Dès le jour suivant commencèrent les répétitions pour mettre au point le numéro dit des « jumeaux d'outre-espace ». Ils donneraient leur première représentation à Minium, un hameau tranquille des faubourgs de la Cité. Tout avait été planifié par Saturne, comme rajeuni par l'appel d'une nouvelle création fantasmatique, comme si par le hasard d'une rencontre et l'effervescence du neuf, son cirque ambulant allait pouvoir renaître et s'illuminer comme jamais. Il avait retrouvé dans une vieille malle le costume usé de trapézistes équestres anorexiques engagés deux saisons auparavant et laissés sur le bord de la route après une mauvaise chute de l'écuyère – et de toute façon, avait fait remarquer Rosa à cette occasion, ils n'avaient plus de chapiteau, donc plus de pistes, et le cheval ne tenait pas sur les tréteaux. Lucius avait pris un peu de son temps et de ses talents de couture pour ajuster le costume à la petite taille d'Ophélia et y ajouter un brin d'accessoires utiles à souligner la modernité ultra-spatiale du déguisement : des fermetures éclairs sur les genoux, une capuche ne laissant apparaître que l'ovale des visages et recouvrant jusqu'au menton, des talons démesurés et garnis de boutons. Le public ne devait pas douter un instant qu'Agratius et Ophélia, « les jumeaux d'outre-espace », étaient deux extraterrestres dont le vaisseau s'était échoué en pleine campagne, et que Saturne et sa troupe avait recueilli en signe d'amitié intergalactique. L'histoire écrite, répétée vingt fois pour faire l'annonce des jumeaux d'outre-espace à la foule lors des représentations, était sans cesse remaniée car Saturne hésitait sur la couleur du vaisseau, sur son système de propulsion, sur son état au moment où, au milieu de la nuit, sous les rayons froids de la Lune, Lucius avait aperçu des flashs succincts mais nets provenant d'une vieille mare asséchée, ou d'un bois endormi, ou d'une cabane effondrée sur elle-même, et s'était approché vaillamment pour découvrir dans l'habitacle les deux corps étendus, blessés par la chute ou, plus sûrement (car une chute de cette hauteur laissait bien improbablement en vie) en train de se régénérer grâce au fluide guérisseur parcourant leurs veines. Tout devait être absolument crédible. Saturne avait ajouté en souriant malicieusement derrière son cigare à l'intention du stoïque Agratius :
« D'ailleurs, je n'ai moi-même aucune preuve que vous n'êtes pas, effectivement, des extraterrestres ! »
Agratius n'avait pas relevé : l'humour de Saturne était idiot et déstabilisant, mais l'enfant savait bien qu'il n'avait pour but que de protéger les doutes d'un directeur de cirque au bord de la ruine et de la misère. Il se pliait à la mascarade qu'on lui imposait, en sérieux silence, et le calme de son regard porté sur le public (qui, lors des répétitions, ne se composait guère plus que de Lucius et du professeur Sapiens) lui conférait assurément une prestance surnaturelle, comme si chacun des mots qui allaient sortir de sa bouche devenait une vérité révélée à toutes les réponses existentielles. Lucius détourna son regard, glapit d'inquiétude. Le visage du garçon d'outre-espace cerné par le caoutchouc souple de la capuche, posé à l'intérieur son esprit, se perchait en corbeau au-dessus de ses pensées. Lucius chercha sur scène la présence apaisante d'Ophélia ; elle était là, assise dans le fauteuil aluminé qu'il avait lui-même conçu pour elle comme une reproduction fidèle de son vaisseau spatial, comme un trône pour une princesse étrangère ; il y avait même quatre boutons sur l'accoudoir de droite qui permettaient d'allumer des spots lumineux, de part et d'autre des tréteaux, et dans le dos d'Ophélia qui souriait sans rien dire, qui lui souriait juste amicalement, dans le blanc des yeux et au-delà, même, jusque dans ses rêves où se dessinaient la découverte tant de fois ressassée du vaisseau un soir de Lune, sous une pluie délicate qui cliquette sur la carlingue de la machine prise dans la boue d'un vieux marais tourbeux et herbeux, enclose au milieu du sommeil paisible de toute la nature qu'il aime à contempler les nuits où à lui-même le sommeil ne vient pas et qu'il consacre à la veille et à l'observation des étoiles, à l'insu de Saturne et de Rosa, lui si petit face au cosmos, lui si petit face à l'étendue recouverte du rideau de la bruine légère qui monte au ciel plus qu'elle n'en descend, lui soulagé de lire les flashs de lumière succincts mais nets à l'orée du bois de hêtres – le seul à des années – lui indiquer une piste, un chemin, un naufragé à secourir venu du fin fond de cet autre désert bleu marine, parfois grisâtre quand la Lune, parfois noire quand les nuages ; Lucius rêve qu'il s'avance dans la boue, manque de se noyer car le visqueux lui arrive au milieu de la poitrine, mais se rattrape sur l'antenne du vaisseau, effilée, belle et lisse sous ses doigts.
« Lucius... Lucius... Vous pensez au désert bleu marine, au rideau de bruine et à l'antenne, effilée belle et lisse... »
La voix d'Agratius avait cité sans émotion ni poésie les mots. Saturne, qui ne quittait pas son cigare, avait lancé à Lucius :
« C'est vrai ce qu'il dit ? Tu as tout ce charabia dans la cervelle ? »
Lucius avait acquiescé penaud, décidément terrorisé par la voix puissante du petit garçon, qui était tout sauf humain. Mais Saturne était satisfait, se frottait le ventre, se tournait les doigts, et tapotait sur l'épaule de Lucius qui ne comprenait rien.
Le soir ils dormaient sous les étoiles car les tentes manquaient, et le temps n'était pas encore trop froid, juste un peu humide. Dans la carriole principale se trouvaient Saturne et Rosa, tandis que le professeur Sapiens et Linus dormaient dehors, et que Lucius avait sa propre tente, à peine écartée du cercle tracé par les dormeurs. Agratius éveillé se félicita : ils avaient trouvé un moyen de transport à peu près sûr, au moins jusqu'au prochain village où ils fausseraient compagnie à la troupe de Saturne après le tour de passe-passe. Éventuellement pensait-il dénoncer au premier agent venu la présence d'un moyen de divertissement interdit par les autorités, puisqu'ainsi avait-il compris que tous les cirques ambulants non-assermentés étaient officiellement hors-la-loi. Il avait pourtant le souvenir de quelques forains passant à l'orphelinat, les soirs de grande fête, mais encore cela lui semblait si loin, très loin, comme l'orphelinat s'éteignait peu à peu dans son esprit et que la véritable vie, celle libre et consciente et non celle contrôlée par la vigilance des maîtres, retrouvait son dû. Il fallait encore attendre un peu avant de connaître en détail le monde des adultes. Pouvait-il attendre ? Il avait bien attendu jusqu'ici... Mais, pris par une impatience toute puérile, il avisa un moyen plus rapide d'assimiler les connaissances nécessaires à sa survie dans les jours à venir. Pour cela il avait besoin d'Ophélia.
Comme il pensait éveillé, il entendit un craquement dans son dos, puis une ligne de murmures, et le silence encore. Dans son dos était Ophélia, et Ophélia dormait de son sommeil sans rêve, il le savait, il pouvait lire en elle aussi clairement qu'elle pouvait lire en tout être. Alors qui s'aventurait dans le campement au milieu de la nuit ? Qui menaçait l'innocente Ophélia, la seule personne à laquelle il tenait dans cette aventure ? Agratius se retourna lentement.
La silhouette trapue de Lucius était penchée au-dessus d'Ophélia et s'échinait à la réveiller en berçant son épaule et en chuchotant des paroles qu'Agratius ne pouvait entendre à cause des ronflements de Linus. Enfin, Ophélia se reveilla, à peine surprise par son visiteur nocturne. Craignant un danger pour la petite fille, Agratius voulut se lever pour chasser Lucius, mais dès l'instant où s'ouvrirent les yeux d'Ophélia il comprit l'innocence des intentions du nain. Le pauvre Lucius venait dire à sa petite princesse d'outre-espace les secrets qu'il cachait à tous – son amour de la nuit et de la solitude, ses rêves de cosmos, sa volonté de s'enfuir du cirque de Saturne pour aller vivre ailleurs, mais sans savoir où ; il parlait dans l'oreille d'Ophélia sans se douter qu'elle savait déjà tout, qu'elle l'avait lu à leur première rencontre dans la grange de la ferme inhabitée, avant qu'Agratius, puis Saturne, puis Linus et Rosa ne fassent leur apparition dans la lumière, quand ils ne se croyaient que tous les deux. Agratius se rassura de voir que la victime en danger n'était pas celle qu'il avait d'abord pensé, et qu'Ophélia maîtrisait la situation. De ce qu'il en avait vu jusque là, même si la troupe étrange n'était qu'un écho déformé du reste du monde, les adultes avaient plus que jamais besoin d'Ophélia : elle leur apporterait la Vérité. Pour tous elle déchirerait les voiles et ne mourront que ceux déjà atteints par la folie de l'illusion, comme Donatien, comme Lucius, comme Saturne et ses comparses faiseurs d'illusions. Les autres loueraient la petite fille qui leur avait apporté le savoir ultime, la capacité de lire la réalité sans efforts. D'abord était-il nécessaire d'éprouver la connaissance.
« Lucius. Ophélia et moi avons plus à faire qu'écouter tes rêves perdus. Retourne les vivre en sommeil plutôt que les dissoudre en paroles. »
Même chuchotés les mots d'Agratius percèrent les oreilles du nain maladroit qui trébucha en s'écartant de la petite fille au regard impassible. Il ne sut bien si le commandement brutal avait été prononcée ou s'il l'avait entendu dans sa tête. L'effet fut le même ; la fuite s'imposa.
« Réveillez-vous professeur Sapiens. Ophélia et moi avons des questions pour vous. Si le jour est idéal pour les gesticulations, la nuit peut gagner en sagesse. »
Le professeur Sapiens somnolait entre deux couvertures posées contre le sol dur des collines. Il était naturellement l'habitant du cirque dont les connaissances étaient les plus à même de satisfaire le besoin en informations du jeune Agratius. Le singe fut d'abord surpris d'un réveil brutal, crut à une attaque surprise des agents de l'ordre, mais les autorités ne se risquent qu'exceptionnellement hors des villes. Presque, la vue des deux enfants trouvés la veille ne fut pas pour le rassurer.
« Jeune Agratius, il est de coutume pour les enfants de votre âge de bien dormir car le sommeil régénère les forces, et... »
Ils ne venaient pas pour recevoir des conseils en matière de somnologie mais pour un dessein bien plus grand qui réclamait du singe, dans les grandes lignes, de leur dépeindre la totalité du monde de façon suffisamment synthétique et claire afin de faire émerger les lignes de forces du monde adulte, du monde dont le cœur était la Cité, et en particulier de la façon dont se transmettait le savoir.
« Jeune Agratius, vous me prenez au dépourvu... »
Du monde adulte qui affluait par vagues dans l'esprit du singe ils comprirent que le savoir était devenu une valeur bien surfaite, sinon rendue éminemment obsolète par le développement suffisant de robots de toute sorte qui rendaient inutile à l'homme l'effort, et plus encore l'effort intellectuel, dernier pourvoyeur d'ennui.
« Il faut à l'évidence que vous compreniez, mes enfants, que... »
En revanche l'abolition de l'effort avait rendu sa véritable place au plaisir, et à ses deux avatars que sont le rire et le jeu qui occupaient l'essentiel des journées des adultes en un spectacle quotidien dont ils étaient les acteurs ; et le gouvernement veillait strictement à ce que l'ensemble de la population ait accès à des divertissements de toute sorte par le biais de la Firme acclamée par tous comme l'indispensable pourvoyeur du bonheur national. Ainsi de leurs journées les adultes jouaient. Certains jouaient à travailler en usine et à monter des objets. D'autres jouaient à diriger ceux qui travaillaient en usine. D'autres encore jouaient à faire pousser des plantes dans les serres de la périphérie. Les instruments de simulation des jeux étaient de plus en plus perfectionnés et permettaient de croire réellement, de croire le plus sincèrement du monde, à toutes les activités amusantes du jour. Ils étaient si perfectionnés qu'ils géraient les besoins nutritionnels élémentaires, ainsi que la fatigue, et même tout la gamme des rapports humains, évitant scrupuleusement aux adultes toute forme d'effort physique et intellectuelle.
Agratius restait silencieux et malhabile. Il revoyait ses camarades à l'orphelinat : il revoyait les petits poiriers et le sourire de Donatien, quand le maître lui remettait une belle médaille d'or plaqué sur du cuivre. Il sentit comme un bouillonnement et une gêne, presque une colère. Il interrompit le silence du flot de pensées dont Ophélia était le conduit.
« Alors la Vérité n'a pas de valeur ici ? »
Le professeur Sapiens se tortilla. Sa mâchoire inférieure hésita et il fit balancer sa queue. Il poussait des cris aigus de mécontentement, et ne répondait pas, figeant ses pensées sur une bande aléatoire de savoir inutile, du nom latin des plantes qui poussaient entre les murs de la Cité, ou du nom des plus hauts buildings, et leur taille dans les différents systèmes de mesure...
« Ophélia, le singe nous cache quelque chose, c'est certain. Le paysage n'est pas complet. Le monde ne peut être ainsi. Il faut creuser plus profond. »
De la frustration du garçon rien ne filtra dans la fluidité de l'injonction mentale d'Ophélia, presque attendrissante quand elle prit la main du professeur, entre la peau ridelée et les poils drus s'écoulèrent l'histoire du savant chimpanzé.
Le professeur Sapiens n'avait pas toujours été un singe. Il fut un temps où il avait été un savant très honoré, spécialisé dans la cosmographie. Mais vint un jour sa perte avec l'abolition unanime du savoir, rendu inutile par la qualité des robots qui savaient désormais penser à la place de l'homme et dangereux car il ralentissait l'esprit de l'homme dans des tâches sans plaisir. Alors les savants n'avaient plus lieu d'être. Ils furent quelques uns à protester. Quelques uns seulement, car beaucoup se reconvertirent sans trop de difficultés au service des grandes entreprises du divertissement et du ministère de l'Imagination, qui appelaient des perfectionnements sans cesse, et invitaient les savants repentis à convertir leur intellect en créativité, à transcender des connaissances encyclopédiques au service du plaisir, dans un métier vil mais nécessaire. D'autres encore fuir dans le pays voisin qui avait besoin d'optimiser son armement grâce à la science. Les protestataires restants étaient suffisamment peu nombreux pour que le gouvernement les réunisse tous dans une salle, les fasse arrêter par les agents de l'ordre et leur fasse subir une amusante transmogrification – la transmogrification était un processus inventé par un savant quelques années plus tôt qui permettait de transformer quiconque en quoi que ce soit. On leur avait laissé le choix du quoi que ce soit, tant que ça ne pouvait pas nuire. Un singe, dans le fond ce n'était pas si mal, n'est-ce pas ? Tout le monde s'était accordé à dire que la fin des savants étaient une action d'éclat du gouvernement qui, ainsi, débarrassait les citoyens de gens assommants et moralisateurs, de surcroît mauvais joueurs.
Agratius retira sa main de l'épaule d'Ophélia, qui lâcha celle du professeur Sapiens. Le jeune garçon produisit, en se forçant à peine, un rictus résolu.
« Ophélia, dit calmement Agratius. Ma petite Ophélia, le monde des adultes a encore plus besoin de nous que je ne l'avais imaginé... »
« Approchez ! Approchez ! Venez vous divertir au pied des trétaux du cirque Saturne ! Venez admirer les merveilles sans équivalents derrière nos rideaux de soie et de velours ! Venez rêver à d'autres mondes ! »
D'abord ce furent quelques curieux, des enfants et des vieillards assis sur le même banc de la même place de Minium depuis le matin. Puis les fenêtres s'entrouvrirent passèrent des têtes suspicieuses et des yeux intéressés tout à la fois, et la foule se regroupa petit à petit autour de la caravane postée sous le grand arbre, le seul arbre de Minium.
« Je me présente à vous tous, peuple incrédule et assoiffé d'imaginaire : je suis le grand monsieur Saturne, et j'ai ramené des joyaux lointains de mes innombrables voyages, tous plus périlleux les uns que les autres. J'ai ramené ces joyaux, et je les ai transporté par-delà les mers et les cieux pour les conduire jusqu'ici, sur la place de Minium, sous l'arbre solitaire, noble gardien de votre bien beau village. Quels sont ces joyaux, me direz-vous ? Venez ! Joignez-vous à la foule, et contemplez Rosa la princesse des pays orientaux où la science fait pousser des barbes jusque sur les mentons des femmes, Linus l'androïde géant plus fort que trois éléphants, le professeur Sapiens le singe en qui fut transplanté un cerveau humain, et enfin, notre dernière attraction, plus incroyable encore que tout ce dont vous pourriez rêver : les jumeaux d'outre-espace, télépathe comme tous leurs congénères de la planète Alpha Prime ! »
Les regards s'élevèrent et les bouches s'ouvrirent pour filtrer un léger brouhaha qui montait doucement et satisfaisait Saturne qui poussait la réclame sur les trétaux, happé par le plaisir de sa propre voix. Les numéros défilèrent et à chaque prestation des cris retentissaient, à peine étouffés par les lourds tissus pendant du ciel métallique où se cachaient les mécanismes. Il marmonnait en souriant, commentait la foule et applaudissait avec elle quand Linus tordait une barre d'acier cédée par un ferrailleur, ou que le professeur Sapiens récitait l'alphabet à l'envers. A côté de lui, Agratius et Ophélia attendaient leur tour.
Tout allait pour le mieux, pensait Saturne. Les habitants de Minium n'étaient pas encore contaminés par les divertissements imposés par le gouvernement, et savaient apprécier un bon vieux spectacle de cirque, même s'il avait dû retoucher les origines de chacun pour les adapter à l'air du temps. Les jumeaux d'outre-espace seraient le clou : il avait entendu, en tendant l'oreille, des murmures sur les dernières nouvelles astronomiques, et l'existence des extraterrestres avaient bel et bien été confirmée par le gouvernement. Il s'en réjouit : pour une fois que les autorités soutenaient sans le savoir son petit commerce ! Ophélia était concentrée.
« Et maintenant, retenez votre souffle, peuple de Minium ! Vous n'ignorez pas que les informations les plus récentes suggèrent que des êtres venus des confins de l'espace seraient en route pour notre planète... Ce que personne ne vous dit, c'est qu'ils sont déjà parmi nous ! (il y eut des cris, comme un évanouissement, des exclamations crédules) Mon fils Lucius, par une nuit où luisaient les rayons de la Lune sur l'eau claire d'un vieux lac, à quelques jours de marche de Minium, a fait la plus étrange des découvertes. Oui, je le répète : cela s'est passé tout près d'ici, pendant votre sommeil ! Rentrez en vous-mêmes et imaginez. Le vieux lac qui borde les coteaux des collines, là-bas, était troublé par la présence d'un vaisseau qu'on aurait dit échoué, dont les chromes blancs brillaient et se reflétaient dans l'eau comme si l'astre nocturne lui-même était tombé de son perchoir. Lucius s'approcha, le souffle court. Il en connaissait des merveilles, pour avoir écouté mes récits palpitants, et être le premier témoin de toutes mes aventures. Et pourtant cette nuit-là c'était son tour que de se nourri d'émotions. Que vit-il, alors, que vit-il ? Dans le vaisseau gisaient deux petits êtres, pas plus haut que moi, qu'il prit d'abord pour des enfants. Mais quel étrange jouet que ce vaisseau, se dit-il ! Sans hésiter, grisé par le souvenir de ma propre bravoure, il plongea, et les sauva d'une noyade assurée, car ils étaient inconscients. Il les soigna et les nourrit, et en quelques jours ils furent sur pied. Alors il leur posa la fatidique question : d'où venaient-ils, ces enfants au regard si franc et profond ? Il n'en crut pas ses oreilles : ils venaient d'outre-espace, de la planète Alpha Prime, qu'ils situèrent du bout des doigts, comme la nuit était revenue et qu'on voyait se dessiner dans le ciel des formes d'étoiles. En guise de remerciements, ils acceptèrent de se réveler aux humains, pour les divertir. Car vous pourrez bien croire qu'il ne s'agit que d'enfants... Leurs mystérieux pouvoirs vous inviteront à admettre la belle véracité de notre fable ! »
Le rideau se leva au son grinçant d'une poulie mal huilée. Apparu le trône, et dessus Ophélia au regard de porcelaine. Par l'embrasure d'une entrée latérale sortit Agratius, qui prit la parole.
« Peuple de Minium ! Vous êtes les premiers humains à assister au formidable spectacle qui est si commun pour ma soeur et moi, natifs d'Alpha Prime. Notre nature nous a doté d'un pouvoir que même aucun robot de chez vous ne peut encore posséder : lire dans l'esprit des hommes, et y voir aussi clair que vous me voyez là, debout devant vous. S'il est difficile pour vous tous de me croire, peut-être croirez-vous les faits. Tenez-vous prêts ! »
Lucius vint bander les yeux d'Agratius et le plaça dos à la foule, d'un côté des tréteaux. De l'autre côté Ophélia exhibait un jeu de tarot à longues cartes, qui dépassaient de sa main, qu'elle mélangea habilement avant d'en sortir une, au hasard. Elle la montra à tous. On se la passa de main en main. On en déchiffra les signes, et la forme, et les mots. C'était le Chevalier.
« Vous avez tous vu la carte de tarot tirée par ma soeur. Je vais à présent vous dire de quelle carte il s'agit. Cette carte, c'est le Chevalier. »
Derrière les exclamations de surprise et les applaudissements encore légers, certains doutaient. La carte pouvait très bien avoir été marquée d'une façon, décidée à l'avance entre le frère et la soeur. Les habitants de Minium n'étaient pas si idiots qu'ils ne connaissaient pas les multiples ruses que peuvent jouer les tours de cartes.
« Je comprends en vos âmes que vous pensez que ma soeur et moi avons triché, que nous avons marqué le Chevalier d'une façon, ou décidé à l'avance de la carte à montrer. Alors laissez-moi vous prouver le contraire. Laissez-moi vous prouver que nous lisons bien dans vos esprits. »
Cette fois Ophélia se leva, délicatement, et marcha à pas lents vers le bord des trétaux où la foule commençaient à s'agiter, car malgré leurs doutes ils voulaient être les premiers à connaître la suite du miracle, et ils étaient plus qu'impressionnés par la prestance de la petite fille. Elle les voyait tous à présent qu'elle s'était avancé. Elle pouvait saisir à vif leurs étonnements, leurs peurs aussi (car rien ne disait que ces extraterrestres n'étaient pas hostiles), mais surtout leur plaisir à s'illusionner eux-mêmes. Elle en désigna un du doigt : c'était un gros homme à l'air placide mais satisfait, qui s'appelait Quintus. Sans quitter les trétaux, Ophélia lui tendit le paquet en lui faisant comprendre qu'il devait mélanger le tarot et choisir une carte. Mais tous avaient compris autour de lui et le pressaient en chuchotant. Enfin, après que ses petits boudins de doigts un peu terreux se furent emmêlés à manipuler les cartes bien lisses et belles, il en montra une à la foule, qui s'exclama, puis à Ophélia. C'était la Mort. La voix d'Agratius marqua le silence :
« La carte qui a été choisie au hasard est la Mort ! Et je peux même vous en dire plus, s'il faut encore vous persuader. Je peux vous donner le nom de celui d'entre vous qui a tiré la carte. Il s'appelle Quintus. »
De nouveaux se furent des applaudissements, mais plus francs ceux-là, et des cris d'admiration et de félicitations. Ophélia se recula légèrement et fixa le gros Quintus, effaré par le pouvoir qu'il avait effleuré l'espace d'un instant, et par son nom même qui était l'acmé de ce pouvoir étrange, incertain, qui lui échappait tant mais l'envahissait. Il était conquis et participait à l'enthousiasme. Mais dans la foule, certains esprits forts croyaient encore à une tromperie, car rien ne se manipule aussi facilement que les cartes. Et Quintus, que pourtant tous connaissaient, pouvait être complice.
« Difficile à croire est le miracle, même quand on l'a devant les yeux. Mais vous devez comprendre que ce qui est pour vous merveille est pour nous, venus d'Alpha Prime, rien de plus qu'un sixième sens, un acte aussi banal que d'entendre des oiseaux chanter, ou la froideur du métal. Pourtant je sais – et cela déjà pourrait suffire à vous convaincre – que certains d'entre vous sont toujours sceptiques. Ils ont raison d'aiguiser ainsi leurs esprits à ne pas croire à tout. Mais aujourd'hui, ils ont tort, et parfois il leur faut abdiquer devant l'évidence. Nous allons vous le prouver. Que les sceptiques lèvent leur main droite vers le ciel. »
Ophélia scrutait la foule, plus encore et avec une douce intensité, comme une pression régulière mais puissante. Presque tous croyaient, à présent. Presque tous imaginaient le vaisseau, ses chromes et son scintillement dans le soir du lac calme. Il était aussi réel pour eux que les tâches de rousseur du gros Quintus, ou que la barbe du père Horacien. Il n'était presque pas utile d'entrer en eux pour savoir qu'ils croyaient, tant leurs expressions d'effarement trahissaient leurs émotions. Les femmes s'accrochaient aux bras de leur mari pour s'assurer qu'eux aussi voyaient ce qu'elles voyaient ; et les hommes interrogaient du regard leurs voisins, en pensant à ce qu'ils feraient avec un tel pouvoir. Un premier homme leva la main, mais il hésitait, ne sachant pas vraiment s'il le faisait par orgueil ou parce qu'il était vraiment sceptique. Sa femme était morte à la dernière saison, et depuis il vivait reclus dans une maison au nord de la ville, près des limites avec les premières serres, et venait peu s'amuser au village ; alors ces histoires de miracles lui paraissaient un peu grossières, malgré tout. Il s'appelait Arius, mais était connu à Minium sous le nom du veuf de la colline, car là où il vivait la pente était forte.
« L'homme qui vient de lever la main s'appelle Arius, mais vous le connaissez mieux ici sous le nom du veuf de la colline, car il vient de perdre sa femme, il y a une saison à peine. Sa maison est au nord de la ville, le long d'une pente, et vous tous aimeriez mieux le voir revenir au village pour s'amuser, car vous le trouvez triste, et les gens tristes effraient de ne pas se joindre à la liesse et à la célébration générale. »
Alors on éclata de stupeur, les rires devinrent presque hystériques. Sûr qu'on n'avait jamais vu ça : comment faisait-il, ce garçon, pour lire dans les têtes alors que sa soeur regardait sans rien dire ? Un bien joli regard qui les charmait tous, et qu'ils ne lâchaient pas. Une seconde main s'éleva, plus franche et plus vive, celle-ci.
Ophélia s'empêcha de sursauter, car elle devait garder l'allure. Agratius resta ferme.
« L'homme qui vient de lever la main s'appelle Johannes. Il n'est pas de Minium, mais il n'est pas ici par hasard. Il est un agent de l'ordre venu de la cité pour enquêter sur les divertissements illégaux, et particulièrement les forains. Les agents de l'ordre encerclent Minium pour procéder à une arrestation massive, car comme le veut la loi le client des divertissements illégaux est aussi coupable que le perpétrateur. »
Quand Agratius releva l'identité de l'agent de l'ordre, l'ébranlement fut général. Il fut du côté du cirque et des tréteaux, sur lesquels surgit le professeur Sapiens pour tirer le rideau recouvrant pour le jour le numéro miraculeux, tandis que Saturne hurlait à tous et que Linus se saisissait d'une main de la carriole, de l'autre du cheval. Il fut du côté de la foule qui multiplia les cris de stupeur, répétés en direction de celui qui s'appelait Johannes, ou évaporés de tout côté, quand ce n'était pas les enfants qui couraient comme si l'on avait crié au loup. Les bancs qui servaient d'estrade s'effondrèrent au rythme des pas et des piétinements désordonnés. Les caisses posés par les passants pour voir au-dessus lâchèrent leur cargaison, de fruits ou de légumes, sur le sol poussiéreux de la place. L'arbre, le seul arbre de Minium, fut dépouillé de ses feuilles basses et de ses jeunes branches comme on s'y agrippait rageusement pour chasser un ennemi imaginaire.
Il n'y eut pas d'ébranlement du côté d'Agratius et Ophélia. Le garçon avait dénoué son bandeau dès la fin de sa tirade, comme les premiers frémissements d'effroi parcouraient le public, et il avait saisi Ophélia par le bras pour descendre de l'estrade sans que le professeur ne les voit. Ils n'eurent qu'à faire quelques mètres pour trouver un porche métallique à l'abri du tumulte des adultes, comme refuge à l'orage. Agratius scruta la foule affolé sans y voir l'homme qui s'appelait Johannes.
Il était fier du stratagème qui allait leur permettre de s'enfuir. Agratius se doutait qu'il n'était pas policier, car tel était le plan qu'ils avaient conçu que de tromper tout le monde pour mieux semer la pagaille. Mais il n'avait pu saisir plus clairement l'identité réelle du sceptique au moment où il était occupé à anticiper sur ses propres paroles. Elle était encore en Ophélia, dont l'attitude apparemment hésitante le surprenait. Une hésitation légère, comme le sursaut d'un diamant traversant une poussière, ou la crevasse millimétrique du vinyle rayé. Il s'assit solidement contre le sol et lui caressa la tête comme pour en remettre les machines en route.
« Ma petite Ophélia, qu'est-ce que tu as vu, chez cet homme dis-moi ce que tu as vu... C'est un de ces hommes du gouvernement, n'est-ce pas ? »
D'abord difficile à pénétrer l'esprit de la petite fille se laissa ployer docilement.
L'homme semblait s'appeler Johannes, comme l'avait révélé la première impression, et il travaillait effectivement pour le gouvernement, plus précisément pour le ministère de l'Imagination dont le professeur leur avait déjà parlé. En l'homme se trouvait l'image précise des deux évadés de l'orphelinat, comme s'il les connaissait, et même comme s'il les cherchait et que ses pas l'avait mené, depuis la lointaine cité, sur les routes peu empruntées qui menaient à la périphérie, à Minium comme dans l'un des multiples villages dont on ne tenait plus vraiment compte maintenant que la Cité avait fait le plein d'habitants avides d'amusements nouveaux, pas comme ces cirques où des hommes s'usent encore là où des robots rendraient, bien mieux et bien plus forts, l'illusion d'effets spéciaux ; ses pas l'avait mené à Minium non par hasard, car personne ne fait par hasard ce parcours du futur vers l'avenir, mais pour chercher précisément Agratius et Ophélia.
Pourquoi ? A ce point les pensées d'Ophélia s'arrêtaient brutalement, soit qu'elle lui refermait la porte sur d'autres secrets, soit qu'elle-même n'avait pas voulu s'attarder dans un esprit trop inquiétant pour leur avenir. Pourquoi l'homme les cherchait-il ?
Linus
« Linus ? Que dis-tu Ophélia ? »
Les surplombant d'une ombre bestiale le géant Linus balançait ses bras simiesques.
« Ils nous ont retrouvé ? »
Non, Linus était seul et vide, régi par une seule obsession. Dans la pagaille Agratius et Ophélia étaient la première vision qui le reliait au cirque, qui le reliait au maître Saturne. Il trouvait les enfants, il trouvait le cirque, il trouvait Saturne. Il ne lâchait pas les enfants tant qu'il n'avait pas vu le cirque et qu'il ne voyait pas Saturne. Ophélia ; cirque ; Saturne. En guise d'amulette il prit Ophélia qui tenait toute sur son épaule droite. Agratius se raidit de l'insolence du géant imbécile.
« Ophélia... Il est temps de réfléchir ensemble à notre situation et de prendre la meilleure décision. »
A long terme, deux constats s'imposaient, dans l'obscurité du porche, dans l'ombre curieusement rassurante de Linus, dans l'abri qu'ils avaient trouvé à l'agitation. Le premier était que le monde des adultes avaient été contaminé par l'esprit puéril de l'enfance, celui-là même qui régnait à l'orphelinat, et que le savoir y était brimé. Rien toutefois que la puissance d'Ophélia ne pourrait rétablir ; il suffira de quelques minutes de discours et d'une décharge mentale pour que les esclaves du plaisir retrouve la Vérité, et se faisant la liberté – encore fallait-il que le moment idéal se présente. Le second constat était que leur fuite n'était pas passée inaperçue, comme si quelque radar les avait révélé à leurs ennemis les plus farouches – les illusionnistes de la Firme et de son gouvernement – mais aussi que tant qu'ils avaient été en compagnie du cirque de Saturne, lui aussi hors-la-loi, ils étaient parvenus à passer inaperçu. Leur seule erreur avait été de trop se montrer. A plus court terme se posait le double problème du mystérieux Johannes, un agent de l'ennemi qui, assurément, avait l'intention de les arrêter dans leur effort pour rétablir la Vérité au monde, et de Linus qui ne les lâcherait pas tant qu'ils n'auraient pas retrouvé le cirque – et Ophélia ne pouvait guère contrôler un esprit vide, il lui fallait suffisamment de matière pour travailler les synapses.
Du premier constat découlait la nécessité de trouver des alliés dans leur lutte, et d'après le professeur une partie du savoir banni, incarné sous la forme de ces sages mais lâches savants, s'était réfugié dans le pays voisin ; voilà quel serait leur prochaine destination, plutôt que la Cité, trop évidente. Du second constat s'imposait l'idée que la couverture du cirque n'était pas une si mauvaise solution, d'autant plus que Saturne ne serait que trop désireux d'éviter les grandes villes et les agents de l'ordre ; voilà quel serait leur moyen de transport momentané.
Agratius se hissa sur la seconde épaule du géant en escaladant ses pectoraux. Linus se mit à sourire.
« Linus. Il y a un petit bois à la sortie de la ville. Selon toute vraisemblance, Saturne et le cirque se sont réfugiés là-bas. Le lieu est à l'écart de la route principale tout en praticable. Emmène-nous là-bas, veux-tu. »
Le géant se mit en route.
Les Martyrs de la Vérité - 1.3
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- Écrit par Mr. Petch
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