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"Depuis quand, Maître, les pensées que tu projettes par ce passage, les pensées de tout ce que tu as vu hors du dôme, sont-elles devenues des conjectures ?"

L’Androïde.


La Cité des Automates

 

1.

 

On n’entendait plus que le bruit de la plume griffant frénétiquement le papier. Ça durait quelques minutes, parfois moins, puis ça s’arrêtait. Pour reprendre de plus belle, avec un empressement renouvelé.

Ce qui le fascinait, quand il avait la patience de regarder et d’écouter, c’était ces pauses. Parfois extraordinairement longues. C’était, le plus souvent, à l’issue des plus longues que l’automate se mettait à se frotter les tempes avec une régularité et une insistance maladives.

L’air de dire : "Ça va pas. Ça va pas ça va pas !"

Et, à chaque fois, le morceau de papier disparaissait dans les pans bruns et malodorants de son vieux pardessus.

On ne le revoyait jamais.

A chaque fois, l’ermite se demandait ce qu’il y avait, sur ce morceau de papier. La question flottait un moment, puis elle s’évanouissait comme l’androïde s’en allait. Pourquoi ne la lui avait-il jamais posée ? Il ne savait pas bien.

Il se gratta longuement la barbe, s’arrêtant de temps en temps pour examiner ses doigts, pensivement. Puis recommençait, regard absent.

Merde, alors. C’était quand même pas normal.

Sa main retomba sur sa cuisse, avec un petit bruit mou, inerte ; ses yeux verts se braquèrent à gauche, sans regarder rien de précis. Puis sa tête suivit, un peu après, se tournant de quelques degrés dans la même direction.

Il réfléchit.

Puis se tourna vers la droite, là où se dirigeaient ses pensées laborieuses : vers le passage, trou noir et ovale dans la pierre brune, où s’était engouffrée la forme encapuchonnée de l’automate.

"Et puis merde, tiens", marmonna-t-il. Il resta assis, dans son fauteuil rouge, maussade, et réactiva ses hologrammes. Mais il ne leva même pas les yeux, cette fois-ci, vers les silhouettes de lumière qui dansaient dans l’air, autour de lui ; il avait l’air de s’ennuyer, avachi devant sa console, tout seul au milieu du dôme, de l’obscurité.

Et les spectres lumineux, indifférents, s’agitaient, sans jamais s’arrêter, dans le silence.

 

A travers la brume : une fourmi reine, énorme et blanche, de longues ailes brillantes le long de son corps. Elle grimpait avec peine, sans se décourager, un long brin d’herbe, qui pliait et se balançait sous son poids. Ce qui la faisait glisser, mais jamais elle ne lâcha prise. Elle dût s’y reprendre plusieurs fois ; et ce n’est qu’une fois parvenue à l’extrêmité du brin d’herbe, bien cramponnée, qu’elle s’envola. D’un seul coup. Le brin d’herbe, secoué par cet envol soudain, trembla follement, d’abord, puis de plus en plus lentement, seulement remué par le vent.

Et la reine réapparut ; brutalement, elle était là. S’y accrochant et luttant de nouveau.

Et la scène se rejoua, précise, identique, sur le même brin d’herbe transparent.

L’escalade laborieuse et muette, l’envol.

L’escalade, l’envol. Encore, encore...

La nuque comme de la pierre, les jambes lourdes ; les angles durs du fauteuil qui l’avaient cruellement lacéré, toute la nuit, pendant son sommeil.

Il baîlla longuement, étirant ses longs bras blancs et maigres, faisant jouer ses poignets ankylosés et craquer ses doigts, poings fermés.

"Oh putain !..."

Il se leva, mal fichu, tout engourdi et endolori, passant à travers une partie du grand hologramme qui tournait en boucle depuis la veille. Il se frotta l’oeil droit, très fort, regarda avec indifférence les traits lumineux que la représentation fantôme projettait sur son ventre ; parut réfléchir à ce qu’il allait faire ensuite, poings sur les hanches, tête baissée.

L’androïde était là, assis contre la paroi voûtée du grand dôme, à gratter son morceau de papier, l’air farouche. Il s’asseyait toujours au même endroit : de façon à voir le Marionnettiste d’un côté, et ses fantômes de l’autre. Il ne levait pourtant les yeux que pour réfléchir, et ceux-ci alors ne voyaient rien, ne regardaient rien que le Vide qu’ils peuplaient.

La reine fourmi s’envola à travers le bras droit de l’ermite. L’ermite regardait l’androïde.

Il se gratta la barbe, tout abruti de sommeil ; il n’en finissait pas de se réveiller. Même quand, par le passage, résonnèrent faiblement les échos de bruits de pas, tout en bas de l’escalier, il resta là, debout dans son hologramme, la tête tournée vers l’automate encapuchonné. Mais il était difficile de dire s’il était encore en train de l’observer ; ses pensées semblaient connaître de longs flottements, semblables aux longues pauses rythmant le travail secret de l’androïde. Et quand celles-ci survenaient, ces deux-là se dévisageaient sans se voir, alors que les échos lointains continuaient de monter l’escalier.

Quand, tout-à-fait réveillé, l’ermite se sortit de sa torpeur, il se tourna à demi, vers la pénombre béante du passage, vers les bruits. Impossible de dire si ceux-ci avaient fini par le tirer de sa non-rêverie, ou s’il ne les entendait maintenant que parce qu’il en avait émergé. Mais ils étaient là ; et il ne les avait pas entendus venir.

Son front se rida, des plis soucieux cernèrent ses yeux durs et fatigués. Ses yeux soudain fixes, au-dessus d’une main bleue qu’il avait portée à son menton.

Quelqu’un. Quelqu’un, quelqu’un quelqu’un !

Il dégluttit. Plusieurs fois, comme si ça passait pas. Et puis, lentement, les bruits de pas faiblirent, ne faisant plus que chuchoter, faisant tendre l’oreille, jusqu’à ce que l’oreille n’entende plus rien, et qu’on se souvienne du reste de son corps.

Longtemps, longtemps après la mort du dernier écho traînant, l’ermite mit fin à son immobilité fébrile et inquiète, en avalant sa salive, un dernier coup. Il regarda l’androïde, par-dessus son épaule, l’androïde qu’écrivait toujours, tête baissée, puis le passage, noir, devant lui.

Il se massa le front ; il avait le regard hagard, la bouche ouverte, à l’intérieur de laquelle sa langue tâtait ses dents, d’un côté, puis de l’autre, comme en réponses à ses hésitations. Des hésitations qui suintaient de sa solitude, qui lui tordaient les tripes. Des réticences peureuses qui se mélangeaient avec des envies exaspérées de... de sortir ! Les yeux du Marionnettiste se levèrent à nouveau vers ce trou noir, froid, inquiétant. Inquiétude. Et quoi au-delà ? Y aller, et voir quoi ? Tout ce qu’il avait pu imaginer, au-delà de cette obscurité !

Tellement, tellement longtemps qu’il ne s’était pas enfoncé dans cette gueule de pierre, qu’il n’avait pas promené son univers hors de ce dôme, de ce dôme qu’il ne voyait plus à force de regarder... Si loin si loin dans ce qui était déjà le passé, si loin que le souvenir de l’autre côté des ténèbres s’en était désagrégé, lentement, doucement. Depuis quand se dressait cet échaffaudage de crainte dans son esprit poussiéreux, cet échaffaudage autour de la mémoire branlante des images et des bruits ?

Griffures sous le stylet argenté dans la main argentée de l’automate : Depuis quand, Maître, les pensées que tu projettes par ce passage, les pensées de tout ce que tu as vu hors du dôme, sont-elles devenues des conjectures ? L’androïde relève ses yeux, ces yeux qui ne regardent rien.

L’ermite se mordit la lèvre.

Détourna les yeux de ses questions, les leva vers cet espace plus noir que la pénombre.

Il retourna à son fauteuil, avec sa démarche de traînard un peu pressé, en retenant sa respiration. Il ne la relâcha qu’une fois assis. Et c’était celle d’un homme qui vient de s’engueler, las d’argumenter pour rien.

Il y resta longtemps, ramassé comme un sac, à rien faire, sans vraiment réfléchir à quoi que ce soit, à se remettre de ces bruits de pas.

 

Maintenant, quand il s’ennuyait, quand il se sortait la tête de ses hologrammes pour retourner à l’ennui, il tendait l’oreille. A attendre rien du tout, en se mordillant pensivement le dos de la main, avec ses yeux à faire peur, ses yeux grand ouverts et qui ne regardaient rien du tout.

Et au bout d’il-ne-savait-combien-de-temps, la torpeur finissait toujours par devenir douloureuse, ses muscles figés se contractant sur lui comme un étau sous sa peau. Il fallait revenir à lui, s’étirer et puis, en soupirant encore une fois, se remettre à élaborer des fantômes.

Ça faisait oublier les courbatures, un peu. Il n’y avait pas de miroir sous le dôme, mais l’ermite savait combien il était bossu et rabougri maintenant, combien ses articulations rouillées le faisaient souffrir, avec quelle pauvre joie résignée il accueillait sous lui le contact morne de ce fauteuil qu’il détestait tant.

Il pouvait oublier sur quelle ruine maladive flottaient ses vêtements troués, mais les bruits de pas, il ne parvint bientôt plus à les chasser. Ils résonnèrent pendant des jours et des jours, sous son crâne. Toujours les mêmes, se répétant avec d’infimes variations monotones, toujours sur le même rythme. Martelant, bête, obsédant.

Il sentait que ça finirait par le rendre fou. Comme quand il y avait eu cette fuite d’eau, une fois, dans la voûte du dôme. Il s’était demandé, avec curiosité, si c’était la pluie là-dehors qui se déchaînait, puis avec angoisse s’il n’y avait pas en fait une canalisation sur le point d’exploser. Et les gouttes qui tombaient, l’une après l’autre, et qui s’écrasaient avec ce bruit humide et sonore qui résonnait dans toute la pièce. L’une après l’autre, sans fin, identiques, agaçantes. Il n’entendait plus que ce floc-floc sans pitié ni cruauté. Qui résonnait, de plus en plus fort sous son crâne, jusqu’à devenir intolérable. Chaque goutte d’eau s’était écrasée au sol avec plus de force que la précédente, grossissant la flaque à côté du fauteuil, faisant vibrer l’oreille dans le violent silence qui s’ensuivait, les nerfs qui se relâchaient à peine dans l’attente de la prochaine, et du silence qui revenait, toujours, annonçant, décuplant l’impact de la prochaine aiguille dans ses oreilles bourdonnantes. Il avait tout essayé pour atténuer le bruit ; il avait même plié son chandail en quatre et l’avait posé au milieu de la flaque. Le son en était d’abord devenu plus mou, éttouffé, mais toujours insistant, et de nouveau haut et clair, chargé d’une sourde cruauté, à mesure que le linge se mouillait.

La fuite s’était arrêtée, sans raison, pendant qu’il dormait. Ça l’avait réveillé. L’incrédulité. La joie démeusurée et démentielle qui s’était emparé de lui ! Mêlée à l’angoisse de ne même plus savoir ce qu’il y avait au-delà de la paroi du dôme...

Non. Il ne supportait plus le bruit. Le terrible silence lui succédait toujours ; et alors il roulait en lui, emplissait des vides gigantesques, qui lui faisaient peur, l’empêchaient de respirer, qui attendaient, plein de menaces et de gravité, la moindre de ses pauvres pensées. La moindre de ses pensées prenait des proportions qui le torturaient, immenses de velléités, et de solitudes.

L’ermite était devenu très, très silencieux. Pas de bruit, pas de silence.

Depuis les bruits de pas, cet immense silence envahissait de nouveau le dôme, l’envahissait, lui, de nouveau. Dans sa tête, le martèlement incessant des bruits de pas lui répondait, et l’un et l’autre livraient leur conflit muet derrière ses paupières closes avec force, derrière son visage enfoui dans ses mains tremblantes.

Et ça ne s’arrêtait pas ! ça continuait, tout le temps !, ça martelait contre ses tempes - et rien ne pouvait repousser l’énorme silence qui l’écrasait.

Une phrase qu’il avait lue dans un livre, dans une vie oubliée, s’imposa à lui : est-ce parce que quelqu’un est là pour l’entendre, que l’arbre qui tombe dans la forêt fait du bruit ?

Tout, alors, s’arrêta.

Il émergea, étonné, de ses mains. Regarda sans le voir son pupitre à hologrammes, au-dessus duquel dansaient d’inlassables fantômes, et entendit sans l’écouter l’androïde qui écrivait, quelque part sur sa droite.

Il se mit à trembler, de tout son corps maladif ; et à pleurer. Il pleura longtemps, sans retenue, au milieu du dôme.

 

Même après le dernier sanglot, le dernier soupir tremblant, l’agitation ne le quitta plus. Au lieu de s’ennuyer, il fulminait, battait le sol de ses bottines trouées, tournant à s’enivrer autour de la console de travail et son fauteuil. Quand enfin il s’y laissait tomber, essoufflé, plus rien ne bougeait que sa poitrine, qui se soulevait plus amplement que d’habitude ; même pas ses yeux, qui refusaient de se poser sur quoi que ce soit dans cette pièce. Puis il s’arrachait des bras du fauteuil, lourdement, en grognant, envahi d’une nouvelle fureur. Il continuait de marcher avec colère, sans savoir où aller, revenant quelques fois sur ses pas, exécutant parfois quelque demi-tour hésitant, avant de recommencer le cirque.

Maintenant, quand il entrait, pour venir s’installer contre le mur, assis en tailleur, l’androïde n’écrivait plus tellement. Il regardait le cirque, en tapotant le bout de son nez synthétique de son index synthétique.

Très attentif.

Au milieu du cirque : le fantôme inachevé d’une femme, qui n’en finissait pas de se retourner.

Le Marionnettiste, tout à sa névrose enragée, délaissait ses marionnettes transparentes. Il fonçait à travers, sans savoir où aller.

 

Un jour, il finit par se planter devant le passage noir et froid, et se mit à hurler dessus. Il avait senti qu’il allait se remettre à chialer, alors il s’était à moitié accroupi, les tendons tendus sous la peau jaunâsse de son cou, et il avait beuglé de toutes ses forces, comme pour les épuiser une fois pour toutes.

Il en était tombé sur le séant. Pas épuisé, mais impressionné par sa voix : une projection de gravillons, rugueuse, discordante, qui lui avait meurtri la gorge. Il posa les deux mains à plat sur le sol poussiéreux, et toussa ; cet effort inhabituel avait ébranlé toute la machinerie, depuis les poumons.

Tout occupé à tousser, aux prises avec de hideux râclements de gorge qui le brûlaient, décapaient ses voix respiratoires, il sentit à peine, très loin de lui, les mains froides qui se glissaient sous ses aisselles, qui le remettaient laborieusement sur ses pieds.

 

Ce n’est que de l’autre côté du passage qu’il est revenu à lui : au spectacle de l’escalier vertigineux qui, bizarrement, se rapprochait de lui, il a repris le contrôle de ses jambes tout engourdies, résistant au corps et aux bras puissants qui, derrière lui, le poussaient. Tandis que ses bottes trouées crissaient par terre, il s’est tordu le cou pour regarder par-dessus son épaule, au bord de la panique : l’automate, qui le pousse l’air peu amène. Sous la capuche de son pardessus, on ne voyait que le menton, gris comme de la pierre, et sa bouche résolument fermée, inquiétante ; un masque lugubre sur la face du pantin.

En voyant le bord de cet horrible escalier s’approcher de ses pieds sans force, l’ermite voulut crier, implorer, protester ; sa gorge se serra, sa voix s’englua dans sa bile et son coeur cognait, cognait ! comme un fou sur ses barreaux, le ventre tordu de trouille. Immense vague de peur.

Et il s’est débattu, s’est déchaîné à faire glisser ses épaules des mains perplexes de l’androïde, à pousser des beuglements incohérents. A genoux, la face hargneuse : "Non NON foutez-moi la paix ! MERDE ! Tirez-vous !"

L’automate qui, maintenant qu’il l’avait lâché, avait l’air de ne plus savoir quoi faire de ses mains, fit sa moue des "ça va pas ça va pas !", sa moue contrariée.

"Vous voulez descendre", qu’il laisse tomber de sous sa capuche. Ça n’avait pas l’air d’un ordre, ni d’une question. Hésitation méfiante chez le vieil homme.

"C’est bien ça que vous avez dit, tout-à-l’heure ? Quand vous avez hurlé ?" L’androïde, qui n’attendait pas de réponse, rabattit sa capuche sur ses épaules et se pencha sur l’ermite, plein de patience.

Ce dernier était tout calme, tout d’un coup. Perdu. Complètement perdu.

Ce que j’ai dit tout-à-l’heure ?

Il regarda l’automate, dont le crâne, rond et lisse, se détachait de la pénombre. Et, derrière lui, le passage ; au-delà se dressait le dos du fauteuil. L’ermite dégluttit, avec effort, les yeux exhorbités. Il se massa la gorge, puis laissa mollement retomber sa main. Il ne semblait pas pressé de se relever, ou de s’assoir dans une position plus confortable.

Il restait par terre. Et l’androïde, accroupi à côté de lui, attendait.

 

Il a fini par se relever, au bout de deux heures - sa joue a à peine tressailli quand ses articulations ont craqué - et il s’est mis à boitiller vers les marches. Avant qu’il ne les atteigne, l’androïde avait déjà bondi, si vite que les pans de son pardessus ont claqué en fouettant l’air, et, s’étant habilement glissé entre le mur et son maître, il a saisi ce dernier par l’épaule et le bras gauches.

Tout en le soutenant, coup d’oeil discret sur son visage : les yeux, au milieu d’un masque rigide, qui regardent vers le bas. Pas assez cependant pour bien voir les marches. Il déambulait, en mode automatique.

Du coup, les premières marches furent périlleuses, nécessitant toute l’attention et la prudence de l’automate.

L’escalier était une gigantesque spirale, tournoyant sur plusieurs centaines de mètres, autour d’un faisceau lumineux qui se dressait tout droit dans le vide. L’ermite se cramponnait de sa main libre à la rampe de métal, l’autre étant prisonnière de l’étreinte bienveillante de l’automate. Des courants d’air à l’odeur âcre du fer soufflaient d’en bas.

Pendant la descente, il était lentement revenu à lui : sa main s’accrochait avec plus de force, ses pieds allaient d’une marche à l’autre avec d’infimes hésitations précautionneuses. Il lançait de temps en temps un coup d’oeil horrifié vers le bas, et à chaque fois son allure ralentissait sensiblement.

Il ressemblait à un vieillard, découvrant avec appréhension que ses jambes n’avaient pas fini de le porter.

 

D’énormes lierres qui pendouillent tout le long de l’escalier en colimaçon. Des boules de mousses, gorgées d’humidité, qui manquent de vous faire glisser à chaque marche. La vieille rambarde rouillée qui suinte quelque sécrétion qui colle et dégueulasse les mains. Plus on descendait, plus l’escalier s’élargissait. Plus l’ermite descendait, plus il se demandait où il allait. Les murs bruns, aux arabesques argentées couvertes de mousse et aux lianes entremêlées, qui défilaient en montant autour de lui, l’emmenèrent dans de profondes régions de rêveries. Où il se souvenait de l’ennui mortel de toute sa vie sous le dôme, de la répétition abominable de jours si mornes qu’ils finissaient par se mélanger en une seule et interminable attente. Plus profondément en lui, il effleura le souvenir de quelque chose, avant tout cela. Quelque chose d’indicible, qui se dérobait sous les doigts soucieux de sa mémoire.

Ce fut une longue descente.

L’ermite, fatigué, dut s’arrêter plusieurs fois. La tête lui tournait tellement qu’il se sentait déjà dévaler cette interminable spirale tournoyante, sur le cul et le crâne. Il avait mal au ventre. Sa gorge était douloureuse à force de dégluttir ; il dégoulinait de sueur et de peur. Ses cheveux, ses vêtements, sa crasse lui collaient au corps. Il essaya de fermer les yeux, très fort, pour ne plus voir ce mur, ces marches qui défilaient, qui tournaient sous lui ; et le vertige s’empara de lui ! Une chute vertigineuse, noire, saccadée. Affreusement rapide, et lente. Il les rouvrit, et :

La réalité est revenue très, très vite. Sensation d’urgence ; à travers des distances effarantes.

Se cramponna à la rambarde. Continuant de descendre en soufflant bruyamment. Il pensa à son fauteuil. Sur lequel il avait tant attendu.

Son putain de fauteuil.

 

Fallait-il attendre si longtemps ? Ou plus longtemps encore ? Maintenant qu’il y est, au seuil de l’escalier, il se demande ce qu’il lui a pris, de s’en aller. Il y avait bien une raison pour laquelle il était un jour monté vivre sous ce dôme...

Au pied de la tour :

Il fait tout noir. Et froid.

L’ermite, bras croisé, ramassé sur lui-même, à grelotter et à ouvrir grand les yeux, comme pour embrasser cette trop vaste obscurité. Derrière lui : la vague sensation, la présence des dernières marches, à quelques pas de son dos. Autour de lui : rien que l’air glacial, un vaste espace, vide dans le noir. Sa respiration résonne étrangement fort à ses oreilles ; gonfflée, étirée, amplifiée dans toute cette obscurité. Il n’y a ici que lui pour entendre ; aucun objet, aucun obstacle pour s’emparer d’un peu de bruit.

Dans le peu de misérable lueur jaunâsse qui s’aventure timidement sur le seuil de la tour : l’homme lève un peu la tête, la promène autour de lui, bouche entrouverte. Puis lèvres closes avec force : ça ne sert à rien de scruter de si noires ténèbres. Regard dubitatif. Il tente de traîner quelques pas ; sans vraiment les diriger. Et puis non, il se gratte la barbe perplexe ; l’air de pas savoir où aller. Expiration bruyante par les narines.

Et, au moment où ses épaules s’affaissaient, au moment d’un relâchement paresseux de son être exaspéré, un contact, un sale putain de contact ! sur son épaule, son épaule gauche ! Une pression, une foutue main bien tangible, bien là, jaillie de nulle part dans un noir silence, dans le froid et la solitude, qui l’attrape ! La panique est arrivée si vite, qu’il a eu peur avant même de sentir sur lui cette paume glacée et ces horribles doigts, se déployant sur sa peau à travers son gilet. Il ne l’oubliera jamais, cette odieuse araignée qui l’a agrippé, à lui en faire jaillir le coeur de la cage thoracique ; jamais, bien qu’il s’en soit dégagé aussitôt, sans même y penser, en un demi-tour confondant de rapidité et de trouille.

En plein surmenage cardiaque, au beau milieu d’une tempête cérébrale d’adrénaline, il fait face à la traîtresse ordure. Face à la chose qui a réveillé en lui une terreur sans nom. D’insistants fourmillements, dans les mains et les jambes, qui lui commandent de courir. Vite.

L’agresseur, noire et haute silhouette, s’avance dans la pénombre du seuil.

L’automate. Le putain d’automate.

Putain de bordel de merde plus jamais ça ! se dit l’ermite, essoufflé, tandis que sa nuque, momentanément plus dure que du bois, se détend douloureusement, avec de sourdes vibrations derrière les oreilles. Il en frissonne encore.

"Plus jamais ça !" qu’il siffle entre ses dents. Mais voilà que l’androïde s’incline profondément, une main blafârde en travers de la poitrine. Surprise désemparée de l’ermite, qui cligne des yeux imbéciles. Dans un faible froissement de tissus, l’automate se redresse ; ses yeux tombent sur l’homme rabougri, sans lui prêter aucune attention. Comme s’ils regardaient à travers lui.

Derrière lui.

Complètement perdu, l’ermite se retourne, et voit : cinq silhouettes lumineuses dans le noir. Transparentes comme des fantômes, entourées d’un halo blanc et diffus ; toutes semblent couvertes d’un long manteau, à large capuche - de même façon que le pardessus de l’automate ; mais seule une partie de leur visage est visible. Des visages aux traits droits et durs. Sur eux : la blancheur froide et le calme artificiel des pantins. De longs cheveux blanc s’échappent de la capuche de l’un des automates fantômes.

D’un seul geste, ils s’inclinent.

Et tout d’un coup il n’y eut plus qu’une seule personne, émergeant à peine de la pénombre. Un homme se tenait devant l’ermite. Le visage dans l’ombre d’une capuche, emmitouflé dans un épais col rembourré ; le bras droit pendant, caché dans une ample manche. A son bras gauche brillait un gantelet, d’un noir de jais, maintenu par de vieilles lanières de cuir ; sa main reposait, fatiguée, sur le manche d’un objet plus noir que sa robe, quelque chose qui ressemblait à un katana.

Dans l’oeil de l’ermite, une grande pupille noire, dilatée, ouverte sur des gouffres lointains.

"Qui est-ce ?" La voix éteinte.

L’androïde, derrière lui, qui murmure à son épaule. "Maître... c’est vous. Votre Yali."

Dans les ténèbres, de longs fils étoilés, d’une immense toile de lumière, se réveillaient ; dessinant de grandes arabesques de perles brillantes, au-dessus, autour de l’ermite, de l’automate, et du Yali. Une pâle lueur de lune embruma l’interminable hall, et tous trois devinrent indistincts, comme les trois fantômes d’un seul et même roi.

 

***

 

Une musique vint aux oreilles étonnées de l’ermite. Elle envahissait toute l’immensité de la salle, murs et piliers frémissant sous les sourdes vibrations. Pris par ce son puissant, il revint à lui.

"Vous n’habitez pas seul, dans la Cité des Automates." Froissements de tissu dans son dos ; l’automate, qui le dépasse et fait quelques pas devant lui, sans empressement. Le Yali au gantelet noir et à l’étrange katana n’était pas là. Disparu. Regard perplexe sur l’automate - le pantin attentif, qui s’ennuie un peu.

Et il y eut une voix. Une voix que l’ermite n’entendait pas, une voix qui murmurait sous les parois de son crâne.

Décomposition du visage. Une stupeur qui lui attrappe les tripes, fige le sang et les membres ; une peur sans nom. Qui parle donc derrière SES yeux ? D’où viennent ces glissements visqueux, ces doigts répugnants qui écartent sans gêne ses petites pensées à lui, pour envahir son crâne d’une voix horrible et inssaisissable ? LE PIRE DES VIOLS ! L’abject suprême, le dernier des intrus sous son crâne.

La forteresse de son âme, la seule qui ne pouvait être prise, vaincue. Son visage était hagard, une porte béante brisée sur ses gonds.

L’automate, avec un haussement d’épaules : "Je suis désolé. Le Yali. Maître du Langage Silencieux. Maintenant que vous êtes descendu de la tour, il est à votre service. Son rôle est de détourner l’Attention. Vous y aviez mis tout votre Art." Mais l’ermite n’avait pas l’air de comprendre, il se sentait meurtri - comme aucune plaie n’aurait pu le meurtrir ; perdu. Il repensa amèrement à sa tour.

"N’y pensez plus, laissa tomber l’automate. Peu importe ce qu’il vous a dit ; il ne s’adressera plus à vous qu’en cas de nécessité. Ce n’est qu’un ange-gardien hologrammique, un peu névrosé. Ces baragouinages mentaux sont sans intêret."

Les yeux restèrent accrochés sur l’androïde, pleins de haine et de curiosité. Et la musique tombait en soupirant, sur l’automate qui traversait la grande salle, et sur son maître à la pensée titubante.

 

Des courants d’air et de pensée trop rances.

A force de le suivre, de suivre cet automate jamais fatigué dans d’interminables couloirs aux murs argentés, où il n’y avait que lui à voir, l’ermite nota avec un interêt mou et contraint quelques détails sur lui.

A la naissance du cou, cachée par la capuche ; la blancheur sale de la peau synthétique, barrée d’une cicatrice inutile. L’androïde qui s’étire, se masse la nuque avec insistance. Légère oxydation des articulations, et des protovertèbres, sans doute.

Très vieil automate.

Mais non pas oublieux ; sûr de lui, indifférent, à marcher dans le dédale comme un vieux rat, obéissant sans y penser à l’absente volonté d’intangibles maîtres.

Le pantin qui sait où il va... D’accord avec lui-même, l’ermite - qui traînaillait sur les pas métronométrés de l’androïde, esquissa un sourire, très vite, sans vraiment sourire.

Il ne s’en rendit même pas compte.

"Et on va où, comme ça ?" qu’il demande à son dos, en un retour inopiné au présent. A noter aussi : son propre ras-le-bol, assez bien contenu.

"Loin de la tour, maître. Vous êtes las de votre propre demeure."

Certes, pantin. Sauf que je ne me souviens pas d’y être jamais entré.

Des tas de questions fuyaient sa gorge, butaient contre ses lèvres closes. Il ne voulait pas les lui poser, pas au pantin. Pour l’instant, le suivre ; suivre le pantin. Peut-être que telle était sa fonction ; le guider.

Et ils marchèrent longtemps, chacun emmuré dans son propre silence, l’un des deux redoutant sourdement de voir ses murs à nouveau percés. Long et lent défilé de couloirs aux mornes reflets. L’odeur de métal qui empoisonne les narines, le sol trop plat qui endolorit les pieds ; l’abominable uniformité qui abrutit et qui endort. Même les rares croisements, qui le réveillaient un peu au début, lui répugnaient.

Mais... Peut-être... Etaient-ce d’autres bruits de pas que les leurs, qui résonnaient parfois ? Quelqu’un d’autre dans les couloirs ?

Ça, il le lui demande.

"Non, lui répondit le dos de l’androïde. D’autres automates. Aucun Homme ne peut entrer dans la Cité des Automates sans que vous soyez consulté."

Soupir mental de soulagement. Au moins, l’ermite n’avait que lui-même à supporter.

"Ackêm", ajouta soudain l’automate. L’ermite, une sainte horreur des nouveaux mots, qui regarde contrarié ce crâne blanc et sale, qui essaie de scruter à travers. Alors, les murs s’évanouirent de chaque côté ; au-delà de l’arche qu’il n’avait pas vue arriver : une vaste salle brumeuse, plus grande, plus écrasante que celle du Seuil de la tour ; les échos de leurs pas et du froissement de leurs manteaux réveillèrent des murmures caverneux et des chuchotements titanesques. Avant que son petit regard de fourmi n’ait pu mesurer l’immensité des lieux, il vit qu’elle était peuplée : très loin d’eux, de grands édifices se dressaient sur leurs quatre pattes de colosse, s’élevant vers les hauteurs indevinées de la voûte. Les plus éloignés d’entre eux se perdaient dans l’obscurité. Leurs bras supportaient d’inconmensurables machineries, aux câbles inextricables, aux desseins trop sombres pour être devinés. L’ermite, qui n’avait soudain plus aucune idée de taille que sa seule petitesse, eut le sentiment, qu’aussi fort qu’il puisse crier, aucun de ces titans inertes ne l’entendrait à moins qu’il n’aille jusqu’à leurs pieds mêmes.

Misérable mouvement insignifiant dans ce Hall de dieux : l’automate qui se retourne et tend une main trop petite pour désigner quoi que ce soit.

Sur son visage synthétique : la gravité. Dans ses yeux : une attente et une détermination farouches. Et ses lèvres disent :

"Les Machines de la Destruction."

Et le Yali, l’Intrus sous son crâne :

"Elles sont à toi !" Et cette fois-ci, la volonté du vieil homme ne s’agita plus sous le coup des mots qui n’étaient pas les siens.

Il savait pourquoi. Il s’en souvenait. Il fallait être deux, pour supporter tant de Mort, tant de sinistre puissance et la tenir inemployée.

Il savait pourquoi la tour-Refuge était sienne ; pour quelle raison elle lui avait été nécessaire, et le serait encore.

Petite chose vivante, au milieu de la pierre et des colosses, il eut froid et envie de pleurer.

"Vous n’habitez pas seul, dans la Cité des Automates."

 

Alexandre Cottin

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