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Les toiles claquaient dans la brise qui s’engouffrait dans le port en ce matin gris. Abrité dans une petite anse orientée sud bordée de falaises et aisément défendable, Clifton était un royaume libre accueillant une communauté bigarrée et indépendante, utopistes pour certains, esclaves en fuites pour d’autres, mais surtout pirates et criminels pour tout le reste. Adossées à la montagne abrupte, les maisons étaient à l’image de la population faites de bric et de broc, différentes et unies dans leur indépendance, entassées autour de lieux de plaisirs et souvent vides d’hommes partis en mer. Au dessus du village, la forêt tropicale luxuriante dominait en une masse végétale compacte et dangereuse empêchant tout accès par la terre et fournissant une réserve inépuisable de bois de bonne qualité. Sur une petite plage au nord, un chantier de réparation faisait la richesse de l’endroit et d’une poignée d’artisans de valeur. Le sable et les rondins de bois portaient encore la trace d’une mise à l’eau récente. Au sud le port et ses pontons vacillants pouvaient abriter trois bâtiments sérieux et la baie était assez large pour qu’un quatrième puisse y mouiller en sécurité. Un refuge idéal pour les vents forts que seul venaient perturber l’hiver et ses ouragans. En ce jour de début d’automne, des drapeaux dansaient en haut des mâts et dans la rade l'eau se ridait par endroit dessinant des motifs étranges et ésotériques. Il fallait être un expert pour les lire et le Capitaine Weaving n'avait pas l'audace de se prétendre expert en quoi que ce soit face à l’océan. De carrure modeste, les cheveux et la barbe broussailleuse, seul son regard trahissait une expérience sage de la mer, de celui qui s’est un jour cru supérieur aux éléments et a su se raviser à temps pour être encore en vie. Il remonta le col de sa veste et ajusta les poignets de sa chemise tout en descendant la passerelle qui reliait son navire au quai.


Un beau navire l'Anubis. Une goélette de cent-vingt pieds de long, quatre-cent-vingt mètres carrés de voiles soutenues par deux mâts à huniers et surtout quarante marins aguerris servant sur et sous ses ponts. Le capitaine était fier de cet équipage et de ce navire. On en faisait de plus rapides, de plus fins, de plus vifs, mais il n'en aurait pas voulu. C'est ce bateau qu'il aimait et qu'il était fier de commander. Avec lui, il avait abordé déjà plusieurs galions espagnols chargés d’or et même une frégate du roi d’Angleterre, ce qui avait donné une belle fête et matière à raconter à tout l’équipage lors du retour au port.


Ce bateau, il le tenait du Capitaine Barthelemy, un risque-tout prêt à n’importe quelles folies. Celui-ci l’avait possédé deux ans seulement et la pauvre coque avait souffert le martyre sous ce commandement rustre et agressif. Weaving avait retrouvé sur elle des sévices qu'il n'avait encore jamais vus sur un navire. Un jour, Barthelemy était revenu au port avec deux bateaux, il avait gardé la coque la plus moderne, et transmis l’Anubis à Weaving contre dix parts de chacune de ses rapines à venir et un petit paquet d’or. Il avait utilisé tout ça pour faire réarmer sa prise de mer, l’Aubaine, une autre goélette au plan de pont audacieux et novateur. Weaving avait lui récupéré le vieux bateau, l’Anubis, et l'avait réparé.


Il avait parcouru chaque pièce, éprouvé chaque vergue et chaque membrure, remplacé lui-même les haubans et plusieurs voiles, sous le regard amusé des habitants de cette zone de non-droit qui lui tenait lieu, à lui comme à d’autres, de repaire et de chantier. Personne n’avait jamais vu un capitaine impliqué à ce point dans des réparations. Diable, personne ne réparait ici ! Les gentilshommes de fortune comme on les appelait pudiquement se contentaient d’arraisonner un navire intéressant et le jetaient quand il avait trop vécu… Pas Weaving. Lui ne comptait plus les heures de travail, les échardes et les ampoules, les brûlures de cordage et les coups de poulies. Il n’avait pas encore les moyens de changer de bateau à tout bout de champ mais il gardait surtout de ses expériences de marine militaire le respect de son navire, et le besoin de le connaître. La plupart des avaries qu’il avait eu à régler étaient le reflet du peu de considération de Barthelemy pour le bateau quelles que soient les circonstances. Il nourrissait une certaine rancœur de cela, et aussi du butin qu’il devait verser à chacun de ses retours.


Tout cela, il le mit dans sa poigne lorsqu'arrivé sur le quai, il serra la main du Capitaine Barthelemy. L'autre ne broncha pas et conserva son sourire. Aujourd'hui c'était le grand jour, la première sortie de l'Aubaine, et rien ne pouvait l'atteindre. Barthelemy, du haut de sa grande taille, les yeux clairs et le sourire à peine dissimulé, ressemblait à un enfant recevant un nouveau jouet et ne cachait pas son impatience à l'utiliser.


Weaving se retourna pour regarder le bateau flambant neuf amarré à coté du sien. A part un plan de coque identique et une hauteur de mât semblable, les deux navires n'avaient rien en commun. L'Aubaine était immaculée là où l'Anubis semblait un patchwork de bois différents. Ses haubans semblaient n'être que d'un seul et même tenant là où l'Anubis faisait figure de sac de nœuds. Son plan de pont transpirait la vitesse et les performances à coté de son vieux parent qui respirait la tradition, et la sécurité. C'est ce qui frappa le plus Weaving à ce moment, la complexité de ces bouts, de ces poulies, guides et points d'appui. Les deux bâtiments n'étaient pas de la même génération, et s'il brûlait d'essayer un jour ce nouveau bateau taillé pour la vitesse, il mesurait aussi combien un équipage expérimenté devait être nécessaire pour la moindre manœuvre. L’équipage, c’était d’ailleurs la différence principale avec les autres navigants : marchands, militaires, découvreurs, tous leurs partenaires de danses mortelles. Les marines royales avait des équipages disciplinés et obéissants, et des capitaines timorés. Les gentilshommes de fortune, pirates, et autres flibustiers avaient l’inverse, de l’audace et un ramassis d’incapables pour exécuter leurs ordres. Incapables certes, mais teigneux. Weaving l’avait très vite compris, et si ses hommes étaient aussi soiffards que le reste et aussi peu disciplinés, il avait su gagner leur respect et leur fidélité. Chaque retour au port suivait le même rituel. Un partage du butin méthodique. Dix parts pour Barthelemy, dix parts pour le bateau, huit parts pour le capitaine, cinq pour le second, deux pour les chefs de quart et le chirurgien, et le reste à parts égales pour l’équipage. Les hommes quittaient le bord et s’en allaient courir les femmes et les tavernes. Weaving réparait le navire. Lorsqu’il était prêt à repartir, il faisait le tour des auberges et des bordels. A part les morts, les amoureux et les fous, tous ses hommes embarquaient pour une nouvelle campagne.


Un souffle fit voler un instant les pans de son pardessus, l'obligeant à tenir son chapeau. Les haubans chantaient une mélodie que Weaving n’aimait pas. Certes le vent était bien orienté, la sortie de la rade serait rapide, mais il était trop vif pour un bateau tout juste sorti des chantiers et trop vif pour cet équipage. Trop vif pour ce capitaine, se retint-il de penser. Il regarda Barthelemy qui souriait toujours, défiant l’océan. Il ne pourrait le raisonner aujourd’hui de toute façon. Personne, pas même Neptune n'aurait pu. Les deux bateaux étaient prêts à partir pour une nouvelle campagne d’abordages. Weaving et L’Anubis vers le nord et les comptoirs Anglais, Barthelemy et l’Aubaine vers le sud et les galions espagnols. Ils se retrouveraient ici dans plusieurs mois, si tout allait bien.


"Je quitte le port juste derrière vous Barthelemy, et je vous accompagne le temps de voir de quoi votre nouveau bâtiment est capable. Je ne serai pas loin derrière." dit Weaving d'un air préoccupé.

« Ça, mon cher, c'est ce qu'on verra ! » répondit Barthelemy dans un sourire de défi. « J’aurai passé les rochers noirs avant même que vous n’ayez quitté le port ! »


Les craintes de Weaving se confirmaient.


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