Le soleil maintenant haut dans le ciel perçait de temps à autre les nuages qui défilaient rapidement. Appuyé au bastingage, Weaving écrasait de ses doigts le bois de la barre alors qu'il était pourtant toujours à quai. A quelques mètres de lui, dans un fracas de voiles battues par les vents, l'Aubaine, encore amarrée également, était chahutée alors que son équipage peinait à se repérer dans le nombre d'écoutes, de drisses et de bosses qui parcouraient les mâtures. Son capitaine donnait ses instructions, et elles finissaient par être exécutées, mais le temps de réaction était long, trop long pensa Weaving. Tout ceci fatiguait déjà un accastillage fort heureusement neuf, et les bruits accroissaient la tension de marins qui n'en avaient pas besoin. Tous étaient de la même trempe que Barthelemy, tous rêvaient de fendre les flots plus vite que le vent, mais peu d’entre eux avaient déjà vraiment navigué.
Inconscients, pensa Weaving alors que le mousse lui apportait une tasse de thé fumant.
Petit à petit, l’Aubaine se préparait au départ et se parait de toiles blanches immaculées. Les voiles neuves de coton lourd martelaient le pont, tiraient sur ses bouts et obligeaient les hommes à se mettre à plusieurs pour les retenir. Comme une princesse kidnappée et vêtue pour la noce, l’Aubaine semblait résister et se débattre sous les mains d’un équipage qui s’efforçait de la rendre présentable pour une première rencontre avec son capitaine et seigneur, sans la brusquer trop.
La première amarre fut larguée alors que les voiles se gonflaient enfin, suivie rapidement d'une seconde et d’une troisième. Lorsque la dernière garde qui reliait le navire à la terre fut assouplie dans un moment toujours magique, l'Aubaine commença à glisser sur les flots. Après le vacarme des voiles, ce silence donnait un sentiment étrange, presque chaud. On entendait juste le bruit de l’eau, le sifflement du vent et les craquements du bois. Barthelemy, fier comme un roi à la barre de son navire, se retourna et adressa une révérence à son confrère. Sur le pont, les marins s’afféraient à tout remettre en ordre pour les prochaines manœuvres, lovant les aussières pour les ranger à fond de calle, et préparant les écoutes.
Weaving donnait ses premières consignes au maître d’équipage quand l’Aubaine qui quittait majestueusement le quai s'inclina soudain, gîtant dangereusement. La vergue basse du grand mât vint effleurer l'eau un court instant avant qu'une réaction vive de l'équipage ne redresse le navire. Tout ceci n’avait duré qu’un instant, et à part le point d’écoute de la grand-voile qui perlait d’eau, rien ne témoignait de la catastrophe évitée de peu.
Sur le quai comme sur l'Anubis, tout le monde avait retenu son souffle.
- Préparez le départ, marmonna rapidement le capitaine à son second, nous devons garder un œil sur eux.
Et joignant le geste à la parole, il se déplaça pour garder une vue dégagée sur le navire qui les précédait. Dans un ballet rapide et bien ordonné, l'Anubis se préparait, elle, à revêtir sa parure de tempête. Chaque marin connaissait sa tâche et dans un calme relatif les préparatifs allaient bon train. "Les bateaux, c'est l'inverse des femmes, plaisanta un des marins, plus le temps est mauvais, moins il faut les habiller." Alors que l’équipage éclatait de rire, le capitaine ne sourit même pas. Concentré, il avait les yeux rivés sur l'Aubaine qui entamait son premier virement de bord au bout d’une pointe rocheuse et s’apprêtait à quitter l’abri relatif du port.
Dans un majestueux mouvement de toiles, l'ensemble du navire pivota sur son axe, et reprit le vent sans perdre une seconde. On n’entendit que le claquement des voiles changeant d’amure, et il n'avait visiblement pas ralenti. Une manœuvre parfaite sur un bateau superbe. Weaving souffla, expulsant hors de lui une partie de son inquiétude. Voir évoluer ce bâtiment allait être passionnant. A cette simple manœuvre on pouvait déjà pressentir ses qualités nautiques. Et sans doute avait-il sous-estimé son équipage.
Il reporta son attention sur ses hommes et fit quelques remarques de routine. A côté d'un tel navire, il lui faudrait tirer le meilleur de tout le monde et de l'Anubis également pour espérer rester au contact. Il n'avait pas de velléité de course mais entendait tout de même montrer à Barthelemy de quel bois lui et ses marins étaient faits.
- Capitaine, nous sommes prêts à partir, lui annonça le second.
Regardant au loin, alors que derrière les rochers les voiles hautes de l’Aubaine témoignaient du vent fraîchissant, Weaving plissa les yeux, parcouru d’un frisson qu’il n’aimait pas.
"Très bien, départ sur garde avant, attention à la risée à la sortie de la passe. Je prends la barre."