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« Chef, nous avons procédé comme vous le désiriez à la fouille. Nous n’avons rien trouvé d’intéressant à part ce journal que je vous transmets par la présente. Je n’ai pas eu le temps de le lire, mais je ne pense pas qu’il vous apprendra grand chose.


Caporal Félix,

Fin du rapport »


Journal de bord du Destinée


21ème jour:

Bonjour. Je suis Mathews D. Connighan, officier à bord du vaisseau de classe explorer « Destinée ». Je ne sais pas exactement pourquoi je commence ce journal, à plus forte raison en sachant que personne jamais ne le lira, mais je compte y noter tout ce qui se passera à bord et, qui sait, les découvertes que nous ferons. Qui sait, peut-être cherches-je seulement à tromper le temps, ou à me libérer de la terrible pression qui nous pèse tous.


Mais quitte à faire les choses, autant les faire correctement, et je vais donc commencer par présenter le Destinée, notre monde et ma famille. Bon, je suis assez mauvais écrivain, donc faudra pas rire de ce que je vais écrire, surtout toi Faust, si jamais tu devais encore fouiller dans mes affaires et trouver ce petit livre ! Si jamais tu lis ces lignes, ça veut dire que tu vas avoir des ennuis sous peu, j’en ai marre que tu fouilles mes affaires !


Ceci étant dit, on va pouvoir commencer. Nous sommes sur le XPL Destinée, un vaisseau de classe explorer, prévu, comme son nom l’indique, pour l’exploration, la recherche et, dans le cas hypothétique où nous devions découvrir une quelconque trace de vie dans le vide stellaire, la diplomatie en tant que vaisseau ambassadeur et porte-parole de notre peuple. Rappelons au passage que la probabilité pour qu’il existe d’autres êtres pensant en ce monde est proche de zéro…


On a embarqué il y a exactement trois semaines, jour pour jour dans le Destinée. On savait pas encore vraiment ce qui nous attendait, puisque personne avant nous n’a tenté de s’aventurer en mission habitée loin de notre système primaire. Du reste, nous n’étions pas peu fier d’embarquer sur le premier vaisseau de classe explorer. J’ai déjà piloté des X203, et même un transporteur de classe oméga, mais ce vaisseau est beaucoup plus gros, beaucoup plus rapide et avant tout beaucoup plus avancé que tout ce qui a pu exister jusqu’à présent. Qui plus est, il n’en existe qu’un, du moins jusqu’à aujourd’hui. Peut-être qu’on a fini le second exemplaire sur Eden, mais on a appris lors de notre départ que des fous ont fais sauter la moitié du dock trois où se trouvait son chantier. On sait pas exactement ce qu’il en est, évidemment, puisque c’est classé secret national, et on rigole pas avec ces choses-là.


Mais c’est vrai qu’on avait pas l’air fin lors de notre embarquement. Tout était neuf, tout respirait l’aventure, l’action… Il a bien fallu une semaine pour s’habituer à tout ce qu’on a découvert. Pourtant, maintenant que je suis habitué, je trouve qu’il y a quand même quelques lacunes à notre croiseur. D’une part y a peu de place, on est tous entassés dans les dortoirs, dans de petits couloirs et un bon quatre-vingt pour cent du vaisseau est dédié aux systèmes électroniques ou aux divers instruments embarqués, et d’autre part on y mange relativement assez mal. On va encore dire que je fais que me plaindre, mais c’est quand même pas bizance tous les  jours.


Bon, j’vais m’arrêter là aujourd’hui, vu qu’on sonne l’appel. Le commandant tient une discipline de fer, et c’est pas plus mal comme ça…


24ème jour :

Enfin un peu de temps pour écrire. A vrai dire, y a rien de spécial à signaler. On avance toujours, mais y a rien à voir. Faut dire que malgré une vitesse qu’on pourrait chiffrer avec une grosse suite de nombre, on va pas très vite par rapport à la taille de l’univers. De toute manière on va bientôt tenter de mettre en marche la super-propulsion. C’est un truc que nos ingénieurs ont mis au point. Ils veulent nous faire passer dans une sorte d’autre dimension dans laquelle il y aurait des sortes de couloirs que l’on pourrait suivre pour aller plus vite. On est pas tous très tranquille à l’idée de faire ce genre de truc, mais au fond ça doit pas être si terrible. J’ai vu deux hommes qui discutaient à voix basses sur un démon qui se cacherait dans l’autre dimension. Ils me font bien rire, on disait exactement la même chose lorsqu’on a tenté de franchir la vitesse du son, et y avait rien. Enfin, je dis ça, mais au fond c’est pas très rassurant toute cette histoire. Tout ira sans doute mieux dès que ce sera fini.


26ème jour :

On accélère encore. C’est demain qu’on passe en super-propulsion. Les hommes sont nerveux. Moi aussi. Par contre on commence à bien se connaître dans l’équipage. Faut dire aussi qu’on est moins nombreux que ce qu’on avait cru au départ. Y a une vingtaine de techniciens, scientifiques et hommes d’entretien, huit soldats, deux officiers dont moi et Faust, et le capitaine Miller. Trente et un hommes en comptant le capitaine, mais lui c’est pas un homme, c’est une véritable machine. Il est tout le temps éveillé, impossible de le prendre à défaut sur ce point-là, et il suit le protocole militaire à la lettre. Pas le moindre relâchement, pas la plus petite pause… On est assez fier d’être sous ses ordres, c’est rassurant de le voir, imperturbable, sur le pont de commandement.


Y a des bruits de bagarre dehors, faut que j’aille régler ça, je continuerais plus tard…


27ème jour :

Pas à dire, l’ambiance se dégrade très vite à bord. Encore deux heures avant qu’on ne soit en mesure d’activer l’hyper-propulsion, et jamais encore je n’ai vu des êtres aussi inquiets. Les deux gars de hier n’ont finalement été que le début d’une longue descente en enfer. Heureusement le capitaine a su prendre les mesures qui s’imposaient, et ça a dissuadé les autres d’élever la voix. N’empêche que je leur en veux pas, j’ai peur moi aussi, et je donnerais cher pour être loin d’ici. Le bruit des moteurs devient insupportable, on sent que ça chauffe… Comme y a pas de cellules sur le Destinée, on a enfermé les deux hommes à l’arrière, dans un petit réduit non loin des réservoirs d’oxygène. Je les plains, c’est pas loin des réacteurs. Si ça explose, ils seront les premiers touchés. De toute façon, si ça explose, on sera tous touché… Si ça explose, mais beaucoup ici diraient que ça n’explosera pas, et qu’ils préféreraient pourtant plutôt que le plongeon dans l’inconnu. On va tous se réunir sur le pont de commandement lorsqu’on effectuera la manœuvre. Y a que comme ça qu’on vaincra notre peur… ou qu’on parviendra à la maintenir cachée.


27ème jour :

Il est l’heure, on va y aller. J’ai un petit serrement au cœur et ne sérieuse envie de me débiner. Celui qui lira ça pourra toujours me jeter la pierre, mais il n’a qu’à venir ici, maintenant, à ma place, et on verra bien s’il osera rester. J’espère que tout se passera bien.


Si jamais on devait pas s’en sortir, je lègue tout ce que je possède à ma femme, et à ma fille. Dites-leur qu’il fallait qu’on essaie… Ou plutôt dites-leur que je suis mort en brave, et que je les aime.


Il est l’heure, faut y aller… Souhaitez-nous bonne chance.


31ème jour :

J’aurais dû continuer mon journal plus tôt, mais j’ai pas trouvé la force… Et puis, qu’est-ce que j’aurais dit ? On était tous là, sur le pont de commandement, tous sauf les deux gars qu’on avait enfermés bien sûr. On était, et c’est un euphémisme, terrorisés. Même le capitaine montrait des signes d’anxiété. On se regardait, avec l’espoir que tout allait s’arrêter là, qu’on ferait demi-tour et qu’on laisserait à d’autres toutes ces bêtises, mais personne n’a parlé, et on s’est contenté d’attendre. Franz, notre ingénieur en physique quantique, et accessoirement notre pilote, faisait le compte à rebours par les hauts parleurs. Y restait vingt secondes, puis quinze, puis dix… Plusieurs hommes se sont évanouis, on entendait les autres psalmodier quelque prière à je ne sais quelle divinité, et le compte à rebours continuait : cinq, quatre, trois… Je me souviens clairement avoir pensé à Marie, je lui demandais de me pardonner d’être parti si tôt plutôt que de veiller sur son enfance… Et la voix a dit : un… Le zéro n’est jamais venu. Les moteurs ont soudain émis une onde de choc qui nous fit tous tomber ventre à terre tandis qu’un bruit aigu à faire éclater les oreilles avait fait cesser tout autre son. Le vaisseau s’est mis à trembler de part en part, les alarmes se sont toutes allumées, les lumières se sont éteintes et soudain ce fut la nuit, le silence… Il n’y avait plus rien, sinon le néant.


J’ai d’abord cru que j’étais mort. J’ai tendu la main, mais je n’ai rien touché, et pourtant j’avais l’impression qu’il y avait quelque chose autour de moi, dans mon dos. J’aurais voulu me retourner, mais je n’en avais pas la force, mes jambes ne trouvaient appui sur aucun sol. J’étais comme suspendu par le dos. Je fermais, ouvrais, refermais et rouvrais à nouveau les yeux sans arriver à distinguer quoi que ce soit, jusqu’à ce qu’une lumière rouge m’aveugle. Le monde a alors repris consistance et on a commencé à distinguer les râles de l’équipage, et le son des alarmes, encore faible. Comprenant que j’étais étendu au sol, je me repris et me levais, lourdement, sans même savoir pourquoi. Ce n’était pas de la peur que je ressentais, en fait je ne ressentais plus rien, je ne pensais plus, j’étais juste le spectateur impuissant de l’apocalypse. Les gars rampaient, continuaient à prier tandis que d’autres, comme moi, s’étaient levés et erraient comme des fantômes entourés d’ombres rougeoyante. Une voix éclata soudain comme un sceau d’eau sur la tête du dormeur. C’était Miller qui s’était repris à son tour et donnait des ordres.


Je m’attendais à ce que, la surprise passée, chacun se mette en devoir d’obéir au mieux, car nous avions tous été choisi entre autre pour notre grande discipline, mais il n’y eut aucun bruit de course. Je me retournais et les aperçut qui s’agglutinaient contre la grande baie vitrée. Je me suis approché à mon tour, de plus en plus inquiet et j’ai vu, comme eux, ce qui avait vraiment changé. Les étoiles avaient disparus, et une sorte de coulis noir les avais remplacées. On aurait dit de la nuit liquide mise en mouvement par quelque force étrange. Des lumières étranges fusaient en divers endroits, s’allumant et s’éteignant, du bleu, du violet, du jaune sombre… Et finalement je m’aperçus que le plan de nos ingénieurs avait réellement fonctionné. Nous étions bien parvenus dans un de ces couloirs, car la nuit liquide semblait couler autour d’un cylindre à l’intérieur duquel je devinais que nous nous trouvions, et cette fameuse nuit liquide devait être notre autre monde. Je voulus réprimer un frisson de panique, mais il se faufila tout de même jusqu’à ma nuque et j’y portais la main dans un geste inutile et vain.


En regardant ce spectacle, nous n’avions qu’une impression, celle d’être enfermés dans ce tube, entourés d’un danger encore inconnu contenu dans cette nuit liquide, et nous nous attendions tous à ce qu’un moment ou à un autre la mince enveloppe qui semblait nous en protéger ne cède et que nous ne soyons noyés dans cette masse informe.


Rien de semblable, pourtant, ne se passa et après un temps relativement long nous reprenions conscience de notre situation. Écartant notre regard de ce terrible spectacle, nous nos mîmes à suivre les ordres et, chacun à notre poste, nous fîmes le tour du vaisseau pour connaître le pourquoi des alarmes.


32ème jour :

Le dernier technicien est formel, il n’y rien non plus dans son domaine qui ait pu expliquer qu’une alarme se soit déclenchée. Tout était parfaitement correct, branché et fonctionnait à la perfection. Cette nouvelle nous a tous ébranlés, mais le capitaine a déclaré qu’il devait s’agir d’une série de mauvais branchement couplé à une réaction en chaîne qui avait fait se déclenché les alarmes. On y croit qu’à moitié, mais on a pas le choix… On a fermé les volets de la baie vitrée car les hommes avaient trop tendance à venir regarder ce qui nous entoure. Miller a jugé préférable de couper court à tout problème, et je lui donne raison. Moi-même je passais trop de temps à l’observer, comme on observe un animal qui va vous attaquer. Je dois aussi avouer que je trouvais une certaine paix à la regarder. Ce monde a quelque chose d’étrange et d’envoûtant, oui, d’envoûtant. Je ne sais pas exactement quoi, et je m’en fiche. Quoi de plus normal qu’ici rien ne le soit ?


33ème jour :

C’est une catastrophe. Comme si tout n’allait pas suffisamment mal, nous avons découvert le corps d’un de nos hommes mort. Plus inquiétant encore, cet homme est un des deux que nous avions enfermés. D’après le soldat chargé de les surveiller, tout semblait normal et aucun n’avait l’air mal en point lorsqu’il leur avait apporté à manger. Il n’a pas non plus entendu le moindre cri, ni le moindre son de lutte. Le compagnon de l’infortuné prétend n’avoir rien remarqué non plus. Il dormait, selon lui, lorsque l’attaque a dû avoir lieu, et de fait il dormait encore lorsque nous avons trouvé le corps. Son sommeil même est un fait étrange, trop lourd, trop profond pour être normal.


On a mis une enquête en place, c’est Faust qui est chargé de découvrir la vérité, mais pour l’équipage c’est l’autre homme qui est coupable. Certains disent qu’il l’a mangé vivant, et de fait la chair de l’infortuné a été déchirée en de nombreux endroits, et l’un des yeux crevés, mais je n’y crois qu’à moitié. Cela semble impossible, bien trop impossible.


34ème jour :

La descente continue et on a refrappé. Le coup est rude, très rude. Tôt ce matin quelqu’un a éventré l’un des réservoirs d’oxygène, le numéro deux pour être précis. La coupure était très nette et nous avons perdu beaucoup du précieux gaz. Les ingénieurs se concertent en ce moment même pour savoir quel seront les conséquences de cet acte, mais dors et déjà la colère et une sourde panique grondent dans l’équipage. On s’observe, on s’accuse mutuellement, certains en viennent aux poings… Les faits sont très graves, j’espère qu’on trouvera vite qui est le coupable de tout ça. Une chose est sûre, ce ne peut être le second prisonnier, puisqu’il était enfermé sous bonne garde durant toute la nuit. D’aucuns disent qu’une bête rôde, d’autres prétendent l’avoir entendue. Le capitaine a décidé que nous allions abandonner les dortoirs et que plus personne ne devait voyager seul dans le vaisseau. Nous allons établire nos quartiers sur le pont de commandement et condamner le reste du bâtiment.


Qu’est-ce qui peut donc bien se passer ? J’espère que la réponse viendra vite…


37ème jour :

Voilà des jours que nous sommes sur la passerelle, et rien de nouveau ne s’est produit. La mesure prise semble être efficace.


39ème jour :

Toujours rien.


40ème jour :

La nuit s’est bien passée. Ce matin, pourtant, les hommes remuaient beaucoup, semblaient comploter. Plus tard, ils ont demandés au capitaine de faire remonter les volets d’acier pour pouvoir observer l’extérieur. J’ai d’abord cru qu’ils étaient devenu fou, mais comme moi je crois qu’ils ne supportaient plus de voir ces volets fermés sur nous comme les murs d’une immense cage. Je trouve même cela plutôt rassurant de leur part que d’avoir le courage d’observer ainsi l’inconnu, et le défier. Le capitaine a hésité un instant, puis a accepté la requête. Les panneaux ont été ouverts et nous pouvons maintenant observer à nouveau la nuit liquide. Rien n’a changé depuis la première fois, toujours cette même impression de menace oppressante, et ce sentiment de paix, de soulagement. Pour un peu, à force de l’observer, je dirais même avoir entendu une voix… C’est vraiment un spectacle dont on ne se lasse pas.


42ème jour :

Rien. Le vaisseau a fait l’objet d’une fouille en règle, et nous n’avons rien découvert. Tout était en ordre, rien n’avait été touché. S’il n’y avait encore la marque du coup porté au réservoir numéro deux et l’absence de l’un de nous, je dirais que nous avons rêvé tous ces événements.


45ème jour :

Le capitaine a levé l’interdiction de sortir du pont de commandement. Nous sommes libres d’aller et venir. Certains sont retournés aux dortoirs, mais bons nombres d’entre nous avons décidés de demeurer sur la passerelle.


47ème jour :

Le voyage continue, les problèmes sont loin derrière nous, mais nous ne sommes pas tranquille. Le sentiment de cette menace latente ne nous quitte pas. Il nous arrive de nous retourner, parfois, pour voir si personne ne nous suit, et j’ai surpris quelques regards lourds de conséquences entre des hommes d’équipage, mais rien de bien significatifs.


58ème jour :

Le mécontentement commence à se faire entendre, les hommes n’en peuvent plus de ce voyage qui n’en finit pas. Dehors le décor n’a pas changé, et nous semblons ne jamais devoir arriver. Interrogé, le capitaine a répondu que cela prendrait le temps qu’il faudrait, mais que nous allions arriver. Il n’y pas jugé bon d’en dire plus, et peut-être doute-t-il lui aussi. Il m’arrive de croire que nous ne sortirons jamais de ce monde étrange, prisonnier de notre folie…


59ème jour :

Il m’est arrivé quelque chose d’étrange aujourd’hui. Je me promenais sur la passerelle lorsque j’ai aperçu un des scientifiques assis en scribes et qui observais la baie vitrée avec attention. Les minutes ont passé sans qu’il ne bouge, et je me suis finalement approché de lui pour voir ce qui se passait et lui demander ce qu’il regardait. Il ne fit pas mine de me voir venir, et ne réagit à aucune de mes paroles. J’eus beau l’interroger, le menacer, l’insulter, il ne faisait aucune mouvement et se contentait de fixer la vitre droit devant lui. Je le secouais, sans résultats. Je le secouais à nouveau, plus fort, sans plus d’effet. Soudain, alors que je lui demandais encore ce qui se passait, il se mit à gigoter et ses yeux, comme fous, restaient fixés sur un point derrière la vitre tandis qu’il criait des mots incompréhensibles, toujours plus fort. Il semblait très effrayé, terrorisé même. Je me retournais pour essayer de voir ce qu’il avait aperçu, mais il n’y avait rien. Le malheureux continuait à s’agiter et à crier des phrases sans sens, des onomatopées guturales étranges. Les autres gars arrivèrent et, en désespoir de cause, impuissants à le maîtriser, nous le transportâmes à l’infirmerie pour lui administrer un tranquillisant.


J’y repense parfois, et je ne peux plus fermer les yeux sans voir son visage. Il se nommait Reeves, était un chercheur en biologie. Un être sérieux, maître de lui d’après ses compagnons, et certainement pas le genre d’homme à perdre les pédales. Mais dans ce vaisseau abandonné à lui-même, à mille lieues de toute forme de civilisation, qui peut affirmer ne pas devenir un peu fou ? J’ai peur, peur de finir comme lui et aussi, je dois le reconnaître, peur de ce qu’il a pu apercevoir.


68ème jour :

Toujours rien. L’attente semble ne jamais devoir finir. D’autres ont succombé à ce mal mystérieux qui a frappé Reeves il y a de cela plusieurs jours maintenant. Le docteur pense qu’il s’agit d’une forme de mal de l’espace, une folie dont notre isolement serait la cause. Les sujets ont cela en commun qu’il s’assoient pour regarder à l’extérieur, restent ainsi immobiles longtemps, dans un état dont aucun élément extérieur ne semble devoir les sortir, puis, soudainement, perdent la raison et deviennent dément. Je fus soulagé d’apprendre qu’il n’y avait rien à l’extérieur qui devait expliquer ce phénomène, puisque certains ont affirmé regarder dans la même direction que l’un des malades lorsqu’il eut sa crise et n’avoir absolument rien aperçu d’autre que la nuit liquide. Moins soulageant, ils se sont tous mis à crier d’étranges onomatopées guturales. Le docteur croit que c’est dû au stress, au besoin de s’exprimer et l’impossibilité provoquée par l’incapacité du sujet à articuler les sons, ce qui donnerait ces onomatopées…


Le capitaine a émis l’hypothèse de refermer les volets d’acier, mais le docteur l’en a dissuadé. Il l’a convaincu en disant qu’à présent que nous connaissons le mal qui nous affecte nous aurons plus de facilité à le combattre. Transformer l’environnement et risquer d’autre maux serait une erreur. Je suis d’accord, d’autant plus que je sens le besoin, chaque jour, d’aller observer un peu l’extérieur, ce monde mystérieux dans lequel nous nous sommes aventurés. Cela me calme, je m’évade un instant de la réalité, c’est salvateur. J’aimerais bien pouvoir aller toucher la nuit liquide, je suis certain que son contact doit être doux comme de la soie…


70ème jour :

Rien de nouveau à signaler. Aucun nouveau cas de démence ne s’est manifesté, mais nous avons tout de même huit scientifiques et ingénieurs et deux soldats à l’infirmerie. Le docteur est peu confiant quant à leurs chances de rétablissement. Nous n’y pensons même plus.


71ème jour :

Les corps ont disparus, le docteur aussi. L’infirmerie ne porte aucune trace de lutte, d’effraction, ni trace de sang, mais elle est vide. Je suis heureux que le capitaine n’ait pas demandé de fouiller le vaisseau pour les retrouver, je n’aurais pas voulu m’y aventurer. Les derniers qui vivaient dans les dortoirs sont remontés à la passerelle. Nous avons peur et nous ne voulons pas penser. Cette disparition ne nous émeut même pas, ce qui me révolte un peu, mais pas trop…


72ème jour :

Nous avons dû quitter la passerelle. Nous avons été réveillés par des cris de dément et avant que nous n’ayons pu intervenir un groupe de quelques personnes avaient réussi à briser l’une des vitres de la passerelle. Les alarmes se sont déclenchées et le compte à rebours avant la fermeture des portes de cloisonnement s’est mis en route, machinal. Le capitaine nous a hurlé d’évacuer et nous avons tenté tant bien que mal de parvenir jusqu’aux ouvertures malgré le courant d’air qui nous attirait vers la baie vitrée. Heureusement l’ouverture pratiquée n’était pas encore très importante, et nous pouvions avancer. Le premier je devais atteindre une porte et sortir pour me retourner et observer ce qui se passait. Avec horreur je vis la baie vitrée qui se fendillait et, alors que tous fuyaient, le capitaine Miller qui, tant bien que mal, tentait d’atteindre la commande de fermeture des panneaux d’acier. Le compte à rebours se faisait se plus en plus pressant en approchant de son terme tandis que le capitaine s’approchait de son but. Des vitres éclatèrent et emportèrent ceux qui n’avaient réussi à atteindre les portes où nous nous cramponnions pour résister à l’attraction provoquée par le flux d’air en exhortant le capitaine, encore accroché au tableau de bord, à nous rejoindre. Le reste de la baie vitrée était couvert de craquelure, mais le capitaine ne fit pas mine de cesser son  geste. Il étendait la main, gagnant millimètres sur millimètres pour tenter d’atteindre la commande et nos ne voyions plus que cette dernière et l’instant où il allait réussir. Mais soudain les vitres éclatèrent dans un grand et puissant bruit de succion tandis que les portes blindées se fermaient sur l’image du capitaine qui, toujours, luttait contre la mort.


Les portes fermées, le bruit de succion a vite cessé et nous nous sommes retrouvés seuls, bloqués devant les portes de la passerelle. Je nous comptais rapidement et m’aperçus que nous n’étions plus que six survivants. Quatre soldats et deux scientifiques. Je terminais à peine cette constatation que quelque chose vint frapper lourdement la porte, et sembla l’ébranler. Dans un élan de désespoir nous nous accoudâmes à celle-ci pour lui permettre de résister. Les coups se firent plus forts, nous crûmes entendre une voix de l’autre côté, puis ce fut le silence. Plus rien ne bougeait… Un homme m’a regardé et m’a dit : « c’était le capitaine. ». Je ne lui ai pas répondu. Je ne sais pas, je ne sais plus. Nous verrons cela demain.


73ème jour :

Nous sommes coincés. Combien de temps allons-nous encore pouvoir tenir dans cette immense carcasse, dans ce tombeau ? Nous avons attendu des heures entières pour voir si les coups contre la porte devaient se répéter, mais rien de semblable ne se produisit. Nous sommes épuisés. J’ai emmené notre groupe dans les entrepôt. Là au moins nous ne manqueront pas de nourriture. Nous ne pouvons plus qu’attendre, en espérant arriver quelque part. Deux hommes ont proposés de retourner sur la passerelle, mais je les en ai dissuadé. Là haut il n’y a plus que la mort.


Durant le trajet du pont de commandement aux entrepôts nous avons cru entendre à plusieurs reprises des cris et des crissements dans les couloirs du vaisseau, et nous nous sommes arrêtés à plusieurs reprises pour écouter ces terribles bruits. Rien ne s’est produit pourtant, et les couloirs sont restés vides de toute présence. Je crois que nous devenons fous à notre tour, mais nous devons continuer. Parfois l’un de nous tourne la tête, rapidement, dans la direction d’un bruit qu’il a cru entendre, mais bien vite le calme revient. J’ai même entendu un homme dire que le vaisseau voulait notre mort.


75ème jour :

Nous tenons toujours, et les bruits ne cessent plus à présent. Faibles mais présents, ce sont des sortes de glissements, des minuscules et inaudibles cris d’agonie, des hurlements… Les deux hommes sont retournés à la passerelle hier, ils ne sont toujours pas revenu. J’y ai fait allusion une fois, mais aucun de nous n’a envie de sortir de notre cachette. Nos regards en disent, du reste, suffisamment long et aucun d’entre nous ne doute qu’ils ne soient morts à l’heure qu’il est.


76ème jour :

L’attente continue.


78ème jour :

L’attente continue.


79ème jour :

L’atente contine…


80ème jour :


81-83ème jour :

Cette attente est vraiment insupportable. J’ai cessé de compter les jours, cela fait de toute manière trop longtemps que nous sommes ici, enfermés. J’ai envie de sortir, mais j’ai trop peur, et je me terre de plus belle. Les scientifiques ont trouvé des bouteilles d'alcool et se saoûlent. J’ai pensé faire de même, mais ils défendent leur bien avec acharnement. J’ai laissé tombé. Le dernier soldat est un jeune homme d’une vingtaine de printemps. Il passe son temps à dodeliner de la tête sans parler, sans regarder quiconque. Nous allons tous mourir ici.


Jour … :

Je vivais un puissant cauchemar dans lequel je me faisait étrangler lorsque j’ouvris les yeux. L’un des scientifiques tentait effectivement de mettre fin à mes jours tandis que son comparse me tenait fermement les bras et m’immobilisait. Je voulus résister, mais l’air se faisait de plus en plus rare et déjà je suffoquais. Soudain, j’entendis un puissant cri et je vie le jeune soldat se jeter sur mon agresseur. Avant que je ne puisse me relever il s’était déjà jeté sur le second protagoniste. Lorsqu’enfin je pus l’observer à loisir, ce fut pour le voir dévorer littéralement sa proie. Il s’est tourné vers moi, le regard mauvais, puis il est parti en traînant le cadavre du second scientifique derrière lui. Il m’a laissé celui de l’autre, dont il cassé le crâne contre le sol. Je ne savais pas qu’un être humain pouvait faire preuve d’une telle force.


Je reste seul, avec toi. Je ne sais pas pourquoi je suis le dernier, ni comment je vais m’en sortir, mais je n’ai pas peur, je n’ai plus peur depuis longtemps…J’ai l’impression d’avoir été choisi, mais je sais que ce n’est qu’une des nombreuses expressions de la folie.


Les réserves de nourriture sont presque épuisées. Je ne sais pas depuis combien de temps je suis là, ni ce qui se passe dehors. Il y a des mouvements dans le vaisseau, je les entends qui bougent, je ressens leur présence, mais ils me laissent tranquille et je ne vais pas les déranger. Parfois leurs cris me réveillent au milieu de la nuit.



Il y a eu un grand bruit dehors. On aurait dit qu’un monstre gigantesque soufflait sans arrêt, et j’ai senti l’air se faire de plus en plus dense autour de moi. On a ouvert les réservoirs d’oxygène, ils les ont éventrés à nouveau, ils veulent me tuer. Je n’en ai plus pour longtemps, mais ce n’est pas grave.


J’ai fini de manger la dernière boîte de la réserve. J’ai pensé un moment à me repaître du corps du scientifique, mais il n’en reste pas grand chose, tout a pourri depuis longtemps. J’y ai goûté, et ce n’était pas mauvais. Son cœur contenait même encore quelques gouttes de sang séché.


Je ne sais pas ce que je respire. Je ne sens plus rien. Mon bras gauche me fait souffrir, je le sais, mais je ne le sens plus. J’écris difficilement, je me sens très faible et plus fort que jamais. J’entends des milliers de voix tout autour de moi, qui se disputent, qui crient. Je vais sans doute les rejoindre.


Ce sont les derniers mots que j’écrirai. Ils arrivent, je les entends. Le capitaine est à leur tête, ils veulent se venger, ils veulent me tuer ! Les voix sont claires maintenant, les bruits de pas sonnent enfin fort sur le sol. Ils enfoncent les portes, ils sont très nombreux ! Ils approchent de la porte, ils vont l’ouvrir, mais je ne serais déjà plus là.


C’est la fin, la fin du Destinée, la fin de tout. Lorsque j’y pense, pourtant, jamais ma vie n’aurait pu être meilleure.



« Le journal a été trouvé dans ce qui devait servir d’entrepôt, sur les genoux d’un cadavre. Le vaisseau étant en lui-même très endommagé et primitifs, je préconise qu’il soit sabordé au plus tôt. Il y a beaucoup de cadavres dans les recoins du bâtiments. Je m’avance sans doute beaucoup, mais je vois en plusieurs endroit l’empreinte d’une emprise démoniaque, d’une emprise du chaos. »


Réponse au rapport sur le vaisseau en perdition :

« Ordre de saborder le vaisseau inconnu. Rassemblement de la flotte en secteur 23, 16ème cadran. Assaut d’ork signalé sur Septimus II, planète tombée en main adverse. Journal sera versé aux archives de l’impérium.


En son nom. 


Fin de transmission. »

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