**1**
En ce jour noir, le ciel se confondait avec la mer. Alors que midi venait juste de passer, il était agité, au profil brisant fait de creux et de nuages déferlants, et tout aussi humide que l’eau elle-même. Le craquement des éclairs faisait écho au tonnerre des vagues, reliant pour un instant Neptune à Jupiter dans une guerre de titans que la pluie battante ne parvenait pas à apaiser. Sur ce champ de bataille à l’échelle divine, deux insignifiants équipages humains tâchaient de se frayer un chemin, deux minuscules goélettes qui transposaient à leur échelle le conflit supérieur auquel elles se trouvaient involontairement mêlées.
Coque bleue et bordées carmins, la Défiante luttait contre le gros temps plus qu’elle ne le traversait, pourvue uniquement de son tourmentin, de la voile de misaine, et des restes d’une grand’voile déchirée que l’équipage tentait désespérément d’affaler. Sur son arrière battait avec rage le pavillon néerlandais frappé des trois lettres de la compagnie des Indes occidentales. Un officier en veste de quart se tenait fermement accroché à la barre et tentait de maintenir le cap, inflexible. Son tricorne n’était plus, emporté dans le sillage par une rafale traîtresse quand que le vent n’était encore que moitié moins fort. La pluie plaquait sur son front sa tignasse brune, et ruisselait devant ses yeux dans lesquels se lisait une détermination farouche. Sous les tissus détrempés de sa chemise, on pouvait voir à chaque crête ses muscles se relâcher pour adoucir la barre et laisser le navire lofer, puis se tendre durement à nouveau pour forcer la Défiante à reprendre un cap au plus près du vent. Il tenait ce rythme depuis bientôt une heure et la fatigue aussi bien mentale que physique commençait à se faire sentir. Mais il ne pouvait céder sa place. Le navire enfournait presque à chaque creux et tous entendaient le bois craquer alors que la proue perçait la vague suivante en s’y arrêtant presque. La vague buttait sur l’étrave, engloutissait la sculpture de proue et pénétrait par les dalots avants, lorsqu’elle n'enjambait pas carrément le gaillard entier. Elle roulait ensuite sur tout le pont, entraînant sur son passage ceux qui n’avaient su se mettre à l’abri, les tirant invariablement vers l’arrière où elle retournait à l’océan. Plusieurs tonneaux avaient déjà disparu, et trois bons marins étaient partis nourrir les poissons. L’équipage luttait contre le chanvre détrempé pour décrocher les lambeaux de coton qui battaient bruyamment le long du grand mât. La voile avait été éventrée par une rafale moins d’une demi-heure plus tôt. A chaque coup de sifflet du bosco, ceux qui opéraient sur le pont couraient se réfugier sur la dunette auprès du barreur, ou s’accrochaient tant bien que mal à ce qu’ils avaient sous la main et laissaient l’eau passer autour d’eux en retenant leur souffle, en priant Dieu, le Diable et les enfers de leur accorder de passer cette vague et de vivre, au moins jusqu’à la prochaine.
Le sifflet sonna et la vague rugit par dessus le navire, s’écrasa sur le pont, coula dans les cales et roula autour des mâts. Dans un hurlement, un des marins fut arraché à son abri. Peut-être était-il mal accroché, ou peut-être ses mains trop lasses avaient-elles refusé de serrer la corde plus longtemps. Il glissa avec l’eau et ne dut son salut qu’à un bout qui s’enroula autour de son bras. Le malheureux pendait inconscient, à moitié hors du bateau, lorsque ses camarades le tirèrent de là.
- Capitaine, il faut abattre vers une allure plus clémente, sans quoi nous mourrons tous, dit le bosco à l’attention du barreur.
Ce dernier fixa froidement son premier officier.
- Si nous abattons, ils nous rattraperont. Et je préfère tenter ma chance face à l’océan, plutôt que face à ces pirates.
Il jeta un regard derrière lui. Dans le sillage de la Défiante, à deux milles environ, une autre goélette lui donnait implacablement la chasse. Entoilée d’un tourmentin lourd, de sa voile de misaine et de sa grand’voile, toutes deux lourdement arisées, l’Anubis battait pavillon noir et gagnait inexorablement sur eux. Sur la dunette, tendu à l'extrême, Weaving ne desserrait pas les dents. Chaque vague et chaque rafale tiraient de son navire des plaintes déchirantes et d’autres craquements sinistres, mais la coque tenait bon, et obéissant aux ordres de son capitaine et maître, ils gagnaient du terrain.
**2**
A la barre, concentré, lui aussi fatigué, Athil maintenait le cap et n’ouvrait la bouche que pour signaler ce que seul le barreur pouvait ressentir. Le durcissement du gouvernail ou son allègement, une tendance du navire à abattre ou à lofer, à force d’habitude il sentait cela au bout de ses doigts. Un ordre était transmis. Les marins s’agitaient, montaient aux mâts, étarquaient un bout ou mollissaient une drisse, encore un peu, un peu plus, voila ! Athil redevenait alors silencieux, ses yeux fixant l’horizon. A coté de lui, écrasant le bastingage à s’en blanchir les articulations, Weaving, le visage impénétrable scrutait l’horizon. L’excitation de la poursuite et l’anticipation de la bataille luttaient face à l’amour qu’il portait au bateau qu’il voyait souffrir dans la tourmente. Il aurait dû abandonner, laisser filer la Défiante et conserver ses forces pour une proie plus simple ou un temps plus clément. Tout autre capitaine pirate l’aurait fait. Lui aussi d’ailleurs, pour tout autre navire. Mais dès lors qu’il avait identifié ce profil sur l’eau, cette ligne de pont, et ce drapeau, il s’était saisi de sa longue vue. Et les lettres qu’il avait vues peintes sur la poupe lui avaient tiré un sourire froid. Lui seul à bord savait pourquoi l’Anubis croisait depuis un mois bientôt dans ces eaux pauvres à l’écart des routes commerciales. Lui seul avait lu la lettre cachetée tirée des papiers de Lors Renlis, le capitaine de la Vaillante. Sur ce bout de papier recouvert de cuir, à l’entête de la compagnie des Indes occidentales, la Défiante était mentionnée, et sa cargaison également.
- Ils se fatiguent ! hurla le Capitaine dans la tourmente. Nous serons sur eux dans une heure !
Peut être moins s’ils ne se séparent pas de leur grand’voile rapidement, ajouta-t-il pour lui même. Jusque sur l’Anubis on entendait, porté par le vent, Le bruit de la toile fouettant l’air. Ça doit être la panique à bord, pensa-t-il. Ils n’ont encore rien vu.
Avec un sourire carnassier, le Capitaine se déplaça d’appui en appui jusqu’à un groupe d’hommes d’équipage réfugiés sur la dunette.
- Armez les pièces avant. Neuf hommes par canon, et une part de rapine en plus à ceux qui parviendront à toucher au but.
Les hommes parcoururent le pont vers l’avant au rythme des vagues. On sortit des équipais de proue les tonnelets de poudre, les tampons, les mèches et les boulets, et le ballet longuement répété commença, ralenti par les vagues qui les trempaient et les obligeaient à s'arrimer fermement. Pour autant les hommes travaillaient avec entrain. La récompense les motivait tout autant que l’idée d’étrenner enfin ces nouveaux canons sur une véritable cible.
L’Anubis avait mis à profit ses récentes prises et son passage au port pour réaliser des aménagement sur son gaillard avant. En plus de la précieuse lettre, La Vaillante leur avait offert deux magnifiques canons de dix-huit livres. Des pièces massives à la portée impressionnante que Weaving avait fait tester en mer aussi tôt que possible. La visée restait délicate, mais leur faible recul permettait de les pointer vers l’avant, au mépris des nobles règles d’engagement. Et cela tombait plutôt bien, car s’ils se qualifiaient de gentilshommes, les forbans ne s’étaient jamais prétendus nobles.
Un charpentier grassement payé pour ne poser que peu de questions avait rabouté des ancrages aux membrures principales et renforcé le pont pour qu’il supporte les cinq tonnes d’acier des deux bouches réunies. Il avait aussi ajouté des sabords et un bastingage pour faire de ce gaillard un véritable poste de tir. Puis un forgeron tout aussi bien payé et tout aussi peu curieux avait contre l’acier de trois pièces fendues consenti à la modification des fûts anglais pour leur adjoindre une cale de hausse. Les hommes s’étaient entraînés lors des journées calmes, à la mesure de ce que permettaient les munitions et les réserves de poudre, et depuis tout le monde attendait impatiemment d’en découdre.
Personne toutefois, n’aurait pensé le faire dans pareille tempête. Les tirs manquaient déjà de précision par mer plate, alors avec le roulis, le tangage et la gîte, toucher au but relèverait du miracle. Sans compter qu’entre deux salves, il faudrait recharger en préservant la poudre des paquets de mer, et surtout ne pas perdre d’hommes au profit de l’océan. Une folie à n’en point douter, mais Weaving savait aussi quel effet auraient ces tirs répétés sur le moral de l’équipage adverse, même en tombant à plusieurs brasses.
- Réglez l’élévation à dix degrés, et parez à faire feu.
Toutes les vingt secondes environ, une vague arrivait, et si elle n’épargnait pas le navire néerlandais, elle n’épargnait pas non plus l’Anubis. Les hommes s’abaissaient derrière les bordées, s'agrippaient à l’acier froid des canons et se relevaient pour poursuivre leur oeuvre pendant le court répit que leur laissait la mer, encore et encore jusqu’à ce que les deux chefs de pièce fassent un signe de tête au Capitaine.
Le navire plongea dans le creux de la vague, mur d’eau noire sur lequel il butta, sembla s’arrêter un temps infini puis commença à remonter. L’eau embarquée roulait sur le pont, et se déversait à la mer en véritables torrents. Les hommes se relevèrent, et dans le vacarme de la tempête, le capitaine hurla.
- Ouvrez les sabords ! Parez !
L’Anubis pointait vers le ciel dans une longue ascension aquatique. Les panneaux de bois étaient relevés, ouvrant la voie aux canons. FEU ! hurla Weaving lorsque le navire eut atteint le point culminant. Les mèches crépitèrent alors que tout le monde s’écartait vivement. Les deux détonations ne ressemblèrent à aucun coup de tonnerre. Elles furent plus aiguës, plus sèches, plus meurtrières encore. Deux langues de feu propulsèrent les boulets de fonte au loin, alors que les canons reculaient avec fracas aussi loin leurs ancres le permettaient. Décrivant de longues courbes, aucun des projectiles ne toucha la cible. Ils tombèrent qui trop à tribord, qui trop court de trente brasses au moins, mais Weaving souriait. Pris dans une canonnade par l’arrière, au milieu d’une tempête, avec un équipage éreinté et une grand’voile en lambeaux... Oui, il pouvait presque voir blêmir son homologue.
**3**
La recharge prenait un temps infini. On approchait les dix minutes dans cet enfer de vents et de pluies alors que quatre suffisaient habituellement. Trois salves avaient été tirées et la distance entre les deux bâtiments ne devait déjà plus excéder un demi mille. Les marins reculèrent, mains sur les oreilles. La mèche crépita, et le boulet fusa droit vers la Défiante. Les cris de joie des tireurs firent un écho sinistre au déchirement du bois de la poupe adverse. Le boulet emporta un pan entier de coque et disparut dans le bâtiment, ne laissant qu’un trou béant sur l’arrière du navire comme trace de son passage. Les dégâts à l’intérieur devaient être plus impressionnants encore. Le silence des armes fut remplacé par les cris des hommes. Le capitaine lui même souriait d’un air mauvais. Feu à volonté, ordonna-t-il après avoir félicité les tireurs. Puis il regagna le poste de barre.
- Je ne sais pas par quelle magie ils avancent, mais ils remontent mieux au vent que nous, lui dit le maître d’équipage. Nous allons devoir passer sous eux, et je n’aime pas ça.
- Essayez de les faire abattre en partant sur tribord, lui répondit Weaving.
- J’ai essayé Capitaine, ils ne mordent pas. Et nous ne pouvons pas remonter plus. Ce maudit négociant de Port Augusta nous a vendu des focs poreux, m’est avis !
Weaving se promit de vérifier les voiles et de retourner voir le marchand dès que possible. Pour l’instant ils devaient faire avec, et arraisonner leur proie. Si tout se passait comme prévu, il pourrait même se faire coudre un foc de soie bordée de fils d’or.
- Je prends la barre. Faites parer les canons babords et les sabres d’abordage. Tirez aux chaînes, et visez pour démâter.
Un dernier tir des pièces avant alla se perdre dans l’océan. Les hommes fermèrent les sabords, et à part deux ou trois, disparurent dans l’entrepont pour préparer les canons. A la barre, Weaving ressentit ce que lui avait dit son second. L’Anubis était équilibré, et traversait la tourmente aussi bien que possible, mais malgré ses voiles déchirées, la Défiante semblait toujours tenir un meilleur cap. Il abattit légèrement pour gagner en vitesse et soulager la coque. Plus qu’une centaine de brasses, quatre-vingts, cinquante. L’affrontement devenait inévitable, et son adversaire semblait l’avoir remarqué. Il abattait également, redressant ainsi son navire pour permettre à ses canons de viser autre chose que la mer. Weaving saisit sa chance et lofa, promptement imité par le néerlandais qui n’entendait pas perdre la supériorité du vent. Il n’y avait rien à gagner à ce jeu là. Ils reprirent tous deux leur cap. A mesure qu’ils s’approchaient, les dégâts sur la Défiante étaient plus évidents. Le bateau était meurtri. Par le simple trou qu’avait fait le boulet, on voyait distinctement l’entrepont et les hommes qui s’y agitaient. Le projectile avec percé trois cloisons et était venu se ficher dans le grand mât au milieu des canons, comme une déclaration de guerre évidente, marque terrible d’un combat qui s’annonçait sans pitié. Sur la dunette arrière, cramponné à la barre, le Capitaine néerlandais hurlait dans sa langue des ordres que Weaving ne comprenait pas et ses sabords s’ouvraient les uns après les autres alors que l’Anubis remontait lentement son flanc.
Les néerlandais tirèrent les premiers, trop tôt, heureusement. Leurs intentions étaient claires, et leurs tirs les confirmaient. Ils voulaient affaiblir l’agresseur, pour espérer vivre lorsque les canons céderaient la place aux sabres. Ils tiraient à plein bois, en boulets lourds au niveaux des batteries, pulvérisant la coque en autant d’éclats qui venaient faucher l’équipage agglutiné sur le pont de combat. Ceux de l’Anubis qui le pouvaient encore répondirent. Weaving compta sept tirs, peut-être huit. Quatre pièces au moins sur l’avant n’avaient pas fait feu, peut être plus. Il ne voulut pas penser aux blessés. Il avait connu les batailles auprès des canons. Il savait l’odeur de la poudre mêlée à celle du sang dans cet espace entre deux planches. Et il savait aussi que ses hommes se battraient jusqu’au bout. Les boulets chaînés de l’Anubis firent leur travail. Le grand mât déchiqueté hurla à la mort en tombant lentement dans un enchevêtrement de bouts et de toiles alourdies de pluie, rompant les haubans de liaison. Il ne restait à l’adversaire que voile et mât de misaine. Le regard de leur Capitaine croisa celui de Weaving. Il hurlait comme un dément. Le Capitaine de l’Anubis, tout aussi enfiévré de bataille, tira son sabre au clair et hurla à son tour. Sous ses pieds, il entendait les hommes s’activer à recharger, à évacuer les blessés, à dégager le pont. Une seconde salve et il les immobilisait, il le savait. Ses pièces pour la plupart récupérées des anglais étaient plus petites et plus maniables. Il aurait tiré avant eux, et serait hors de portée avant que la Défiante ne puisse faire feu à nouveau. Il le voyait au rythme lent auquel les pièces ennemies refluaient des sabords, desservies par la gîte.
Un de ses marins gravit l’escalier du gaillard arrière. Il sentait la peur, et sa chemise était tâchée de bile et de sang.
- Rapport de Monsieur Athil. Nous avons perdu les trois canons avant, la coque s’est déchirée au niveau des membrures et a arraché les ancrages. Ils ont versé sur tribord. Il y a une dizaine de blessés, vingt au plus, annonça le garçon qui ne devait guère avoir plus de quinze ans.
Blessés voulait dire hors de combat, morts sans doute, Weaving n’avait pas d’illusion là-dessus.
- Dites lui de tirer une nouvelle salve en chaînes sur la misaine et le foc, puis préparez la mitraille, répondit Weaving. Du nerf fiston, ils ne peuvent plus nous échapper !
La pluie l’aveuglait, et le vent n’avait pas faibli. Alors que le jeune pirate repartait porter les ordres, Weaving s’essuya les yeux avec sa manche, puis reporta son regard vers la Défiante, sans comprendre d’abord ce qu’il voyait.
Le Capitaine néerlandais avait viré complètement, la vierge aux seins nus qui lui servait de figure de proue pointait droit sur le pont de l’Anubis. Il arrivait par le travers. Il n’était déjà plus qu’à trente brasses, gagnant en vitesse, poussé dans le dos par les vents de tempête contre lesquels Weaving, pris au piège, luttait toujours. Vingt brasses. Weaving entendit à nouveau le hurlement dément de leur capitaine. Il envoya la barre rouler sur bâbord, mais il était déjà trop tard. Dix brasses. Ses premiers canons avaient rechargé, et tiraient à nouveau, déchirant vainement une coque qu’on ne pouvait plus arrêter. Cinq brasses. Dans ses oreilles, le fracas de la tempête laissa place au silence absolu de la mort elle-même.
Le bout dehors de la Défiante passa dans un glissement silencieux entre les mâts de l’Anubis jusqu’à ce que l’étrave ennemie frappe la bordée. Sous le choc, le bastingage vola en éclats. Tout, ensuite, ne fut plus que chaos.
**4**
Weaving regardait, paralysé, l’étrave de la Défiante glisser sur son pont dans un bruit de déchirement à vous glacer le sang. Le navire ennemi progressait comme escaladant une montagne. Les planches éclataient les unes après les autres sous le poids de l’intruse, projetant des esquilles de bois partout autour. Les membrures craquaient mais semblaient tenir bon, pour l’instant. Les mâts, toujours debout, se balançaient dangereusement. Un des ancrage de hauban lâcha et les deux cordes qu’il retenait partirent se balancer au rythme des navires en de grands mouvements amples, traînant dans leurs sillages deux lourdes poulies de bois. De ce que Weaving pouvait voir, l’étrave de la Défiante n’était pas exempte de dommage. La belle figure de proue était défigurée. Non conçue pour l’éperonnage et affaibli par une canonade, le bois se disloquait de toute part, transformant la coque lisse en mur fait de trous et de pieux. Sa progression destructrice ralentissait, et elle cessa complètement après avoir enjambé la moitié du pont.
Même une fois la Défiante arrêtée et les navires emmêlés dans une étreinte morbide de bouts, de bois et de toiles, les craquements ne cessèrent pas. Les deux coques malmenées par la tempête continuaient à s’entre-déchirer dans un bruit sinistre, alors que du pont hollandais, sabres au clair, l’équipage sautait en hurlant, mené par son démoniaque capitaine.
- ABORDAGE ! hurla Weaving en tirant de sa ceinture un pistolet qu’il arma immédiatement.
Le coup partit et un premier homme s'effondra devant lui. Des panneaux de cale surgissaient déjà les pirates en furie, ayant pour eux la rage de la bataille et l’expérience des combats sans règles comme seules armes contre le nombre. Après un premier choc brutal des deux équipages, le pont devint une mêlée confuse et sanglante au milieu de laquelle les combattants les plus adroits semblaient danser. Weaving descendait les marches du poste de barre en frappant de taille, piquant et frappant à nouveau. Les hommes qu’il combattait étaient terrifiés et fatigués pour la plupart, et bien peu se défendaient correctement. Il en avait estourbi cinq quand il prit sa première entaille au bras gauche, et répondit à l’impudent d’un coup qui lui trancha le bras. Se retournant vivement, il lança un coup circulaire qui fut paré dans une gerbe d’étincelles. Alors qu’il croisait le regard de son adversaire, Weaving frappa du talon sur les genoux du malheureux qui claquèrent dans un bruit sec. Se tournant encore, il aperçut le capitaine néerlandais qui venait de transpercer un de ses pirates. Il se précipita dans la mêlée parant à droite, feintant à gauche. Le sifflet d’Athil retentit alors qu’un craquement se faisait plus sinistre que les autres. Weaving agrippa un bout par réflexe alors que la déferlante roulait sur le pont. Neptune s’était joint au combat et s’arrogeait ses prises. Pirates, hollandais, marins, hommes, un enchevêtrement de corps était emporté par les flots bouillonnants. Des morts, des blessés pour la plupart, et puis d’autres aussi, sans doute.
Weaving reprit pied et combla la distance qui le séparait de son homologue dans la mêlée largement éclaircie. Le Capitaine de la Défiante le regardait approcher avec un sourire mauvais. Weaving le jaugea du regard. Je ne saurais vous laisser fouler mon pont plus longtemps ! lui dit-il en le menaçant de son sabre. L’autre lui hurla un mot qu’il ne comprit pas, et fit pleuvoir une série de coups de taille grossiers mais sacrément puissants. Une volée de coups tout aussi rageurs fut la réponse du Capitaine à l’homme qui venait d’éventrer son navire. Puis s'enchaînèrent des passes violentes et des bottes plus sournoises encore, entrecoupées de déplacements félins.
Le hollandais se battait bien, et n’avait pas le travers des Lords anglais trop policés, ou des français trop sûrs d’eux. Il était imprévisible comme l’avait été sa riposte à la canonnade, et aucun des assauts de Weaving ne perçait ses défenses. Il avait même trouvé le luxe de contre-attaquer quand un nouveau coup de sifflet retentit. Weaving chercha du regard un appui ou un cordage, n’importe quoi lui permettant de s’accrocher. Ce fut son erreur. Une douleur fulgurante lui vrilla la cuisse. Il s'effondra pour son salut, lâchant son sabre pour s’agripper de ses deux mains à une des planches de pont à moitié arrachée. La déferlante roula sur lui, le secoua, mettant sa jambe au supplice, emportant son chapeau et son adversaire. Lorsqu’il retrouva l’air libre, le Capitaine en inspira une goulée avant de regarder autour de lui. Il y avait peu de monde debout. Il connaissait la majorité des visages et ceux qui n’étaient pas de son équipage se battaient maintenant avec l’énergie des causes perdues. Tournant la tête vers la poupe, il vit le capitaine hollandais. La vague l’avait projeté sur le bastingage détruit par la Défiante. Une pièce de bois dépassait d’un bon pied de son ventre, et sa chemise rougissait à vue d’oeil. S’il n’avait eu lui même un sabre de bel acier en travers de la cuisse, Weaving aurait pu sourire. Au lieu de cela, il s’évanouit.
**5**
Weaving se réveilla glacé et tremblant, blessé mais avec la rage de vivre. Il n’aurait pu dire s’il souffrait pour lui ou pour l’Anubis jusqu’à ce que ses dents ne mordent dans une pièce de cuir que quelqu’un forçait dans sa bouche alors que la douleur dans sa jambe tentait de le faire s’évanouir à nouveau. D’intense et brutale, elle cessa soudain, remplacée par une autre, plus sourde. Quelqu’un serrait un garrot. Puis une main lui tendit une bouteille de rhum dont il avala de longues gorgées. Trois hommes étaient autour de lui et le maintenaient sur le bois familier du poste de barre. Au dessus de lui, Athil tenait en main un sabre recouvert de sang que la pluie commençait à laver. Le liquide rouge ruisselait sur le pont, le marquant pour toujours. Un long craquement de bois lui apprit que la Défiante et l’Anubis ne faisaient toujours qu’un. Ses hommes l’avaient tiré sur la dunette, et alors qu’on achevait ou soignait les blessés suivant qu’ils étaient pirate ou pas, ils s’étaient occupé de sa blessure. Il interrogea son second du regard.
- M’est avis qu’il faut abandonner le navire et passer sur le leur, Capitaine, lui dit Athil.
- Plutôt mourir, répondit Weaving, soudain plus lucide que jamais. Monsieur Athil, prenez trois hommes et montez sur la Défiante, fouillez les cabines des officiers et ramenez moi un coffre, une caissette, tout ce qui contiendrait un objet de la taille d’une longue vue. Dépêchez-vous. Louis, il faut dégager le pont. Six hommes au Cabestan pour haler la proue de la Défiante, trois pour remettre une voile d’avant et la régler pour le portant, le reste des valides sur le pont avec des haches pour l’aider à glisser en dehors.
- Mais Capitaine, tout notre flanc bâbord est percé et le pont menace de rompre, sans parler des mâts. La misaine ne tient plus que sur deux haubans. Il faut abandonner l’Anubis, lui répondit le marin aux quatre doigts.
- Leur proue a reçu au moins dix boulets de trente livres, leur mât de misaine est tombé et leur plat bord ne vaut pas mieux que le nôtre. Vous préférez tenter votre chance là-dessus ? Moi pas ! Exécution matelot. Vous mettrez la chaloupe en remorque, si vous doutez encore.
Les marins se dispersèrent sans conviction jusqu’à ce que la voix d’Athil retentisse. Alors le martellement familier des pieds nus sur le bois prit un rythme de travail. Weaving reposa sa tête sur le pont détrempé. La tempête semblait se calmer, leur apportant comme un semblant de répit bienvenu alors que son navire hurlait toujours, et hurlerait encore longtemps des blessures de ce jour, s’il ne coulait pas avant d’atteindre un port. Il ferma un instant les yeux.
Lorsqu’il les rouvrit, le jour avait beaucoup baissé. Il ne pleuvait plus et il ne sentait plus sa jambe, du moins jusqu’à ce qu’il ne tente de s'asseoir. Il hurla en se redressant. Sur le pont, les hommes luttaient au cabestan. On avait tranché dans les bouts emmêlés, découpé le bout-dehors de la Vaillante et éclairci le pont. Mais le navire ennemi refusait toujours de lâcher prise.
- Monsieur Athil ! hurla le Capitaine.
Le premier officier accourut. Weaving, soulagé de savoir son maître d’équipage de retour à bord, l’interrogea du regard.
- Je l’ai Capitaine. Le coffre est posé dans votre cabine.
Le capitaine sourit. Tout cela n’avait pas été vain.
- Faites border les voiles d’avant à contre, et dites au cabestan d’attendre que l’Anubis monte sur une vague pour étarquer. Barre à tribord toute.
- Bien Monsieur, et... Capitaine ? Qu’est-ce qu’on fait de lui ?
De l’autre côté de la dunette, une pièce de bois lui traversant toujours le corps, gisait le Capitaine néerlandais. Il n’était pas conscient mais sa poitrine se soulevait imperceptiblement à un rythme bien trop lent. Weaving interrogea son maître d’équipage du regard, et celui-ci secoua négativement la tête.
- Vérifiez s’il n’a pas une clef sur lui. Ensuite rejetez-le à la mer avec son bâtiment.
Le marin repartit transmettre les ordres et les minutes qui suivirent furent rythmées par les cris de travail de l’équipage. Le navire hollandais semblait lutter pour rester au contact, mais les vents et la force des hommes eurent raison de lui, et dans un glissement aussi soudain que libérateur, l'étrave recula vers la mer, projetant des gerbes d’écume de chaque côté tel une triste mise à l’eau. L’Anubis se redressa brutalement, envoyant rouler les restes de la bataille. Jusqu’ici incliné, Le mât de misaine fouetta l’air dans la manoeuvre, bascula de l’autre côté, et sans haubans pour le retenir, rompit en son milieu, remplaçant le tonnerre pour un instant. Alors que Weaving fermait une fois de plus les yeux, pris par une nouvelle douleur dans sa jambe, les haches entrèrent à nouveau en action. Établissant un triste record, l’Anubis fut libre en quelques minutes seulement, amputé finalement d’un mât, d’un tiers de son pont, de sa bordée bâbord et d’une moitié de son équipage, tombée au combat. On établit un gréement de fortune, une route sûre vers un port ami et on répartit les quarts entre les valides sous les ordres d’un Capitaine faiblissant, ne s’exprimant plus que d’une voix trop faible pour franchir le bruit du vent et des vagues. Athil fouilla le néerlandais, et tendit une petite clef d’acier à Weaving, qui la prit en main, et la garda ainsi.
L’équipage marqua un moment de silence quand les corps de leurs camarades furent rendus à Neptune, mais seul Weaving ferma les yeux alors qu’on basculait le corps presque inerte du Capitaine hollandais vers les flots. Il avait porté un dur coup à l’Anubis et à son équipage, en tentant de sauver ses hommes. Il méritait une forme de respect. Les marins se mirent à quatre pour porter leur Capitaine vers sa couchette, puis ils le laissèrent seul. Il y avait tant à faire. Weaving tourna la tête. Sur la table à carte trônait un coffre de bois que la simplicité des ferrures ne distinguait d’aucun autre. Il savait pourtant qu’il tenait là ce qu’il cherchait.
**6**
La béquille de bois martelait le plancher collant du rade sordide que les marins surnommaient “Port Helena” car souvent les hommes s’y battaient pour une femme, ou s’y battaient tout court. Des tables faites d’anciennes planches de navires où la bière, le rhum et d’autres fluides servaient de calfat, un tenancier ancien esclave d’une carrure forçant le respect, une cave toujours garnie et une armée de filles expérimentés au service et dans les étages faisaient de l'endroit une escale courue par tous les équipages. On y venait dépenser un peu de son butin et se faire détrousser du reste. On y venait aussi faire des affaires, et rencontrer du monde.
L’endroit était grand ouvert, encore vide à cette heure, et pourtant une odeur d’alcool et de sueur emplissait l’air dès la porte passée. S’appuyant sur une béquille taillée d’une pièce dans le bout-dehors de la Défiante, Weaving s’avança entre les tables avant de s’affaler sur un tabouret à l’écart, dos contre le mur. Il était épuisé, et il avait mal aux mains. Les quatre cent mètres depuis les quais jusqu’ici ne lui avaient jamais paru aussi longs. Épuisé, oui, mais content de s’être déplacé seul, malgré sa jambe qui ne guérissait pas. A bord, il n’avait pu se lever pendant plusieurs jours, trop faible. Puis les forces lui étaient revenues et il s’était trouvé capable de se mouvoir dans sa cabine d’abord, puis dehors ensuite. Les hommes l’avaient accueilli avec la béquille déjà taillée, maigre consolation face à la désolation du pont ravagé qu’il avait sous les yeux. A bord d’un navire, les prises sont nombreuses, il n’y était pas handicapé. Ses bras y remplaçaient sa jambe, même sur le pont. A terre, l’histoire était différente, et il était pourtant venu jusque là pour se prouver qu’il le pouvait, ainsi que pour vaincre cette incapacité qui le rendait irritable.
Il coinça sa jambe douloureuse sur un tabouret et jeta une pièce au tenancier qui après avoir mordu dedans lui apporta deux verres de rhum. Ensuite il attendit sans boire. Quelques hommes entraient, prenaient un verre et sortaient. D’autres montaient dans les étages. On entendait alors le parquet grincer à un rythme régulier puis ils redescendaient. Il fallut deux heures pour que Weaving lève enfin les yeux de son verre, et adresse un signe de tête à l’homme qui venait de passer la porte et qui s’empressa de venir s'asseoir.
- Capitaine Weaving, quel plaisir de te voir.
- Nicholaus, vieille canaille, heureux de te savoir toujours vivant.
Le dénommé Nicholaus était un homme d'âge mûr, petit, blond et avenant malgré la cicatrice qui lui barrait la joue droite. Ses yeux brillaient d’une intelligence peu commune, et ses habits le classaient immédiatement parmi les terriens. Il arborait son air décidé comme armure dans ce monde sans règles et à l’honneur de façade. Mais une fois assis, son sourire se fit chaleureux.
Weaving tira de sa poche un objet empaqueté de tissu. Il vérifia que personne autour ne s'intéressait de trop près à leur conversation et déballa son trésor. Un objet de cuivre fait de leviers, de miroirs et de lentilles était posé là. Sur une pièce de métal formant un demi-cercle étaient gradués des angles, l’ensemble bougeait suivant une mécanique complexe et précise. Les yeux de Nicholaus s’agrandirent en voyant sur la poignée de l’appareil, des armoiries représentant une voile et trois rochers. Ses yeux brillèrent un instant.
- Tu sais ce que c’est, n’est-ce pas ? lui dit le capitaine.
- Oui, c’est un sextant faussé, répondit l’autre amusé. Ce bras est tordu. Les angles ne sont pas réguliers. Et puis...
- Ne me prends par pour un mousse, Nicholaus! tonna Weaving, beaucoup moins amical. Tu SAIS ce que c’est, n’est ce pas ?
Le petit homme prit un air grave.
- Où l’as-tu trouvé ?
- Ça, c’est mon affaire. Tu saurais me montrer comme cela s’utilise ?
L’autre se recula sur son siège, avala d’un trait le verre de rhum qu’on avait disposé là pour lui et après un temps d’arrêt, secoua négativement la tête.
- Oui, mais sans les tables astronomiques, ça te fait juste un beau presse papier... désolé.
Weaving sourit en sortant de sa poche un petit livre à couverture de cuir. Il portait sur la tranche la même griffe étrange faite d’une voile sur trois rocs. Le Capitaine le feuilleta négligemment. Sur toutes ses pages s'étalaient des colonnes continues de chiffres incompréhensibles.
- Tu veux parler de ça ? lui dit Weaving dans un demi-sourire.
Les deux hommes se regardèrent, et Nicholaus éclata de rire, avant d’être grave à nouveau.
- Je veux cinquante pourcents de ce que tu trouveras là-bas.
- Tu es trop gourmand. Avec cinq pourcents, tu pourrais déjà racheter toute cette île... et tu le sais.
Le capitaine pirate marqua un temps d’arrêt et sa voix se fit sérieuse.
- Je t’en offre dix...
L’autre ne réfléchit pas longtemps. Il sortit de sa poche une paire de lunettes impeccables qui tranchaient avec sa tenue, et s’abîma dans la lecture du carnet.
Se penchant en arrière, Weaving but une gorgée de rhum. Son navire à l’agonie était ancré au port, son équipage réduit comme peau de chagrin, lui même ne marchait plus que sur une jambe, mais à cet instant, il souriait.
Tempête
- Détails
- Écrit par Demosthene
- Catégorie parente: Autres Genres
- Catégorie : Histoires du capitaine Weaving
- Affichages : 2252
Discuter de cet article
Connectez-vous pour commenter