Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

Une nouvelle tasse de thé devant lui, le bois poli de la barre en main, Le Capitaine Weaving ne quittait pas la cible des yeux. Gîtée par 10°, surtoilée mais fermement établie, se jouant des creux et des sommets sous les doigts experts de son barreur, l’Anubis accélérait toujours. Le navire dansait comme une jeune femme, joueuse, pleine de vie, allant encore plus loin, plus vite, se tendant à chaque nouveau réglage, y répondant d’un gémissement langoureux de la coque, accélérant encore . Tout vibrait à bord, une vibration profonde de bonheur et de plaisir. L’homme, la machine et la mer ne luttaient plus, ils ne faisaient qu’un, et s’étreignaient tous les trois dans un moment de partage sensuel. S’il n’y avait eu l’Aubaine, l’équipage de l’Anubis et son capitaine auraient été grisés par la vitesse, et ils auraient savouré ce moment. Mais chaque seconde, l’écart entre les deux bateaux diminuait et la situation se révélait à leurs yeux inquiets. L’Aubaine ne gîtait pas, l’ensemble de ses voiles étaient affalées dans un chaos blanc sans nom sur son pont tout neuf. Plus rien ne la poussait d’autre que le bon vouloir des vagues et du courant et bien que les voix ne portent pas encore, on distinguait clairement depuis l’Anubis des marins fouillant et cherchant parmi les cordages. Ils avaient un problème, et empêtrés dans leurs toiles, ils ne voyaient pas un danger plus grand encore.


A moins de deux milles à l’est se trouvaient les dentelles d’Argun, un haut fond qui avait déchiré plus d’une coque. On y recensait pas loin de quinze épaves, le plus souvent des navires gorgés de trésors sur lesquels le rhum avait coulé à flot avant même l’arrivée et qui s’étaient éventrés sur ces rochers. Les survivants parlaient de sirènes ou de charmes, de vague scélérate ou d’autres fantasmes encore. Pourtant prompts à croire aux légendes parce que la réalité était parfois bien plus surprenante, les capitaines savaient ici à quoi s’en tenir, et Weaving avait plus d’une fois basculé lui-même à la mer le reste du rhum un jour avant l’arrivée pour éviter ce genre de problèmes. Aujourd’hui point d’alcool, le vent et les courants seuls poussaient l’Aubaine qui dérivait à la merci des éléments, et se dirigeait vers les dangereux écueils. Et pour l’instant, ils ne pouvaient rien y faire.


L’Anubis était stable, bien toilée, équilibrée, et filait allègrement huit nœuds, projetant des gerbes d’écume. A bord l’équipage rangeait et mettait le pont en ordre. Sur ordre du capitaine, on préparait une aussière aux taquets arrières, prête à remorquer. Et comme souvent en mer, un calme stressant précédait une période d’agitation frénétique. Dans les huniers on s’apprêtait à ferler la toile. Sur les francs-bords on préparait les drisses, on libérait la place pour accueillir des écoutes.  Et surtout on attendait de pouvoir agir, alors que l’Aubaine s’approchait toujours un peu plus près des rochers.


Après d’infinies minutes, Le capitaine envoya l’équipage sur les mâts, prêt aux manœuvres. Les navires allaient se croiser mais l’Anubis ne pouvait prendre le risque de stopper et de se mettre également en danger. Athil, le maître d’équipage s’avança donc sur la proue, prêt à se déplacer vers l’arrière pour rester le plus longtemps possible à proximité de l’autre bateau, et échanger des informations. Dans un ballet qui ressemblait à s’y méprendre à une scène d’abordage à ceci près qu’aucun sabord n’était ouvert et qu’aucun canon n’était chargé, les deux navires se frôlèrent bord à bord. La tête levée vers la flèche de mât, Weaving s’assurait avant toute chose que les haubans ne se touchent pas, ce qui provoquerait une catastrophe plus grande encore.


Le maître d’équipage de l’Anubis héla son homologue. Courant sur les bordées, descendant sans regarder les volées de marches du gaillard d’avant pour  remonter celles du château arrière un instant plus tard, il put échanger quelques mots, puis il vint faire son rapport.

- Ils ont des problèmes dans les passages de drisses et une rupture de vergues sur le grand mât. Ils ont affalé les voiles pour mettre le navire à plat et réparer. Leur capitaine dit qu’ils vont repartir sous peu.

Weaving déclencha le chronographe. Sous peu était une information bien trop vague.


- Faites un relevé de position au sextant sur eux et le même dans cinq minutes. Trouvez à quelle vitesse ils dérivent et dites-moi combien de temps ils ont avant de s’échouer.


Puis d’une voix plus forte :


- Monsieur Bardas, parez à virer pour un autre passage bord à bord. Je dois parler à Barthelemy.

- Je réduis la toile Capitaine ?

- Réduisez aux voiles auriques, à la flèche de misaine et à la grand-voile, mais pas moins. Nous devons rester manœuvrant.


L’Anubis s’éloigna et le temps qu’il vire de bord, Athil revenait la mine sombre.


- Ils ont trente minutes Monsieur, quarante tout au plus avant qu’on ne puisse plus risquer de s’approcher.


Weaving jura, et se précipita sur le gaillard avant. Sur l’Aubaine, un homme fut délégué pour communiquer. Weaving mit ses mains en porte-voix, et cria pour que tous l’entendent.


- Dites à votre Capitaine que je lui envoie une remorque. On vous ramène au port pour réparer !


Le marin de l’Aubaine ne répondit pas, mais regarda son capitaine qui accourut. Il sembla à Weaving que le matelot aurait voulu accepter l’offre et n’en avait pas le droit. Weaving en eut rapidement la confirmation.


- Vous me prenez pour un mousse Capitaine Weaving ? Je connais les règles ! Si j’accepte votre remorque, l’Aubaine vous appartient, vous le savez aussi bien que moi ! cria Barthelemy rieur et sûr de lui.

- Au diable les règles Barthelemy, vous préférez offrir votre navire aux poissons ? lui répondit Weaving en désignant les rochers.


Le capitaine de L’Aubaine ne se départit pas de son attitude, mais ses yeux reflétaient le doute. Comme faisant écho aux paroles de Weaving, une vague plus grosse que les autres vint découvrir les fameux hauts fonds, avant d’exploser sur les rochers en une gerbe d’eau et d’écume.

Cela suffit à Weaving, qui fit un signe de tête à son homologue. Alors que l’Anubis s’éloignait à nouveau, il envoya 3 matelots se préparer à envoyer la remorque. L’aussière, massif câble de chanvre de plusieurs dizaines de centimètres de diamètre, fut reliée à un bout, lui-même relié à 3 filins se terminant chacun en un nœud compliqué formant une boule.


- Toulines parées Capitaine.


Dix minutes furent encore perdues dans un virement de bord puis l’Anubis revint pour un nouveau passage. Il devait se présenter dans le sens de marche de L’Aubaine pour ne pas rompre l’aussière ou ses points d’attache. Le Capitaine se risqua entre l’autre navire et les rochers dans une manœuvre audacieuse même pour un pirate, et les deux bâtiments se frôlèrent encore. Dans un geste ample rappelant celui des grappins d’abordage, chacun des matelots lança son filin. Les boules décrivirent une courbe gracieuse. La première n’atteignit jamais le pont de l’Aubaine, la seconde rebondit sur un hauban pour tomber à la mer. La troisième s’échoua sur l’une des voiles affalées sur le pont, et commença à filer. Elle ne fut retenue que par un jeune matelot intrépide qui s’élança d’un bond et l’attrapa à bout de bras alors qu’elle allait passer le franc-bord. Dans un effort conjoint et désespéré, il fut rejoint par d’autres qui halèrent l’aussière et la passèrent au taquet avant. Nulle part sur le pont de l’Aubaine, son capitaine n’était visible.


Le filin se tendit alors que Weaving remontait au vent pour ralentir son bateau et éviter un choc. Le bois craqua, l’aussière s’étira de plusieurs mètres, dégorgeant l’eau qu’elle avait accumulée en passant d’un navire à l’autre. L’Aubaine ne tremblait pas, ne bougeait pas d’un pouce alors que le lien qui la reliait à l’Anubis semblait prêt à rompre. Pourtant l’ensemble tint bon et lentement le bateau pivota, avant de prendre de la vitesse. De part et d’autre de la remorque, l’équipage poussait des soupirs de soulagement, et on entendit même un cri de joie du coté de l’Aubaine. La manœuvre était pourtant loin d’être finie, et le danger loin d’être écarté. Laissant la barre à un homme de confiance, Weaving sortit sa longue vue pour parcourir le pont de l’Aubaine. Barthelemy était un homme fier, et tout ceci devait lui coûter. Pour autant, il avait encore un rôle à jouer dans ce qui était devenu un sauvetage. Méthodiquement, le capitaine de l’Anubis parcourait le pont de l’Aubaine des yeux. Quelle pagaille. Ce navire qui à quai semblait si élégant et racé était maintenant submergé de voiles entremêlées dans les haubans, de bouts noués. Un vrai gâchis.


Il regardait dans les mâtures lorsqu’une bourrasque menaça d’emporter son chapeau, il le rattrapa en jurant, mais n’eut que peu de temps pour s’en préoccuper. Sur l’Aubaine, une voile du mât de misaine s’était brusquement gonflée à contre, et freinait le bateau, rajoutant à l’attelage une charge imprévue et bien trop importante. Weaving n’eut que le temps de diriger sa longue vue vers le point d’amarre de l’Aubaine, pour s’apercevoir que le bois se déchirait déjà de toutes parts, et risquait de s’arracher d’un moment à l’autre. Bousculant son pilote, il se jeta sur la barre pour mettre l’Anubis nez au vent. La manœuvre lui sauva la vie, alors que le gaillard avant de l’Aubaine rompait, et était propulsé tel un projectile de fronde en direction de l’Anubis. Plusieurs mètres de bastingage, une part de plancher et même une petite couleuvrine traversèrent littéralement le château arrière de l’Anubis dans un fracas plus terrible que n’importe quelle canonnade. Le navire était meurtri. Vu du pont, seul le bastingage était touché, mais un trou dans le plancher laissait passer la lumière. La soute arrière devait voir le jour, fort heureusement loin de la ligne de flottaison. Alors que Weaving jurait, le silence s’était fait sur le pont des deux bateaux. Ils n’avaient parcouru que quelques brasses à la remorque, les rochers étaient tout proches. Le chronographe indiquait trente-huit minutes. Maintenant, l’Aubaine était perdue. Neptune n’avait pu emporter Louis-4-doigts, il prenait un bateau en compensation penserait l’équipage, et c’est probablement ce qu’ils raconteraient en rentrant au port. Weaving n’était pas dupe. La folie et l’inconscience d’un capitaine venaient une nouvelle fois de détruire un navire. L’Aubaine s’en irait le jour même de ses noces.


Le silence s’éternisa plusieurs secondes alors que les hommes reprenaient leurs esprits, puis fut rompu par un déferlement d’ordres sur chacun des bateaux. Sur l’Anubis, on se préparait à virer de bord à nouveau, pour rester sur la zone tout en s’écartant des rochers. Sur l’Aubaine, on préparait les chaloupes, on larguait des tonneaux et tout ce qui pouvait flotter, Et Barthelemy restait invisible.

Derrière, comme satisfait de son forfait, l’océan faisait éclater sur les falaises des gerbes d’eau sonores en un feu d’artifice morbide.


**5**


Le mât de misaine dépassait toujours de l’eau, pour quelques minutes encore. Il n’avait pas fallu plus d’une heure pour que l’Aubaine sombre corps et biens. Des débris de bois flottaient maintenant partout autour des dentelles d’Argun, ajoutant un nom de plus à la liste déjà trop longue des épaves de ces hauts fonds. Le navire s’était approché lentement des rochers puis un premier bruit sourd avait retenti, suivi rapidement d’un second et d’une succession d’autres. La coque avait été martelée pendant plus de trois minutes avant de se déchirer. A partir de là tout était allé très vite.


L’Anubis avait manœuvré et manœuvré encore pour rester à proximité sans se mettre en danger, ne ménageant ni les hommes, ni le matériel.  Il avait fallu plusieurs fois promettre le fouet pour garder les marins attentifs et prompts à réagir aux ordres, les hommes étant attirés naturellement par cette curiosité morbide des accidents. Weaving avait découvert de nouvelles prouesses de manœuvres dont son navire était capable, de nouvelles cartes dans sa manche pour plus tard. Le plus important toutefois était qu’à l’exception de deux disparus qu’on savait noyés, l’équipage de l’Aubaine avait été récupéré dans son ensemble. Seul son capitaine manquait à l’appel et aucun des marins ne pouvait dire s’il avait ou non quitté le bâtiment. Barthelemy pouvait très bien avoir décidé de rester à bord, ou décidé de récupérer un dernier objet qu’il tenait pour précieux et ne pas avoir pu sortir. Ou avoir tenté sa chance à la nage, par fierté, vers les falaises toutes proches.


Ils firent un dernier passage aussi près qu’il était possible, puis durent abandonner. Tant de manœuvres avaient épuisé tout le monde et ce qui pouvait être sauvé l’avait été. La plupart des étoffes qui composaient la robe de bal de l’Aubaine viendraient bientôt orner les mâts de l’Anubis, après avoir été séchées, vérifiées et rapiécées.


Le regard sombre, Weaving tenait la barre du navire qu’il chérissait chaque jour un peu plus. Surtoilée encore, comme une bravade mêlée d’hommage à la sœur disparue, L’Anubis fendait l’eau fortement gîtée et en recherche de vitesse. Les dégâts sur la poupe rajoutaient à l’image de majesté du bâtiment victorieux filant sur les flots. En haut du grand mât, le drapeau sinistre fait d’os et de noir flottait fièrement, signe de respect pour les morts. La coque vibrait de vitesse dans les mains de ce capitaine qui se réconfortait en dansant avec son bateau comme on va chercher du réconfort dans les bras d’une femme. Sur le pont, le silence ne fut rompu que par un champ lugubre que les pirates reprirent progressivement en cœur.


Le capitaine jeta un dernier regard en arrière. Le dernier mât de l’Aubaine était sous l’eau. Levant les yeux, il crut distinguer sur le haut des falaises toutes proches une grande silhouette qui les observait. Il ne tarderait sans doute pas à recroiser Barthelemy.

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