De ce jour se démultiplia l'image imprimée d'Agratius et Ophélia, les Enfants de la Dernière Chance, vainqueurs incontestés de la dernière grande guerre contre l'ennemi, aventuriers mystérieux au service de la nation, découvreurs de l'Arme Secrète, soldats invincibles de la glorieuse armée du grand jeu de la guerre, dénouements heureux de l'arc débuté avec l'invasion des infâmes extraterrestres alliés aux scientifiques pernicieux ayant juré la perte du pays depuis la dénonciation de leurs activités terroristes. Inconnus de tous à peine quelques semaines auparavant, Agratius et Ophélia ne manquaient la première page d'aucun journal – la presse s'arrachait les extraits inédits de leurs aventures savamment distillées par le gouvernement de la Firme – ni n'évitaient la projection de leurs visages juvéniles sur les murs des maisons par le biais du téléphonoscope.
Le livre, Les Enfants de la Dernière Chance : une menace venue du ciel, avait d'abord été distribué dans plusieurs Maisons de la Firme, les kiosques officiels du gouvernement ; et il y avait là une première consécration pour Agratius et Ophélia que d'être au centre des discussions qui naissaient dans les files d'attente, parfois kilométriques, souvent agitées, serpentant telle une procession bavarde jusqu'aux portes des points de distribution. Il faisait peu de doutes que posséder un exemplaire des Enfants de la Dernière Chance était le seul moyen de se tenir informé des aventures du duo enfantin, d'en comprendre au moins l'origine, et de fait les chiffres reçus par le ministère de l'Efficience Spectaculaire au bout du septième jour de distribution confirmèrent l'ampleur d'un engouement profond, populaire et sincère, à l'égard des héros : on estimait que près de 70 % de la population (dans les villes principales) possédait un exemplaire du roman à portée de lecture, que la progression pour les jours à venir était de + 5 % par jour, et que le point de rupture était estimé aux environs de 130 % – il était incontestable que beaucoup de foyers se verraient saisis par la nécessité de posséder plus d'un exemplaire auprès d'eux, ne serait-ce que pour garantir la possibilité d'une lecture simultanée par deux voire trois personnes dans la même maisonnée – soit à une douzaine de jours d'horizon ; l'estimation laissait finalement peut de temps pour anticiper l'après.
Car déjà, le souci était dans l'après. Sitôt que l'ensemble de la population serait en capacité de lire le premier volume (soit à peine à six jours d'horizon), le risque que l'ennui gagne les premiers lecteurs, qui pouvaient relire l'ouvrage mais finiraient par s'en lasser, grandissait d'un taux qu'il était encore difficile d'estimer mais que l'échec relatif du grand jeu de la guerre, qui dès la deuxième semaine commençait déjà à compter des désertions par manque de renouvellement des missions secondaires, laissait craindre important. Si l'on se désolait au ministère de l'Imagination de l'impatience insatiable des foules, il fallait agir à temps plutôt que se désoler trop tard. Fort heureusement pour les performants calculateurs du ministère de l'Efficience, Johannes avait déjà anticipé l'après.
Le second volume, Le Piège ultramarin, était en cours de production. Il serait prêt à être distribué d'ici vingt jours. Si l'on se fiait aux calculs – que Johannes estimait hautement pessimistes – il y avait donc un vide de huit jours environ pendant lesquels le taux de pénétration du premier volume chuterait progressivement, laissant dangereusement place à l'ennui avant que le second volume ne parvienne entre les mains des plus avides. Et entre ces huit jours le risque était élevé qu'un nouveau sujet d'emballement comminatoire ne vienne détourner la population d'Agratius et Ophélia – ce qu'il fallait éviter à tout prix, bien entendu. Pour ce faire, Johannes comptait sur la production d'une quantité assez importante de produits dérivés qui maintiendraient l'attention sur les figures mignonnes d'Agratius et Ophélia pendant au moins huit jours, le temps que Le Piège ultramarin renouvelle la curiosité et les discussions quotidiennes.
Ils distribuèrent des poupées de chiffon Agratius et Ophélia pour les enfants, des automates Agratius et Ophélia aux options interminables (brillent dans le noir, parlent, mangent, tuent des extraterrestres, se recoiffent tout seul, télécommandés, brandissent une arme, communiquent par ondes radio, avec le robot V. à monter soi-même), des figurines à peindre pour reconstruire la grande bataille finale sur la table du salon, des albums illustrés par les meilleurs aquarellistes du pays, des lanternes magiques représentant les plus grands moments de l'aventure (en six, dix, vingt ou cent plaques), des plateaux d'échec à l'effigie des héros (Agratius et Ophélia : roi et reine blanches, général Pompius : cavalier blanc, robot V. : tour blanche, Cirus : fou blanc et des fantassins en pions ; l'amiral Xarg et la Grande Faucheuse : roi et reine noire, Karzik le Fourbe : cavalier noir, le vaisseau extraterrestre Marz-A-Krik : tour noire, le professeur Sapiens : fou noir et une horde d'extraterrestres en pions), des jeux de l'oie (qui sera le premier à trouver le robot V. dans l'orphelinat ?), des cartes à jouer, des scénarios pour le théâtre mécanique d'Aries (en tournée dans tout le pays), des univers de simulation virtuelle – consignes avaient été données de rentabiliser le matériel investi par le service des jeux de guerre - « le robot V. contre la Grande Faucheuse », des histoires en image à suivre dans la presse racontant tout le détail de l'infiltration dans l'orphelinat, des ballons « Agratius : un Enfant de la Dernière Chance », des ombrelles « Ophélia : un Enfant de la Dernière Chance », des déguisements, des albums à colorier, des chevaux à bascule, des armes, des montres, des tasses, des stylos, et des machines à écrire avec papier à en-tête pré-imprimé (toi aussi imagine les prochaines aventures d'Agratius et Ophélia !). Il y eut même, onze jours après les premières distributions, un grand concours « Mais où sont les Enfants de la Dernière Chance ? » à travers lequel les lecteurs fanatiques étaient gentiment invités à deviner la prochaine destination des deux infatigables héros. Le succès, prévisible aurait dit Johannes qui abreuvait les agents du ministère de nouvelles idées pour le développement de la franchise, fut encore plus intense que ne l'imaginait l'auteur lui-même.
S'il arriva un temps où le gouvernement de la Firme commença à s'inquiéter des multiples plagiats dont étaient l'objet Agratius et Ophélia par la population, Johannes s'empressa de dissiper les malentendus que pouvaient provoquer l'outrancière familiarité avec laquelle les lecteurs traitaient à présent les Enfants de la Dernière Chance. Toute appropriation, même incontrôlable, était bonne car elle entretenait l'imaginaire et permettait de patienter jusqu'au second volume qui allait repositionner clairement Agratius et Ophélia aux yeux de tous. Johannes se réjouissait plutôt lorsqu'il constatait l'excès des récupérations triviales : on ne comptait plus, bien sûr, les fictions des fanatiques, envoyées par centaines à l'adresse du ministère de l'Imagination à la suite du concours – elles seraient réexploitées dans de futurs volumes – mais moins encore les réalisations marginales qui, des plus grandes villes aux bourgades dépeuplées, naissaient en abondance, les vestons imprimés aux visages d'Agratius et Ophélia, les enseignes lumineuses à l'effigie du robot V., les menus des restaurants annonçant des « extraterrestres grillés », des « sauces Agratius », des « sorbets Ophélia », de nouveaux croisements floraux baptisés aux noms des deux enfants, des coiffures imitant celles des illustrations populaires, des chevaux décorés, des vélos customisés, des rallyes sportifs en leur honneur, des reconstitutions grandeur nature de la bataille contre la Grande Faucheuse, des pièces de théâtres amateurs relatant scène après scène la découverte du robot V., des chansons des rues scandant plusieurs épisodes réels ou fantasmées, des danses paysannes, des spectacles de music-hall, des thèmes de parties fines, des jeux d'enfants dans les cours de recréation reprenant, par l'invention d'une gestuelle, par l'établissement de règles, par la contextualisation ludique, des passages fameux du premier volume des Enfants de la Dernière Chance. Au ministère de l'Imagination, les rapports des nombreux inspecteurs du Respect de l'Intrigue reflétaient tous les jours l'ampleur prise par les trames secondaires, parfois une dans chaque village, vivants apocryphes qui provoquaient l'éclosion en chaîne d'une multitude de situations parallèles. Face au succès, personne ne contesta le laisser-faire de Johannes.
Il convoqua un jour dans son bureau les deux enfants, Agratius et Ophélia, qui n'avaient de tout cet engouement qu'un écho affaibli, des bribes dans le regard des agents, des allusions lors des grandes réunions, des éclats de-ci de-là lorsqu'au balcon du ministère se présentait une délégation enthousiaste.
« J'ai une grande nouvelle, les enfants : vos aventures sont un incroyable succès. Mieux encore que je ne l'avais imaginé ! Les technocrates du ministère de l'Efficience Spectaculaire vont devoir revoir leurs chiffres... »
Comme depuis quelques jours, Agratius n'osait plus adresser la parole à Ophélia, qui se mit à applaudir. Par incertitude, il applaudit également, mais sans conviction. Johannes le remarqua à peine.
« Mais j'ai mieux à vous proposer. Dans dix jours aura lieu la distribution du second volume, Le Piège ultramarin. L'action se déroule dans nos colonies lointaines, ce qui signifie un long et fastidieux voyage. »
« Nous allons sortir de la cité et nous rendre dans les colonies ? », demanda Agratius en y voyant une occasion de fugue.
« Non, bien sûr que non : qu'irions nous faire là-bas alors que tout se passe ici ? En revanche, réfléchissez : pour accomplir un tel voyage, les héros ont besoin d'être encouragés, ils ont besoin de savoir qu'ils vont être soutenus. Et pour cela, rien de tel qu'un départ sous les acclamations de la foule. Nous allons annoncer votre départ, mettons dans trois jours, et l'interpréter devant les milliers de fanatiques venus assister au lancement des prochaines aventures de leurs héros préférés ! Les départs pour les colonies se font depuis Nocea et le bourgmestre de la ville est un des membres du comité décisionnel du ministère, il n'a pas été difficile à convaincre. »
Johannes se mit à faire les cent pas dans son bureau. Agratius ne l'avait jamais vu aussi excité, et sa parole, d'ordinaire plus mielleuse, se faisait à présent comme saccadée, automatique.
« J'avais d'abord pensé que des acteurs feraient l'affaire pour jouer vos rôles, mais non, non : ce ne sont pas des acteurs que veut que le peuple, ce ne sont pas de simples répliques qui vont pouvoir les mettre en joie, ce sont les vrais, les authentiques Agratius et Ophélia ! Il faut que vous veniez avec moi à Nocea pour apparaître devant tout le monde. Bien sûr, et pour cette fois, tout sera encadré : il y aura des défilés, des danses, des concerts, des pièces de théâtre, tout en votre honneur. Il y aura une procession, de la capitale jusqu'au port, et nous nous arrêterons dans toutes les villes, sur la grand 'place, pour exciter la foule. Puis le départ jusqu'à l'embarcadère se fera de l'avenue principale de Nocea, depuis un paquebot sur rail qui descendrait jusqu'à la mer. Je prépare cette scénographie depuis longtemps, mais plus j'y pense, plus je suis convaincu qu'il me faut les vrais Agratius et Ophélia ! »
Agratius se leva, alors et énonça :
« Nous ne sommes pas les vrais Agratius et Ophélia. Nous n'avons rien accompli de ce qu'ont accompli les personnages de votre roman. »
A l'entendre de l'évidence pointée par l'enfant, Johannes eut comme un ressaisissement. Il arrêta sa marche, s'assit à demi sur le bureau et, sans que l'excitation ne s'estompe réellement de sa voix, retrouva un peu du timbre suave qu'il imitait si bien.
« Agratius... Cela va faire plus d'une semaine que vous êtes ici et vous parlez encore de personnages ? Il n'y a pas de personnages, Agratius. Il n'y a que vous, vous et Ophélia, et que vous le vouliez ou non vous êtes les héros de ce livre ! Vous et pas d'obscurs figures projetées depuis votre piédestal. Que je sache, vous n'avez aucune existence, aucune persona hors de mon récit. Pourtant je vous le repète : vous êtes libres de vos mouvements. Mais j'aurais tant apprécié que vous déclamiez le discours que je vous ai préparé. Vous comprenez : Ophélia est muette, et il faut que mes Enfants de la Dernière Chance ait une voix. C'est votre devoir, Agratius. Votre devoir en tant que héros national. Vous avez tant fait pour eux... Et vous les décevriez ainsi ? »
« Un discours... ? Vous avez besoin de la réalité quand elle vous arrange le mieux... »
« Reprenons, Agratius. Il n'y a pas de personnages, et s'il n'y a pas de personnages, c'est qu'il n'y a pas de fiction. S'il n'y a pas de fiction, c'est qu'il n'y a pas de réalité. Il n'y a que ce qui se trouve dans mes livres, Agratius ; comprenez-vous : je forge le pays avec mes histoires. Vous pensiez qu'il s'agissait simplement d'un passe-temps ? Allons... Ce n'est pas un passe-temps, c'est une revanche. Pendant des années la science et la raison nous ont empêché d'imaginer le monde en voulant l'expliquer. Nous, les saltimbanques, n'étions que des épaves qu'on allait chercher pour de maigres spectacles, des errants dans des cirques sordides allant de ville en ville en espérant que la raison n'ait pas partout triomphé. Et puis les gouvernements ont compris l'usage que le spectacle pouvait avoir pour contrôler les foules, la Firme est née, elle nous a donné du travail, de plus en plus de travail, et pas du théâtre à deux sous, non, des aventures entières, des intrigues s'étendant sur plusieurs années, parce qu'il fallait tenir la population. Et vous vous doutez bien que je me moque de la politique, je me moque de ces pantins qui dépendent autant, sinon plus, de mes histoires que tout le reste de la populace, qui ne comprennent rien à la subtilité et à l'orfèvrerie de la conception de scénarios à l'échelle d'une nation, qui ne voient que les résultats et jamais la poésie. Tout ce qui m'intéresse, Agratius, c'est qu'on me laisse raconter des histoires, et c'est encore mieux si ces histoires ont fini par constituer l'essence même du monde. »
Il fit une pause, se saisit de quelques feuilles qu'il tendit à Agratius.
« Pour tout vous dire, si vous refusez de venir à Nocea avec Ophélia et moi, je prendrais un acteur. Il deviendra Agratius. Il sera Agratius. Vous n'aurez plus de nom. Vous n'existerez plus. »
Par un curieux coup de sort qu'Agratius ne put mettre sur le seul compte du hasard, cette annonce coïncida avec la disparition d'Ophélia. Elle ne couchait plus dans leur chambre commune d'enfants ; elle ne se montrait plus des journées. Seulement parfois une silhouette furtive pouvait passer pour elle au détour d'un couloir, mais l'ayant déjà perdue en pensée Agratius la perdait désormais physiquement. Et lorsqu'il interrogeait Johannes à ce propos, celui-ci répétait comme une sentence la règle immuable selon laquelle les deux enfants étaient libres de leur mouvement, vis-à-vis de lui mais aussi entre eux deux. Une réponse qui ne satisfaisait en rien Agratius pour qui la disparition d'Ophélia se mit à constituer le principal objet de préoccupation – comme si, ne pouvant plus entrer dans l'esprit de la petite fille, il s'en imposait l'image en pensée – plus encore que la perspective de parcourir le pays en répétant, de place en place, la propagande mensongère de la Firme. A cela il se résignait, laissant passer la lubie de Johannes et ne perdant pas de vue que de ce périple pouvait jaillir de multiples occasions de rétablissement de la Vérité, d'une façon ou d'une autre, ou au moins de fuite, même s'il pressentait tout ce que cette dernière possibilité avait de ténue et d'invraisemblable, car où irait-il se cacher dans un pays qui connaissait les contours de son visage mieux encore que lui-même ? En revanche, la disparition d'Ophélia résonnait bien autrement chez lui : pendant tout le temps de son appropriation par Johannes, il n'avait jamais vraiment désespéré qu'Ophélia lui reviendrait de nouveau un jour, d'une façon ou d'une autre. Cette fois l'absence physique de la petite poupée, l'absence du tintement de ses talonnettes sur le carrelage, du frôlement de ses boucles blondes contre l’oreiller de sa couche, de son sourire énigmatique et séducteur, éloignait d'un cran supplémentaire la potentialité d'un retour. Il fallait agir, se dit un Agratius revigoré par l'idée de l'action juste qu'il devait mener. Si Ophélia avait été la solution à l'éclosion de la Vérité, elle le restait et nul ne pouvait la dérober à son destin. Encore moins un saltimbanque.
Habitué désormais de la topographie du ministère et des logements mitoyens, Agratius mit à profit sa connaissance des lieux, des multiples cachettes enfantines invisibles aux yeux des adultes, pour dénicher où Johannes détenait Ophélia. Il n'avait pas besoin de lire dans les esprits pour savoir que la petite fille était prisonnière du conteur, de l'apprenti-sorcier, qu'on la « préparait » - quoi qu'il y eut derrière ces mots – dans un recoin gardé secret en prévision de la grande parade nationale. Il était de son devoir de la sauver, quoiqu'agir subtilement, sans éveiller les soupçons, était la meilleure chose à faire pour surprendre l'adversaire. Il prit Johannes en filature du jour-même qu'il fut certain que l'absence d'Ophélia n'était pas un hasard.
Johannes sortit de son bureau un soir, peu après le dîner, accompagné par le brave agent qui conduisait le dirigeable et dont il avait fait, semblait-il, comme une sorte d'homme de main attitré. Ils marchèrent pendant plusieurs minutes dans les couloirs – et derrière eux Agratius se faufilait, silencieux, prudent, méthodique, repérant contours après contours les échappatoires possibles, de la loge fermée de l'imposante horloge à balancier au buffet posé à même le sol qui ne contenait que quelques tapis, lourds et épais sous lesquels il n'aurait pas de mal à se cacher – puis parvinrent à la bibliothèque. Plus encore que les quelques rayonnages hypnotiques du bureau de Johannes, la grande bibliothèque – qui conservait, avait compris Agratius à l'écoute de quelques agents, l'intégralité des intrigues conçues depuis les débuts de la Firme – pesait sur le visiteur de ses étagères grillagées, de son double niveau auquel un escalier en fer forgé au colimaçon interminable et aux jointures rouillées permettait d'accéder, de son ensemble de fauteuils larges et de banquettes qui ressemblaient à des tombes tant en émanait un silence éternel, un silence de mort. Johannes y évoluait sans crainte mais Agratius vit bien dans le regard du sbire la peur et la perplexité mêlées face au surplomb envoûtant de l'imaginaire en page. Il faisait face à plusieurs décennies de rêves – de mensonges et de trahison, pensait Agratius – et tout son univers mental, la totalité de ses pensées depuis la naissance, était enclose dans ses étagères fermées, un savoir interdit et faustien. Il y avait là de quoi infliger le vertige, que de savoir qu'on se tenait face à la totalité de la connaissance humaine – aussi maigre et aussi fausse fut-elle en réalité. Johannes s'arrêta devant une des étagères, fit cliqueter le cadenas qui retenait la grille, écarta la jointure de deux pans, remit la clé entre les mains du sbire en lui soufflant quelques mots, et enfin saisit sans feindre le quinzième volume en partant de la gauche de la quatrième étagère en partant du bas (un dos bleu profond gaufré d'or – mais Agratius ne pouvait lire le titre depuis sa cachette derrière le plus large des fauteuils du petit salon adjacent).
Il vit le meuble entièrement coulisser sur des rails se loger encastré derrière le casier voisin, dévoilant dans l'ombre une pièce, le sbire stupéfait pétrifié comme si devant lui se réalisait l'instantané d'un conte. Il entendit à peine Johannes intimer d'attendre, et la bibliothèque retrouva sa place initiale.
Comme le sbire devant la rangée, Agratius attendit que Johannes soit sorti de la pièce secrète pour passer à l'action. Dans l'attente il examinait le reste de la bibliothèque, repérait de nouvelles cachettes, d'autres portes potentielles, éventuellement des armes de défense – il y avait des épées et des lances, des boucliers anciens de romans de chevalerie qui ne devaient être, à voir le reflet pauvre des luminaires sur les lames et les pointes, que des copies de mauvaise qualité, d'aucune utilité face au revolver du sbire à sa ceinture. Ophélia se trouvait de l'autre côté des livres, mais les chances étaient maigres, tant la bibliothèque était insérée au cœur du ministère, comme un donjon, de pouvoir récupérer la petite fille et la conduire hors du bâtiment sans donner d'alerte – et après quoi ? Rien... Il fallait agir autrement, et Agratius savait qu'il trouverait la solution une fois sous ses yeux l'état de sa chère Ophélia, à la façon des révélations dont elle était tant capable.
Dès que Johannes fut sorti, il demanda au sbire de refermer la grille et de garder la bibliothèque, et Agratius à son tour jaillit de derrière le fauteuil quand il fut assuré que Johannes, sans nul doute son adversaire le plus dangereux des deux hommes, avait définitivement quitté la pièce. Le sbire réagit à peine à l'apparition du garçon, moins en tout cas qu'à l'ouverture de la cachette.
« Monsieur Agratius ! Quel honneur ! Que faites-vous ici ? »
« Ophélia est derrière ces livres et j'aimerais la voir. »
« Ophélia ? Ah bon ? »
Le sbire avait l'air sincère dans son ignorance.
« Ouvre-moi la grille et laisse-moi entrer. »
« Je ne peux pas, monsieur Agratius. Ma mission est de ne laisser personne ouvrir cette grille. »
Le garçon avisa le revolver à la ceinture du sbire. On aurait dit un jouet. Mais à la forme du barillet, l'inclinaison de la gâchette, le fuselage précis du canon, il sut qu'il s'agissait d'une véritable arme, manufacturée pour tuer, ce que le sbire, pouvait-on supposer, ignorait tout autant. Il restait les bras croisés. Agratius eut une idée.
« Tu aimes les histoires d'Agratius et Ophélia, n'est-ce pas ? »
« Ce sont les meilleures histoires que je n'ai jamais entendu ! Bien meilleures que les histoires de guerre, ce sont toujours les mêmes ! Là, les rebondissements sont au rendez-vous, et il y a de vrais héros, attachants, qui sont un peu comme nous au même âge. »
« Alors je suis Agratius, et moi ma mission du moment est d'entrer dans la cachette secrète derrière cette étagère. »
« Ah ? Mais Agratius est avec nous ! Pourquoi voudrait-il entrer par effraction chez les gentils ? »
« Justement ! Il est absolument vital pour la sûreté du pays que j'entre dans cette cachette secrète. »
Le sbire leva le regard pour mieux réfléchir. Agratius ressenti comme un pincement, une honte dissimulée à s'entendre lui-même prononcer ces mots, jouer le rôle du faux Agratius, se prendre à imaginer ce que ferait Agratius dans cette situation (attendre la nuit que le sbire s'endorme, le mettre hors d'état de nuire d'un coup de lance, escalader les rayonnages pour trouver un autre moyen d'accéder à la cachette). Mais ses pensées n'étaient pas les siennes. Il n'eut aucun mal à profiter de l'inattention du sbire pour lui voler son revolver et, à deux mains car l'arme était lourde pour un simple enfant, à le mettre en joue.
« Écoute. Je n'aurai aucune fierté à utiliser tes illusions pour te forcer à ouvrir la porte alors nous allons jouer honnêtement. Je pointe ce revolver vers ton estomac et tu m'ouvres la grille, sinon je tire. Les blessures à l'estomac sont les plus douloureuses, généralement, tu dois le savoir. »
« Mais... Agratius ne tire pas sur les gentils ! »
« Je ne suis pas cet Agratius. Et moi je peux tirer sur n'importe qui tant qu'il est question de rétablir la Vérité. »
Toutefois un coup de feu alerterait, et alerterait peut-être Johannes, ce qu'il fallait éviter tant Agratius voulait agir discrètement. Un cadavre attirerait l'attention encore davantage. Peut-être y avait-il une solution plus simple, infiniment plus simple.
« Je t'échange le revolver contre la clé. Vois-tu du mal à cela ? Personne ne t'a interdit de donner la clé ? »
« Non, je ne crois pas. »
Ils firent l'échange. Même dans la main d'Agratius la clé était minuscule.
« Connais-tu une histoire où Agratius pénètre dans une cachette secrète derrière une bibliothèque ? »
« Non, ça ne me dit rien. »
Le cadenas céda. La grille s'écarta comme d'elle-même.
« Alors certainement ce qui est en train de se passer n'existe pas puisque ça n'a jamais été écrit. »
« Certainement... »
Quatrième étagère bas, quinzième volume gauche.
« Alors je te rends la clé, puisqu'Agratius n'est jamais entré dans cette cachette secrète. »
« Merci. Merci monsieur Agratius. »
L'étagère coulissa, et en quelques secondes la cachette avait de nouveau disparue à la vue.
La pièce secrète, d'abord sombre par l'absence d'ouverture, recouverte d'un voile noir d'obscurité latente, se laissait petit à petit habituer au regard. On distinguait ici les contours d'une table. On voyait là la masse d'un buffet large et robuste, aux encoignures à tête de lion. En fond les fissures de la roche – comme des plaques calcaires rayonnaient en murs – dessinaient des silhouettes d'hommes et de femmes, d'animaux et de plantes alchimiques aux ramures étranges, aux bois surprenants emmêlés en labyrinthe dont on ne suivait plus le parcours. Passée moins d'une minute, Agratius eut cette sensation qu'une lumière verte non-naturelle jaillissait de quelques uns des objets posés ici et là : un large tube en verre, haut de plusieurs pieds, maintenu sans goulot par une armature de métal, luisait de la couleur des rayons de lune, tandis que la moire de dizaines de gobelets de cuivre aux contours exotiques prenaient des allures de bronzes sculptés ; dans des rangées de bocaux des formes d'animaux difformes flottaient. Bientôt le vert envahit tout en même temps qu'il l'enluminait, et Agratius pensa un instant que les curieuses sinuosités des parois étaient en réalité un tapis mural et sauvage de lichens fluorescents et odorants – car le sentiment d'humidité s'enforçait d'un parfum de chlorophylle, retenant, aigre et étouffant.
Là, sur le rebord d'une surface, la sensation à la main d'un candélabre, dont la cire froide poissait encore un peu, parvenue presque au pied. Agratius sortit un briquet à silex et alluma trois des quatre bougies, la dernière étant dépourvue de cire, et armé de son lumignon borgne se prit à fouiller la pièce, plus grande, bien plus grande à la lumière que dans l'obscurité, car éparpillées d'alcôves et d'encoignures qui rendaient difficile la victoire de la lumière sur les ombres – surtout que cette lumière de bougeoir froid ne parvenait jamais à être suffisamment stable, mais il aurait fallu trouver une autre lumière, une lumière électrique, plus franche.
Quelques pas suffisait pour comprendre que la pièce était ancienne, bien plus ancienne que le reste du ministère, et qu'à distinguer les formes ogivales au plafond – et à moins que l'invasion des lichens fluorescents ne trompe impunément la vue et dessine des formes qui ne sont pas – l'âge des lieux se comptaient en siècles plutôt qu'en années. Pourtant la faible présence de toiles d'araignées laissait supposer des visites fréquentes, au moins hebdomadaires, pour que les arachnides hésitent à s'installer définitivement ailleurs que dans les coins de plafond ou les rebords intérieurs des meubles. A dire vrai rien ici ne paraissait vivant, sauf peut-être les lichens qui s'étouffaient eux-mêmes, poussés les uns contre les autres, empêtrés dans leur mycellium, derniers maîtres des murs en lutte contre la rugosité du calcaire qu'ils abreuvaient d'humidité produite par eux-mêmes, en eux-mêmes, captée des vapeurs de liquide éparpillés dans la pièce, tant il y avait ça et là des récipients des containers, des cylindres et des amphores, des bocaux formolés, des vases stagnants. Et plus loin encore des résidus entiers de cargaison de métal, des engrenages aux proportions gigantesques, des bouliers démesurés, des générateurs à piston, des bathyscaphes percés, des moulins hydrauliques aux pâles vermoulues, des chariots à roues de feu, des piles à sulfate, à auge, voltaïques, électrochimiques, polarisées, dépolarisées, galvanisées, des monstruosités d'inventions humaines gisant là en épaves de temps anciens, au milieu des derniers étincelles de leur souffle mécanique, de la rouille accélérée du temps et de l'eau, de l'attaque des mousses qui rendaient plus qu'inopérants les jonctions si dociles auparavant, à présent inertes et obèses. On avait jeté là, comme dans une décharge, comme dans un dépôt militaire abandonné, les plus belles inventions de la science, sous des toits de vieux granits effrités. Tout au fond de la pièce se formaient des stalactites dont on pouvait suivre la naissance à l'oeil.
Agratius caressa du plat de la main le rebord soyeux d'un large tuyau. Car derrière les exubérances du lichen se cachait toute une structure de cuivre, tellement dense qu'elle paraissait elle-même soutenir l'ensemble de la pièce face à la presse de la roche pure, jamais peinte, jamais revêtue, toujours sale dans sa blancheur moite. Les tubes étaient des milliers, et à tendre l'oreille on comprenait que coulaient en eux des liquides, beaucoup de liquides, dont les débits variés et mélodiques (certains lourds et graves, d'autres ruisselants et stridents), formaient comme une inquiétante harmonie de bourdons face au silence de la pièce, maintenant que l'oreille d'Agratius, à son tour, parvenait à passer derrière le rideau de vide et à déchiffrer les murmures.
Enfin un interrupteur, à demi-mangé par les lichens, mais raccordé, encore, et qu'il n'avait pas vu à son entrée. Il était bien temps de ne plus soucier de la lumière, du noir, du silence, de la peur, et d'enfin dévoiler la scène. Au centre la pièce se trouvait une très grande table, ronde, lardée de pointes en fer, et les quelques lampes reliées à l'interrupteur semblaient toutes converger vers cette seule unique table.
Sur la table le mignon minois d'Ophélia. Elle semblait dormir. La lumière trop puissante des sphères qui servaient de lampes éblouissait Agratius qui devait, à présent que l'interrupteur s'était enclenché, trop plisser les yeux pour voir. Comme dans le noir il se guidait au toucher, au toucher de la peau d'Ophélia, qu'un ignoble individu dont l'identité n'était que trop certaine avait déshabillée.
Il parvint au poignet et prit son pouls. Le rythme tranquille de la respiration ensommeillée n'était pas perceptible, alors Agratius insista, cherchant le long du poignet le rebond léger, si léger des veines, mais plus il mesurait la vie chez Ophélia, plus il la sentait s'échapper, et ne laissait qu'un silence froid où l'écho d'aucun liquide jamais ne retentissait, aucun goutte à goutte de pompe sanguine, aucune impulsion cardiaque.
Agratius prit peur. Qu'était-il arrivé à Ophélia ?
Il devait s'habituer à la lumière, oui, ne pas craindre la lumière qui éclairait la réalité du corps d'Ophélia, nue en deux morceaux, la tête aux yeux clos de veille posée à un mètre de reste de corps, imaginairement jointive par les deux biais du cou, l'un sortant des épaules, l'autre s'extirpant du crâne.
La peur, chez Agratius, laissa place à l'incrédulité. Un robot ?
C'était ce qu'affirmaient les dizaines de petites tiges qui, de chaque part du cou ouvert, semblaient tendre leurs bras en direction de leurs cousines à un mètre de distance, comme si subsistaient des fils invisibles – et d'ailleurs subsistaient ces fils, de la soie d'araignée, parmi les matières naturelles les plus solides et les moins repérables, des dizaines de filins qu'Agratius caressait à présent sans souffler, car l'air était rare sous cette lumière crue. Il projeta sa main en l'air, laissant virevolter quelques miettes de poussière qui vinrent se poser sur les filins et en révélèrent la présence, comme de cette encre sympathique qui ne se réveille qu'auprès d'une certaine quantité de lumière.
Après l'incrédulité, dans l'ordre des émotions d'Agratius vint la curiosité.
Au toucher de la peau, à la qualité des boucles, il n'y avait aucun doute : ce n'était pas une copie habilement manufacturée mais bien la véritable Ophélia, son Ophélia, la seule Ophélia couchée sur cette table dont la disparition était une sorte d'enlèvement, si tant est que les objets peuvent faire l'objet d'un enlèvement, ou plutôt un vol, mais cet objet-là était si précieux que l'idée de vol ne pouvait évoquer qu'une action, certes suffisamment criminelle, mais aussi par trop triviale. Il étudia la précision des circuits imprimés le long du cou, des diodes tapissant la fausse trachée pour reconstituer toute la complexité d'un système respiratoire, à présent au repos. L'intérieur du cou était parfaitement lisse, comme une sorte de plexiglas dépourvu d'aspérités et en même temps légèrement caoutchouteux pour laisser circuler l'air, le laisser graver son propre passage dans l'artifice respiratoire, enclenchant des circuits électroniques, soudés proprement par un effet magnétique qu'on ne devinait qu'à peine sous la coque plastique. Un travail d'orfèvre, à côté duquel le robot V était un automate grossier de jeu d'échecs pour enfants.
Derrière l'oreille droite, au creux du lobe, un déclic permettait d'ouvrir la boîte crânienne et dévoiler le système nerveux, un ensemble de synapses électroniques à résistance qui imitaient par leur apparence les circonvolutions de la matière grise.
Agratius avisa l'établi derrière la table. Il y avait des outils, beaucoup d'outils complexes (des vis micrométriques, des pinces à torsion, des mandrins polygonaux, des moules de soufflage, des torches de soudage à arc, des presses à injection thermique), aucun outil suffisamment pointu pour réaliser ce robot, mais bien assez pour lui apporter quelques réglages.
Le garçon fit sa sélection, rapprocha le tabouret qui lui permettait de se trouver juste au-dessus du crâne d'Ophélia sans trop être dans la lumière, tout en atteignant certains outils soudés dans le mur de granit au bout d'anneaux. Il sourit à son tour. Il murmura pour lui-même :
« En un sens, ce sera infiniment plus simple de raisonner Ophélia si elle est un robot. »
Et il se mit au travail.