Arc 1
Croix 0
L’enfant a été enlevé. L’Eden, par les ténèbres, happé. Cette Nuit-là, Dragon l’a éloigné, loin de la lumière d’Hélios. Dorloté par l’Eden et endurci par l’Enfer, il est le fruit des Ténèbres et de la Lumière. Ni-ange, ni-démon. Mais tel le néant, il n’est personne dans ce monde.
Le zéro absolu.
(Hélios V, Maître de l’Eden.)
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Zero (Part 1)
Le feu. Sous mes pieds, dans mes pupilles. Tout brûle autour de moi, et
devient cendres. Mon monde s’écroule mes sens. Le brasier me lèche les
doigts et me transmet une sensation nouvelle longtemps dissimulée : une
joie folle. Elle m’envahit, me domine et fait entièrement partie de moi.
Nous formons un tout, une seule entité autrefois incomplète. Celle-ci
se trouve là : dans les tréfonds de mon âme et au cœur des flammes à la
fois. Elle m’enceint, me réchauffe…, me menace.
Soudain, au
centre de la fournaise, deux yeux pourpres impénétrables, me
transpercent vif. Puissante, hypnotique, la bête me dévisage. Les
flammes dansent en cercle et une mâchoire flamboyante s’esquisse, peu à
peu.
J’ai à peine le temps de m’en apercevoir. Ses crocs me scindent. En un éclair.
Sans que je puisse me défendre, je succombe et les ombres
m’accompagnent dans ma chute. Cette chute sans fin dans l’immensité,
long gosier de l’étrange créature. Les bras le long du corps, inerte, je
tombe éternellement.
Puis tout se fige. Dans le noir infini je suis paralysé. J’erre dans d’incommensurables abysses.
Une voix s’élève, les ténèbres se brisent alors, comme un immense
miroir, et des débris transparents me traversent et m’ouvrent de toutes
parts ; j’en bous de l’intérieur, mourant :
— Eh bien, Zerø, voilà donc, tout ce que tu sais faire ?
Ses mots ondulent dans l’air. Cet écho profond s’insinue en moi et
m’étreint par le cou. Une par une les syllabes deviennent un sabre assez
aiguisé pour maculer les néants du sang de mes plaies.
Je remplis mes poumons, dans l’espoir d’y puiser assez de courage.
— NON ! je crache.
J’échappe à ce cauchemar, en sueur, les yeux grands ouverts. Ma
poitrine se soulève sous les battements de mon cœur, même si je mets un
temps à véritablement m’en rendre compte. Je dois poser une main
tremblante sur mon thorax pour me rassurer : je suis en vie ! Il cogne
derrière ma cage thoracique pour tenter de fuir ses propres mauvais
rêves. En effet, ce que je viens de traverser me hante encore trop pour
dire que j’en sors indemne. J’inspire et j’expire. Mon pouls perd son
rythme effréné, mon souffle s’affermit avec le temps. Néanmoins, une
partie de mes organes subissent encore les effets de ces songes : à
peine je tente de me lever que mon ventre se vide entièrement sur le sol
difficile à percevoir avec le voile flou devant ma face. Mes jambes
semblent toutes ankylosées et refusent de quitter mon abri, sans doute à
cause de mon cauchemar. Une crainte nouvelle émerge : Et si mon rêve
influait sur la réalité ? Pouvais-je mourir sous les coups de ma propre
imagination ? Devrais-je arrêter de rêver et donc de dormir pour rester
en vie ? Mais les doutes quant à une vie sans fermer l’œil abdiquent
face à la fatigue qui se veut envoûtante. Enfin, je m’apaise.
Je me blottis dans le tronc creux de l’arbre derrière mon dos. Contre ma
volonté, mes paupières se ferment. Je devrais sans doute la combattre
afin d’éviter de me voir mourir encore et encore, pourtant, le sommeil
m’ensorcèle et déjà j’y replonge, avec l’espoir d’un rêve léger.
Mais dans le noir, un monde cauchemardesque s’ouvre à moi.
— Tu n’es rien, plus rien du tout, Zerø.
À nouveau, ces mots s’écoulent dans l’air, se resserrent autour de
moi. Ils m’étreignent comme un gigantesque être serpentin. Je serai
toujours en proie à cette impuissance. Perdu dans le noir, jusqu’à la
fin de mes jours. Je suis à genou, dans les ténèbres, tentant de me
défaire de cette étreinte invisible. Intangible et pourtant,
omniprésente.
Ici, il n’y a plus de soleil, ni d’arbres pour me
cacher. Juste un monstre qui en a après ma vie. Au moins je ne suis
plus en chute libre dans ce gouffre sans fond. Une flaque d’eau
s’épaissit sous mes yeux ; je transpire à grosses suées, je brasse de
l’air, sans effet. Mon souffle devient un son inaudible. Je me sens
défaillir face à cet ennemi invisible. Je veux voir à quoi ressemble
celui qui m’a mis à terre, au moins une fois. Cette pensée, aussi idiote
soit-elle, est la seule qui m’empêche de lâcher prise. Dans un dernier
effort monstre, je me dresse sur un genou :
— Montre-toi, espèce de lâche !
Rien. Juste un long silence. Je persiste : Je veux savoir qui mettra
fin à mes jours. Je hurle de plus belle. Je fais entendre ma voix,
encore et encore. Elle brise le silence, un instant, mais il s’étend
juste après elle dans les lieux. Pareille à une perturbation éphémère
que créent des cailloux jetés au hasard dans une mer de verre : les
flots noirs s’émeuvent, un moment, avant de recouvrer leurs droits et
l’insondable, éternellement impassibles. Mais je ne lâche rien. Je crie
de plus belle.
Je ne sais pas combien de temps j’ai proféré
des menaces, insulté, maugréé et juré, mais je n’obtiens qu’une seule
et unique réponse : un silence froid et implacable. Je frappe du poing
dans ma prison aux ténèbres polies, belle cage cristalline, tentant
d’évacuer l’impuissance qui coule dans mes veines. Je pleure, encore et
toujours. Sur mes poings fermés, mes veines s’ouvrent et en jaillissent
de longues racines sanguinolentes qui vont s’enfoncer dans le sol. Les
doigts rouges charrient dans leur chute une cascade de larmes, mes
dernières forces, mes derniers espoirs... mais me laissent toutes mes
faiblesses et rien qu’elles.
Je vois rouge. Pas à cause du sang ; à cause de ces faiblesses enfuis enfouies en moi.
Je me redresse sur mes deux jambes. J’inspire de l’air alentour et mes
poumons se gonflent comme si la peur m’empêcher de respirer jusque-là.
Dans une rage nouvelle, je rugis à pleins poumons :
— T’as peur de moi, ou quoi ? Saleté de monstre ! Viens te battre si t’es un vrai démon !
Mon cœur s’accélère et frappe contre ma poitrine, animé d’une colère
grisante qui me permet de rester droit sur mes appuis. J’exulte et me
tords de rire, complètement fou.
— Je me moque de qui tu es !
Reste bien caché, car si je t’attrape, tu ne feras pas long feu, face au
grand, que dis-je, à l’immense Zero ! ENFOIRÉ !
Ces derniers
mots expulsent toute ma haine pour mon agresseur. Je suis heureux, j’ai
vaincu, je souris. Ou du moins, je fais mine de me réjouir : À travers
mes moqueries j’abats en réalité ma dernière carte. Au fond de moi
j’espère que ça le fera sortir de sa cache, sinon je suis perdu, à
jamais.
Puis je frissonne.
L’air s’emplit de rage et
une odeur macabre vagabonde autour de moi. Je frémis de tout mon long.
Tout mon être, jusqu’à mon sang est comme congelé, je suis paralysé par
la mort qui vient à moi. «Serais-je en plein délire à cause du manque
d’oxygène ? » Un long sifflement s’élève et s’entortille autour de ma
gorge pour me faire taire. Un long serpent s’esquisse autour de mon cou
et me susurre toute sa satisfaction à ma mort qu’il veut certaine, cette
fois. D’un air assuré, là, au-dessus de ma tête en sueur, il entame une
sonate morbide, présage de mon funeste destin. La strangulation est
puissante et sape toute mon énergie. Ma gorge se compresse et n’est plus
qu’un fin tuyau d’où jailliront bientôt toutes mes entrailles. Je
suffoque, ma peau bleuit et l’enserrement du reptile démoniaque semble
gagner en force. Ses écailles brillent à chacune de mes plaintes et me
reflètent, en proie à ma propre impuissance. Non, jamais plus !
Mes mains se soulèvent et je le saisis par ses deux extrémités, la tête
et la queue. Exploit résultant d’un mélange de hargne et de folie pure.
« Je n'entendrai plus son sifflement strident. » Dans un cri de rage,
je le déchire en deux, sec, simple, comme une feuille. Ou plutôt, je
devrais le faire. Mais ma logique reprend le dessus sur mon instinct de
survie ; tirer sur sa chaîne de chair signerait mon arrêt de mort. Je ne
peux mourir maintenant. Du moins pas aussi lâchement.
—Papa, pardonne…moi. J’ai manqué de salir ton nom. Je ne mérite pas d’être ton fils, finalement.
Une larme va alors se briser sur la carapace du monstre. Un trait
luminescent parcourt la fine flaque et sectionne la bête en deux en un
coup de vent, quasi intangible.
Un geyser de sang s’échappe
de son corps mort et m’éclabousse le visage, incapable de bouger, trop
sous le choc. J’ingère l’air à grosses inspirations, sous une pluie
sanguine et recouvre la vie. Et je les regarde, ces gouttes de sang,
inlassablement, dans un état de béatitude. Ces billes rouges tombent sur
moi et tâchent mon visage. Mais je n’en ai cure : ; j'ai vaincu, ; je
suis peut-être fou, mais j'ai vaincu. Ou plutôt, on semble lui avoir
donné la mort. Mais qui ? Pourquoi ? Papa m’aurait-il suivi jusqu’ici ?
Là, je tremble ; chacune des sphères est un reflet de mon visage
paralysé par la peur et l’impuissance. Une constellation de larmes
sanglantes gravitent autour de moi, dans un ballet aux relents sanguins.
Je regarde la danse évoluer et je perds mes repères face à mes
innombrables reflets pourpres. Je m’abandonne à mes faiblesses qui me
sont renvoyées sous forme de kaléidoscope et je gis au sol, face à une
force qui émane des objets flottants et me dépasse.
La valse
bullaire prend un nouveau rythme. Les orbes pourpres se massent devant
moi. Une forme semble se dessiner. Un pied, puis deux se façonnent à
mesure que les bulles se rassemblent. Tout un être bullaire apparaît,
parfaitement constitué, dans la forme du moins, et se dresse devant moi.
Le corps translucide pose une première main dans mes cheveux et avec la
seconde brandit une longue lame flamboyante. Au travers de ses doigts
une paix immense se propage par vague et me submerge. Cette aura
singulière qui l’auréole n’est en tout point comparable à celle du démon
aux écailles râpeuses. Une douce onde court sur sa peau transparente,
familière et lointaine à la fois. Une étoile s’illumine alors là où se
trouve le cœur chez l’homme et fait de chaque orbe noir qui le compose
un concentré de chaleur et de lumière. Il devient lui-même lueur. Mes
pupilles ne s’agitent plus derrière mes paupières à demi closes, à
présent. Mes yeux veulent voir le seul être capable d’une telle
prouesse. La prouesse d’apaiser le cœur le plus meurtri, de dévorer
toutes les ténèbres qui me rongent et de briser les chaînes qui me lient
à elles. Et cela, juste avec une seule main en grande partie constituée
de vide qu’il ramène à lui aussi vite qu’il l’a posée sur ma tête.
Je tente de me relever avec le peu d’énergie qu’il me reste ; je veux voir son visage.
Trop tard. Il m’envoie une nouvelle décharge de bonheur. Mon esprit
s’assombrit et mes dernières forces me quittent. Mes paupières ne
peuvent plus lutter et se rabaissent doucement.
Les ténèbres m’enveloppent à nouveau.
Mais avant que l’être de lumière me quitte ses mots flottent doucement et me transportent, comme un petit nuage :
—
Tu m’es précieux, Zero. J’ai passé ma vie à me battre pour toi.
Maintenant, c’est à ton tour de briller comme un soleil et d’être
reconnu comme tel. Deviens le Soleil de ce monde, Zero !
Ces
mots solennels me tirent des yeux des fleuves de larmes qui ruissellent
en tous sens. Je ne comprends pas la signification de sa phrase. Mais
son timbre est le plus puissant des remèdes. Immaculé, simple, mais fort
et prenant. Je voudrais pouvoir ouvrir la bouche, le retenir. Et lui
livrer tout ce que j’ai sur le cœur, parce que je sais qu’il saurait
m’en délivrer. Mais je n’y parviens pas. Des tonnes de questions et de
phrases s’amoncellent dans ma tête. Mais elles ne sortent pas. Alors je
lance ma main vers la jambe de mon sauveur, dans un ultime effort, comme
on tente de s’agripper à la vie et ne jamais la lâcher. Je
voudrais…serrer contre moi toute cette lumière, être inondé à jamais par
cette paix sans bornes. Mais mes doigts s’échouent devant lui, juste à
quelques centimètres de l’Homme Soleil. Je voudrais rester avec cet
être, le remercier, tout du moins. Mais rien, encore cette impuissance
qui me tient. Alors je pleure jusqu’à ce que je me noie dans mes propres
larmes. Incapable de m’agripper à la lumière qui finit par vaciller et
disparaître, pour toujours…
À nouveau, je me noie et sombre...
mais même dans les plus profondes ténèbres, ses mots font briller dans
mon cœur une paix incommensurable qui m’irradie... comme le soleil.
Mon corps brille de mille feux et ne coule plus. Les ténèbres se
fissurent et se morcellent, comme une vaste voûte de glace sur laquelle
miroitent indéfiniment mes peurs, ma douleur et mes faiblesses. Les
fêlures courent dans ma sombre cage en verre. Les zébrures se
rejoignent, s’entrecroisent et vont en tous sens. Une clarté nouvelle
pénètre ma prison par chaque brèche blanche qui toile les parois de mon
obscure cellule. La lumière blanche finit par dévorer les ténèbres.
Enfin, elles se brisent puis…
J’émerge