Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

Ndlr: le texte original a été divisé en deux pour des raisons qui m'échappent totalement


Haleksambre bailla longuement, les yeux embués de fatigue, la mâchoire endolorie à force de s’étirer. Il attendait depuis plusieurs heures au volant de son jetcar, garé dans l’une des alcôves de stationnement du tunnel. Sa montre à cadran lumineux indiquait que dehors, au-dessus des agglodômes à la voûte constellée de néons bleus et crus, ce ciel dont il ne se souvenait plus se perlait déjà d’étoiles. Il avait de plus en plus de mal à maintenir son regard las rivé sur la façade bruyante de lumières psychédéliques du Salon Rouge, cybersalon de l’autre côté de la rue-tunnel, perdu et indistinct parmi les devantures criardes et aveuglantes des autres échoppes. Sous le disque jaune des lampadaires, une foule de manteaux d’argent reflétant les néons des enseignes, de têtes encapuchonnées ou casquées, de regards protégés par des lunettes ou des holomasques, d’hommes et de mutants à la peau de toutes les couleurs, déambulait sur le trottoir suspendu à mi-hauteur de la galerie souterraine, et duquel s’élançaient, au-dessus du sifflement continu et impassible des jetcars, quelques passerelles vers les alcôves. Le son étouffé de rythmes et de percussions frénétiques lui parvenait faiblement. Il contempla son reflet dans la vitre : visage pâle, cheveux noirs et barbe de trois jours.

"Tu dors ? demanda-t-il à Marcolan. Il y eut quelques mouvements dans la pénombre à côté de lui et le siège passager grinça. "Mais non, souffla une voix pâteuse.

- Si, tu dors.

- ...ai les yeux grand ouverts, mon vieux."

Il y eut un silence empli d’ennui, puis Marcolan se redressa bruyamment et son visage émergea de l’ombre : blanc et dur, aux yeux bleus comme la glace et la chevelure rase et blonde. Il saisit la cigarette calée sur son oreille et l’alluma. Lorsqu’il eut enfumé le cockpit de la voiture, son regard farouchement froid accrocha lentement les lampes multicolores de l’enseigne du Salon Rouge.

"J’dors pas, dit-il en faisant sursauter le rougeoiement de sa clope. Putain de musique.

- Toujours rien en face.

- Bah, ’peuvent rester deux, trois jours sans se déconnecter, alors..."

Il exhala un panache de brume bleutée. Haleks avisa une femme qui se promenait torse nu, l’air le plus naturel du monde, au milieu des badauds imperturbables, sourds et muets l’un à l’autre.

"T’as déjà vu le ciel ? demanda-t-il à la silhouette blafarde dans son nuage de fumée.

- Le quoi ? (Nouveau tressaillement de cigarette.)

- Le ciel, au-dessus. Là-haut.

- Ah, là-haut. Mmm, une fois. Le plus grand plafond que j’ai jamais vu. Me suis dit que personne pourrait jamais l’atteindre. Me suis même demandé si on pouvait le "toucher", comme quand on est sur le toit d’un immeuble presque aussi haut qu’un dôme. Tu sais que j’ai déjà touché la voûte d’un agglodôme ?

- On peut pas.

- Si. Je sais, je l’ai fait.

- Le ciel, on peut pas le toucher.

- Ah." Marcolan ricana et sa clope accompagna le mouvement de son rire. "J’étais petit quand je l’ai vu, le ciel. Une partie d’un agglodôme, celui sous lequel je vivais, s’était effondrée. Et quand j’ai vu cette bande bleue tout là-haut, je me suis demandé à quelle altitude elle se trouvait.

- En fait, articula Haleks comme s’il déterrait avec difficulté quelque souvenir enfoui, c’est rien que de l’air. J’crois que ce sont les gaz qui composent l’atmosphère qui lui donnent cette couleur. Tu sais qu’il devient noir la nuit ? Et on voit des points lumineux et scintillants ; des étoiles, tu te rends compte ?

- Mon vieux... Tu crois qu’on peut voir des mondes, à l’œil nu ?

- Non, juste les étoiles. Et pas beaucoup ; il paraît que si on marchait sur l’un des dômes supérieurs et que le réseau lumineux s’éteignait, on en verrait deux fois plus."

Marcolan, songeur, regarda la voûte du tunnel à travers le pare-brise ; comme s’il tentait en son esprit de muer le métal rouillé en vide noir et les néons à la lueur nette en poudre d’étoiles. Il ne vit pourtant que du métal crasseux et brun et de la lumière bleue. "Je suis né à l’air libre, dit Haleks. Mes parents habitaient ’sur’ les dômes, avant qu’on en bâtisse d’autres par-dessus. Tu sais ce que c’est la pluie ?

- Non.

- Une douche céleste. Le soleil ?

- C’est notre étoile, ça.

- La plus grosse ampoule, mon vieux. Jaune, géante, brillante et brûlante. Un grand disque d’or entouré d’un halo qui apparaît à l’est et se couche à l’ouest après être passé au-dessus du monde. Il fait tout le tour du monde, comme ça.

- C’est la terre qui tourne autour du soleil, objecta le blond. J’en suis sûr.

- Sous le ciel, c’est l’inverse. Paraît qu’avant, les gens croyaient que le soleil faisait le tour de la terre et qu’on était au centre de l’univers.

- Mince !

- Tu parles, y avait pas de dôme à l’époque ; alors à force de voir le soleil aller au-dessus de leurs têtes..."

Ils contemplèrent le plafond opaque de l’alcôve et la pénombre trouée de traits bleus électriques à leur gauche. Dehors, les basses accélérèrent la cadence. La foule se faisait imperceptiblement plus dense. Haleks farfouilla nerveusement dans les poches de son imperméable, à la recherche de son injecteur d’extase.

"Tes parents n’ont pas déménagé ? demanda pensivement Marcolan, des reflets multicolores dans ses yeux absents.

- Quand ils ont construit les nouveaux dômes ? Non. Dès qu’il a eu dix-huit ans, mon frangin s’est fait greffer une neuroconnexion et s’est mis à fréquenter des conférences virtuelles sur la liberté. Et il fricotait avec des Désincarnés qui avaient laissé tomber leur corps pour se cacher dans le cyberespace ; des mecs transformés en entités virtuelles, dont on s’acharne à effacer la matrice à défaut de pouvoir les coffrer, ça l’obsédait. Ils parlaient de trucs littéraires, ces Désincarnés ; ils avaient une banque virtuelle de tous les livres clandestins. On nous a dit que mon frère était un anarchiste sur la voie de la Désincarnation, un révolutionnaire, un sociopathe. Et les autorités ont fiché toute ma famille ; on a été assigné aux anciennes alvéoles, dans les profondeurs. Chaque coin de tunnel y est truffé de caméras.

- Et ça te manque, le ciel ?"

Mais Haleks ne répondit pas. Il regardait les scintillements et les éclairs arc-en-ciel du Salon Rouge, de l’autre côté. "Il pourrait être là-dedans, murmura Marcolan.

- Non." Et son collègue, noyé dans sa fumée, sut - non pas qu’il ne disait plus rien, mais qu’il se taisait. Il s’enfonça dans son siège.

Haleks eut une pensée de victoire muette ; ses doigts caressaient le plastique dur et tiède de l’injecteur au fond d’une poche. Mais voilà qu’il hésitait. Allait-il le décapuchonner et, une fois de plus, percer de cette aiguille de métal la peau blême de son avant-bras ? Allait-il déverser le nirvana artifice dans son sang ? Les mots "Salon Rouge" et "pirates" pulsaient dans sa tête douloureuse. Comme pour juger de l’aspect de la bête, en peser les bienfaits et les dangers cachés, il extirpa le tube transparent des plis de son imper et, dans la lumière hurlante, posa dessus un regard sondeur. Il savait qu’à côté Marcolan arborait dans la pénombre son éternelle moue de désapprobation. Haleks lui jeta un coup d’œil, l’air de dire "à ton avis ?", mais l’autre se détourna. Il baissa la vitre et fit tomber quelques cendres de sa cigarette à l’extérieur.

"Je t’ai pas mis en boule ? Demanda-t-il.

- Ca va", soupira Haleks." Et il rangea le dispensateur d’euphorie dans sa poche, transpirant de plus belle, au bord de la suffocation. Soudain, à leur droite, le mur de l’alcôve s’illumina ; une ampoule rouge révéla un clavier encastré dans la paroi, surmonté d’une fente et d’un écran. "Remets-y du fric." Marcolan passa son bras dehors, inséra sa carte et composa son code. "Toujours moi qui paie", protesta-t-il en fourrant son portefeuille sous son manteau. Haleks se massa les yeux. "Tu sais que dans les bas quartiers des alvéoles, dit-il pour penser à autre chose qu’à ses crampes psychiques, ils ont ’deux’ éclairages ?

- Sans blague ? bailla l’autre. Y en a un de secours ou quoi ?

- Non. J’ai lu quelque part sur le cybernet que les tout premiers quartiers-alvéoles n’étaient pas recouverts de dômes - l’air était encore respirable. Alors les gens voyaient se succéder le jour et la nuit, ciel bleu puis ciel noir. Forcément, quand il a fallu ériger les protections, on a fait gaffe à pas trop chambouler leurs habitudes : lumière bleue le jour et lumière rouge la nuit.

- Pourquoi ? J’pige pas.

- Va savoir. Paraît que c’était un cycle psychologique : les gens avaient besoin de savoir que l’obscurité régnait là dehors pour se mettre à pieuter. Et puis peu à peu on a laissé tomber les lampes rouges, sais pas pourquoi.

- Moi, tout ce que je sais c’est que mon ordiréveil me dit quand j’me couche et quand j’me lève. Et c’est pas pendant mes huit heures de sommeil que les néons deviennent rouges."

Et puis merde, pensa Haleksambre. Les gens savent même plus qu’il y a quelque chose de l’autre côté, quelque chose où nul obstacle ne se dresse entre l’œil et l’horizon. Ils ont tous les yeux vissés dans leurs hololentilles et se noient dans le cyberespace pour oublier les murs. Il se demanda comment étaient les hommes avant de s’enterrer, s’il y avait des mutants et si certains éprouvaient le besoin de se désincarner à jamais de la réalité. Pouvait-on simuler le ciel dans le cyberespace ? Pourrait-il y trouver le remède à ses crises d’angoisse ? Il avait peint le plafond de son alvéole d’habitat en bleu clair, avec des traînées blanches ; ça l’avait apaisé un bon moment. Mais, même en s’endormant, il n’arrivait pas à se convaincre qu’il n’y avait que l’air et les nuages au-dessus de son esprit. Le mensonge suintait, implacable, des murs et du plafond ; l’air était lourd et immobile, les odeurs ne voyageaient pas, la chambre criait un enfermement muet jusque dans ses songes. Il rêvait que les dômes se penchaient sur lui, cachant jalousement l’infini derrière eux, pour le happer et l’étouffer dans une obscurité solide et impitoyable, palpable et si terriblement exiguë.

Lui, il savait : ici-bas, tout était plein de vide ; dehors, tout n’était qu’espace. L’espace vous enveloppait doucement, vous caressait, vous soufflait dessus, vous réchauffait et vous faisait frémir. Le vide s’insinuait en vous, vous glaçait l’esprit et anesthésiait le cœur, vous distendant jusqu’à la déchirure invisible et muette. Chaque matin, il se réveillait avec la pensée que la folie le guettait. Se tenait-il seulement au bord de l’abîme ou tombait-il déjà ? Si seulement il avait le courage de consulter un psy, pour ses crises. Mais on pourrait le dénoncer ! Je passerais pour un sociopathe, songea-t-il, un insoumis qui veut fuir les dômes.

"Putain !", Marcolan jaillit sur son siège, les yeux ronds, le doigt pointé vers le pare-brise. Là, sur le capot, se tenait une minuscule et étrange créature. Comme une boule de plumes, pas plus grande qu’un poing, brune, grise et blanche. La chose sautillait sur deux petites pattes aussi fines que des brindilles, faisant frétiller deux ailes sur ses flancs ; sa petite tête fripée, avec ses deux perles noires, se terminait par un bec brun. "Merde, articula Haleks les yeux écarquillés sur la créature. C’est un... moineau.

- Mais qu’est-ce que c’est que ça ?

- Un moineau, merde ! répéta Haleks sans oser esquisser l’ombre d’un mouvement.

- Et comment tu sais ça, toi ? Qui dit que c’est pas un espieur déguisé en machin ?

- Je te dis que c’est un oiseau. Des trucs qui volent dans le ciel." Ils demeurèrent figés, incrédules devant ce souvenir du monde sans dôme. Depuis combien de temps Haleksambre n’avait-il pas vu un passereau, un vrai ? Se souvenait-il seulement d’en avoir vu virevolter insouciants dans les cieux au-dessus de son enfance ? Silencieusement, il supplia le moineau de lentement déployer ses ailes, rien que pour contempler une dernière fois la forme de plumes en éventail. Comme l’oiseau lui parut gracile et libre ! Il l’imagina fendre les airs dans une ascension vertigineuse et gratuite, s’immobiliser au milieu de l’immensité bleue infinie et des océans de nuages - il se souvenait des nuages ! - et retomber pour sentir le vent ; puis agiter de nouveau ses ailes frétillantes, muant la mort en liberté céleste et divine. Il le vit accomplir les mille acrobaties interdites à son esprit transi.

Le haut-parleur du tableau de bord crépita ; la créature s’envola, disparaissant dans la pénombre de la rue-tunnel. Les visages étonnés des deux hommes se laissèrent silencieusement éclabousser par les éclairs psychédéliques de l’autre paroi. Grésillements : "Cellule 387 ! Votre passeur se ramène." Haleksambre remua, émergeant des choses embuées et lointaines qu’avait réveillées la vision de l’oiseau. Mi-absent, mi-écrasé par la réalité qui revenait à la charge, il se massa douloureusement le front et activa la console de bord. "C387, vous pouvez répéter ?

- Ici Oeil4, la cellule 243 a vu la cible quitter l’agglodôme Eiffel par un escalier menant aux voies souterraines. Il se déplace sur le trottoir Ouest de votre rue-tunnel, vers le Salon Rouge. Description du suspect : humanoïde à la peau rouge sang, habillé de vêtements noirs et amples susceptibles de dissimuler une arme. Il porte une mallette argentée. A vous.

- C387, message reçu. Parés à intervenir ; terminé.

- Oeil4, terminé et bonne chance."

Haleks relâcha le micro ; il se mit lentement à fouiller la foule grouillante, brillante et bruyante des yeux. "T’as vu ?" fit la voix de Marcolan quelque part dans la pénombre à côté de lui, "il s’est envolé, comme ça. Rien qu’en battant des ailes." Mouvements entremêlés de manteaux argentés et de têtes casquées sur l’autre rive. "J’te l’ai dit : ça vole un oiseau." Vagues d’éclairs bleus, verts, rouges et jaunes chassant l’ombre des recoins. Haleksambre se demanda soudain combien les passeurs étaient riches. Quand on désincarnait des gens, ces derniers ne se souciaient plus de leurs possessions. Pas besoin d’acheter, de consommer ou même de se nourrir, quand on était plus qu’une matrice pensante, faite d’octets et de mémoire parcourant l’immaterium du cyberespace. Combien représentait toute la fortune de dizaines de personnes qu’un passeur avait aidées à s’en aller de l’autre côté de la réalité ? Un paquet. Le pactole, plusieurs pactoles !

Dehors, les musiques que criaient les échoppes tapageuses se mélangèrent et s’ébattirent, nourrissant leurs folies, se muant en une jungle de percussions se mordant sauvagement entre elles. Les yeux d’Haleksambre se firent deux fentes renfermant tous les badauds qui allaient et venaient, sur les passerelles et le trottoir, qui allaient et venaient dans le ruisseau blanc et vert de ses yeux. Quelques visages s’imprimèrent dans les noirceurs de son esprit, comme les débris immergés charriés par le fleuve vivant ; l’un couturé de cicatrices, l’autre barré de lunettes fluos. Il en vit un qui portait des plumes noires dans ses cheveux, celui-là avec son crâne noirci de tatouages en guise de chevelure, l’autre à la peau bleue et tachetée et ces boules de métal enfoncées dans ses oreilles d’où jaillissait de petites antennes. La fatigue faisait dériver jusqu’à lui les détails que la distance effaçait : pores de la peau, peau en pleine mue qui s’effrite, peau striée de veines chargées de neurocaïne, peau de mutant rayée ou mouchetée. Sur chacun de ces visages indifférents au vacarme amplifié par le tunnel, dansaient les lueurs de toutes couleurs hurlées par les néons.

Du sang. Une peau rouge et luisante, qui formait un visage ovale au-dessus d’un col noir. Un masque holographique barrait son regard, projetant l’image d’yeux bleus cerclés de paupières rose pâle en plein milieu de cette mare de sang.

Haleks donna un coup de coude à Marcolan. "J’ai vu", siffla ce dernier entre ses dents. Ils se figèrent dans leur jetcar, toute pensée tue, regard rivé sur la tâche rouge apparaissant, disparaissant parmi les mouvements entremêlés de la masse grouillante, à chaque fois plus proche du Salon Rouge. Ici et là, entre les jambes qui se levaient et s’abattaient, se levaient et s’abattaient, martelant le grillage de fer, brillait un fugace éclat d’argent. Le passeur se coula parmi les vagues et les marées de la foule, dans le silence martelé de basses folles du cockpit de leur voiture, glissant à travers les rangs. Glissant vers ce but qui, après qu’ils se furent usés les yeux à l’observer, prit une autre texture dans leur esprit. Ce n’était plus une façade scintillante d’étoiles aveuglantes aux couleurs absurdes, mais devint le repaire obscur dans lequel la cible rouge s’apprêtait à s’engouffrer. Quinze mètres. Sa peau n’était pas éclaboussée par les photons déments que crachaient les néons. Dix mètres. Quelque part, plus loin dans le tunnel, une femme se mit à chanter, sa voix étouffée et pourtant si perçante leur parvint, portée par son propre élan, flottant dans la galerie comme un voile vibrant. Cinq mètres. La voix douce qui murmurait plus fort qu’aucun cri se noya parmi les percussions, se noya, s’éloigna. Deux mètres. Haleksambre sentait sa propre respiration résonner dans sa tête ; son front et ses mains moites. L’homme à la peau de sang passa devant le Salon Rouge, sa silhouette happée par le halo que déployaient les lampes, ne ralentissant nullement son pas, comme s’il se laissait entraîner plus loin par ses pieds. Haleks serra le poing, sentant la morsure de ses ongles. Une porte s’ouvrit soudain, balafrant la façade, et l’homme disparut dans la carré d’obscurité.

Une tension imperceptible se brisa en mille morceaux à l’intérieur du jetcar, les muscles et les tendons se relâchèrent, libérant enfin les deux hommes de l’attente. Leur esprit se laissa envahir par l’action : il leur était enfin donné d’agir.

"Très bien, dit Haleksambre en tâtant la crosse de son arme à travers son imperméable. On va leur laisser dix, quinze minutes.

- Désincarnation et trafic d’organes, murmura Marcolan en chargeant son pistolet. Ce salaud va en chier.

- Rappelle-toi, n’abîme pas trop le passeur : on doit pouvoir extraire de sa mémoire toutes les informations qu’il nous faut sur le réseau Vongaï.

- S’il traficote avec eux.

- Ces mutants-là sont les meilleurs clients des dealers d’organes. Et les meilleurs fournisseurs sont les Désincarneurs."

Et ils attendirent, fourmis dans les jambes. Marcolan fit glisser une valise bleue de sous son siège et la posa sur ses genoux. Il en fit sauter les sécurités et l’ouvrit. Il jeta sa cigarette par la fenêtre avant de saisir l’une des sphères d’argent qui s’y trouvaient. Il nicha trois de ces grenades neutralisantes dans sa ceinture multipoches et passa le reste à Haleksambre. Ce dernier, en imitant son collègue, songea qu’il n’avait jamais vu de Vongaï. Tout ce qu’il en savait, il l’avait lu sur les holodisques. Seulement des informations : apparition des premiers spécimens aux Etats-Unis, issus des premières expériences sur les facultés extra-sensorielles. Pas d’image. On disposait cependant de quelques témoignages sur leur aspect général ; on savait qu’ils étaient humanoïdes, que leur crâne était recouvert d’un épais cuir brun pâle semblable à une capuche. Et qu’ils n’avaient pas de visage. A la place était un masque de chair noire et humide, trouée d’innombrables pores d’où émergeaient quelques poils senseurs. On supposait vaguement qu’ils "ressentaient" le monde qui les entourait, par une faculté autre que la vision, l’ouïe ou l’odorat. Peut-être communiquaient-ils entre eux par télépathie. "T’en as déjà vu un ? demanda-t-il à Marcolan.

- Non. Tout ce que je sais, c’est que mon père s’est fait dessouder par l’un d’entre eux.

- Mon vieux...

- Ils lui ont pris le cœur, le pancréas et les cordes vocales ; et ils l’ont laissé pourrir dans un tunnel. Tu te rends compte ? Les cordes vocales ! Quesqu’ils vont foutre avec des cordes vocales ? Ils en ont pas.

- C’était peut-être pas pour eux.

- Tu crois à ces conneries comme quoi ils fabriqueraient des androïdes ?"

Haleks referma la mallette et la cala sous son siège. "Ce sont les plus gros acheteurs d’organes, dit-il en consultant sa montre. Si c’est pour leur usage personnel, c’est qu’ils tombent vraiment en lambeaux." Encore cinq minutes. Haleks sortit son pistolet et en vérifia le chargeur. Et, pensif, il contempla l’arme aux formes rectangulaires et allongées à la lueur tressaillante des néons. Jusqu’ici, il n’avait jamais descendu que des types qui s’apprêtaient à faire le grand saut dans le cyberespace, ceux pour qui le corps n’était plus que de la viande. Il se demanda ce qu’il éprouverait s’il devait un jour braquer son flingue sur quelqu’un l’implorant de l’épargner. De la peur ? Du dégoût ? De l’excitation...

Il fourra le cracheur de mort sous son imper. "Allez, on y va", dit-il pour chasser son trouble. Ils sortirent, chacun de leur côté, immédiatement pris d’assaut par l’air chaud de l’alcôve de stationnement, envahis par les échos traînants du tunnel : sifflements de jetcars, brouhaha déambulant et musique démente qui faisait battre leurs tympans. Haleks sentit des crampes le long de ses mollets. Courbant l’échine sous l’avalanche de bruits, chacun se renfermant dans son silence intérieur, ils se dirigèrent vers la passerelle la plus proche. Les pans de leur imperméable battant dans l’air secoué par la course indifférente des voitures sur leur coussin d’air, ils traversèrent le vide de la rue-tunnel et s’engouffrèrent dans la foule fourmillante.

Il n’y avait dans cette marée humaine et inhumaine, que baignaient frénétiquement les enseignes aveuglantes, nul son de voix, ni pleurs ni sourires. Chacun restait fermement accroché en son for intérieur, s’assourdissant consciencieusement avec leurs radioécouteurs, se cachant dans une fureur muette et apeurée derrière leurs holomasques et leurs lunettes opaques. Haleksambre se faufila entre ces automates farouches, conscient de l’atmosphère fouettée par les haut-parleurs, du froissement des vêtements et, quelque part derrière lui, de l’empressement nerveux de Marcolan. Au-dessus des vagues de têtes mouvantes brillaient les néons "Salon Rouge", qui se rapprochaient, se rapprochaient comme une tempête d’éclairs silencieux. Un homme avec des yeux sans pupilles passa devant lui en parlant à quelqu’un d’invisible.

Fendant l’océan de corps, il vit jaillir devant lui la porte vitrée de noir opaque du cybersalon. Quelques lueurs fugitives passaient au travers.

Il s’immobilisa et, afin d’activer la boîte noire qui se trouvait dans son oreille, murmura dans la clameur ambiante : "C387, ici Haleksambre 456. Je m’apprête à pénétrer dans le cybersalon." A côté de lui, mais il ne l’entendit pas, Marcolan fit de même. Haleks, un peu alarmé, ne pouvait empêcher son cœur de battre aussi sauvagement que tremblaient les haut-parleurs au-dessus de lui. Et il se demanda vaguement si Marcolan éprouvait la même chose ou si cette indifférence déterminée était seulement un rôle qu’il jouait, écrit par lui-même dans le scénario de sa vie.

La foule mouvante dans son dos ne devint plus qu’une lointaine sensation tandis qu’il s’approchait de la porte vitrée. Il glissa une main moite sous son imperméable, empoigna la crosse rugueuse et froide de son pistolet et, de l’autre main, poussa la porte. Et il songea, furieux contre il ne savait qui, que, oui, il entrait peut-être dans le genre d’endroit que son frère disparu avait pu fréquenter. Le cybersalon se déroulait comme un long couloir de pénombre, scindée par une succession de tubes lumineux qui pendaient au plafond. Sur la droite s’étendaient, décrivant un léger arc de cercle jusqu’au fond de l’établissement, les chambres d’immersion, habitacles ovales jaillissant du mur, comme autant de boursouflures métalliques.

Quelque chose remua sur sa gauche. Le gérant derrière son comptoir, son visage flasque et jauni éclairé par les hologrammes de surveillance qui fleurissaient devant lui. Haleks dégaina et le tint en respect ; l’autre, l’œil morne soudain vivace, leva les mains encore plus haut que ses hologrammes, histoire de bien faire voir qu’il n’avait pas l’intention de risquer sa peau pour alerter ses clients. Il entendit Marcolan refermer la porte, étouffant les basses qui faisaient vibrer le tunnel et taisant la foule et son brouhaha. Le couloir à l’odeur âcre était désert ; sans doute tous les cyberspationautes étaient-ils dans leurs cellules de connexion.

Marcolan, arme au poing, s’avança et, tendant le bras à travers les hologrammes, empoigna le gérant par le col de sa combinaison blanche et orange et, le faisant derechef passer à travers les faisceaux lumineux dans lesquels dansaient de fines volutes de poussière, lui écrasa le visage contre la table longue. Celui-ci étrangla un petit couinement tandis que le grand blond lui montrait le canon noir et froid de son pistolet. "Le type à la peau rouge, murmura-t-il rauquement. Où ?" Le tenancier leva un doigt tremblant vers le fond de la pièce. "La quinzième", hoqueta-t-il. Marcolan, sans lâcher l’autre, adressa un signe de la tête à Haleksambre. Ce dernier, sentant son cœur s’emballer, acquiesça.

Mais, au lieu de s’avancer, il fit le tour du comptoir et promena son regard sur les hologrammes, projections de petits personnages allongés sur leur couchette de connexion. Celui de la quinzième chambre était éteint. "Active-le", grogna-t-il, et il entendit le gérant pianoter sur un clavier. La petite sphère d’émission incrustée dans la table s’illumina et il y eut soudain une fontaine luminescente. Sous ses yeux s’animait une réplique miniature des deux personnes qui se trouvaient, en ce moment, derrière la porte métallique de la quinzième cellule, petits avatars de photons translucides. Il le vit de dos - mais il n’avait pas besoin de faire pivoter l’hologramme pour le savoir : c’était lui. En manteau noir, le crâne chauve et rouge. Il était accroupi à côté de la couchette, pianotant sur l’ordinateur que contenait sa valise. D’innombrables câbles en jaillissaient, serpentant sur le sol, escaladant le flanc du lit d’acier, pour disparaître sous la peau d’un homme étrange allongé sur le côté.

Il avait un corps filiforme, extrêmement grand, comme s’il avait été étiré sur toute sa longueur. Haleks comprit soudainement d’où il venait : la pâleur de sa peau, la faiblesse apparente de ce corps long et mince et les tiges métalliques qui épousaient ses jambes indiquaient que c’était l’un de ces colons huppés qui venaient de la Lune. Non pas un natif - car il leur était exclu de visiter la Terre - mais un ancien Terrien qui avait émigré. Et Haleksambre sut avec une clairvoyance frappante ce qu’il faisait là. C’était l’un de ces nostalgiques ; un nostalgique qui, après plusieurs années sur la Lune, regrettait l’air libre et les couleurs, et qui, en dépit des transformations physiques qu’avait insidieusement opérées la faible gravité lunaire, était retourné sur Terre, se condamnant à souffrir la pesanteur six fois trop importante pour son corps défiguré. Et il se retrouvait là, son esprit fuyant la morne Lune, son corps ne supportant plus la lourde Terre, appelant le refuge intangible de la virtualité.

Il entendit Marcolan ordonner : "Déverouille la porte !" Et lui-même se trouva en train de marcher malgré lui, l’œil vague et l’arme au poing, vers le fond du cybersalon. Il avait étrangement conscience de tout ce qu’il faisait, de ses pas traînants et prudents sur les dalles poussiéreuses, des pans de son imper frottant ses jambes, du poids des grenades à sa taille, de la moiteur de ses mains sur la crosse de son arme, et aussi de l’incompréhension, de l’étonnement, du grand vide qu’il y avait en lui. Il se disait qu’il ne voulait pas faire ce qu’il allait faire. Et pourtant son corps continuait de bouger, comme s’il contemplait depuis l’intérieur un automate bien réglé.

Et il se retrouva avec dégoût et résignation devant cette porte grise et bombée, numérotée "15". Il y avait une poignée, juste au-dessus de lui ; elle s’ouvrait en coulissant vers le bas. De sa main gauche - et comme il aurait voulu croire que celle-ci agissait sans son lâche consentement ! - il extirpa l’une des petites sphères froides et brillantes de son ceinturon. Tout son corps vibrait d’une respiration angoissée et assourdissante. Il cala son pouce sur le déclencheur et entendit une voix grêle articuler avec peine : "Vas-y." C’était la sienne.

Son bras lui sembla incroyablement lourd tandis qu’il le levait vers la poignée ; au bout d’interminables secondes, emplies du silence bourdonnant d’une peur attentive, il la saisit sans lâcher son pistolet. A ce moment précis il redevint maître de lui-même, avec la conscience aiguë et douloureuse que c’était bien lui, et il se sentit insensément fragile. D’un geste brusque, s’étonnant lui-même de la vigueur des muscles qui roulèrent sous sa peau, il tira sur la poignée tout en enclenchant la grenade.

Mais il n’ouvrit pas complètement la porte ; il l’abaissa de quelques dizaines de centimètres et lança la grenade par l’entrebâillement. Bien à droite, pour être sûr qu’elle ne tombe pas sur la couchette de connexion, pour être sûr qu’elle roule par terre, y explose et brûle les jambes du passeur à la peau de sang. Ces grenades incendiaires, se rappela-t-il, servaient autrefois à faire fondre les jambes des androïdes, du temps où on leur donnait encore une apparence et une peau humaines, alors que la programmation de leur soumission n’était pas sans failles. Alors même qu’il refermait la trappe, il entendit derrière le froissement des vêtements de quelqu’un qui se retourne brusquement. Et il se sentit étrangement intime avec celui qu’il venait de bombarder. Il s’écoula moins d’une seconde avant que la boule argentée ne cogne avec un tintement étouffé le sol de la cellule ; elle parut pourtant à Haleksambre pleine d’une attente excitée et malsaine.

La porte vibra violemment sous sa main - il la vit frémir de ses propres yeux ; un son résonna à travers la paroi métallique, comme d’un souffle grondant sorti du sol lui-même. Ca y est, songea-t-il avec émotion, elle lui a explosé dans les jambes. Il attendit, interdit et abasourdi par ses propres agissements, la main sur la poignée. "C’est bon", dit Marcolan, les yeux toujours fixés sur les hologrammes. Haleks imagina qu’il y voyait l’homme rouge, effondré sur lui-même, se tenant ce qui restait de ses membres.

Il n’ouvrit que lorsqu’il entendit les premiers cris. Atrocement humains, atrocement déchirants. Il sentit un muscle tressaillir sur sa joue tandis qu’il abaissait la trappe. Un vent brûlant lui fouetta le visage en se ruant à l’extérieur et l’odeur de brûlé vint lui enfumer les narines. Le rideau d’acier fit place à une scène qui s’imprima avec une surprenante netteté dans son esprit, comme marquée au fer rouge.

Affalé contre la paroi droite de la chambre exiguë se tenait le Désincarneur. Son visage était indiciblement crispé, sa bouche ouverte en un cri figé et convulsif. Son holomasque, endommagé par la déflagration, barrait son visage rouge d’une bande de lumière aveuglante - mais Haleks crut voir ses joues ridées par la souffrance luire d’humidité. Peut-être était-ce du sang, indiscernable sur sa peau. Ou bien des larmes ? Les mains du passeur tremblaient au-dessus de ces deux membres calcinés, irradiant de douleur, qu’il n’osait pas toucher et qui avaient été ses jambes. Le tissu de son pantalon noir était déchiqueté, révélant une peau tout aussi noire et boursouflée de cloques craquelées. L’une était grotesquement tordue.

A côté, étendu sur le lit de métal, était l’homme filiforme au teint laiteux. Son flanc gauche était cramoisi. Mais il se penchait par-dessus sa couchette, ses yeux ahuris rivés sur le passeur anéanti et gémissant, puis sur les câbles fondus qui pendaient comme autant de petites vipères décapitées jaillies de sa peau. Il contempla les débris informes et fumants de ce qui fut l’ordinateur du passeur. Et Haleks sut que, insensible à ses brûlures, sourd aux pleurs de l’homme rouge, il regardait incrédule les ruines du portail vers le cyberespace.

L’homme au teint lunaire se tourna lentement vers lui, ses yeux incapables de cligner, figés dans la contemplation d’une vérité invraisemblable. Sa bouche agitée s’ouvrit en un hoquet strident. "Mais pourquoi ?", geignit-il en tendant des mains longues et tremblantes vers lui. "Pourquoi avez-vous fait ça ?" Tremblements de mains, de lèvres, pleurs martelant et grésillant dans les tympans tourmentés. Haleksambre sentit ses tempes ruisselantes de sueur battre les coups frénétiques et désordonnés de son cœur. "Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? Mon nirvana, rien que mon paradis..." Et il ne savait soudain plus que faire de cette arme effrayante et muettement avide entre ses mains. "Rebranchez-moi ! REBRANCHEZ-MOI ! Je veux m’enfuir, passer de l’autre côté. Laissez-moi m’en aller, ordure ! Je vais m’évader ! Je veux m’évader !" Voix stridente et grêle et pleurs entremêlés.

" La ferme ! s’entendit-il crier.

- Rebranchez-moi !

- Vous êtes en état d’arrestation...

- Reconnectez-moi !

- ...pour tentative d’intrusion abusive et de téléchargement...

- Rebranche !

- ...cérébrale et psychique dans le réseau du cyberespace.

- Rebranche-moi, salope !"

Trop enragé pour s’étonner, Haleksambre vit son propre poing gauche se jeter à une vitesse ahurissante vers le visage grimaçant du grand homme. Des élancements vrillèrent dans ses os tandis qu’elle s’écrasait avec un bruit mat, mais étrangement sonore, sur cette face étirée par la démence. L’autre s’étala sur sa couchette, sa tête rebondissant une fois sur le métal et ne bougea plus. Il n’y eut plus que le silence des sanglots du passeur estropié et l’odeur entêtante de la chair brûlée. Haleksambre, sortant de sa stupéfaction, pointa son pistolet sur l’homme rouge et s’accroupit à côté de lui. L’holomasque barrait toujours son visage de cette bande de lumière ardente et il se dit que cela risquait probablement de le rendre aveugle ; mais il n’eut ni le courage, ni l’envie de l’éteindre. Il ne ressentait tout bonnement aucune compassion pour cet homme qu’il venait de broyer et, réalisant cela, il eut peur de lui-même.

Prenant soin de ne pas regarder ses jambes fondues et fumantes, il écarta d’une main prudente les pans du manteau noir. Il saisit précautionneusement le revolver à viseur qui s’y trouvait, enfoncé dans une poche et, après avoir vérifié les autres, il se releva et, sans émotion, contempla le passeur. Tout d’un coup, il était curieusement calme. Le boulot était fini ; le passeur n’était plus son ennemi, il ne lui jetterait plus de grenade et l’autre ne tenterait pas de l’abattre. Il n’avait pas à se sentir désolé ou coupable, pas plus que l’autre n’avait à le haïr : la partie était terminée. Il se répéta cela plusieurs fois, comme répandant un onguent de soulagement dans sa tête malmenée. Il fourra le revolver dans l’une des poches de son imper et, ce faisant, il sentit du bout des doigts le plastique tiède et rassurant de l’injecteur d’extase. Ses doigts se mirent à trembler.

Il se retourna vers Marcolan, qui tenait toujours le gérant par le cou ; il étudiait les hologrammes. "Il a son compte, lui dit-il - et sa voix lui parut insolemment sereine et assurée.

- Mouais. Les autres connectés n’ont rien entendu. On doit être sacrément isolé dans ses œufs virtuels. Bon, j’appelle les autres unités : on va coffrer tout ça le temps de quelques interrogatoires et de décortiquer les données mémorielles des connexions.

- Tu parles ; pas de doute qu’y en a un paquet qu’ont laissé ici leur carcasse derrière eux. Hein, toi ! T’en as vu combien des passeurs ressortir de là avec un gros sac plastique sur le dos ?" Et il lança un sourire féroce vers le gérant.

Mais celui-ci mourut bientôt sur ses lèvres : l’homme en combinaison lui renvoyait son sourire. Mais ce n’était pas un rictus sarcastique ni même une dérision de sa propre suffisance ; c’était un sourire triste. L’homme au visage flasque avait les yeux brillants de ceux qui voient les choses pour la dernière fois. Il vit avec un haut-le-cœur que ses bras remuaient imperceptiblement sous le comptoir. "Attention Marco !" hurla-t-il et il y eut un insoutenable éclair, un effroyable ouragan de bruit et de vent et l’air devint fournaise.

Il ne comprit pas immédiatement ce qui venait de se passer. L’instant d’après, ses yeux asséchés regardaient sans les voir des nuages de fumée grise et opaque, barrés de la lueur fantomatiques des néons. Il avait vaguement la sensation dure et granuleuse du sol le long de son corps engourdi ; il était étendu sur le dos. Il ne sentait plus ses jambes ni ses bras, hormis - quelque part à côté de lui - un souvenir endolori de ses doigts gourds sur la crosse lisse de son pistolet (ou était-ce l’injecteur ?) ; cela lui sembla extraordinairement loin et il se demanda s’il n’avait pas perdu sa main. Quelque chose de chaud suintait de ses oreilles, qui sifflaient, mais il entendait quand même le son étouffé, presque inaudible, de petits débris retombant tout autour de lui. Un mot dont il essayait de saisir le sens barra l’horizon obstrué de son esprit assommé : explosion, pensait-il.

Son corps lui semblait incroyablement étiré, comme répandu sur toute la longueur du sol jonché de gravats ; tout l’univers se trouva soudain sous sa peau, inondant sa chair de douleur et de confusion.

Et puis il se rappela que derrière cette fumée, c’était le cybersalon, que cette lueur bleue au-dessus de lui, c’était un néon qui avait tenu le coup et que Marcol... Oh merde. Il pensa avec vertige : il s’est fait sauter. Ce type s’est fait exploser pour nous tuer, tous les deux. Et il se sentit écrasé, anéanti par cette brusque vérité. Il eut l’impression que la pièce tournait autour de lui.

Et, soudain, la lampe s’éteignit et une pluie de gravats s’abattit sur lui ; il entendit malgré le bourdonnement incessant sous son crâne le son étouffé de craquements. Il vit une ombre qui s’agrandissait furieusement au-dessus de lui. Le plafond s’écroule ! pensa-t-il avec horreur. Il sentit alors des mains l’agripper par le col et le tirer. Elles ne purent le sauver : le bloc de pierre s’écrasa sur lui. Il sentit ses yeux jaillir de leur orbite, son souffle se couper, son cœur s’arrêter. Mais il réalisa qu’il n’avait pas mal. Il se rendit compte avec une paix étrange que quelque chose - il ne savait quoi - s’était déchiré en lui. Il sentit les mains palper son cou. Les secours ? A l’intérieur de lui, quelque chose de chaud se répandait. C’était agréable. Je suis bien, songea-t-il avec un sourire imaginé.

La dernière chose qu’il ressentit avant de sombrer fut une aiguille réveillant une vague douleur dans sa nuque. Et ses yeux calmes et à demi clos ne virent plus.


Frangin... Ca fait si longtemps. Si longtemps. Je n’espérais pas te revoir ; encore moins ici. Tu es dans cette hallucination que tu as tant exécrée, dans cet univers irréel qui nous a séparés. Cela fait cinq ans que je navigue à travers les marées d’octets, d’informations, de programmes, de communications. D’ici j’ai entendu les mots doux que se murmuraient les amants affligés par la distance ; j’ai vu les tressaillements et les lents remous du commerce mondial, les corporations s’engraisser ; j’ai regardé les paumés, les parias, les désavoués et les ratés s’oublier et croire qu’ils étaient brillants et heureux ; j’ai espionné les messages secrets filant comme des ombres pour répandre poison et complot à l’autre bout du monde ; j’ai entendu le brouhaha des communautés virtuelles et la jubilation fébrile des clandestins.

Le cyberespace est le pouls du monde : il y résonne les cris des malheureux que notre société bouffie étouffe, les larmes des vies vides de sens, la frustration des enchaînés et l’espoir secret d’un changement impossible. Toute la révolte se déverse ici et enfle, perceptible à tous. Tu as toujours eu peur de venir ici - peut-être craignais-tu de découvrir que tu te mentais à toi-même ? Que tu n’étais pas le petit rouage bien huilé de cette vaste machine ? Tu croyais pouvoir finir tes jours sous ces dômes, sans devenir fou ? Pouvoir cacher tes crises d’angoisse ? Lâcher la came comme on éteint une télé ?

Tu l’aurais découvert si tu étais venu ici, Haleks : tu n’es qu’un homme, un homme qui ne peut échapper à la gangrène de son espèce. Tu étais un homme. Tu ne fais plus partie de cette entité qui se mutile.


Tu as chassé pendant si longtemps ceux qui avaient compris, ceux qui voulaient se libérer de cette maladie qu’est le genre humain, ceux qui avaient vu ce que tu refusais de voir. Tu as été vaincu et ta défaite t’a plongé au cœur de la révélation. Ne sens-tu pas toutes ces âmes tourmentées qui jacassent leurs pleurs autour de nous ? Ces blessures qui suintent en cachette ? Cette rumeur de souffrance qui sourd ? Ils ne le savent pas, mais ils hurlent tous la même chose : nous sommes malheureux.

Mais peut-être ne ressens-tu rien de tout cela. Peut-être n’entends-tu rien. Quand les hommes du clan des passeurs t’ont trouvé gisant dans ce cybersalon, ils ont compris. Ils ont su qui tu étais, que tu étais un traqueur, l’un de ceux qui cherchent à démanteler le réseau. Mais ils ne t’ont pas laissé mourir ; ils savaient que tu n’étais qu’aveugle et ont fait preuve de compassion. Bien que tu n’ais pas de neuroconnexion, ils t’ont téléchargé en hâte dans le cyberespace ; au moment même où tu mourais là-bas, tu renaissais ici. Tu es désormais une matrice mémorielle de tout ce que tu as vécu. Qui aurait cru qu’un jour le cyberespace permettrait à ton esprit réticent de survivre ?

Les hommes des passeurs t’ont téléchargé ici par compassion mais tu n’as pas de neuroconnexion. Tu es malheureusement aveugle et les programmes qui composent ta matrice sont presque figés. Tu n’échapperas pas longtemps aux anti-matrices qu’envoient chaque jour tes anciens supérieurs dans le réseau. Tu ne peux pas rester ici.

Il est temps pour toi d’entamer une nouvelle vie ; tu auras désormais les yeux ouverts et le regard investi de la compréhension du malheur de ce que l’homme a fait de son existence. Tu connais les Vongaïs, tu as entendu parler d’eux. Tu as toujours cru qu’on les pourchassait pour le trafic d’organes ; mais ce n’est qu’un mensonge. Grâce à leurs dons télépathiques, les Vongaïs peuvent entrer en communication avec nous autres matrices pensantes ; ainsi ils marchent en même temps dans l’invisible et le visible, cyberespace et monde réel. Ils sont craints pour cela ; les gouvernements craignent qu’ils ne deviennent les catalyseurs du vent de révolte qui agite muettement les pensées de chacun, qu’ils révèlent à tous l’ampleur du malheur qui se déverse ici, en cachette des réalités. Grâce à eux, le genre humain pourrait prendre conscience de son avilissement et se retourner contre cette partie de lui-même qui tire les ficelles, s’échapper de sa léthargie. L’humanité, après trente cinq mille ans du sommeil du nouveau-né, pourrait entrevoir la lumière d’un éveil. C’est un rêve qui fait peur. Un rêve terrifiant. Même ici, dans l’univers virtuel, ce n’est encore qu’un songe - et il durera plusieurs milliers d’années. Durant tout ce temps, les Vongaïs s’acharneront à survivre et œuvreront à unifier cyberespace et espace réel, virtualité et réalité ; ils travailleront secrètement à l’élévation de la conscience humaine.

Je vais te confier à eux.

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