que Del’ doit revenir aujourd’hui. Je préférerais mon papa.
Il y a plein de bruit dehors, de l’agitation, des cris, énormément de confusion. Cela fait au moins trois minutes qu’ils crient et se bousculent. J’ai voulu aller me réfugier dans le couloir, mais j’ai pas osé bouger de mon lit. Sous la couverture, au moins, je me sens invincible, en sécurité, aussi au chaud que dans les bras d’un ami.
Pourtant, dans ma tête, c’est clair. Sous peu, Sereth va venir, il va prendre son couteau, et il va m’égorger. Cela ne me fait pas tellement peur, ce ne sera qu’un mauvais moment à passer. Je trouve juste que c’est long d’attendre la mort. Vais-je périr comme Maki, écrabouillée, saignée à blanc, ou vont-ils être plus soigneux, et m’égorger comme Daki ? Qu’importe ? Cette nuit, j’ai fait un rêve…
J’étais dans ma chambre, comme ce matin, et je voulais pas dormir. Je sentais que quelque chose allait pas bien aller, et je grelottais malgré la couverture. Il faisait sombre, et c’est pour ça que j’ai vu la porte s’entre-ouvrir. Une raie de lumière est passée dans l’ouverture et une ombre l’a coupé un moment. Quelque chose était entré dans ma chambre. Tout de suite, j’avais plongé sous mes couvertures, dans mon petit royaume à moi. J’ai beaucoup pleuré, j’avais peur. J’ai attendu très longtemps, jusqu’à ce que j’aie plus peur, et j’ai ressorti la tête. Il faisait toujours nuit, pas un bruit n’était audible, mais j’ai vite vu que la porte était encore ouverte… Avant que j’aie pu faire quoi que ce soit, Ikha est apparue devant moi. Elle tenait un grand poignard dans la main, et elle avait la crinière de Daki à la place des cheveux. Elle m’a crié :
- Viens, on va jouer…
Et elle m’a sauté dessus et m’a menacée du couteau. Ensuite, elle a voulu enlever sa robe, comme avant que je ne sois avec papa, et elle a continué à crier :
- On va jouer, tu vas voir…
Je pleurais, et j’implorais papa de venir me sauver, mais il voulait pas. Soudain, Sereth est apparu, et il m’a montré la tête de papa qu’il tenait par les cheveux. Il y avait un peu de sang au coin de la bouche, et il bougeait pas. J’ai poussé un grand hurlement et me suis débattue de toute mes forces. Je suis tombée du lit et je me suis réveillée. Il n’y avait personne dans ma chambre, la porte était fermée. J’ai commencé à crier un peu, pour faire venir papa, et je me suis rappelée qu’il n’était plus là, ni lui ni mes oncles. J’était seule, personne ne viendrait me réconforter. Je pensais à Maki, et je pensais que je devais être forte pour qu’il soit fier de moi. Alors j’ai arrêter mes larmes, même si c’était dur, et je suis remontée dans mon lit. Mais j’ai pas fermée l’œil jusqu’à maintenant, surtout pas depuis que les bruits ont commencé.
Ça y est, ils arrivent, ils viennent me chercher, je les entend qui se dirigent vers moi. Vais-je crier, vais-je implorer ? Quelque chose en moi me dis que je ne dois pas, mais je sais que je suis trop jeune pour être brave.
La porte s’ouvre en un grand fracas, et c’est oncle Del’ qui entre en courant. Il paraît essoufflé, je n’y fais pas attention, je suis trop heureuse de le revoir après tout ce qui s’est passé. Je lui saute au cou, je l’embrasse, je lui dis qu’il m’a manqué, je commence à lui parler de Maki, de Daki, de ma chambre et de mon cauchemar, mais il m’interrompt pour me dire :
- Moi aussi je suis content de te revoir, mais nous avons peu de temps devant nous. Viens vite, nous devons partir.
J’ai pas compris, mais il m’a prise par le bras et ma tirée vers la porte. C’est là que j’ai su que je n’allais pas revenir. J’ai crié et je me suis échappée de son bras. Il a voulu me reprendre, mais je lui ai dit qu’il fallait que je prenne quelque chose. J’ai soulevé le tapis, j’ai ouvert la trappe et j’ai récupéré le corps de Maki. Je ne voudrais pas qu’ils le jettent dans une fosse ou le mangent, comme Daki…
Après cela, je laisse oncle Del’ me guider dans les couloirs du palais. On passe par pleins d’endroits que je ne connais pas, et il ne prend pas le temps de me dire où on est. Il faut courir, surtout pas s’arrêter. Del’ dit que c’est un jeu, mais il ne rit pas, juste quelques vagues sourires qui ne cachent pas sa peur. À un moment, on tombe sur une salle et on voit des gardes qui se battent entre eux. Certains ont des bandeaux rouges autour de leur casque. C’est pas joli, et ils ont pas l’air gentils… Nous passons très vite devant cette scène.
Après quelques détours, je commence à me plaindre, parce que mes pieds me font mal, mais tonton veut pas s’arrêter. Nous débouchons sur une sortie que je n’avais jamais vue et il me pousse dans un petit carrosse doré entouré par des soldats qui n’ont pas le bandeau. Il monte aussi et fait un signe de la main. Directement, toute notre troupe se met en marche, et beaucoup de cavaliers nous rejoignent en chemin. Lorsque je demande à oncle Del’ ce qui se passe, il me répond qu’il voulait partir au plus tôt pour aller passer des vacances dans une petite forteresse très au nord. Je ne le crois pas, mais je ne vois pas ce qui peut se passer d’autre. Je lui demande :
- Je vais revoir papa là-bas ?
Il me regarde d’un air triste, il hésite, je vois ses lèvres qui s’entre ouvrent mais qui se referment tout de suite et il finit par prononcer, avec un petit sourire forcé :
- Oui, c’est ça, il va nous rejoindre là-bas.
Je suis contente, je vais revoir papa, il va tout arranger. Je me mets à la fenêtre et j’observe les arbres et les cavaliers qui nous accompagnent. J’ai encore de la peine pour Daki et Maki, mais je me sens libre ici, et je vais revoir papa. Je me met à rire, et l’un des gardes qui me regardait me sourit lui aussi. La forêt est magnifique, et même le soleil sourit.
Retraite :
Nous sommes arrivés il y de cela deux semaines dans cette petite demeure. Je la trouve plus jolie que le palais. Là-bas, tout le monde se bat, et les méchants rôdent dans les couloirs. Ici, tout le monde est gentil et je peux attendre papa.
Pour cela, je passe chacune de mes journées sur le grand balcon. De là, on voit très loin sur le chemin par où Del’ m’a dit que papa passerait et le muret est très pratique pour se coucher. Tonton ne veut pas que je me couche dessus, mais c’est long, parfois, d’attendre et il me faut aussi me reposer. Pour manger, un garde m’apporte une assiette. Souvent, je ne mange pas, seulement quand j’ai très faim. Cela fait deux semaines et si beaucoup d’elfes sont arrivés par le chemin, pas un seul n’était papa.
J’ai passé la première semaine seule au balcon, mais depuis un moment, un des gardes reste avec moi, il regarde le paysage avec moi, et je sais pas ce qu’il y cherche. C’est lui qui m’apporte le dîner, et comme ces temps j’ai très faim, je suis toujours heureuse de le voir venir. Mais je ne mange pas tout le temps ce qu’il m’apporte. Parfois, il m’observe, et quand je veux le regarder, il détourne la tête.
Alors c’est moi qui l’observe. Il est jeune, son visage est très doux et toute son attitude a l’air gentille. Quand il regarde l’horizon, ses yeux restent très fixes, jusqu’à ce que je ne le regarde plus. Là, je sais que c’est de nouveau moi qu’il fixe.
Je l’aime bien, au fond, je me sentais seule. Hier, il m’a demandé ce que j’attendais à ce balcon, et je lui ai répondu que j’attendais mon père. Il m’a regardée tendrement, et puis, avec une voix toute douce, il a répondu : « Oui, on espère tous qu’il reviendra… »
Je lui ai toujours pas demandé ce qu’il cherchait avec moi, et j’ai fini par croire que c’était aussi papa. Pourtant, au fond, je sens qu’il est là pour autre chose…
Tout le reste du temps, je mange, j’apprends avec Del’, ou je dors. J’apprends beaucoup, je mange peu et je dors le moins possible. À chaque fois que je dors, je vois Daki poignardée, et son fantôme vient gémir devant moi, et moi j’ose pas la toucher, la caresser. Et elle, elle gémit encore plus, elle me supplie de lui prodiguer mes caresses, mais moi, j’ai trop peur. Chaque matin, je m’éveille en pleurs, je ne l’ai encore jamais touchée, elle est trop sale avec tout ce sang.
Del’ a voulu savoir ce qui se passait, mais j’ai pas trouvé les mots. De toute manière, je ne me rappelle plus tout. Je sais que Daki est morte, et que Maki aussi. Je sais qu’on est partit et que papa doit venir. C’est tout ce que je sais. Je le lui ai dit, mais il ne veut pas me croire. Pourtant, à chaque fois qu’il veut me le reprocher, il s’arrête, il regarde en l’air, une petite larme se forme sous son œil et il recommence à parler normalement, en oubliant de me gronder.
Hier, l’elfe n’est pas venu au balcon. Au début, j’ai pas fait attention, mais au bout d’un moment j’ai arrêté d’attendre papa et j’ai regardé s’il ne venait pas. Très vite, je suis retournée sur le muret. À la fin de la journée, il était toujours pas venu, alors je suis partie. Je n’ai compris que ce matin que ce jour-là, ce n’était pas papa que j’attendais… J’ai été très malheureuse, mais aujourd’hui, il est venu. Il s’est excusé, il a dit qu’il avait été empêché, et il a commencé à regarder le chemin. J’ai rien dit, j’ai sourit et j’ai aussi regardé. J’aime attendre papa avec lui…
Maintenant, je vais me coucher. Demain, Del’ vient me chercher. Il m’a dit qu’il ne pouvait pas encore tout prévoir, mais que demain il allait se passer quelque chose. Qui sait ? Peut-être qu’il va me rendre mon père ?
Retour aux sources :
Il pleut… C’est bizarre, à chaque fois que je suis triste, il pleut. Je vois pas à travers la vitre, et Del’ veut pas me parler. Je sens qu’il est triste, il veut pas me dire pourquoi… Et puis, je sens que cela me dépasse, que quelque chose de tellement horrible se passe que l’on ne peut que se taire.
Alors je me tais.
Les cahots nous soulèvent, nous bousculent, nous projettent l’un contre l’autre. Je ne me plains pas, je fixe le sol, comme Del’. Je repense au jeune elfe par moment. J’ai pas eu le temps de lui dire au-revoir, il sera triste… Et puis, avec qui il va pouvoir attendre ? Je sais pas pourquoi, mais j’aimerais bien qu’il m’attende au bout du chemin, et là on attendrait papa. Si seulement Del’ me disait où on se dirige, si seulement il voulait bien me parler un peu…
Finalement, je n’y tiens plus, il faut que je sache :
- Tonton ?
- Quoi ?
Il a l’air si fatigué… Je n’aurais pas dû parler, non… Mais c’est trop tard, il faut que je termine, et puis, je veux savoir.
- Où on va ?
Je crois que des yeux aussi désespérés, ça existe pas ailleurs dans le monde, et ça jamais pu exister. Quand on me regarde comme ça, je tiens pas, je pleure aussi. On s’étreint, il me console un peu. Je crois même qu’il a esquissé un sourire. Mais quand on se sépare enfin, il voit dans mon regard que je veux toujours savoir. Il accepte et il parle :
- Je ne peux pas tout te dire, c’est compliqué… L’important, c’est que je vais te mettre en sécurité, chez un ancien ami. Il va prendre soin de toi pendant un certain temps. Après, je reviendrai te chercher… Mais surtout, tu ne devra jamais dire d’où tu viens et qui tu es. Tu dira juste que tu t’appelles Claire, d’accord ? Si on te demande qui est ton père, ou ta mère, tu répondra que tu n’as ni père ni mère, d’accord ?
- J’ai un père… je réponds.
…
Il a pas répondu. Del’, il est capable d’être là un moment, et juste après il est plus là, il s’est envolé et on peut pas le réveiller, même si ses yeux sont ouverts. C’est pour ça que je sursaute quand il reprend…
- Oui, tu as un père, mais eux ne doivent pas le savoir, et surtout pas que tu as vécu avec nous, les elfes, tu comprends ?
- Non, je réponds.
Pour une fois, c’est faux. J’ai compris, c’est normal, j’ai compris parce que j’ai été une humaine parmi les elfes, et que je ne dois pas être une elfe parmi les humains. Mais tonton peut-il seulement accepter que je comprenne ? Le puis-je moi-même ?
- Ce n’est pas grave. Promets-moi de ne jamais en parler, c’est très important !
- Je promet, je dis.
Après ça, il m’explique que son ami tient une sorte de collège et que je vais avoir des cours avec d’autres enfants, qu’il allait essayer de revenir de temps en temps mais que je serais beaucoup livrée à moi-même mais que son ami allait veiller sur moi et que donc j’avais pas à m’en faire. Il faut que je sois courageuse, il dit, mais je sais à peine ce qu’est le courage. Il m’a beaucoup raconté les histoires des héros qui ne tremblent pas devant l’ennemi, mais ce sont des histoires, et moi je ne veux pas combattre l’ennemi. Le reste du voyage se passe tristement, dans le silence. Je profite de ce que Del’ parle pas pour me demander ce qui va m’attendre là-bas…
Je vais rencontrer d’autres comme moi, et puis, je serais chez un ami… Au fond, tout ne va pas trop mal. Alors pourquoi Del’ il est aussi inquiet ? Enfin, après plein d’heure de voyage que j’ai cru qu’il finirait jamais, on arrive. Je le sais parce que Del’ a fait se stopper notre véhicule. Je regarde par la vitre, et j’aperçois un grand bâtiment très sombre et très gros. Un éclair passe dans le ciel, et avec la lumière je vois le mauvais état des lieux. On ne dirait pas une maison, mais une prison.