Leur premier soir au front vit une représentation exceptionnelle du vieux cirque devant la troupe en marge du champ de jeu, mais à portée des éclats bruissants du front éteint. On était venu les regarder. Des habitués des soirs du chemin, mais aussi des nouveaux. Leur foule riait et chantait avant d'apprécier le spectacle.
Saturne avait choisi son moment avec exactitude, car la nuit, on ne combattait pas : les ennemis, disait-on parmi la troupe, se rechargeaient. Car chaque jour, en une génération spontanée d'ennemis imaginaires, était une nouvelle défaite pour les envahisseurs de l'espace qui débarquaient en nombre le lendemain matin pour perdre infatigablement.
« Approchez ! Approchez ! Le spectacle n'est pas fini ! Le spectacle n'est pas seulement vers le front, il est aussi parmi vous. Vous attendent d'incroyables merveilles pour vous reposer après le jeu de la guerre, et vous émerveiller plus encore de ce dont les hommes sont capables. »
On était venu les regarder en riant encore de l'amusement diurne, en riant des récits d'exploits et des prises de guerre, des joies du combat et de la folie des armes. Après trois jours sur le chemin, Saturne s'était renseigné afin d'améliorer au mieux le boniment de la représentation. Les soldats vénéraient les breloques pseudo-technologiques que leur fournissaient les ingénieurs de la Firme : les pistolets à rayon plasma laser, les rayonneurs d'infra-fréquence, les casques de réalité augmentée, les drones de protection sub-aérienne... Il leur fallait non du monstre du foire, mais de l'ingénierie de cirque ; les idées de Saturne n'avaient besoin que de peu de terrain pour germer et transformer le cirque en atelier d'usinage participant activement aux améliorations des armes de haute précision. L'atelier se déplaçait de front en front pour expérimenter les dernières trouvailles et exposer son équipe au cœur des progrès en matière d'amusement guerrier. Le professeur Sapiens redevenait l'espace d'un soir le savant inventeur de fusées à turbo-propulsion ou de gyrocoptère à double hélices ; Linus, bien sûr était l'ouvrier idéal dont les bras musclés pouvaient tordre à volonté, sans l'aide d'aucune machine, l'acier le plus solide et façonner le cuivre comme un enfant de la glaise froide ; Lucius avait la taille idéale pour partir espionner chez les extraterrestres auquel il volait les plans de leurs machines de mort afin de contrer au mieux les artifices de l'ennemi ; Rosa, enfin, jouait à la guerrière bionique aux bras en titane – et ils avaient suffi de quelques pièces d'armurerie prise sur le chemin pour simuler la force du métal. Quant à Agratius et Ophélia, il sembla évident d'en faire deux robots de haute technologie capables de scanner l'esprit des ennemis et de révéler leur perfide plan – en somme, d'indispensables alliés à tout général. Les costumes d'extraterrestres conçues pour Minium passeraient facilement pour des combinaisons robotiques.
Ophélia suivait le début du spectacle, composé des mimeries d'espion d'élite de Lucius, dans les bras d'Agratius qui s'inquiétait à l'idée qu'ils allaient devoir se montrer à tous, dans cette foule au milieu de laquelle peut-être se trouvait Johannes. Ce soir ils s'en iraient du cirque pour regagner la frontière. Déjà, dans les coulisses, Ophélia lisait dans l'esprit d'un gradé la cartographie de la ligne de front et le tracé des frontières. Ils avaient choisi l'homme qui faisait partie d'une des équipes d'état-major (les soldats pouvaient choisir leur position, de combattant d'infanterie à artilleur, en passant par infirmier et cuisinier) et celui-ci était bien trop distrait par les pitreries grotesques d'un Lucius grimé pour se préoccuper de ce qui se jouait dans sa tête. Agratius recopiait à mesure des visions d'Ophélia sur un coin de parchemin volé au professeur. C'était au tour de ce dernier de monter sur la scène.
« Il me manque encore quelques pouces de terrain, mais cela fera bien l'affaire, ma petite Ophélia. Demain matin nous serons de l'autre côté. Il faudra profiter de la trêve nocturne, un franchissement de jour présenterait trop de risque de se faire hacher par une de ces brutes ignares qui nous prendrait pour un de leurs extraterrestres. »
Saturne hésitait à dérouler sa parodie de savant, comme si la conversation qu'il avait eu avec Agratius la veille résonnait dans chacun de ses mots. Agratius déroula sa carte et montra le singe.
« Tu devrais aller le voir après le spectacle et le persuader. Lui mérite de nous accompagner. Nous pouvons peut-être le sauver, et à travers lui sauver son peuple déchu du droit à la Vérité. Et il sera notre allié une fois que nous aurons rejoint les autres savants derrière la frontière. »
Ophélia prit l'air de réfléchir sans le montrer. Puis sa petite main pâle se leva mécaniquement en même temps que son regard se tournait, et qu'elle répondait non de la tête. Agratius la vit désigner un projectile lointain encore, mais se rapprochant à grande vitesse ; un obus de petite taille, de forme ovale et pointue venu des lignes ennemies qu'on devinait à peine à quelques flambeaux portés sur l'horizon, dans l'ensemble invisibles à la fête. L'obus suivit le doigt d'Ophélia qui s'approchait lentement d'eux, et des tréteaux. Agratius sursauta. Il eut juste le temps de plaquer Ophélia au sol avant l'explosion qui propulsa en milles morceaux indifférents des planches de la scène et des organes du singe savant, éparpillés devant la foule.
On applaudit à rompre les coeurs, à taper du pied en rythme devant l'originalité du dernier numéro d'escapologie du professeur Sapiens, transformé en une seconde en un gigantesque cratère fumant où les débris de bois se mêlaient au débris de peau poilue. On sifflait en direction de la ligne de front des cris qui devaient s'entendre, comme une réponse au lancer qui venait de faire mouche. On se tut à peine quand deux officiers arrivèrent sur leurs bicyclettes et désignèrent les survivants du cirque, tous en réalité car seul le professeur Sapiens n'avait rien vu venir.
« Vous êtes en état d'arrestation pour exercice illégal du divertissement, à moins que vous ne me montriez immédiatement votre autorisation. »
Saturne se leva avec peine de quelques os cassés et chercha sa pipe. Rosa avait été plus prompte.
« L'explosion, mon amiral ! C'est l'explosion qui a détruit nos papiers. »
Mais elle ne fut pas plus convaincante, et on les emmena au milieu des acclamations des soldats, décidément satisfaits de ce formidable spectacle riche en rebondissements. Les officiers souriaient à leur public, marchant la tête haute et reposant les bras arquées sur la taille. Johannes se tenait en arrière, derrière l'officier principal. Ophélia le sentit s'éloigner derrière sans lâcher le regard, aviser la présence des deux enfants, s'en satisfaire et s'éclipser enfin pour s'interroger sur la façon dont il allait pouvoir les récupérer des mains des militaires d'opérette.
Dès que la porte du cachot se fût fermée, appuyée par les rires à demi des gardiens désignés, Agratius se remit à cogiter. La présente mésaventure judiciaire, ponctuée par la mort du professeur Sapiens, ne devait pas les détourner de leur but. Il examina la prison de briques à peine sèches aux jointures, à peine dégoulinantes de tracés de mortier de ciment gris en longues échelles sans cesse interrompues dans leurs barreaux sur le fond rouge, et en étudiait la structure, qui était grossière et malhabile, comme un travail achevé à la hâte, sans attention, avec désinvolture. Il voyait, en dégageant la poussière, les cercles concentriques des empreintes digitales des adultes qui avaient construit la prison. La pluie qui tombait avait dû ralentir encore la prise du ciment. Il en déduisit qu'elle devait dater d'il y a cinq, ou six jours, et qu'elle était bien imparfaite car son toit de tôle laissait entrer des fentes de jour et d'air mêlés par où l'odeur de cendres froides du front proche s'insinuait, sans pour autant qu'il ne soit si insupportable car en un sens le front annonçait la frontière.
« Ophélia, voyons de quelles ressources nous disposons. »
A leurs côtés s'égaraient Lucius et Linus, Saturne et Rosa ayant été séparés du groupe pour quelque raison inconnue.
« Il fait assez peu de doutes qu'ils ont été emmenés par les militaires qui vont s'amuser à leur faire peur. Les procédés sont nombreux, et sans aller jusqu'à la torture, Rosa est suffisamment lâche pour tout avouer dès qu'ils auront évoqués l'envoi aux grandes mines d'argile ou, pire, la condamnation au théâtre mécanique. Pour des saltimbanques, ce choix serait le plus vraisemblable aux yeux de ces boute-en-train de militaires. Mais le plus grave pour l'humanité est sans doute qu'ils vont nous dénoncer et que nous ne tarderons pas d'être rattrapé par cette maudite Firme qui semble ici contrôler l'ensemble du système divertissant. »
La condamnation au théâtre mécanique signifiait l'amputation des membres supérieurs et inférieurs pour devenir les marionnettes vivantes de ces attractions plus varies que nature qui plaisaient tant aux petits et aux grands. Agratius pensa à l'ironie d'une telle punition, invisible par les jurés mêmes qui ignoraient que c'était précisément là, dans ces théâtres mécaniques où, disait-on, les enfants étaient les pantins les plus prisés, que Saturne et Rosa voulaient les vendre à l'origine. Un calcul risqué puisque désormais la Firme possédait tous les théâtres et toutes les ventes devaient passer par son approbation, tout particulièrement celles des enfants.
« On va plus les voir, alors ?, demanda Lucius, penaud et désemparé sans le regard paternel de ses deux patrons. »
« Je ne peux répondre avec certitude à ta question, Lucius. Si, par exemple, les militaires décident de vous faire subir le même sort, à toi et Linus, il subsiste quelque chance pour que vous vous rencontriez à nouveau. Quoiqu'ils auront sûrement un emploi distinct pour Linus : ils ont trop besoin de la force de ses bras pour les lui amputer. Qu'en penses-tu, Ophélia ? »
La petite poupée regardait par la fenêtre à barreaux. En sortaient les cris gutturaux des gardiens. L'un d'eux amenait dans sa remorque chancelante un jeu de dés et quelques pions pour passer le temps. Il riait nerveusement, à rien, à peine, à la démarche de son collègue, à l'idée de deux enfants prisonniers, au jeu de l'ivrogne qui consistait à tenir, parfaitement debout en équilibre sur une bicyclette le plus longtemps possible. Agratius entendit la chute lourde et sans grâce, la roue tournant à vide sur son moyeu d'un cliquètement régulier, et d'autres rires vides qui conclurent la séquence et l'échange par un silence. Les deux lourdauds se relevèrent, car l'un avait dû faire tomber l'autre en voulant se retenir, mais les deux poids combinés n'avaient fait qu'accélérer la poussée et l'attraction du sol. Sans doute ignoraient-ils tout de cela, des principes fondamentaux de la gravité universelle comme de la raison mécanique de la chaîne à pignons, se dit Agratius. Evidemment qu'on ne pouvait rester debout indéfiniment, et cela ne conduisait qu'à la chute. Il pensa aux petits poiriers de l'orphelinat, désormais bien lointain et pourtant si présent comme si partout autour n'était qu'une même représentation, qu'un même monde, qu'il ne l'avait pas vraiment quitté, qu'ils étaient resté dans les ruines en pensant s'en échapper et que des trombes de fumées rejaillissaient parfois et obscurcissaient la vue, qu'ils avaient simplement bondis d'une prison à l'autre. Il abandonna l'écoute et se leva lui à son tour, avisa le silence profond d'Ophélia qui résonnait dans son esprit même, dont rien ne sortait pour l'instant. Jusqu'à ce que...
Quand Ophélia avait entraperçu au hasard des fragments des éclats de l'explosion qui avait mis sur orbite le professeur Sapiens démultiplié en une constellation de pièces imbriquées Johannes, debout derrière l'officier principal, silencieux à son tour et si sérieux derrière le rire gras des sergents, il était devenu certain que l'agent de la Firme les avait identifiés, Agratius et elle, ce qui n'était guère difficile, et qu'il prévoyait d'enclencher quelque chantage auprès de Saturne et Rosa pour récupérer les enfants, non tant par ruse – car il les détenait désormais, si tant est que la cahute qui leur servait de prison pouvait être perçu comme un lieu de détention – mais par sens d'une dramaturgie et d'une logique qui voulait qu'indirectement Rosa avait tenu sa promesse et amené les enfants jusqu'au front, jusqu'auprès de Johannes. Probablement était-il en ce moment même en route pour la prison et la condamnation de Saturne et Rosa avait été commué en un blâme, voire en un contrat d'exclusivité selon lequel l'essentiel des revenus du cirque reviendrait à la Firme désormais.
« Bien. Il nous faut sortir d'ici au plus vite, Ophélia, ne crois-tu pas ? »
Elle approuva. Il leur fallait sortir d'ici au plus vite. Pour la seconde fois Agratius examina les moyens à leur disposition, espérant cette fois-ci ne pas être interrompu.
« J'croyais qu'on attendait le théâtre mécanique ? »
« Non, Lucius, il y a bien plus simple. Infiniment plus simple. Vois-tu, Rosa va nous trahir, nous dénoncer aux militaires, et ils ne feront guère de différences puisqu'ils cherchent deux enfants (moi et Ophélia), et qu'entre un enfant et un nain, convenons-en, il y a une forte similitude, ne serait-ce que dans l'apparence, et assurément ces militaires bourrus limitent leur pensée aux apparences. Linus a une utilité certaine, il sera épargné, j'en suis à présent certain. Mais ils te captureront aussi et te feront subir les mêmes outrages qu'à nous. Donc nous devons nous évader. As-tu une idée de comment nous évader ? »
Lucius n'avait pas d'idée.
« Assez simplement, cette astuce enfantine se trouve dans la plupart des illustrés que j'ai eu le malheur de lire au temps de l'orphelinat : creuser un tunnel s'avère la meilleure solution pour s'évader d'une prison, de cette prison plus encore. Elle a fait ses preuves dans toutes les histoires. Je ne t'explique pas pourquoi, mais la nature du sol, et le fait qu'il ait plu mais qu'il ne pleuve plus, rend ce moyen de fuite le plus efficace dans notre situation actuelle. Linus creusera. »
Linus se mit à creuser sous le regard d'Ophélia, dans un coin de la prison à portée des voix des gardiens.
« Creuser prendra quelques minutes à Linus. Je passerai en premier pour nous assurer qu'il n'y ait pas de dangers, puis Ophélia, et enfin ce sera ton tour. Nous avons déjà établi que Linus ne craint rien, alors il ne s'évadera pas. Compris ? »
« Oui. »
D'un geste net Agratius arrêta les efforts de Linus, examina l'intérieur du trou qui menait bel et bien vers l'extérieur de la prison, l'examina longuement – si longuement que Lucius faillit l'interrompre en le croyant endormi – et enfin approuva ses dimensions et donna quelques dernières instructions aux colosses. Pendant que Linus creusait les dernières pelletées, Agratius examina leur position sur la carte griffonnée quelques heures auparavant de l'esprit de l'officier distrait. Il fallait contourner le camp principal par l'est, gagner la tranchée principale, bifurquer au premier croisement et s'engager dans la grande lande enfin jusqu'au front où les combats, incontestablement, faisaient rage et ralentiraient vraisemblablement leur progression. Deux ou trois heures de marche compte tenu de leurs jambes menues, mais avec de la chance les soldats (qu'il y en ait d'un côté seulement ou des deux), seraient pris dans leur jeu et ne les verraient pas. Plus loin Johannes et les officiers venaient de quitter la tente de l'état-major pour se diriger vers la prison.
« Je m'engage. Lucius, je compte sur toi pour aider Ophélia. »
Dehors les deux gardes étaient encore trop occupés à examiner les pédales de la bicyclette pour se préoccuper de l'évasion. Ils débattaient de l'idée de démonter ou non l'engin dans l'espoir de fabriquer deux monocycles à base de pièces détachées d'un bicycle. La main d'Ophélia parut par le trou, et Agratius la tira. Ils se hissèrent et se cachèrent derrière une caisse.
« Préparons-nous pour la seconde phase de l'évasion, Ophélia. Celle qui n'est pas dans les illustrés. »
Lucius commença à ramper dans le court tunnel construit par le mains épaisses de Linus. Il remuait quelque peu la boue, qui se collait à ses vêtements déjà sales et s'infiltrait dans ses chausses mal ajustées. Il voyait derrière le noir la lumière passée de brouillard et quelques racines. Il tendit sa main, attendant celle d'Agratius ou, mieux, la menotte d'Ophélia, mais rien ne vint. Alors il poussa sur ses jambes pour se hisser encore et sa tête s'extirpa du sol. La panique le gagna précisément en cet instant, qu'il se rendit compte que son buste épais restaient coincé entre les briques inférieures de la prison et le sol du maigre tunnel. Il avait beau se tourner en tout sens, la largeur de ses épaules l'empêchait d'aller dans l'une ou l'autre direction.
Agratius choisit le moment précis du désarroi du nain pour crier :
« Alerte ! Alerte ! Les prisonniers s'évadent ! Alerte ! Alerte ! »
Le garde tituba un long moment et répéta l'alerte en écho.
« Alerte ! Alerte ! Ils ont creusé un tunnel ! Alerte ! Alerte ! »
Lucius ne voyait plus ni Ophélia ni Agratius, échappés de leur cachette vers l'issue de la frontière. Il comprenait peu ; voyant le garde s'époumoner il voulut à nouveau sans succès rebrousser chemin. Ses mains s'empêtrèrent dans le sol insuffisamment solide pour l'aider dans sa poussée contraire, et tout ce qu'il put faire fut d'aveugler le garde en lui lançant du sable au visage.
« Alerte ! Alerte ! Les prisonniers s'évadent ! Alerte ! Alerte ! »
Dans la prison ce fut le désordre de main sans corps et de corps sans yeux, de chute éplorée et de fuite sans but ; le chaos espéré par Agratius comme une partie du plan dont tous les pions agissaient selon leurs justes prédispositions originelles. Pas un n'avait dévié du chemin. Lucius s'était affolé sans comprendre rien, et les gardiens avaient fait de même en croyant tout comprendre. La suite du spectacle était si contingent qu'il intéressait peu Agratius, mais il en sut les faits par la petite Ophélia qui s'attarda à le regarder. Tant bien que mal le nain avait réussi à se retourner à l'intérieur du tunnel pour repartir dans l'autre sens, et le second garde arrivé sur les lieux avait voulu le suivre sans pouvoir glisser dans un conduit trop petit pour lui. Il avait condamné le trou en voulant l'agrandir. Il fut quelques instants à penser du mieux qu'il pouvait, puis il sauta à pieds joints sur tout le sol de la prison. Pour son collègue il chuchota :
« On va faire effondrer leur tunnel, et après il n'y aura plus qu'à creuser pour les récupérer ! »
Comme les deux gardes se congratulaient et continuaient leur danse de bonds en bonds, secoués d'élans qui étaient presque des rires, mais en plus primitifs et bien trop exutoires, Agratius se glissa de l'ombre à la porte, puis au-dehors. Il tirait par la main Ophélia. La bicyclette – qui avait échappé de peu à une dissection par le milieu – se trouvait à son endroit, contre un vieux canon rouillé. Il fit signe à la petite fille de monter dans la remorque et lui-même enfourcha la selle. Les pédales étaient presque trop courtes, mais il put les atteindre. La terre humide ne l'empêcha pas de démarrer car il prit un bon élan à partir d'un caillou suffisamment solide, et ils s'éloignèrent de la prison et son drame improbable.
La tranchée fut facile à trouver, et comme prévu la plupart des soldats ne s'occupaient guère des deux enfants, car la partie avait repris et les combats s'annonçaient déjà plus loin dans la plaine, il suffisait de longer la tranchée du côté inverse à celui du front pour passer inaperçu. Tous les soldats ici portaient le casque magique qui les entraînait au plus profond de la bataille, munis de leurs fusils à manivelle. Dans la remorque Ophélia les observait en défilé d'uniformes aluminés. Le premier croisement s'amorçait, et après lui la lande, et à sa suite la frontière.
Pourtant le croisement était gardé par un soldat. Casque vissé sur la tête et jusqu'aux yeux, il vit arriver les deux enfants à bicyclette. Son air sérieux derrière le vitrage de la visière surpris d'abord Agratius avant qu'Ophélia ne lui révèle que c'était là la façon qu'avait le soldat Remus de s'amuser à la guerre en y joignant toute la pesanteur outrée dont il croyait être l'essence même du combat.
« Halte ! Qui êtes-vous ? Quel est le motif de votre entrée dans la tranchée? »
Ni Agratius ni Ophélia ne se cachaient, et la petite fille fixa même le garde. Il ne reconnut d'abord pas les deux enfants, pris qu'il était dans son rôle de garde qui demandait de la rigueur et de la patience, et non s'évader ici et là à écouter des ordres qui ne le concernait pas. Remus avait reçu de l'état-major une mission précise, une mission de niveau deux qui devait lui rapporter beaucoup s'il l'accomplissait, au moins de se voir confier des missions de niveau trois, comme commander aux exercices ou se servir des mortiers si amusants. Sa présente mission consistait à garder le croisement de la tranchée principale. La première règle était de s'assurer que pas un intrus n'entre dans la tranchée. Il ne savait rien des intrus qui sortaient du camp, et ce flottement dans les règles l'interpella brièvement, mais sans tout de même l'amener à réfléchir. Juste assez pour le troubler un peu. Agratius prit sa voix la plus théâtrale et la plus grandiose.
« Garde Remus ! Nous sommes mandatés par vos supérieurs pour faire passer un important message au front. Il s'agit d'informations confidentielles qui vont servir à élaborer une arme secrète pour détruire définitivement les extraterrestres. Vous comprendrez, je pense, que je ne peux vous en dire plus ! La mission qui m'a été confiée est une mission de niveau dix, et la vôtre n'est qu'une mission de niveau deux. Vous connaissez les priorités du camp. Vos chefs vous ont suffisamment expliqué les règles lorsque vous avez brillamment atteint le grade supérieur. »
Remus regarda les deux enfants. Quoi de mieux que des enfants à vélo, en effet, pour faire passer un important message : même si l'ennemi les capturait, il se ne se douteraient jamais qu'ils sont porteurs d'une mission cruciale ! Le soldat se réjouit de l'intelligence de son état-major qui avait abandonné le bien trop fragile pigeon voyageur, et le trop visible coursier à cheval. Le vélo était parfait. Qui soupçonnerait deux enfants à vélo de mentir ? Il leur fit un clin d'oeil complice.
« Je vois... Allez-y. »
Ils passèrent.
Puis le garde leur fit signe de s'arrêter à nouveau.
« Méfiez-vous, surtout ! Il y a deux espions extraterrestres qui viennent de s'évader. Et ils utilisent la même ruse que vous : ce sont deux enfants, un petit garçon brun, l'aîné, et une petite fille blonde avec une robe blanche. ».
A cet instant, Remus comprit. Encore chancelant comme il cherchait à panser la contradiction des règles, il courut vers les enfants qui démarraient de plus belle sur le vélo. Il donna l'alerte.
« Nous allons le semer rapidement, il est à pied, nous sommes à vélo. »
Mais Ophélia avait d'autres intentions, révéla-t-elle à Agratius, juste avant de pénétrer dans l'esprit de Remus.
Mon cher Remus. Toutes les données convergent : pour une fois, ta sagacité risque de te mèner à la ruine. Crois bien que nous en sommes profondément désolé, et par mesure de précaution autant que de sécurité nous déclinons toute responsabilité dans la contingence qui a placé ton existence sur notre route.
Examinons la situation si tu le veux bien.
Bravo ! Ta sagacité ci-dessus nommée t'a permis de comprendre que nous étions les deux enfants identifiés par tes supérieurs comme des « espions extraterrestres ». Par conséquent, nous nous classons dans le groupe des "ennemis", avec comme attribut la trahison qui renforce assurément chez toi le plaisir de nous avoir démasqué.
Mais... que constates-tu ? Alors que jusqu'ici les autres "ennemis" portaient une lueur rouge au-dessus de leur tête pour t'aider à mieux les reconnaître. Il n'en est pas de même pour nous. Que peut signifier cette absence ?
1. Une erreur de ta part : dans ce cas il est dans ton intérêt de nous laisser repartir et de ne surtout pas évoquer ta mésaventure à tes supérieurs au risque de révéler ta propre faute.
2. Que le principe même du traître est de se cacher parmi les "alliés". En ce cas ta première action doit être de nous tuer sans sommation en retenant toute appréhension à l'idée d'assassiner de sang froid de jeunes enfants peut-être innocents.
3. Que les ennemis ne sont pas les ennemis et les alliés ne sont pas les alliés. Que la lueur rouge n'est qu'une illusion imposée par le casque dont t'ont dôté tes supérieurs pour gouverner tes actions, réduisant ainsi l'étendue de ton libre-arbitre au bon vouloir d'un point rouge.
Encore bravo ! La troisième réponse est bien évidemment la bonne. Naturellement, elle implique que cette guerre que la Firme t'invite à mener pour ton plaisir n'est qu'une tromperie. Les jeux de guerre qui t'amusent tellement ont pour la Firme deux objectifs que nous allons à présent te décliner, à commencer par le plus bénin. La guerre permet d'occuper les esprits dans une activité qui mêle l'exercice (santé) à la stratégie (intellect) tout en ménageant une part pour le divertissement (plaisir). Surtout, elle évite les pensées négatives et rassemble tous les hommes dans un même but, contre un ennemi commun construit sur la base d'un point rouge et de quelques fables, et génère une joie collective là où la plupart des amusements civils ne consistent qu'une une joie individuelle.
Le deuxième objectif est de réguler la surpopulation dans les grandes villes.
Les soldats sont choisis parmi les êtres les plus inutiles de la nation afin de garder un ratio suffisant à la reproduction d'une génération suivante après une lourde chute démographique. Toi-même, Remus, a été choisi après que tes performances dans les usines de la cité aient considérablement baissé. Que s'est-il passé, Remus ? Une fatigue passagère ? Non, cela n'expliquerait pas une baisse de rendement de plus de 50 % d'après les derniers rapports te concernant. Oui, car tu dois savoir que tu n'as pas été « choisi parmi les plus brillants joueurs du jeu de l'usine pour participer à la grande partie de guerre dans le Nord du pays » mais qu'il s'agissait de t'évincer de ton occupation principale pour te disposer là où tu allais être le moins dangereux et le plus utile afin de rationaliser la main d'oeuvre disponible.
Il en va de même pour ta promotion à une mission de niveau deux. Si tout va bien, tu seras bientôt promu au niveau trois, c'est-à-dire en première ligne. Là où on voit le mieux les feux d'artifice. Là où ta mort fera de toi, à 100% de tes capacités, un joueur utile.
Agratius recula, presque comme de dégoût, au bruit mêlé de détonation et de cervelle au moment où le soldat appuya sur la gâchette. Quelques secondes l'arrêtèrent dans l'élan de la fuite, quelques secondes à observer les fragments de boîte crânienne pointant sous le cuir chevelu abîmé par l'impact de la balle à bout portant.
Le raccord dans l'esprit d'Ophélia s'opéra soudainement sur Johannes. Il devait être proche, se dit Agratius, et il fallait poursuivre la route. Mais Ophélia demeurait immobile, comme cherchant des yeux la présence de l'agent de la Firme. Agratius la tira par le bras. La volonté de la petite poupée lui répondit par une violente décharge contradictoire.
« Ophélia, il faut partir, rejoindre la frontière. L'ennemi est proche et en savoir plus ne nous est pas utile à ce stade. »
Au visage fermé de la petite fille, Agratius ne sut si son injonction l'avait ému. Le lien entre eux se surtendit comme un cable que l'on contraint entre deux circuits d'une même appareil. Il commença à percevoir en son esprit les sondages de la lande vaste qu'ils venaient de traverser, et où l'ombre de Johannes les poursuivait inlassablement.
D'abord il n'y eut que l'épaisseur intense de la brume, lourde et plus terrible que tous les rideaux de théâtre, mouvant mais toujours si présent, jamais évanouie, toujours étouffante. L'épaisseur l'empêchait de voir clairement dans l'esprit d'Ophélia, à moins que ce ne fut l'esprit d'Ophélia qui, forcé dans sa pensée, s'embrumait d'instinct, ou encore celui d'Agratius qui, pénétrant plus avant qu'il ne l'avait encore fait dans la complexité des circuits logiques d'Ophélia et sa pensée globalisée, s'y perdait lui-même. Les figures étaient imprécises ; une herbe pouvait être un oiseau, un oiseau un homme et un rocher une falaise gigantesque. Tout se perdait dans la pâleur humide du brouillard d'une guerre qu'Agratius désespérait de ne pouvoir gagner jamais. La guerre contre l'illusion. La guerre contre le mensonge. Ophélia fixa la lande.
Quelque part dans la lande au milieu du savoir englouti. Des squelettes s'assoupissaient dans le trou même qu'on avait creusé pour eux, pour y mettre leurs corps oubliés mais pas leur esprit qui émettait encore un écho perceptible par un semblable – et Ophélia était de leurs semblables. Des squelettes qui avaient été, aux temps où le spectacle ne régnait pas sur ce pays, les éminents scientifiques élevés contre l'affaiblissement du savoir et de l'intelligence. Les soldats de la Vérité, quelque part ici enfouis dans un recoin sombre de la lande. La lande qui avant d'être vide et froide et spongieuse et brumeuse abritait les plus beaux laboratoires du pays, les infrastructures les plus modernes où tous les jours les hommes avançaient sur le chemin de la Vérité, pendant que de l'autre côté, vers la cité le mensonge gagnait du terrain et retournait les pions de la voie étroite et difficile. Et puis l'anéantissement avait été total et sans pitié : le combat ne pouvait se conclure sur la cohabitation des deux adversaires. Les soldats de la Vérité, dignes et prêts en leur esprit, avaient été traînés au milieu de leurs propres installations scientifiques, entre les anémomètres et les télescopes, entre les chaufferies thermodynamiques et les piles accumulateurs, et on les avait fait monter tout en haut du haut building de verre qui arborait la plus haute antenne, le plus perfectionné des instruments, et un à un on les avait fait plonger dans le vide, et le vide était demeuré là, dans la lande, trou noir ne laissant survivre que quelques plantes mortes d'être nées, quelques brins indicibles et frêles, grillés par le froid, incapables de ne rien germer ; le vide était demeuré là pour toujours, comme une frontière incapable de ne capter rien d'autre que lui-même.
Seule la guerre y avait poussé. Les savants avaient disparu et la guerre était fausse, déjà. Une guerre sans ennemi, une guerre permanente et sans victoire, ici dans la brume de la lande aux recoins sombres, qui ne se reformait que comme un voile illusoire, jamais solidifié. On avait installé en rang les batteries de canon. On les avait fait tonner pour faire croire à l'invasion. Ici était la limite entre la Vérité et le mensonge. On avait inventé les extraterrestres. On leur avait attribué la fourberie, la laideur, la barbarie. On en avait gravé l'image, en façon d'hologramme, projetée incessamment en mille sur la visière des casques distribués au front. On avait envoyé les soldats contre les batteries de canons installées en rang. Ils avaient couru. Sous la terre, les scientifiques ennuyeux et graves, avec leur manière de rigidité caustique qui énervaient tout le monde, alors qu'il était si simple de bien vouloir s'amuser, grimaçaient un sourire de cadavre, amer, désespéré de la folie humaine qui battait la mesure à coups de pieds et d'obus au-dessus de leur os applaudissant. Les soldats avaient couru au jeu. Mais jusqu'à combien de temps courraient-ils ? Déjà certains s'ennuyaient des armes, le taux de réduction démographique n'était pas atteint et la Firme pressait Johannes de trouver d'autres idées.
Alors quand les deux jumeaux d'outre-espace avaient jailli sur la scène, Johannes y avait vu la si belle occasion qui se présentait de relancer la guerre en usant de leur seule figure. Ils étaient humains, et cela prévenait les questions qui pouvaient surgir si, par malheur, les soldats retiraient leurs masques pour voir la véritable image des ennemis. Les casques ne pouvaient durer ; il fallait penser au-delà. Il allait être facile de les accuser d'être des espions, de les capturer pour enfin les sacrifier devant tous, non sans qu'ils aient avoué à la foule, en pleine liesse de la grande parade qui ponctue chacune des phases des grands jeux de la guerre pour porter en triomphe les héros du jour, d'être bel et bien de ces extraterrestres fourbes – on avait déjà sélectionné pour ces aveux solennels deux autres enfants si semblables que personne n'y verrait rien, et qui endosseraient sans mal le rôle des jumeaux d'outre-espace juste avant que les vrais ne soit exécutés. Il y aurait des ballons et des danses ; il y aurait des gradins immenses pour la foule la plus large possible, et l'exécution des jumeaux d'outre-espace entrerait dans le répertoire classique des théâtres mécaniques et des pièces improvisées auxquelles se livrent les soldats sur le front, quand il s'ennuie. Elle serait répétée partout avec joie. Les jumeaux d'outre-espace seraient la preuve vivante de la fourberie des extraterrestres, et la justification de la destruction finale des rebelles scientifiques qui n'en finissaient plus de revenir. Johannes avait vu tout ça dans le petit jeu sur la scène de Saturne, à Minium, dans la foule, avant d'être lui-même démasqué. Il avait vu tout cela et n'avait plus eu qu'à amener les deux enfants jusqu'au camp militaire, où la capture deviendrait si facile, croyait-il.
Agratius retint son souffle. Comment avait-il eu accès à ces dernières pensées, si précises dans les intentions de leur chasseur ? Il ne pouvait y avoir qu'une seule réponse : Johannes était tout prêt, véritablement prêt, dangereusement prêt. L'enfant affolé mais confiant coupa la transe d'Ophélia. Ils devaient reprendre la route, vers le front et au-delà. Il chercha la direction. Au fond, il y avait les lumières satinées des premiers combats.
« Le chaos ? Oui Ophélia, allons vers le chaos. Mais après tout nous y sommes depuis si longtemps que nous savons y survivre comme les poissons aveugles et dorés qui vivent au fond des grottes. C'est là-bas que nous brillerons le mieux ! »