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Les grands pas de Linus se hâtèrent quand il croisa la course au ralenti de Saturne et Lucius, tout affolés encore de leur aventure si soudaine. Le plus vieux des nains fit cesser les effusions du géant d'un seul geste franc et leva son regard vers la petite Ophélia, elle-même ne regardant que le vague de la route campagnarde le long de laquelle ils étaient arrêtés. L'agent de l'ordre ne les avait pas suivi à travers les bifurcations de Minium, et la carriole était en en sécurité, c'était bien là le principal, néanmoins Saturne souffrait encore de la farce des deux "jumeaux d'outre-espace".
« Tu n'aurais pas pu nous prévenir avant, qu'il y avait un condé ? »
Comme Agratius voulait rétorquer, la parole lui fut coupée par Lucius.
« P'têt qu'elle savait pas, avant... »
« Elle savait pas, elle savait pas... Je crois plutôt qu'elle en sait plus qu'on ne le pense... Hein, ma jolie ? »
Ophélia souriait.
A la carriole ils retrouvèrent le professeur Sapiens occupé à vérifier la solidité des harnachements et la possibilité d'un départ rapide. Il jetait sans cesse des regards furtifs, vers les fourrés, ou vers la route, comme si l'ombre du mystérieux Johannes quelque part les scrutait encore, masqué en fougère comme en badaud au milieu de la foule des badauds villageois. En un sens la vue d'Agratius et Ophélia, dont les regards le fixaient, le rassura autant qu'ils reconnurent un allié dans leur nouveau transport.
« Fort heureusement, monsieur Saturne, les dommages reçus par la carriole lors de cette éprouvante fuite, ne sont pas suffisants pour nous empêcher de partir dès que cela vous plaira, et bien que qui veut voyager loin ménage sa monture, je ne saurais trop conseiller à monsieur de ne point différer un cheminement qui prend, compte tenu des circonstances de notre départ de Minium et de la potentialité d'une poursuite policière, des allures de fuite. »
« Et Rosa ! Professeur ! Vous ne pensez donc pas à Rosa ! Elle n'est pas encore revenue ! Que pensez-vous donc, macaque ? Que je vais l'abandonner entre les mains des agents de l'ordre ? Non, c'est inconcevable... La pauvre petite, et innocente. »
Le singe se tordit d'affliction et disparut dans l'ombre de la carriole tandis que Saturne retrouvait dans sa poche l'un de ses cigares favoris. Agratius clama de sa voix la plus décidée :
« Je vous propose que nous partions sans elle. Le professeur a raison : il est dangereux de rester ici, au milieu de la route, à l'attendre. Il est tout aussi dangereux de retourner à Minium. Par conséquent, repartons dès maintenant. Partons vers le Nord, nous pourrions atteindre la frontière et la passer, à l'abri. Il sera temps ensuite de se renseigner sur le sort de madame Rosa. Si les avis divergent au sein de la troupe, je vous propose de passer cette décision au vote. Ophélia et moi comptons pour une voix chacun, bien entendu... »
Mais Saturne avait déjà lâché son cigare, et il n'était pas nécessaire de lire en lui pour deviner la colère à ses traits. L'enfant jugea plus sage de ne pas poursuivre sa démonstration.
« Misérable ! Taisez-vous tous ! Nous attendront au bord du chemin, derrière ce bosquet. Le professeur, Lucius et Linus se relaieront pour surveiller la route. Elle finira bien arriver. »
Ses yeux croisèrent ceux d'Agratius :
« Et quelle idée d'aller vers le Nord ! On voit bien que tu ne connais rien, gamin. Il n'y a rien à faire vers le Nord ! »
Enfin il ramassa son cigare à ses pieds, se calma doucement, entre deux bouffées.
« En attendant j'ai faim. La course m'ouvre l’appétit. Linus, tu prends la première garde, je mange. »

Ils attendirent jusqu'à la tombée de la nuit, et Saturne n'en pouvait plus d'aller et venir autour de la carriole. Ophélia suivait ses mouvements depuis les bras de Linus qui n'avait pas voulu lâcher les deux enfants malgré la garde. Parfois Saturne se décidait à prendre le cheval pour retourner à Minium. Mais aussitôt renonçait car lui venait le souvenir d'un prestidigitateur de la troupe qui avait pris le risque de revenir dans une ville après un raid des agents de l'ordre, pour une fille à laquelle il avait donné rendez-vous. On ne le vit jamais revenir et sans regret ils repartirent au matin, car de toute façon ce prestidigitateur se faisait trop remarquer à une époque où le cirque commençait à devoir faire profil bas. Mais Rosa, pensait-il en lui-même chaque fois qu'il sellait le cheval, il n'était pas question de l'abandonner. Pour autant, le risque était trop grand. Et Rosa pouvait se débrouiller. Enfin, comme le froid venait jusqu'à eux, il reconnut la démarche peu gracieuse de la princesse de l'autre monde. Elle était revenue !
On lui demanda ce qui s'était passé, mais elle se tut, et par-dessus tout évitait le regard d'Ophélia. Saturne voulut la prendre dans ses bras mais elle le repoussa sans délicatesse, comme l'esprit ailleurs, encore à Minium, peut-être. Elle se pencha à l'oreille de Saturne et doucement, tout doucement :
« Saturne ! Mon lapin ! Allons vers le Nord, vite ! »

Rosa avait insisté pour qu'ils quittent les voies principales et se dirigent vers le Nord et Saturne avait cédé. Elle avait aussi insisté pour qu'Ophélia se tiennent le plus loin possible d'elle dans la carriole et Saturne avait cédé. Agratius ne pouvait alors qu'entendre leurs deux voix échanger bruyamment, car Saturne était quelque peu agité.
« Pourquoi on irait vers le Nord ? Qu'est-ce qu'il y a vers le Nord ? »
« Mais réfléchis, mon lapin ! On ne va pas retourner à Minium, on se ferait arrêter tout de suite. Et puis on ne va pas non plus retourner dans notre ferme. Si on continue par la route de l'est, on va tomber sur la grande cité, et là, ce n'est même pas la peine, on se ferait arrêter im-mé-dia-te-ment. »
« Mais vers le Nord, il n'y a personne, que je sache. Pas un seul village ! »
Vers le Nord, c'était d'immenses steppes qui, déjà du temps des campagnes, étaient bien peu habitées – ou par quelques nomades qui n'y venaient qu'à la saison chaude, pour y chasser les bêtes qui vivaient là. Vers le Nord, c'était une part d'inconnu même pour le grand voyageur qu'était Saturne, et tout ce qu'il savait était que le gouvernement avait là des installations, vagues, imprécises, qui lui venaient en image d'usines comme il en connaissait des périphéries de la cité, mais sans en être certain exactement. Peut-être y avait-il encore un village ou deux, dans cette direction, et encore. Rosa devenait folle, pensa-t-il. Mais il savait peu lui résister. Et plus que tout, il savait lui faire confiance, comme on suit une étoile. Elle ne se trompait que rarement. Si elle disait qu'il y avait des hommes par ici, c'est qu'il devait y en avoir. Et tout homme était un spectateur potentiel pour le cirque.
Agratius fronçait les sourcils en direction d'Ophélia. Sa plus grande inquiétude était qu'il lui manquait des informations : en un sens l'insistance de Rosa coïncidait avec leur propre plan. Ils se rapprochaient de la frontière et sauraient fausser compagnie à la troupe dès lors qu'il ne resterait plus que quelques heures de marche ; de nuit, par exemple, la nuit est idéale et, avec un peu de chance, s'ils s'y prenaient bien, ils pouvaient compter sur l'aide du professeur Sapiens. Déjà le singe leur avait expliqué qu'ils devaient se trouver à trois jours de marche de la frontière, qu'il n'y avait que des hameaux et personne ne les remarqueraient ici. Ils s'échapperaient au soir du deuxième jour... La voix perçante de Rosa stridula.
« Nous la contournerons, amour. Il y a quelques villages, et même du gibier. Linus saura nous attraper des lapins ! »
« Des lapins... Je te préviens, si on ne rencontre personne, c'est demi-tour immédiat ! »
« Crois-moi, Saturne, crois-moi ! Je te jure qu'on va rencontrer quelqu'un si on va vers le nord. Et ce sera pour notre bien. Pour notre bien à nous, mon lapin ! »

La route dura de longues heures encore jusqu'à ce que, en plein milieu d'un jour où pas l'un d'eux n'avait parlé, Saturne arrête la carriole d'un coup de rênes. Agratius se réveilla comme il n'entendait plus le grincement des roues qui d'ordinaire le berçait. Rosa paniquait un peu, s'apprêtait à pleurer. Comme Saturne ne disait absolument rien, elle lui demanda :
« Pourquoi tu t'arrêtes, mon lapin ? »
« Il n'y personne ici, absolument personne. Ton idée était stupide. La nuit tombe et nous sommes bien avancés... »
A l'arrière, Lucius s'agitait un peu, dodelinant et furetant. Rosa rougit. Elle jeta un oeil du côté des jumeaux d'outre-espace pour se rendre compte qu'Agratius l'épiait ; mais celui-ci repéré se détourna ostensiblement et elle se crut alors à l'abri de sa surveillance. Agratius pourtant espérait tout autant qu'elle la poursuite de cette longue fuite vers le Nord. Bien qu'il sentît confusément que leur convergence d'esprit avait quelque chose d'incongru, il n'y voyait que la main d'un Destin bienheureux et conscient de l'importance de leur mission.
Lucius se leva brusquement sur ses deux petites jambes. La brume n'était plus pareille ; elle n'était plus seule. Il secoua Agratius, fâché que le nabot lui fasse perdre le fil de ses propres pensées, mais lui aussi curieux quand il distingua sous la brume des formes se former, des silhouettes différentes de celles qu'il croyait voir jusque là : elles étaient hautes et fines, et rapides, comme de maigres autruches en cavale. Assurément, ils n'étaient plus seuls. Derrière eux arrivait un groupe. Lucius avertit le professeur Sapiens. La rumeur d'une course était de plus en plus sensible.
« Saturne ! Y a des gens qu'y z'arrivent de derrière ! Saturne ! »
Le temps que Saturne se retourne, la brume était recouverte par une dizaine d'hommes rieurs qui les saluaient du chapeau, tous chevauchant de hautes bicyclettes. Les premiers s'arrêtèrent au son niveau tandis que d'autres filaient plus loin. L'homme était joyeux, bien trop joyeux pour le fond gris qui l'entourait, mais si joyeux que Saturne se prit à espérer aussi que Rosa ne lui avait, en fin de compte, pas menti.
« Les premiers arrivés, les premiers servis ! A cette vitesse, vous allez arriver en retard pour la partie. »
Agratius se pencha subitement pour mieux écouter. Il ne pensait plus avoir à entendre de telles phrases depuis qu'il avait laissé l'orphelinat en ruines.
« Quelle partie ? » demanda Rosa.
« Hé bien, ma mignonne, la bataille ! Ils ont besoin de joueurs, vers le Nord ! Les extraterrestres ont débarqué. On va les renvoyer chez eux, ces faces de Lune ! Au bout de quelques tours, ils seront repartis. La Firme a tout organisé, les armes sont prêtes, les décors sont prêts, les ennemis sont prêts... »
« Les extraterrestres ! » Rosa s'affolait, manqua de faire tomber le cycliste. « Ce sont des enfants, n'est-ce pas ? D'ignobles enfants comme ceux-ci ! »
« Des enfants ? Vous n'y êtes pas ! Cette fois-ci ce sont de lâches octopodes qui combattent dans des exo-armures anthropomorphes pourvu d'un champ d'invisibilité pour nous leurrer. Mais on n'est pas nés de la dernière pluie ! Ça fait trop longtemps qu'on s'entraîne, et les meilleurs scientifiques ont mis au point des casques très spéciaux ! Hardi ! »

Le Nord déjà présageait des surprises, et l'annonce d'un conflit, qu'il ait ou non les atours d'un grand jeu, ne disait rien de bon à Agratius, qui y voyait un obstacle supplémentaire à leur course vers la frontière. Le groupe de cyclistes enthousiastes les avait maintenant dépassé depuis deux heures, criant et applaudissant, sifflant comme ils auraient sifflé la vue d'une charrette de ravitaillement, et le brouillard avait regagné sa solitude originelle. Comme il aurait semblé incongru de faire demi-tour maintenant qu'un mouvement s'était amorcé, Saturne, les yeux vagues, avait fouetté les chevaux et poursuivi la route. Agratius sentait qu'il était temps de réajuster leur plan initial bouleversé par deux inconnues : l'attitude de Rosa au retour de Minium et l'annonce de la guerre. La première était encore difficile à démêler tant la femme surveillait sans cesse les deux enfants – même elle avait assigné Linus à leur garde et ils ne pouvaient évoluer que dans une part congrue de la caravane. Soit, il serait temps bientôt de tromper leur vigilance et de découvrir, au moyen d'Ophélia, ce que Rosa avait derrière la tête. Un tour de passe-passe et en quelques minutes, les deux enfants sauraient tout. « Tu ne bouges pas pour l'instant, Ophélia. Ne prenons pas de risques inutiles, je vais avoir besoin de toi. ».
La deuxième inconnue pouvait sans doute se combler, sans ruse, au moyen d'une simple conversation avec un interlocuteur de choix.
Le professeur Sapiens sommeillait à l'arrière en grinçant des dents. Même endormi il possédait les attitudes fausses qui lui donnait l'air du singe imitant l'homme, ou de l'inverse selon l'angle sous lequel on le connaissait le mieux. Il profitait de ses longs bras pour se gratter au milieu du dos, et de ses doigts précis pour retirer les parasites qui infestaient ses poils touffeux. Le jeune Agratius vint vers lui par confiance et son regard posait comme indéniable le fait qu'il voyait dans ce singe un homme, et non l'apparence.
« Votre connaissance du monde est grande, professeur Sapiens, vous me l'avez prouvé, volontairement ou non. Et même si ma soeur n'est pas avec moi pour lire en vous, je pense que vous pouvez me révéler ce que vous savez. A qui le direz-vous autrement ? »
Riait-il ou se forçait-il à ne pas éviter une moue de dégoût, entre ses lèvres ridées et molles ? Il était difficile de le savoir tant la bouche du singe variait comme Agratius posait ses questions impertinentes. Le garçon poursuivit son raisonnement :
« Croyez-vous comme eux que les extraterrestres sont des octopodes grimés dans des exo-armures invisibles ? L'idée que l'on puisse bâtir des robots anthropomorphes me paraît tout à fait fallacieuse. Et je doute même que les extraterrestres existent vraiment. De plus, l'invisibilité totale est une chimère qui supposerait de pouvoir agir sur plusieurs rétines à la fois. Vous qui savez à quelle science est arrivée le monde, vous devez bien avoir une opinion sur ces affirmations fantaisistes ? Que pensez-vous sur cette guerre, professeur Sapiens ? »
Le singe se tortilla sur son derrière comme si ses fesses le démangeaient atrocement, et perclus de grimaces il répondit :
« Voyons, mon garçon, ce brave homme n'a-t-il pas été suffisamment clair ? C'est un jeu, ce n'est qu'un jeu ! Ne jouiez-vous pas, vous et votre soeurette, à quelque divertissement de pions et de figurines métalliques représentant lances, avions et grenadiers ? N'aviez-vous pas cela dans votre demeure, un jeu de feinte, d'adresse et d'imagination ? Hé bien là avez-vous été témoin d'un pareil engouement mais chez des adultes, le comprenez-vous ? »
« Un jeu ? La guerre ? »
« Bien entendu ! Je suis surpris qu'une intelligence aussi précoce que la vôtre n'ait pas connaissance de cela, qui est pourtant, si vous me permettez l'expression, d'une simplicité enfantine. Voyons... Et ce jeu de la guerre nous a coûté beaucoup, à notre cirque, tant il a contribué à éloigner le public des divertissements simples, des joies élémentaires de l'âme humaine vers de plus grandes et plus intenses complexités ludiques. Et surtout, surtout, ne feignons pas de l'oublier car il n'est de pire aveugle que celui qui croit surmonter son mal en l'ignorant, vers des moyens techniques toujours plus élaborés, au service du plaisir, que maître Saturne, et ce malgré l'astuce infinie qu'il sait mettre en toute chose, ne peut en aucun cas se permettre d'obtenir eu égard à la modestie de nos émoluments journaliers. Songez qu'ils ont des casques à ondes infra-lumineuses, là-bas ! Pauvre de nous ! »
« Professeur ! Ce n'est absolument pas cela que je vous demande, et vous le savez. Je veux savoir si c'est une vraie guerre qui se déroule au Nord ou une simple simulation destinée à l'amusement ! »
Le visage du singe se masqua d'une gravité toute humaine.
« Mon petit ami. Conçois bien que je demeure un singe, et rien d'autre qu'un singe. Un singe possède-t-il la réponse à de telles questions métaphysiques ? Non, un singe ne possède rien de cela. Du temps qui me vit homme, le savoir qui était mien fut mon péché, la cause originelle de ma persécution, et du mal qu'on me faisait subir je me mis à le maudire, plus que jamais à le maudire. Or en étant singe, ô mutation bienheureuse, personne ne me reproche de connaître par coeur le nom de toutes les constellations, ou de tous les os du corps. Au contraire, mon garçon, bien au contraire ! Ils m'admirent pour cela ! Ils m'applaudissent de toutes leurs forces d'imbéciles ! Qu'attendent-ils d'un singe, sinon qu'il soit idiot ? Devenu singe, je peux enfin tirer une gloire de ce savoir. Je le rends précieux parce qu'il reflète leur propre bêtise. Mais j'ai compris aussi que jamais plus il ne me servirait à penser : son seul emploi serait de les faire s'émerveiller devant un singe qui en sait plus qu'eux. Devenu singe, je peux enfin les mépriser sans qu'ils me le reprochent nullement ! Ma translation simiesque est-elle une simulation implantée dans mon esprit ? Maître Saturne, madame Rosa et Lucius sont-ils des marionnettes manœuvrées par un illusionniste ? Cette carriole même seulement existe-t-elle ou n'est-elle qu'une idée de carriole ? Je n'en sais rien : je sais comment s'appellent les constellations, je ne veux pas savoir pourquoi les hommes les ont nommées ainsi. Alors n'attends pas de moi de percer les mystères de l'univers. Si je le pouvais, et peut-être le puis-je, jamais je ne m'y risquerai. »
Il y eu entre l'enfant et le singe le silence du doute, et Agratius devina confusément que la réponse à sa question se cachait quelque part derrière la diatribe du professeur. Dans le brouillard perçaient de nouvelles bicyclettes.

La carriole de Saturne et de sa troupe suivit la troupe enfiévrée de citoyens en marche pour le grand jeu de la guerre. Le groupe de cyclistes n'était qu'une avant-garde particulièrement hâtive, de grands amateurs des simulations guerrières grandeur nature devenues à la mode depuis quelques années. Bientôt il y en eut d'autres sur leurs talons qui réservèrent au cirque ambulant le même accueil chaleureux, le même enthousiasme amusé à l'idée d'atteindre prochainement leur but. La rumeur se répandit, rapidement et sans que personne ne puisse la maîtriser, qu'on avait envoyé aux futurs soldats quelque antique attraction pour leur tenir compagnie sur le chemin du front : tout ce temps passé sans jeux risquait d'être long, et seuls les plus riches pouvaient posséder des théâtres portatifs ou des kinoscopes pliables. Certes ils s'amusaient bien à dormir sous les tentes, à planter des piquets et à former un feu de quelques brindilles, mais ce n'était là que de menus amusements de chefs scouts, de ceux que l'on apprend dans les internats à l'âge de l'enfance, lors des parties d'orientation. Il leur fallait plus. La foule qui grossissait d'heure en heure autour de la carriole et de ses occupants ébahis n'était là que pour jouer, et rien de plus, et rien d'autre ; alors les drapeaux colorés pendus de-ci de-là des roues, ou les fanions portés haut en pointe au sommet des tentures, n'annonçaient que leur propre désir. Ils y lisaient l'attendu, l'habituel.
D'abord Saturne se renfrogna. Il marmonnait que c'était le cirque qui se devait d'ambuler, pas ses spectateurs. Mais Rosa insistait. L'ensemble du pays était d'un coup parti sur les routes et les avait rejoints comme par un enchantement : n'avait-elle pas eu raison d'aller vers le Nord ? Assurément les villes et les villages se vidaient, à grandes eaux, pour se déverser en flots ardents tout autour du cirque de Saturne. On aurait suivi ses conseils qu'on aurait diverti des places vides et des bourgs fantomatiques gardés par des vieillards et des enfants. Alors voilà, il devait l'admettre : elle avait su prédire l'avenir ! L'avenir. Il ne restait plus qu'à attendre la nuit, quand les soldats choisissent un bout de plaine pour s'allonger, et d'appeler à la ronde pour une formidable représentation aux étoiles. Ils avaient tout pour cela et ce n'en serait que plus miraculeux. Rosa se rengorgeait chaque fois que quelqu'un les saluait en demandant quand et où avait lieu le prochain spectacle. C'était eux qu'on suivait, et non le chemin du front, puisqu'il n'y avait qu'une seule route. Ils deviendraient la troupe la plus populaire du pays, et le gouvernement n'aurait plus qu'à lever l'interdiction de représentation. Ou non, mieux encore ! On leur accorderait une dérogation spéciale, ce qui leur donnerait un monopole considérable. Un monopole et des acclamations, de tous les coins du pays. Les paroles de Rosa en faisaient presque sourire le vieux Saturne, qui se souvint pourquoi il l'aimait, et croyait retrouver un peu de la gloire passée.
Ils s'étaient finalement arrêtés sur un peu d'herbe et de terre ramollie par une pluie fine qu'ils n'avaient pas vu. Les soldats leur avaient laissé cet espace comme une propriété conditionnelle qu'ils pouvaient occuper, avec leur carriole et leurs monstres, s'il en sortait du rire avant le coucher. Saturne avait fini par céder à Rosa et par se persuader de sa clairvoyance : il y aurait bien une représentation ce soir, devant l'armée gigantesque qui n'en finissait plus d'arriver de la route du sud. Quelques ajustements étaient nécessaires, assurément : pas d'allusion à l'espace, et les jumeaux extraterrestres devenaient des automates surdoués, des robots perfectionnés capables de lire dans les pensées. Rosa, bien sûr, serait de la partie, puisqu'elle insistait et qu'elle pouvait apporter un peu de charme. Rapidement, il y eut plus de soldats que le petit cirque de Saturne n'eut jamais de spectateurs. Ils se montaient les uns sur la tête des autres pour assister au numéro du professeur Sapiens, assis sur son tabouret minuscule, vêtu d'une redingote trop petite pour lui qui lui donnait l'allure d'un écolier studieux, et d'un chapeau de paille qu'il ne cessait de remettre et d'enlever. Il commença par désigner le ciel, et aboya le nom d'une constellation que personne ne connaissait, mais il le fit avec la voix qu'aurait un singe essayant d'articuler de vraies syllabes, alors tous applaudirent à la prouesse. Il recommença une seconde fois, puis une troisième, puis une cabriole. Tous applaudirent.
Agratius n'avait pas besoin de se serrer pour voir le singe. Il passait un doigt et un oeil à travers le rideau tendu et suivait le balancement de la queue de l'animal savant, régulier comme s'il réfléchissait seulement par cet appendice métronomique. Parfois il risquait un regard vers le public, mais il faisait trop noir, et les bougies qui éclairaient les tréteaux l'éblouissaient lui. Il n'entendait alors que des hurlements stupides, des insultes, des délires dépourvus du moindre sens de ceux qui disaient que le professeur Sapiens avait un micro dans la bouche, ou qu'il manipulait le ciel pour faire apparaître les bonnes étoiles au bon moment. Rebroussant chemin, il trouva Ophélia auprès de Lucius qui se maquillait car ce soir il jouait les clowns blancs pour des soldats surexcités qui demandaient à rire, à voir le Pierrot se ridiculiser sous les assauts de son Auguste, sous les tartes à la crème et les détonations en série. Ophélia aidait Lucius qui, sembla-t-il, souriait, bien qu'il fut difficile d'en juger par le trait noir descendant qui recouvrait sa bouche blanchie à la poussière de craie. N'avait-elle pas honte d'encourager ce vice de l'âme, cette métamorphose hideuse, elle qui n'était que pureté ? Il prit la petite fille par le bras et la tira brutalement vers lui. A haute voix, parce qu'il voulait que Lucius aussi l'entende, il lui dit :
« Viens Ophélia. Nous aussi nous devons nous préparer pour notre spectacle. »
L'esprit d'Agratius aussi s'occupait de la guerre, la réponse du professeur Sapiens ne l'ayant qu'à moitié satisfait – bien qu'il perçut derrière un ersatz de réponse, une réponse camouflée en incertitude. Il voulait en savoir plus sur ces octopodes improbables et ces exo-armures anthropomorphes à champ d'invisibilité. Pour lui, les extraterrestres n'existaient qu'en couleurs criardes, dans les illustrés de ses petits camarades, et ils n'avaient rien d'anthropomorphes mais se contentaient plutôt de lâcher sur les hommes des rayons dévastateurs depuis leurs soucoupes. Surtout, il n'était que des fables et, bien qu'il se put que les octopodes appartiennent au même bestiaire – après tout étaient-ils tous les deux des produits de la Firme – Agratius y pensait entrevoir un fond de Vérité qui pouvait risquer de les empêcher de passer la frontière, si de véritables ennemis avaient débarqué. Pas des extraterrestres, car les extraterrestres bien entendu n'existaient pas, mais de vrais adversaires. Interroger les futurs soldats cyclistes ne valaient rien tant ils se prenaient à ajouter plus de détails à la description des extraterrestres, mais en croisant les sources il espérait déduire le fond de la Vérité.
« Ils ont des armes chimiques périlleuses, et c'est pour cela que les masques de la Firme nous protègent ! »
« Oui, mais ces masques ne sont accessibles qu'aux joueurs qui atteignent le niveau trois. Avant, il faut se contenter de simples réflecteurs sensoriels. Et le niveau trois ne s'atteint qu'après un certain taux de scoring positif. Là est toute l'astuce : seuls les meilleurs méritent une protection supérieure ! »
« A moins d'en trouver sur le champ de bataille : une rumeur court selon laquelle la Firme dissémine les casques entre les tranchées, comme un trésor, et l'habileté n'a plus rien à voir. Le hasard si. »
Non, décidément, les conversations des cyclistes ne valaient rien. Mieux valait s'occuper de la deuxième inconnue qui devenait, à bien à réfléchir, plus facile à résoudre.
Ils convinrent avec Ophélia que lui distrairait Linus pendant le numéro qu'interprétaient devant l'audience improvisée Lucius et le professeur Sapiens. Elle aurait alors tout loisir, profitant aussi que l'attention de tous était détournée vers les tréteaux, de sonder les pensées de Rosa et d'en extraire la Vérité sur sa fuite de Minium. Ophélia approuva la validité du plan et Agratius s'en alla vers Linus avec en main une noix et trois gobelets.
« Linus, connais-tu ce jeu. »
La brute fit non de la tête devant la noix et les trois gobelets.
« C'est très simple, et je suis sûr qu'il va te plaire. Je glisse la noix sous un des gobelets, je procède à quelques échanges, et tu dois deviner sous quel gobelet se cache la noix. Je précise que tu as le droit de la manger si tu la trouves. Alors, quel gobelet ? »
Linus désigna celui de droite.
« Perdu... Mais recommençons, et concentre-toi. Pense à la noix. »
Les pensées de Rosa commençaient à affluer par l'intermédiaire d'Ophélia.
« Encore perdu... Je suis sûr que c'est un peu de fatigue et que tu sauras te reprendre. »
A l'explosion de la foule, Rosa avait couru au hasard et s'était rapidement perdue, ignorant tout du dédale de rues qui composent Minium, ignorant les noms des voies de terre et cherchant avant tout le silence, quitte à déboucher sur une impasse. Car c'était bien là ce qui lui était arrivé après plusieurs secondes qui semblèrent des heures : il ne lui restait plus qu'à faire demi-tour vers la cohue encore perceptible à quelques centaines de mètres. C'est alors qu'elle tomba nez à nez avec l'agent de l'ordre désigné par Ophélia sous le nom de Johannes.
« Tu as encore perdu, Linus. Mais ne te décourage pas, tu pourras bientôt la manger si tu fais preuve d'un peu de concentration. »
L'homme n'était pas agressif, il était même séduisant, remarqua-t-elle comme une lueur au milieu de la panique, avec ses tempes légèrement grisonnantes et son chapeau à larges bords. Rien à voir, bien sûr, avec l'idéal masculin qu'incarnait son cher Saturne, mais elle retrouvait un peu l'assurance virile qui la touchait chez les hommes et qui... Il lui demanda si elle était du cirque qui venait de se produire. Elle nia. Il ignora sa réponse et affirma qu'il ne lui voulait pas de mal. Elle finit par acquiescer, sachant bien que sa condition capillaire laissait peu de doute quant à ses liens avec la troupe de Saturne. Alors elle aurait maudit Saturne car elle se voyait déjà dans les prisons glacées de la cité, humiliée par tous les co-détenues. Mais l'homme confirma qu'il ne lui voulait pas de mal. Il n'était pas de la police. Il ne cherchait pas les forains. Il n'avait aucune autorité pour les arrêter. Ce qu'il cherchait, en revanche, c'était deux enfants. Deux enfants ? s'était-elle écrié, sentant venir auprès d'elle une porte de sortie, et se refermer les portes de la prison sans qu'elle n'y soit. L'homme poursuivit son explication. Deux enfants qui étaient responsables de la destruction d'un orphelinat au moyen d'un robot géant qu'ils avaient construit. Un robot géant ? Il continua. En réalité, ils ne sont pas des enfants mais deux extraterrestres envoyés, sous les traits de l'innocence, en éclaireurs. En éclaireurs ? Tout s'éclaira des doutes qu'elle avait toujours eu à propos des deux enfants. Ils n'étaient pas humains, cela était sûr. Alors ils ne pouvaient qu'être extraterrestres, évidemment, puisque les extraterrestres existaient ! Elle voulut livrer de suite les deux enfants à l'homme, mais il lui dit que non. Qu'il avait besoin de faire venir des renforts car ils étaient bien trop dangereux. Qu'il fallait simplement qu'elle s'arrange pour que le cirque fasse route vers le Nord comme si de rien n'était. Il s'arrangerait du reste. Et elle serait récompensée. En entrées gratuites dans toutes les attractions du pays. Des entrées gratuites ! De l'actrice, devenir spectatrice ! Pouvoir se moquer de la scène, la retourner et ne plus en être esclave. Mais pour cela, ajouta l'homme aux yeux délicieusement verts, elle devait se tenir tranquille jusqu'à ce qu'il intervienne. Quand la situation serait propice. Propice, oui. Propice. Évidemment qu'ils sont des extraterrestres. Elle le savait depuis le début !
« Bravo Linus,, tu as trouvé. Tu as bien mérité ton festin. »
Tout s'éclairait, et surtout leur Destin. Quant à Rosa, elle n'était pas assez intelligente pour représenter un véritable danger.
« Au moins, ma petite Ophélia, nous savons à quoi nous en tenir... Ce monsieur Johannes devrait mieux choisir ses alliés. »

Après la représentation sur l'herbe mouillée au bord du chemin il y en eut d'autres, sur d'autres terre-pleins plus ou moins secs, mais jonchés par des foules toujours aussi nombreuses et rieuses. Ils s'étaient passés le mot, de l'avant-garde jusqu'à l'arrière, et il arriva même que des hommes déjà tout vếtus de leur soldatesque combinaison viennent depuis le front, avant d'affronter le feu. Eux étaient acclamés aussi, et ils galvanisaient la foule en racontant, entre deux numéros du cirque, de mémorables combats auxquels ils avaient assisté. Eux-mêmes n'avaient jamais tiré avec le pistolet à propulsion confié par l'armée professionnelle, mais ils avaient pu voir les effets des canons sur les écrans géants retransmettant les nouvelles du front jusqu'à l'orée des campements. Leurs bras moulinaient pour signer les explosions, et leur bouche n'en pouvait plus de s'empêtrer dans de bruyantes éjaculations. Tous étaient conquis, et le spectacle reprenait sur les tréteaux.
La succession des jours souriait à Saturne qui n'en pouvait plus de féliciter Rosa, qui elle-même voyait l'amorce de son rêve se réaliser doucement, à mesure que les soldats leur donnaient de l'argent chaque soir qu'elle passait dans leur rang, manquant par malice d'éviter les claques et les sifflets à ses oreilles excitées par la nuit, qui tombait, sur la folie du cirque s'abattait les résonances des cris sous les tentes comme les hommes continuaient de jouer à la bataille, au whist, aux dés, ou même aux devinettes chuchotées. Aucun des occupants du cirque ne se risquaient à sortir en-dehors des représentations. Peut-être craignaient-ils qu'on leur enlevât le masque pour ne dévoiler que ce qu'ils étaient vraiment, des nains, des monstres et des animaux de foire, alors que le déguisement de la chaleur vaporeuse des applaudissements leur convenaient parfaitement comme substrat de satisfaction. Agratius, en revanche, sortait de plus en plus par les soirs et naviguait d'un bout à l'autre du campement en donnant l'air de réfléchir. Il laissait Ophélia se reposer dans la carriole, blotti contre le ventre massif de Linus assoupi. Ses voyages nocturnes lui donnait l'occasion, avec l'aide des indications du professeur Sapiens, de repérer la ligne de leur fuite aux constellations. Plus il retournait le plan dans sa tête, plus il se disait qu'il était inutile de sauver ces pauvres bougres qui jouaient à la guerre et croyaient aux extraterrestres, et que le pays qui avait accepté les savants en exil seraient bien plus accueillant. Plutôt que de tenter de raisonner tous les esclaves de la Firme par la lumière de la Vérité, ne serait-il pas plus simple d'inciter les savants à lancer une contre-offensive et brûler le pays au moyen de quelque arme massive de la conception d'Agratius (une bombe géante à fragmentation cellulaire, ou une onde de choc souterraine) ? Il verrait en temps voulu. Restait à atteindre la frontière.
Il vit luire lointains les éclats d'obus serrés en rang, enclenchés sur le noir du ciel. Là-bas, c'était l'exhibition de la guerre, le but de tous ces hommes sans idées propres. Comme il se hissait sur une grosse pierre obtuse plantées au milieu de la plaine, les feux d'artifices éclatèrent à nouveau. Par ici du sol se propulsa un rayon gigantesque fendant l'espace presque jusqu'en son sommet, avant de s'évanouir par enchantement en fumée pâle d'éther. Par là le pépitement d'un dernier missile déposa sur la tranchée presque indistincte des terres une fine pellicule de neige lumineuse, des étoiles qui retombaient du ciel sur les hommes. On aurait dit parfois que le feu venait d'en haut, directement d'en haut comme l'aurait fait la foudre, tant la puissance des armes les élevaient au-dessus de l'horizon. On aurait dit qu'on lâchait des bougies pour qu'elles tracent leurs flammes et s'embrasent une fois au sol, lâchant les couleurs moirés de leurs dégâts vertigineux sur le contraste du bleu de la nuit. La guerre lui parût plus réelle qu'il ne l'avait cru.

Le lendemain, le front était en vue et le chemin s'achevait, boueux, poudreux et ramassé d'ornières plus profondes les unes que les autres au passage de tant de véhicules variés. Saturne fit stopper la carriole quelques mètres avant la guérite immobile qui marquait l'entrée du camp. Quelques soldats voulurent les pousser à avancer, mais voyant les premiers uniformes ils oubliaient déjà les merveilles par la nuit révélées sur les tréteaux du cirque, et se hâtaient de rejoindre un spectacle plus baroque encore, plus vibrant de basses puissantes et délicieusement mortelles, d'enjeu acide. Ophélia leva la tête depuis les bras de Linus pour fixer le directeur du cirque. Comme Agratius la regardait, il sut que Saturne se méfiait de l'armée, maintenant que la vraie pointait son nez, et non plus les seuls plaisantins à la recherche de sensations fortes. La véritable armée, pour une véritable guerre. Il examinait les uniformes, reniflait les sourires accueillants, tâtait l'ambiance dans les quelques aperçus des lignes, à quelques centaines de mètres apparentes derrière des lignes de rochers plantés là comme par la main habile d'un planteur de champ de bataille. Saturne se méfiait et Agratius s'en satisfaisait, y voyant comme un dernier espoir que tout n'était pas perdu quant aux hommes de ce pays. Mais sans doute s'illusionnait-il sur les raisons réelles de la méfiance de Saturne, moins enclin à déchiffrer les fausses allures de la véritable armée que de repenser aux années passées en prison pour exercice illégal du divertissement, ou à l'incroyable concurrence des pyrotechnies cuivrées des spécialistes du spectacle à grande échelle qu'était l'armée officielle, sur les lignes là-bas.
Il prit les rênes comme pour rebrousser chemin. Rosa s'en émut. Vers le nord. Il fallait aller vers le nord et attendre. Son mystérieux interlocuteur n'était pas venu, les deux enfants d'outre-espace étaient encore là à la regarder intensément – elle sentait leurs yeux dans son dos mais n'osait rien dire car, ça y est, de nouveau ils l'effrayaient, par leurs manières silencieuses et solennelles, et l'absence totale de sentiments qu'elle ne pouvait lire en eux. Ophélia se frotta les yeux. Agratius la tira vers lui pour la blottir entre ses bras.
« Qui êtes-vous ? Que venez-vous faire ici ? »
Le garde les interrogeait. Saturne et sa femme avaient peur, très peur, tellement peur que leur peur suintait dans l'esprit d'Ophélia. Le garde allait les empêcher d'entrer dans le camp, mais pas seulement, il allait aussi fouiller la carriole, trouver le matériel du cirque, deviner leur profession, demander leur autorisation de divertissement tamponnée par la Firme, constater l'infraction, les empêcher de sortir du camp cette fois, appeler les agents de l'ordre parmi lesquels se trouvaient Johannes, et ce dernier allait identifier les deux enfants, que Rosa intervienne ou non.
« Nous avons une autorisation écrite du président de la Firme lui-même pour entrer dans le camp. »
Agratius s'était levé, perché sur une épaule de Linus tandis que l'autre était occupée par Ophélia que le garde ne pouvait s'interdire de fixer.
Règle numéro 115 du grand règlement de la Firme : tout employé de la Firme doit respecter la règle numéro 1 du grand règlement de la Firme.
Règle numéro 1 du grand règlement de la Firme : le président de la Firme a toujours raison.
Nous pensons que cela règle définitivement le présent problème, n'est-ce pas ?

« Une autorisation du président de la Firme. Le président de la Firme a toujours raison. Passez. »
Et ils passèrent.

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