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PREAMBULE : Un Géant trop Bavard

 

De sa longue contemplation, le gardien ne gardait quasiment jamais de souvenirs. Il baignait dans un perpétuel état de sensations qui s’empilaient en lui comme des vêtements. Tantôt ils lui auraient apporté une douce chaleur tantôt ils l’étouffaient et il aurait supplié pour se retrouver aussi nu qu’au premier jour. Il fallait plusieurs longues années avant de pouvoir devenir un gardien, pour trouver l’état de transe qui permettait de se fondre dans le rêve.  Beaucoup s’imaginaient qu’il vivait le rêve du Géant. Il n‘en était rien. Il n’était là que pour contempler le Géant, ce flot de lumières changeantes dans une nuit total.
Il suffisait d’un rien pour le perdre de vue. Et tout devenait noir. Tout devenait détresse, vide. Alors le gardien se sentait comme orphelin, comme un oisillon qui attend la becquée. Il était arrivé que l’on soit obligé de changer de Gardien. Ce dernier savait généralement que la mort l’attendait. Le lien avec les autres, dans le monde des vivants, était devenu tellement chenu au cours de son existence, le besoin de retrouver l’état de stase si pressant qu’on voyait les déchus, comme on les appelait, dépérir à vue d’œil.
Un court instant, le Gardien avait vu la nuit, lui aussi. Il eut un bref instant de panique, mais quelques étincelles lui apparurent. « Ce doit être ses yeux ». Il plongea plus profond en lui pour se rapprocher du Géant. Une succession d’éclairs stria le spectacle. Leur cheminement déchirait avec une violence inouïe le peu de lumière qu’il avait réussi à recueillir. Puis à nouveau le noir.

A ses côtés, l’apprenti gardien regardait son maître. Il l’avait vu bouger et parler en l’espace d‘à peine une semaine. De mémoire d’apprenti, cela faisait beaucoup trop. Personne ne l’avait rassuré. D’ailleurs personne ne s’était intéressé à lui. Seuls les gestes et paroles du Gardien avaient compté. C’était tout à fait normal, c’était son destin. « Mais quand même… Ils ne savent pas ce que c’est…» Il voulait dire par là que rien ne prépare un apprenti. On le postait devant un gardien et c’était tout.
C’était à lui de détecter les changements, à déchiffrer les grognements qu’émettaient parfois le gardien. Le pire de tout, ce qui angoissait tout apprenti confronté à ces intenses animations, c’était qu’il ne savait jamais quand elles s’arrêtaient. Tout était si espacé et parfois si fugace, que quitter le gardien se faisait toujours dans l’appréhension. Par exemple, la dernière fois, il était parti trop tôt et n’avait pas entendu les dernières phrases du gardien. Et ça, il l’ignorait. Le Gardien avait prononcé celles qui auraient sans doute sauvé le Rêve, voire même le Géant.
« Blanc, Noir, Jaune. Trois pour protéger le Rêve menacé.
Jaune, Blanc, Noir. Trois pour tout effacer.
Noir, Jaune, Blanc. Trois pour tout recommencer ».
Pourtant, lorsqu’il avait repris sa place et que l’excitation d’avoir pu jouer un rôle si important était retombée, un sentiment d’inquiétude sourdait en lui. Bien qu’impassible, le Gardien avait une expression qu’il ne lui avait jamais connue. Ce n’était pas vraiment une expression, plutôt une grimace. Il le regardait la tête penchée, comme si un changement d’angle aurait pu changer son interprétation. « Plutôt une grimace, répéta-t-il ». Puis il fut intrigué par le changement de teinte du Gardien. Sa peau virait au jaune.
Pendant ce temps, le gardien vivait des choses uniques. Tout était noir mais il sentait toujours la présence en lui du Géant. « Une lumière noire ? » Effectivement, tout n’était pas noir comme tout à l’heure, tout était voilé, un noir teinté de bleu en quelque sorte. Un noir irradiant. Pourtant, il sentait comme une douleur à contempler ces infimes frémissements de lumière. Il ne s’était jamais senti aussi près de son Maître. Au picotement dans sa gorge, il devina qu’il allait une nouvelle fois lui parler. C’est alors qu’un sentiment de stupeur s’empara de lui quand ses sensations devancèrent les mots.
« Sauvez…Sauvez-moi… SAU-VEZ-MOI ! »
L’apprenti sursauta. Qui devait-il sauver ? Le Gardien ou le Géant ? Fallait-il qu’il réveille le gardien ou qu’il appelle à l’aide ? Il était trop apprenti pour se substituer à un prêtre confirmé. D’ailleurs, il n’était pas là pour interpréter, juste pour répéter. D’un pas rapide, il partit prévenir son peuple qu’Il avait parlé.
Alors qu’il se trouvait seul, le Gardien sentit le besoin d’ouvrir les yeux, pour comprendre ce qui se passait à l’extérieur. D’habitude, les mots sortaient de sa bouche sans même qu’ils les entendent. Mais là, le Géant avait hurlé si fort que sa tête en tanguait presque. Il savait que s’il ouvrait les yeux, il romprait sans doute à jamais le lien qui l’unissait au géant. C’était pourtant toujours cette étrange et si douce pénombre qu’il contemplait. Il ne comprenait pas comment le géant pouvait appeler à l’aide en un pareil moment et lui dévoilé ce spectacle si parfaitement en harmonie entre l’ombre et la lumière. C’était comme s’il dévoilait son secret le plus intime. Mais peut-être était-ce pour ça que le Géant communiquait sa détresse ? C’était encore plus beau qu’un ciel de pleine lune, plus beau qu’un torrent éclairé par la seule lumière des étoiles. Il savait que le Géant lui faisait un honneur unique. Se pouvait-il qu’un autre gardien que lui quelque part dans l’infini d’Ether contemplât le même spectacle que lui ?
« SAU-VEZ-MOI ! »
Tout son corps tressaillit. Il sentait en lui maintenant un profond malaise. Un goût terriblement amer imprégnait sa bouche. Puis un haut le cœur le fit hoqueter. Alors il ouvrit malgré lui les yeux. Bien sûr, ce fut très fugace, mais suffisamment long pour qu’il perde le contact. Il commença à paniquer. Il referma les yeux en se concentrant de tout ce que son être pouvait lui offrir. Puis il patienta longtemps pour retrouver le spectacle qui le hantait depuis si longtemps qu’il avait même oublié à quoi pouvait ressembler son propre monde. Et plus le temps s’écoulait et plus son cœur battait fort. Il sut qu’il devait se résigner à rouvrir les yeux définitivement. Il allait devenir un déchu et sans doute mourrait-il de chagrin dans les semaines à venir… Pourtant, il ne pouvait être un déchu puisque le Géant l’avait appelé au secours. Alors pourquoi se refusait-il de le replonger dans la contemplation de son rêve ? La réponse devint soudain évidente : il devait agir.
Il ignorait combien de temps avait pu s’écouler entre ce moment précis et l’instant où il avait ouvert les yeux malgré lui. Il avait tout juste eu le temps de visualiser la lumière du jour qui l’avait éblouie. Il s’apprêta à affronter à nouveau ce violent éblouissement mais il n’en fut rien. Autour de lui, il faisait nuit. Plus exactement, il faisait nuit-jour comme dans les derniers instants du rêve du Géant. Puis, en l’espace d’une seconde le spectacle se changea. C’était à nouveau la nuit. Mais tout était jaune.

 

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