Art serrait le manche de la vibrolame qu’il dissimulait de façon très grossière derrière son dos.
Pas à pas, il se rapprochait un peu plus d’Alissa.
Insouciante du danger mortel qui la menaçait, elle s’affairait à préparer le repas.
Art avait renoué avec cette démarche saccadée et ce regard perdu qu’il avait affichés avant chacun des meurtres jadis commis. En cet instant, il ne se contrôlait plus. Ses actions répondaient à des pulsions sur lesquelles il n’avait définitivement aucun moyen de contrôle. Il était redevenu Art, la machine à tuer. Sa pensée n’était plus qu’un maelström chaotique où résonnaient les mots « sale pute », « crève », « salope »...
Alissa le vit s’approcher du coin de l’œil.
« C’est prêt dans moins d’une minute, Art ! Finalement, j’ai opté pour les raviolis. »
Son ton était jovial et contrastait avec la désolation qui s’exprimait dans le décor apocalyptique et jusque dans leurs corps en lambeaux.
Ton intrigant, expressivité improbable dans un tel contexte, c’est cette jovialité qui interpella Art et permis à une partie de sa conscience de refaire surface.
Pour la première fois, une lueur de lucidité avait percé dans les ténèbres de sa psyché malade soumise à ces pulsions homicides qui d’ordinaires occultaient les fondements même de sa raison.
« Pars, dégage ! » murmura t’il en hésitant.
Alissa porta son regard sur Art, interloquée.
« Qu’as-tu dit, Art ? »
Elle remarqua la démarche bizarre qui était celle de son compagnon d’infortune.
« Quelque chose ne va pas ? »
Alissa réagissait naturellement. Ne se doutant pas une seule seconde du conflit interne qui se déchaînait dans l’esprit d’Art, elle s’inquiétait pour lui, se demandant s’il ne souffrait pas des effets à retardement des radiations.
Art dévoila son bras qu’il avait jusque là caché derrière son dos. Brandissant la vibrolame, il hurla : « Fous le camp ! »
Cet acte lui avait coûté un effort démesuré qui se lisait sur l’expression de son faciès. Ses traits étaient tirés à l’extrême, un filet de bave et de sang noirâtre coulait le long de son menton et sa voix mélangeait haine et désespoir.
L’instinct de survie d’Alissa prit le dessus. Elle laissa s’échapper un petit cri de stupeur qui attisa les désirs morbides d’Art ; percevoir la détresse de la jeune femme attisait plus encore le côté pervers de sa personnalité.
Alissa recula de quelques pas. Ce faisant, elle piétina un crâne grimaçant qui céda sous son poids dans un sinistre craquement.
Cette insouciance affichée et le soulagement de ne plus se savoir seule qui avaient été siens depuis la rencontre avec Art firent alors place à toute l’horreur de la réalité.
Ce fut comme une prise de conscience ; les ruines toujours fumantes, les cadavres jonchés ci et là où que se pose le regard ; la mort de l’humanité. Un flot de sombres pensées fatalistes, mais malheureusement en accord avec la triste vérité, l’inonda et s’imposa à elle. Ces angoisses qu’elle était parvenue jusque là à occulter refirent surface, lui arrachant cette fois un hurlement de terreur.
Cette attitude n’eut d’autre effet que d’effacer les derniers vestiges de l’étincelle de raison apparue quelques secondes plus tôt dans l’esprit tourmenté d’Art.
La peur d’Alissa était presque palpable et émanait d’elle comme la lumière d’un phare lors d’une nuit sans lune. Cela n’avait bien sur pas échappé à la perception de cet homme qui s’imposait comme l’annonciateur de sa mort, balayant le mince espoir de le voir reprendre le contrôle de ses actes.
La détresse de la jeune femme était tellement jouissive, si tentante ; il s’agissait pour lui d’une véritable source de bonheur, un geyser de félicité dont il atteindrait le point culminant lorsque sa vibrolame pénétrerait et déchirerait la chair, lorsque le sang coulerait à flot, l’abreuvant enfin et apaisant sa frustration de n’avoir pas pu le faire depuis si longtemps.
Toute la mécanique de son corps n’était plus désormais consacrée qu’à l’assouvissement d’un but, la recherche d’une finalité : lorsque la dernière étincelle de vie disparaîtrait des yeux de sa victime ; apothéose d’une scène maintes fois jouée.
Tandis que la machine Art s’avançait vers elle, implacable ; Alissa, guidée par un instinct de survie ancestral, recula, se retourna et entama une fuite désespérée ; ponctuant sa course de gémissements et de pathétiques sanglots.
Les armes nucléaires étaient venues à bout de l’espèce humaine, réduisant en cendres tout ce qui avait été bâti par la main de l’homme.
En épargnant le pire représentant de la race, le destin s’était assuré de la disparition totale des vestiges de l’humanité, s’attaquant aux fondements même de ce qui distinguait l’homme de la bête.
Car en cet instant, les deux derniers représentants de l’espèce humaine n’étaient plus que deux animaux dont les actes étaient dictés par des pulsions nécessaires à leur survie, mentale pour l’un, physique pour l’autre.
Le chasseur et sa proie descendirent la 23e rue, trébuchant sur les cadavres calcinés. A présent, chacun d’eux courait aussi vite que faire se peut, ne ressentant toujours en aucune façon les effets de la fatigue.
Alissa n’avait de cesse de pleurer, elle se retournait toutes les cinq ou six enjambées pour constater l’écart qui se réduisait entre elle et le psychopathe. Dans l’espoir d’échapper à son poursuivant, elle pénétra dans un bâtiment en ruines ; il s’agissait d’un immeuble où jadis des familles avaient dû habiter et vivre un paisible quotidien. La porte d’entrée était détruite, ainsi que celle de la cage d’escaliers ; aussi s’engouffra t’elle avec hâte dans une ascension de plusieurs étages, suivi de très près par son prédateur.
La peur de mourir donnait à Alissa l’énergie de maintenir le faible écart avec Art qui éructait derrière elle.
« Je vais te crever, salope ! » ; ces mots résonnaient dans la tête de la jeune femme, lui arrachant un gémissement de terreur.
Arrivée à la dernière marche, après avoir gravi dix étages, elle ouvrit la porte qui lui offrait la seule issue possible et déboucha sur le toit du bâtiment. Les échos de son poursuivant se faisaient de plus en plus proche. Son regard balaya la surface plane du toit et elle entrevit son seul espoir de prolonger sa fuite éperdue : l’échelle de secours.
Elle se jeta dans cette direction. Alors qu’elle n’avait pas encore atteint l’armature de métal, Art arrivait sur le toit en hurlant le prénom de la jeune femme.
Elle enjamba prestement la rambarde de sécurité et put, impuissante, constater la douloureuse fatalité : la moitié inférieure de l’échelle de secours avait fondu, rendant cette dernière impraticable.
Alissa ne disposait que de quelques fugaces secondes pour entrevoir une nouvelle issue ; elle hésita un court instant, et prit une décision. Entre l’image de la vibrolame fouillant ses entrailles et une chute vertigineuse, son choix était fait : elle se laissa tomber dans le vide.
Art plongea vers la jeune femme et dans un effort herculéen, il parvint à la retenir et à la remonter sur le toit.
Désormais, elle était sienne. Elle tenta en vain d’échapper à l’emprise de la bête. En quelques secondes, Art la domina et l’immobilisa en se servant de son propre poids, lui bloquant les bras ; interdisant tout espoir.
Et pourtant, les jambes d’Alissa bougeaient frénétiquement dans une tentative de se dégager ; peine perdue, elle était à sa merci.
Elle pleurait, terrifiée. Ses yeux écarquillés ne quittaient plus la vibrolame que brandissait son bourreau.
Art éructait d’une joie primaire. Son but était à deux doigts d’être atteint. Il ne lui suffisait plus que d’enfoncer l’arme dans la partie du corps de son choix. Sein, gorge, ventre... ?
Quelque soit sa décision, le sang coulerait à flot et la vie de la jeune femme finirait par s’éteindre. Alors, il serait seul... De nouveau...
Art fixait le regard d’Alissa, y cherchant inconsciemment un moyen d’accroître son plaisir.
Outre les larmes, il y trouva la peur.
Un éclair de lucidité illumina alors subitement les méandres désordonnés et obscurs de sa pensée. Il se vit, lui, Art, tourmentant une innocente et une question s’imposa : pourquoi ?
Ce raisonnement embryonnaire le renvoya à sa maladie mentale ; il se savait fou. Avant de prendre en chasse Alissa, il avait lutté pour garder le contrôle et échoué. En cet instant, il reprenait la lutte intérieure. Dernier représentant de la race humaine, il était face à son ultime chance de surpasser ses troubles mentaux. S’il tuait Alissa, il perdait définitivement la partie, il se retrouverait seul, sans personne à occire et surtout sans personne à épargner ; plus aucun espoir de salut, il serait Art l’assassin déséquilibré.
Et s’il la laissait vivre ?
Le simple fait d’envisager cette possibilité le renvoya à sa propre souffrance. Comme un camé en crise de manque, être dans l’impossibilité d’assouvir son besoin de tuer le plongeait dans une angoisse presque insurmontable, dans un malaise quasi-constant...
Il ne pouvait supporter l’idée de revivre cette tragédie quotidienne.
Partagé entre son désir de garder le contrôle de son être et son besoin de satisfaire ces terribles pulsions homicides, une seule solution crédible s’offrit à lui. Il se releva et enjamba la rambarde de sécurité. Une seconde consacrée à la réflexion et quelques instants plus tard, le choc de sa tête sur le béton couvert de poussière grise produisit un son bref qu’Alissa, sanglotante, n’entendit même pas...