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***1***

Comme une perle de roche et de verdure lâchée au milieu d'une mer turquoise ridée de vagues, la petite île de Battowia détachait sa côte dentelée dans un ciel bleu parsemé de nuages. Ne contenant qu’une seule baie convenablement abritée et orientée au sud, elle servait principalement de relais aux estafettes anglaises. Les puissants galions y déposaient des réserves de vivres, d’armes et de poudre, et les navires plus modestes passaient s’y réapprovisionner et transporter les plis urgents. La baie était pourvue d’un petit port à trois pontons, d’un fortin de pierre, de sa garnison, et de plusieurs canons dispersés sur les hauteurs, défendant l’entrée de la passe contre les imprudents qui se seraient crus capables d’aller directement prélever leur dîme dans les greniers du roi. Au-delà de ce petit port, l’île n’était faite que de falaises, d’écueils, de rochers et de bois.

Trop pauvre, trop bien défendue, elle ne présentait pour ainsi dire aucun intérêt aux yeux de la majorité des navigants qui ne battaient pas pavillon anglais. Or le drapeau qui flottait à l’arrière de l’Anubis, bien qu’il varie souvent, n’avait jamais porté la fine croix rouge sur fond blanc.

Et pourtant, le navire de Weaving patientait dans une anse abritée sur la côte nord des Baliceaux, l’île voisine, d’où aucun Capitaine saint d’esprit n’aurait approché sa quille. Lui s’y était déjà aventuré sur de plus petits bâtiments, et il en connaissait bien les fonds, les courants et les pièges. Cet endroit faisait partie des caches qu’il n’aurait dévoilé à personne, pour rien au monde. L’endroit n’avait de valeur que parce qu’il était secret, improbable et très bien dissimulé. Il n’avait tracé aucune carte, et prenait toujours la barre pour l’approche, surveillant du coin de l’œil ceux de ses marins qu’il savait capable de repérer la route et les envoyant souvent vérifier la cargaison ou travailler à fond de cale. Si personne d’autre ne pouvait y accéder, on pouvait tout de même l’attendre à la sortie. Il ne suffirait que d’un seul canon, et c’en était fait de lui. Le secret était donc son meilleur allié.  L’Anubis était là, entre deux falaises, amarrée sur plusieurs arbres pour ne rien heurter. Il semblait presque qu’en s’étendant convenablement depuis la bordée, on pouvait toucher la paroi rocheuse de part et d’autre du navire. Personne n’aurait pu utiliser cet endroit à sa place. Il fallait en connaître chaque fond, chaque alignement de rocher, chaque tronc où tourner une pointe, chaque repère et anfractuosité. Bien qu’aucun titre de propriété ne le mentionne, cet endroit était à lui. Il y avait même laissé des aussières à demeure, dissimulées, pour aider aux manœuvres ainsi qu’une longue chaîne pour haler le navire hors de cette cache.

Cet abri avait une autre particularité intéressante : au dessus de ses falaises s’élevait le point culminant de l’île. Il donnait une vue parfaite sur Church bay, et surtout sur la sortie de la passe de Battowia, l’île anglaise. Quatre pirates y montaient la garde en permanence. Ils guettaient une voile qui, chargée de vivres, quitterait le port surprotégé pour s’aventurer en mer, leur offrant sa cargaison. L’Anubis n’était pas idéalement placée pour une attaque éclaire, mais cela convenait très bien à Weaving. La poursuite durerait plusieurs heures, les éloignant d’autant du port anglais, et de ce petit refuge qui devait rester secret. Il suffisait d’être assez rapide pour les rattraper. Assis à sa table d’écriture dans sa cabine, Weaving souriait intérieurement. Sur ce point il leur réservait quelques surprises.

Il envisageait de prendre un peu de repos lorsqu’un bruit sourd sur le pont, suivi de la clameur des hommes l’alerta. Il tendit l’oreille. Savoir écouter était la vertu première pour un bon marin. Le son donnait parfois bien plus d’informations que les yeux. Là, on se battait sur le pont, son pont ! Le martellement des pieds et les chocs ne laissaient pas de place aux doutes. Deux ou trois hommes, pas plus, entourés du reste de l’équipage qui hurlait, et prenait déjà des paris. « On meurt de précipitation, jamais d’impatience » lui avait un jour dit un autre Capitaine. Weaving n’en était pas convaincu. L’inactivité épuisait vivres et eau potable, et surtout agaçait les marins. Cette rixe en était la preuve, et cela l’inquiétait. Il lui fallait rapidement mettre un terme à cette folie, et affirmer son autorité. Il attrapa son sabre et son chapeau et courut jusqu’à la porte de sa cabine, avant de sortir lentement, se composant un visage froid et implacable.

Au milieu d’un cercle de marins en chemises crasseuses, entre des paires de jambes, il voyait distinctement au sol, deux de ses hommes se rouer de coups dans une mêlée confuse. Des coups de genoux pleuvaient, une main agrippait une poignée de cheveux, une autre saisissait une gorge. Il n’y avait pas encore de vainqueur, ni de vaincu, seulement des lutteurs. Prenant soin de faire grand bruit avec ses bottes sur le bois du pont, il s’avança en marchant lentement. A un autre endroit du cercle formé par les spectateurs du pugilat, le maître d’équipage, Athil, se frayait un chemin jusqu’aux combattants en leur promettant mille tortures et privations s’ils ne s’arrêtaient pas sur l’instant, sans succès. Weaving s’avança, silencieusement, ne signalant sa présence que par le bruit de ses pas. Il posa une main sur l’épaule d’un des marins qui constituaient l’arène humaine, y exerçant une brève pression. L’autre tourna la tête, reconnut le Capitaine et s’écarta vivement. Lorsqu’il posa ses bottes à l'intérieur du cercle, le silence se fit. L’un des combattants l’avait aperçu et se figea. L’autre n’avait pas compris. Il saisit sa chance et tous entendirent le fracas des phalanges sur la mâchoire de son adversaire. Tenant toujours son opposant par le col, il releva les yeux. Le Capitaine était dos au soleil, mais son ombre était reconnaissable entre toutes. Le marin lâcha le col de son opposant qui s’effondra dans un mélange de sang et d’autres fluides, assommé.

- « Monsieur Athil, mettez ces deux hommes aux fers. Lorsqu’ils seront remis, chacun écopera de 15 coups de fouet », dit froidement Weaving. Puis s’adressant au reste de l’équipage, « Je ne tolérerai pas ce genre de choses à bord. Les prochains à se battre iront nourrir les poissons, un boulet aux pieds. Me suis-je bien fait comprendre ? ».

Il passa les minutes suivantes à donner quelques ordres, voiles à referler, épissures à vérifier, inventaires des stocks et bien d’autres travaux ingrats. Les tâches ne manquaient pas même si elles avaient toutes été faites plusieurs fois dans les derniers jours. Il fallait absolument occuper l’équipage sans quoi les incidents se multiplieraient.

Le Capitaine regagna sa cabine, rejoint quelques minutes plus tard par Athil.

- Une broutille, Capitaine, une histoire de hamac attaché à la mauvaise membrure. C’est des bons gars, mais on est là depuis sept jours. S’il ne se passe rien bientôt, m’est avis que ça va mal tourner.

Weaving ne dit rien car il n’y avait rien à dire. Son second avait parfaitement raison.

***2***

Distant, traversant les brumes d’un rêve fait d’or, de femmes et de conquêtes, un sifflet tirait lentement Weaving de son sommeil. Un son qu’il connaissait si bien. Il l’entendait donner des ordres jusqu’aux huniers par la plus tonitruante des tempêtes depuis de nombreuses années. Une note aiguë suivi d’une autre plus grave…Le sifflet n’était pas à bord, il venait de la terre. Deux trilles suivies d’une note basse, répétée deux fois, puis une claire, et une basse. Le code ne laissait pas de place aux doutes. Une voile légère quittait enfin Battowia. L’attente était terminée. Le Capitaine sourit, se leva, s’habilla rapidement et sortit sur le pont. L’aube pointait, faible encore, mais le soleil ne tarderait pas à se montrer. Les hommes s’activaient déjà. Athil parait au départ. Six hommes étaient au cabestan, deux à chaque aussière, plusieurs pointes étaient déjà larguées. L’Anubis était presque libre. Elle se mouvait enfin au rythme de vagues. Weaving ne put réprimer un sourire de contentement. Sans aller jusqu’au mal de terre, le bercement de l’eau lui avait manqué.  Levant les yeux sur la paroi au sud, le Capitaine vit les quatre guetteurs arriver en courant sur l’arête rocheuse. Chacun était muni d’une bande de cuir qu’ils passèrent autour du cordage tendu d’un arbre au bateau pour se laisser ensuite glisser dans un souffle jusque sur le pont, où ils roulèrent les uns derrière les autres pour amortir la chute. Les quatre guetteurs arboraient un air narquois. Suivant la règle, ayant repéré la proie ils s’arrogeaient de fait une part supplémentaire des rapines.

- Une frégate, Capitaine, m’a l’air récente vu ses voiles. Elle fait route au sud pour quitter Church bay, lui dit l’un des guetteurs en lui tendant le sifflet de bosco qui avait servi à transmettre le message.

Récupérant le sifflet et le lançant à son second, le Capitaine dit d’une voix forte « Messieurs, nous partons en chasse ! Virez au cabestan, sortez-nous de là. Monsieur Athil, allégez les pointes arrière, laissez filer doucement. »

Lentement, minutieusement, l’Anubis quittait son abri de roche, tractée par l’aussière avant qui s’enroulait sur l’énorme tambour de bois activé par la force des bras. La manœuvre était lente mais sortir à la voile dans ces vents tournants eut été une folie, même pour un pirate. Il fallait veiller à tout, s’assurer de garder le bateau dans l’axe, penser aux fonds et aux écueils. Concentré sur la barre et sur sa mémoire, Weaving enchaînait les ordres courts, les corrections et les directives. Les hommes tenaient le navire dans l’axe, qui libérant du mou, qui en prenant. Sur le pont, chaque fois qu’une aussière était inutile, elle était lovée, rangée à fond de cale, puis on passait à la suivante. Toutes les mains devaient travailler de concert, ne pas prendre d’initiative, et réagir promptement. Dès qu’une équipe était libérée, les marins montaient aux mâts, et s’apprêtaient à envoyer de la toile. 

La sortie approchait. L’océan s’ouvrait devant eux. Le vent commençait à souffler dans les haubans. Weaving attendait et attendait encore, prudent. Un crissement sinistre de pierre sur la coque lui vrilla les tympans et son échine fut parcourue d’un frisson.

- Etarquez plus ferme sur tribord ! hurla t-il.

Le bruit cessa. Mais voir ainsi marquer son navire par une erreur de manœuvre lui était difficile. Sur le pont, les hommes s’étaient tus, craignant un accès de fureur. Rien ne vint. Deux marins furent dépêchés rapidement pour vérifier que rien de permanent n’avait abîmé l’Anubis. Ils revinrent moins de deux minutes plus tard ne signalant aucune voie d’eau. La progression se poursuivit.

L’étrave était libre, toute la proue, le mât de misaine, puis le grand mât, enfin. Le Capitaine ordonna alors qu’on hisse les voiles de route. L’équipage s’exécuta promptement et le navire prit de la vitesse. A mesure que le bateau se dégageait, de plus en plus de voiles venaient garnir les mâtures. Le foc d’abord, et un second foc en cotre, le premier hunier puis le second déferlaient, alors que la grand voile s’élevait sur l’arrière. Comme une fleur en train d’éclore, la robe vieillie et  raccommodée de l’Anubis prenait peu à peu place. Le navire craqua, gîta, et l’eau commença à courir le long de la coque, produisant un son grisant.  Quelques manœuvres plus tard, la poursuite était engagée.

Sur chaque poste de voile, on s’afférait à offrir le plus possible de portance et de puissance au navire. Au loin, très loin au sud, sur l’horizon, une coque surmontée de voiles blanches immaculées battait pavillon anglais. Le soleil s’était tout juste levé et alors que l’Anubis était encore à l’ombre des terres, la frégate, elle, brillait déjà de mille feux dans la lumière du matin.

Weaving regarda ses mâts, ses voiles, son navire, et il sourit.

- Capitaine, c’est une frégate qu’on poursuit là, il nous faudra plus que ça pour les rattraper, lui dit le maître d’équipage.

- Avez-vous déjà chassé le lièvre Monsieur Athil ? Non ? Et bien moi non plus. Mais à ce qu’on m’a dit, si vous l’effrayez trop vite, il retourne dans son terrier, et y reste caché plus longtemps que ne peut le supporter le plus patient des limiers. Laissons-les croire que nous ne sommes pas une menace. Je vous laisse la barre, conservez la route, prévenez moi pour la manœuvre à la pointe sud des Baliceaux. Je vais m’assurer que tout est en ordre.

Souriant toujours, Weaving descendit sur le pont, et escalada le grand mât, son mât. Ainsi élevé au plus haut du navire, debout sur le dernier hunier, il dominait l’océan.  De la quille à la vigie, le chant de l’Anubis se propageait dans une douce vibration. En fermant les yeux, il était capable de sentir le moindre changement de cap, chaque mouvement des voiles, chaque déséquilibre dans le gréement. Son bâtiment filait, il ne raterait pas sa prise.

Sous ses pieds, encore ferlé fermement sur le hauban, à la place du hunier lourd, se trouvait dissimulé ce qui lui donnait cette assurance. La frégate anglaise venait de disparaître derrière l’île. Elle devait avoir deux heures d’avance. Il avait confiance. Avant la nuit, ses hommes aborderaient cette farouche jeune fille.

**3**

Lorsque l’Anubis passa les rochers qui marquaient la sortie de Church Bay, ses hommes avaient quasiment réussi à maintenir l’écart. Weaving n’en demandait pas tant. Il regarda derrière lui, aucune trace de voiles sortant du port anglais. Comme prévu, on ne les avait pas pris au sérieux. Au loin, la frégate ne se donnait pas de peine. Certain de s’échapper, son Capitaine restait sur sa route, et rien n’indiquait qu’il s’inquiétât.

- “Monsieur Athil, à vous la manœuvre. Amenez sur le pont les huniers de route, et envoyez ceux de poursuite. Envoyez également les bonnettes de grand voile et de misaine. Il est temps de les rattraper.”

Athil saisit son sifflet. Une succession de notes et de trilles s’éleva. L’équipage n’en fut pas surpris, ils n’attendaient que ça. Durant plusieurs journées, ils avaient répété cette manœuvre, encore et encore, jusqu’à pouvoir la réaliser les yeux fermés. Chacun savait ce qu’il avait à faire. 4 hommes étaient montés sur chaque mât. Debout sur les vergues, ils s’afféraient sur les nœuds. Lentement, les huniers se décrochaient, et descendaient vers le pont. L’Anubis ralentit, poussée par moins de surface, avant de bondir à nouveau alors que les voiles récupérées sur l’épave de l’Aubaine, blanches et souples, plus larges et plus grandes, remplaçaient les anciennes et semblaient se gonfler d’orgueil et de vent.

Au dessus et en dessous des deux mâts, on tendait de nouvelles voiles encore, apportant plus de puissance. Weaving regarda dans le sillage, il s’éclaircissait et se teintait de blanc. 8 nœuds au moins pensa-t-il. Le bateau tremblait maintenant, semblant libérer ses charmes et tout son potentiel, comme un plaisir longtemps contenu, et auquel l’Anubis pouvait enfin céder, se délectant de chaque instant. Les centaines de mains de l’équipage la caressaient, qui avec douceur, qui avec force, et la coque réagissait à toutes ces sollicitations à coups de petites rebuffades joueuses, de gémissements de plaisir et surtout de plus de fougue encore. Elle vibrait maintenant sous les mains du Capitaine, une vibration sensuelle qu’il recherchait comme une drogue à chaque sortie, et qu’il adorait. Il aimait cette goélette, et elle lui rendait bien. Elle roulait aussi, gîtant toujours un peu plus alors que chaque écoute était ajustée pour profiter au maximum du moindre souffle d’air.

- « Monsieur Athil, faites déplacer le maximum de canons sur bâbord. Prenez vingt hommes, et allez-y avec prudence, je ne veux pas d’accident. » déclara Weaving.

Le maître d’équipage réfléchit avant de répondre. « Sur les douze pièces tribord, je ne pourrai probablement pas en arrimer plus de huit de l’autre coté. »

- Dans ce cas larguez les autres. Ça nous redressera, et nous allégera du même coup.

Le second fut un peu plus long qu’à l’accoutumée à exécuter les ordres, mais il ne protesta pas. Un bon gars, ce Athil. Le pont de combat de l’Anubis était armé de vingt-quatre canons en tout. Pas de quoi attaquer un galion, mais suffisament pour rivaliser sans problèmes avec une frégate. A la suite de son ordre, il ne lui en restait donc que vingt.

Weaving tira sa longue vue et regarda en direction de la frégate. Sur sa proie, c’était la panique, ce qui lui tira un sourire. Il ne voyait pas d’officier sur le pont. Le Capitaine devait tenir conseil dans ses quartiers. Encore du temps de gagné pensa-t-il. Chaque poursuite ressemblait à un jeu. Chacun avançait ses pièces, gardait dans sa manche un atout, et tentait avec sa donne de remporter la partie. Si son adversaire paniquait, il avait l’avantage. Peut-être même pourrait-il se risquer à bluffer. Il connaissait son prochain coup, et se préparait déjà aux suivants.

Alors qu’il barrait, tenant fermement son cap, l’Anubis se redressa lentement, retrouvant un pont presque horizontal. Plusieurs éclats d’eau sourds témoignèrent des pièces d’artillerie qui quittaient le bord, comme autant d’offrandes à Neptune. Les anglais n’avaient pas sa confiance, et alors qu’ils semblaient utiliser la moindre toile à bord jusqu’aux chemises de l’équipage pour gagner en puissance, leur navire s’inclinait de plus en plus, le rendant moins manoeuvrable, et moins rapide.

- « A ce train là, ils se seront coulés eux-mêmes avant qu’on arrive ! » rigola un marin.

Le rire se répandit de la proue à la poupe, des calles jusqu’au poste de barre, et au Capitaine.

**4**

Brasse par brasse, l’Anubis gagnait du terrain. Les côtes des îles derrière eux n’étaient plus qu’à peine visibles. Le jour avait bien avancé, et était sur le déclin, teintant le monde d’une douce lueur tirant sur l’orangé. Moins de quinze minutes séparaient les deux bâtiments, deux milles, puis un seul, et moins encore. Sur le pont des Pirates, on affûtait les sabres d’abordage avec des pierres à aiguiser, bruyamment, et avec le sourire.  Sous le pont, on se passait des tonneaux de poudre et des boulets. On préparait les mèches, on vérifiait l’arrimage des canons aux parois.

Avec toutes ses pièces d’artillerie d’un coté, il allait devoir jouer finement, composer avec le vent et l’effet de surprise. Weaving abattit légèrement, se préparant à passer sous le vent de la frégate. Le ballet commençait. Au poste de barre adverse le Capitaine observait visiblement avec attention, et dans un lent mouvement les anglais imitèrent l’Anubis, ils voulaient rester devant. Weaving connaissait ce réflexe, et cette manœuvre. La contrer aurait été simple s’il n’avait pas été limité par ses canons. Il lui aurait suffit de lofer, et de présenter son autre flanc pour une canonnade en règle. Mais avec toutes ses pièces sur bâbord, il devenait hors de question de présenter un flanc désarmé. Il craignit un moment que ses adversaires n’aient compris ce point faible. Pour le vérifier, il mit la barre à bâbord et ajusta son cap, comme s’il avait toujours ses canons. Les anglais réagirent immédiatement, corrigeant à nouveau pour rester sur l’avant. Weaving  sourit. Ils n’avaient rien vu, et rien compris.

L’étrange danse se poursuivit, et les anglais semblaient désespérés. L’Anubis gagnait lentement sur eux, et ils n’y pouvaient pas grand-chose. A chaque changement de cap, ils s’ajustaient immédiatement, toujours en tête de la poursuite, seule fierté qu’il leur restait. Weaving attendit le dernier moment, et lorsque les deux navires ne furent plus séparés que par moins de cent brasses, il lofa franchement, présentant son flanc tribord dépourvu d’armes. Les anglais commencèrent à s’ajuster, et alors qu’ils entamaient leur manœuvre, l’Anubis renversa la barre, tribord toute. La goélette pivota vivement, tous les sabords bâbords ouverts, parfaitement alignés avec le trois-quarts arrière anglais, lesquels luttaient pour inverser leur manœuvre, et tenter de répondre. Mais l’espoir les avait quittés. Déjà sur le pont les marins se couchaient, ayant deviné l’issue d’une telle manœuvre.

« Feu » murmura Weaving.

L’ordre fut transmis et l’enfer se déchaîna. Les détonations, assourdissantes, suivies des bruits atroces du bois déchiré ou pire, rapidement suivis de l’odeur de poudre et de fumée, un chaos magnifique et terrible. Une salve de vingt pièces fut tirée à mesure que la cible passait dans leur ligne de mire. Certains manquèrent leur cible, d’autres ouvrirent dans la jolie frégate des trous béants à fleur d’eau. Certains, enfin, éventrèrent la coque au niveau des sabords, tirant des boulets chaînés dévastateurs dans cette partie qu’occupaient les canons et leurs servants. Les quelques pièces correctement orientées sur la frégate tirèrent à leur tour. Leur Capitaine espérait encore fuir. Il visait les voiles et le gréement. Un des boulets perfora la misaine, un autre passa par chance entre les mâts, ne coupant qu’un hauban. Le dernier, parfaitement ajusté emporta les deux focs. Weaving jura. A ce moment, ses yeux étaient de furie, et s’il s’était laissé aller, il aurait ordonné qu’on envoie la frégate par le fond, pour venger cette vilaine blessure. Dans cette ambiance de poudre, de hurlements et de rage, les combattants attendaient de pouvoir monter à l’assaut. Sur le navire pirate, on hurlait, de rage et de haine, pour se donner du courage ou par jeu. On hurlait de peur aussi.

Le premier des canons finissait de recharger lorsque le pavillon anglais blanc et rouge fut amené, et remplacé par un identique, mais dépouillé de sa croix. Athil regarda le Capitaine, qui souriait d’un air mauvais. Il lui posa une main sur l’épaule. Ses yeux changèrent, comme s’il avait été possédé quelques secondes plus tôt, enfiévré par le combat, et revenait maintenant à la raison. Il regarda son second, et fit un léger signe de tête. La canonnade cessa, laissant la fumée se dissiper, l’odeur acre de poudre disparaître, et les hommes constater les dégâts sur eux et sur les bateaux.

On ne déplorait sur l’Anubis que la perte des huit canons abandonnés à la mer, ainsi que des impacts dans le gréement. Le boulet tiré dans la misaine avait fait un trou que le vent s’était empressé d’agrandir. Des lambeaux de tissu pendaient maintenant des vergues, rien n’était récupérable. Sur l’avant, le boulet avait arraché les focs et leurs points d’amure. Un fatras de bois, de chanvre et de coton pendait par-dessus bord. Des deux voiles, il ne restait rien. Sur la frégate, un trou béant s’ouvrait à moins de trois pieds de la ligne d’eau, et de temps en temps, une vague s’y engouffrait. L’entrepont devait aussi être sacrément abîmé pour qu’ils se rendent ainsi. En témoignait la dizaine de trous qui s’ouvraient autour des sabords arrachés, et les débris de bois qui étaient visibles même de loin. Le navire n’était pas récupérable pour Weaving, et son équipage de toute façon trop peu nombreux pour contrôler deux bâtiments.

- Réduisez l’allure, et mettez en panne à coté d’eux. Gardez les canons chargés. Faites venir la moitié de l’équipage sur le pont, sabres au clair. Et

envoyez deux hommes renforcer l’étaie avant, ce n’est pas le moment de perdre un mât.

Les anglais affalaient leurs voiles sans précautions, jusqu’à l’arrêt complet. Seul le pavillon blanc continuait à flotter. Weaving constata que leur navire gîtait maintenant à l’opposé de l’ouverture dans sa coque. Leur Capitaine avait dû donner des ordres pour déplacer les canons encore en place. Il préservait son bateau, c’était quelqu’un de bien. Et cela assurait à Weaving qu’il ne préparait pas de mauvais coup.

Les deux navires s’approchèrent bord à bord. Sur la frégate, le Capitaine anglais, droit sur le pont, tenait en main le journal de bord, symbole de reddition. Weaving, lui, se tenait debout sur la bordée, un hauban en main. Leurs regards se croisèrent. L’anglais inclina légèrement la tête, reconnaissant avoir perdu cette manche. Weaving sourit. Une partie de son équipage, sabre entre les dents, changea de bord et s’assura que tout le monde reste calme. Les anglais avaient ceci pour eux qu’ils étaient honnêtes. Cela leur assurerait peut-être de survivre. Ils avaient déposé leurs armes, et l’équipage était rassemblé sur le pont. Le Capitaine ne gardait sur lui que son épée de parade, avec laquelle il ne ferait rien. Suspendu à un cordage, Weaving franchit l’espace entre les deux navires, et prit pied sur sa prise.

**5**

La Frégate la Vaillante, n’avait pas un an de service. Elle totalisait quarante canons et cent cinquante membres d’équipage. Sur l’Anubis, fort de soixante âmes, on se vanterait longtemps de l’avoir conquise.  Weaving en fit le tour. C’était un beau bâtiment, récent et bien armé, quel dommage qu’il fût aussi abîmé. Il prit le journal de bord que lui tendait le Capitaine, et en lut la liste d’équipage et l’ordre de mission.

- Lord… Edmund Renlis, c’est bien ça ? Toutes mes excuses pour les dégâts infligés à votre coque. J’espère que vous parviendrez à regagner un port ami. Vous avez pour votre part abîmé une partie de mes voiles. Pas les meilleures au demeurant, mais il se trouve que j’en avais tout de même usage. Souffrez donc que les vôtres remplacent les miennes, ainsi que vos canons, tous. Votre caissette de bord, bien entendu, une partie de vos vivres, et ce que mes hommes jugeront bon d’emporter. A ce que j’ai pu voir, vous étiez chargés pour une campagne de plusieurs mois. Dans l’état où vous êtes, il vous faut regagner un port au plus tôt et rapidement. Je vous allégerai donc du surplus.

Weaving se tourna vers Athil.

- Laissez-leur huit jours de vivres, prenez le reste. Fouillez les cabines et ramenez-moi toutes les possessions de valeur des officiers. Ne prenez rien à l’équipage. Faites votre choix parmi leur voiles pour remplacer ce que nous avons perdu, et ce que nous pourrions perdre un jour. Ah oui, et transportez toute leur poudre, leurs boulets ainsi que leurs canons sur l’Anubis.

Le Capitaine anglais se racla bruyamment la gorge. Weaving se retourna.

- Avez-vous une requête à formuler Lord Renlis ?

- A qui ai-je l’honneur Monsieur ? lui répondit l’anglais.

- “Capitaine Weaving, Gentilhomme de fortune”  répondit-il, un sourire carnassier sur le visage.

- Et pour quelle couronne êtes-vous corsaire ?

- L’Anubis ne répond qu’à moi, Sir, et à aucune autre tête couronnée.

- Je n’ai jamais vu une goélette gréée comme la vôtre Capitaine. C’est un navire impressionnant, mené par un non moins bel équipage.

Weaving se méfiait. Un « mais » ne tarderait pas à rompre le charme enjôleur des paroles de celui qui restait avant tout un adversaire.

- Mais si je ne m’abuse, votre goélette ne saurait transporter autant de charge, conclut-il.

- Et puis quelques canons de bel acier vous permettraient sans doute de lester votre navire, et de le maintenir gîté, évitant ainsi de prendre l’eau de toute part…  lui répondit Weaving en souriant. Il voyait parfaitement où l’autre voulait en venir.

- Je ne vous cache pas que cela nous aiderait oui. lui répondit Renlis avec une mesure toute britannique.

Le pirate prit quelque temps pour réfléchir, mais il n’aurait pu être insensible à un argument pareil, et Renlis avait tout à fait raison. Les laisser sans leste revenait à signer leur arrêt de mort.

- “Monsieur Athil, sélectionnez parmi leurs canons et les nôtres  les cinquante meilleurs, et chargez-les à bord. ” Il se tourna vers l’anglais. « Votre poudre et vos boulets cependant ne peuvent rester sur votre bâtiment.  J’espère que vous me pardonnerez cette précaution. »

L’anglais ne répondit pas. Mais en homme avisé, il savait que la concession qu’il venait d’obtenir était importante. D’autres auraient jeté les canons à la mer, les condamnant lui et son équipage plus sûrement et plus durement que ne l’aurait fait la lame d’un sabre. Ses propres hommes furent mis à contribution pour transborder la cargaison. Les opérations durèrent plusieurs heures. Se servant des mâts de la frégate, du cabestan et des poulies, la manœuvre des canons fut la plus délicate. L’Anubis s’enfonçait sur l’eau au fur et à mesure que la coque se remplissait. A coté, La Vaillante s’allégeait visiblement, éloignant d’autant la brèche dans la coque de la surface des vagues si bien qu’il ne fut rapidement plus nécessaire de maintenir une équipe à fond de cale pour écoper.

La nuit était depuis longtemps tombée lorsque les pirates regagnèrent leur bord. Les liens entre les deux bâtiments furent rompus. On avait laissé aux anglais suffisamment de voiles pour être manœuvrant, et quelques vivres dont un tonneau de rhum, des conditions magnanimes à n’en pas douter. En plus des armes et voiles, Weaving s’était saisi des instruments de navigation, des cartes, des livres et des plis que transportait la frégate, ainsi bien sûr que de l’or et de l’argenterie. Comme une dame du monde après un excellent repas, l’Anubis se dandinait maintenant mollement et lourdement, équipée de ses voiles de route. Faisant cap au sud, alourdi par toutes ses prises , il restait au Capitaine à trouver un petit port ou il pourrait revendre tout cela.

Sa silhouette était rendue plus singulière encore par l’absence complète de voiles d’avant, à l’exception d’un petit foc lourd récupéré sur la frégate et qui avait pu être rapidement adapté sur son gréement. Sur le navire silencieux, les hommes pour la plupart endormis par cette longue journée, Weaving regardait l’horizon, assis sur le plus haut des huniers. Le dos tout contre le mât, les yeux fermés, il partageait dans le silence de la nuit un moment d’intimité avec l’Anubis, blessée, mais satisfaite et comblée de tous ses présents.

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