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Ndlr: le texte original a été divisé en deux pour des raisons qui m'échappent totalement


Il vit. Sa vision fut d’abord brouillée, striée de lignes cassées et lumineuses ; puis elle s’affina et les contours se précisèrent. Il vit une surface blanche, parcourue de traits noirs, parallèles et perpendiculaires, sur laquelle se reflétaient plusieurs lueurs. Il comprit que c’était un plafond.

Mais où était-il ? Avait-il rêvé ? Il se souvenait de la voix familière et chaleureuse de son frère, qui l’avait rassuré et ému. Cela semblait lointain, maintenant qu’il était réveillé - et pourtant si présent dans son esprit. Un calme et un silence étonnant régnaient en lui, comme si ce songe l’avait apaisé. Il se prit à regretter la voix protectrice de son frère et réalisa qu’il l’aimait et qu’il lui avait toujours manqué. Il se sentit déchiré et se maudit amèrement de s’être laissé éloigner de lui.


Lorsque ce remord écrasant eut fini de se répandre en larmes silencieuses et poignantes en lui, Haleksambre eut envie d’oublier qu’il était malheureux ; il décida de ramener tout l’univers à son corps et de ne s’occuper que de lui, juste pour oublier. Et il se rendit compte avec stupeur que son corps n’était plus qu’une vague sensation ! Il sentait ses membres, mais il n’y avait pas le contact de sa peau contre la surface sur laquelle il était allongé. Il sentait sa poitrine, son ventre, mais n’entendait ni respiration, ni battement de cœur. Peut-être était-il dans un bain thérapeutique ? Mais non, il voyait bien qu’il n’y avait que l’air entre lui et le plafond.

Il tenta, apeuré, de ramener son bras droit devant ses yeux. Il vit apparaître dans son champ de vision une main de métal. Puis un avant-bras de métal. Un métal clair, presque argenté, tout à fait lisse et d’une stupéfiante uniformité. Ici et là courait une mince et discrète ligne d’un bleu étincelant, comme une fine lueur blanche ; l’ensemble de ses lignes segmentait son bras en plusieurs parties, et il comprit qu’elles maintenaient les différentes plaques de métal qui en constituaient l’habillage externe. Il leva l’autre bras : la même enveloppe froide et brillante. Il fut brusquement submergé par l’horreur. Il était dans le corps d’un robot, enfermé dans un humanoïde de synthèse !

Il hurla. Il ne se rendit pas compte dans son effarement que sa voix était celle de l’homme qu’il avait été ; il avait inconsciemment configuré ses fonctions vocales à l’identique de son ancienne voix. Il écrasa ses mains - si effrayantes ! - contre son visage ; et les capteurs sensoriels disséminés sur cette peau d’acier sentirent sous eux ce même métal. Son visage, ses mains, son corps ; tout n’était plus qu’acier, silicium et câbles ! Il hurla sa propre mort.

"Alerte ! Activation non-autorisée d’humanoïde !"

N’était-il plus qu’une machine ? Il se sentait, au plus profond de lui, humain. Les mêmes peurs absurdes, les mêmes caprices, les mêmes émotions l’agitaient. Que lui était-il arrivé ? Par quelle cruauté cette enveloppe de métal mort se trouvait-elle être le siège de son âme ?

"Alerte ! Androïde hors contrôle !"

Cruauté ? Il se rappela le Salon Rouge. Cela lui sembla si loin : Marcolan tenant le gérant, l’homme rouge aux jambes brûlées, l’explosion, les mains le tirant, le bloc s’effondrant, la piqûre au moment de... sa mort ? C’était donc ça cette aiguille dans son cou : une prise de connexion. Il avait bien été téléchargé dans le cyberespace ; il y avait retrouvé son frère. Alors, ce dernier aussi était devenu un Désincarné. Etait-il mort comme il s’en était péniblement convaincu aux heures noires des nuits désespérées ? Etait-il encore vivant ? Lui-même, qui pleurait et doutait dans ce corps d’acier, vivait-il ?

Il réalisa que mort ou vie, il continuait d’aimer son frère, de regretter, de s’interroger, de savoir, d’ignorer. Au-delà de la vie et de la mort, il était toujours Haleksambre. Il était plus qu’Haleksambre : libéré malgré lui de la chair, il avait ouvert les yeux et vu quelle prison était l’apathie de cette horde titubante et démente qu’était le genre humain.

Il contempla sa vie passée, réalisant de quels errements aveugles elle avait été constituée. Ses petites convictions mesquines, son immobilité face aux folies qui l’entouraient, sa paralysie devant la course désordonnée et hagarde qui agitait chacun dans sa crainte de ralentir et de voir l’entrelacs de vérités que la vitesse effaçait ; son incompréhension totale en ce monde fou, face à cette peur de s’arrêter et de réfléchir.

"Androïde hors contrôle dans l’aile H du complexe !"

N’avait-il pas toujours été le sociopathe qu’il redoutait d’être dans cette société mécanique, vide, bouffie et hystérique ? Il se souvint, sans vraiment savoir pourquoi, de ce jour où Lyndelle l’avait plaqué...


Il essayait de ne pas lui prêter attention. Elle faisait les cent dans la pièce, martelant le sol de ses bottines délacées, fulminant, les bras croisés. La radio crachotait dans un coin : "Une attaque suicide a eu lieu dans les agglodômes de Tokyo, provoquant selon les premières estimations une centaine de morts et au moins le double de blessés. C’est le cinquième attentat de ce genre en deux semaines, et ce en...

- Tu m’écoutes quand j’te parles ? Haleks !

- Merde, bon sang ! J’essaie d’écouter la radio.

- T’écoutes tout le temps la radio quand j’te cause !

- ... on apprend à l’instant que les Néo-Samuraï, mouvement japonais clandestin, auraient revendiqué cette attaque contre les intérêts de...

- Et pourquoi t’as peint ce plafond en bleu ? Tu sais que t’es malade ?

- Lyndelle, arrête.

- ... aux Etats-Unis, la propagation du virus connu sous le nom de Phénix01 continue ; les autorités militaires nient toute responsabilité en dépit des accusations des experts...

- Eh bien quoi ? Tu sais que t’as besoin d’un psy ? Tu refuses d’acheter des hololentilles, tu regardes jamais la télé !

- Ferme-la, Lyndelle.

- Une manifestation d’écologistes a été brutalement dispersée dans la matinée ; bilan : une trentaine de blessés et quatre morts...

- Tu vas jamais sur le cybernet, t’assistes jamais aux combats de morsures. Tu sais que les voisins te regardent de travers ?

- Lyndelle, merde...

- Ils t’ont vu acheter des livres, tu ne te connectes jamais au Défouloir hebdomadaire de l’immeuble... Tu es anormal !

- Cinq mille licenciements prévus pour la fin du mois ; les ouvriers se sont violemment heurtés aux forces de l’ordre...


Et ça avait duré comme ça toute la journée, jusqu’à ce qu’elle parte, complètement paniquée. Il réalisa, lui qui avait toujours eu si peur de devenir fou, que le monde l’était ; son frère ne lui avait-il pas dit que le cyberespace était le déversoir de la révolte qu’engendrait cette démence infernale ?

Il n’eut soudain plus de doute, ni aucun regret pour sa vie d’homme. Il accepta ce nouveau corps, cette renaissance qui apportait clairvoyance avec elle. Il sut qu’il ne pourrait plus jamais se fondre parmi les habitants des agglodômes, et cela le rendit presque heureux. Et il se prit à remercier secrètement son frère, pour lui avoir permis de s’écarter en esprit des sentiers gangreneux.

Il se leva sur sa couche et jeta un regard serein sur son corps. Un être de métal. Eh bien que le métal soit la muraille protégeant mon âme !

C’est lorsqu’il entendit les bruits de pas qu’il regarda autour de lui. Il se trouvait dans une longue pièce aux murs sales et au plafond et au sol blancs. Subjugué, il vit les innombrables tables sur lesquelles étaient allongés des androïdes tels que lui - corps d’argent et chevauchés de plaques trouées de prises et de câbles - inanimés, chacun surmonté d’un écran auquel il était relié par un fil sortant de son cou. L’endroit, avec ses rangées de formes mortes, ressemblait étrangement à une morgue. Il y avait deux portes - une à chaque extrémité de la pièce, lourdes, blindées, sans aucune poignée visible.

Haleksambre tâta sa nuque et, ses capacités sensorielles s’affinant à mesure qu’il s’habituait à cette enveloppe de métal, sentit le câble fixé dans une prise. Il l’arracha, éprouvant un bref frottement, et contempla ce fil décapité. Comment vais-je sortir ? se demanda-t-il en le laissant tomber. Il avait vaguement entendu que l’alerte avait été donnée ; des gardes allaient probablement surgir d’une minute à l’autre, mais par quelle porte ?

Et soudain, il se demanda avec stupeur pourquoi l’alarme s’était déclenchée. Les techniciens du complexe avaient-ils vu qu’une de leurs machines était défaillante ? Ou le service pour lequel il avait travaillé avait-il découvert qu’on l’avait désincarné, et qu’ensuite son âme avait clandestinement investi le corps d’un humanoïde de synthèse ? Cette deuxième hypothèse était proprement alarmante. On se méfiait particulièrement des Désincarnés qui visitaient de temps à autres le monde réel en piratant des robots - et la brigade des Chasseurs de Fantômes était leur redoutable ennemi. Mais n’était-il pas un cas à part ? Il n’avait jamais eu de neuroconnexion. Il ne pouvait ni se connecter, ni se mouvoir à sa guise dans le cyberespace ; il était certes passé par le réseau virtuel et avait survécu ainsi, mais il ne pourrait jamais le réintégrer en cas d’urgence. Si les Chasseurs de Fantômes détruisaient son corps d’androïde, c’en était fini de lui. C’était la mort, la vraie.

Réalisant avec effroi sa propre fragilité, il bondit de sa couche et s’accroupit entre les tables chargées d’andros. Il se demanda si le sol était froid ; bien qu’il eût une sensation du plancher sous ses pieds, il était bien incapable de ressentir sa texture ou sa température. Il savait bien sûr que n’importe quel androchirurgien pourrait y remédier, en lui implantant des capteurs sensoriels complémentaires, mais il doutait de pouvoir jamais retrouver les sensations d’antan. Devait-il s’en attrister ? Un corps de cyborg n’était peut-être pas l’interface idéale entre lui et le monde, mais au moins continuait-il d’exister. Je ne suis pas un fantôme, décida-t-il.

Il se déplaça entre les lits de métal, prenant bien soin de rester baissé et s’étonnant du silence de ses propres pas. Il était caché entre un androïde à moitié désossé et un autre que l’on avait commencé de recouvrir de peau, quand l’une des portes coulissa en chuintant. Ils vont me trouver, se dit-il, et me désactiver. Ils ne tolèreront jamais qu’une machine échappe à leur contrôle : cela ne s’est pas vu depuis des siècles. Mais ce n’était pas eux qu’il craignait le plus : il savait que tôt ou tard les Chasseurs de Fantômes finiraient par le localiser ; il était l’incarnation du crime suprême, le sommet de la déshumanisation : esprit humain habitant la machine.

Se dissimulant derrière un amoncellement de câbles pendants du droïde en pièces, il risqua un coup d’œil hors de la rangée. Il vit, crûment révélés par la blancheur stérile de la pièce, deux hommes en longues blouses rouges, fusil à décharges électro-statiques au bras. Leur visage était barré de lunettes imposantes - sans doute des détecteurs électro-magnétiques. Il se plaqua sous le lit. Quelque chose n’allait pas. Si c’étaient réellement des détecteurs E.M, ils auraient déjà dû le repérer !

Il regarda sa main remuer sous ses yeux. Etait-elle parcourue d’électricité ? Y avait-il une batterie quelque part en lui ? Ou sa propre âme était-elle son seul moteur ? Absurde.

Il entendit les deux hommes se murmurer entre eux, et fut surpris de constater que, par quelque formidable capacité auditive de son nouveau corps, leur conversation lui était intelligible. "Tu le vois ? fit une voix rauque.

- Que dalle...

- Il est pourtant forcément là-dedans. L’une des couchettes est vide.

- Peut-être que c’était seulement un sursaut, qu’il s’est désactivé aussi sec. Paraît que ça peut arriver, des activations intempestives...

- Ouais ben merde. J’vais pas me déranger toutes les demi-heures pour un putain d’cyborg qui sursaute. J’suis d’avis qu’on lui foute une décharge et qu’on en parle plus."

Les bruits de pas se rapprochèrent. Il n’osait pas écarter le rideau de câbles pour les observer. Allaient-ils regarder sous la table ? Il savait confusément qu’il avait peur, qu’il était même au bord de la panique ; mais il ne tremblait ni ne transpirait. Il se demanda si tous les androïdes étaient aussi impassibles qu’on s’évertuait à le croire. "Va jeter un coup d’œil sous cette table, là-b... Hé ! Mais qu’est-ce que tu fous ?" Il y eut des bruits de lutte, des souffles rauques, des crissements de chaussures. Un son mat retentit sèchement et Haleksambre entendit avec incompréhension le bruit d’un corps qui tombe.


De nouveau des pas, résonnant clairement sur le sol dallé. Ils s’arrêtèrent devant le lit. "Vous pouvez sortir, vous savez." Alarmé, paniqué, Haleks roula de sous la table et s’apprêta à courir tête baissée vers l’une des portes. "Attendez ! lui fit la voix. Vous n’avez rien à craindre !" Etonné, apeuré, l’homme-cyborg s’immobilisa et, prêt à combattre, se tourna vers la voix.

Ce qu’il vit le subjugua. Devant lui se tenait l’un des techniciens, les bras ballants et la tête penchant de côté, comme s’il imitait quelque poupée. Il ne tenait plus son fusil. L’expression de son visage était difficile à déchiffrer à cause de ces imposantes lunettes, mais il semblait hagard, la bouche ouverte sans intelligence. Derrière lui gisait l’autre technicien et les deux fusils I.E.M. L’homme à la blouse rouge parla sans esquisser le moindre geste. "Vous n’avez rien à craindre de moi - disons de lui. La personne qui se tient devant vous n’est plus vraiment celle que vous croyez, mais je n’ai pas le temps de vous expliquer. Comme vous avez déjà entendu parler de nous, en particulier par votre frère, je vous dirai que je suis un Vongaï. Je suis en ce moment à l’extérieur du complexe et je vous vois et vous parle par l’intermédiaire de cet homme qui se tient devant vous. J’ai pu m’emparer de son esprit juste à temps pour le manipuler et éviter la catastrophe. Mais je fais rarement usage de mes talents télépathiques de façon aussi radicale et cela m’épuise rapidement, aussi, comme je l’ai dit, manquons-nous de temps. Votre frère nous a demandé depuis le cyberespace de veiller sur vous. Il est regrettable que vous n’ayez pas été réincarné dans un homme-machine habillé de peau, cela aurait été appréciablement plus discret, mais nous devrons nous contenter de votre nouveau corps. Enfilez les vêtements de l’autre technicien tandis que je cherche le code d’ouverture des portes en celui-ci. Il a la mémoire poussiéreuse."

Haleks, abasourdi, obéit pendant que l’homme demeurait immobile. Ainsi son frère travaillait-il vraiment avec les Vongaïs. Avait-il également dit vrai en parlant de leur but, de cette élévation de la conscience humaine ? "Je perçois vos doutes, dit l’homme. Votre frère ne vous a pas menti. Nos dons de télépathie nous ont permis de constater que les réelles capacités mentales de l’espèce humaine ne sont encore que latentes, comparées à son potentiel. Notre désir est d’y remédier mais, pour le moment, nous ne pouvons guère faire plus qu’observer l’évolution de l’homme, attendant notre heure pour intervenir. Nous sommes nous-mêmes le résultat d’une évolution forcée et prématurée - mais je ne m’étendrai pas là-dessus. Je dirai simplement que nos créateurs ont, depuis, tous été assassinés. Si la télépathie devenait une caractéristique de l’espèce humaine, ce serait la fin des minorités et des élites. Ces dernières ne voient pas la communication parfaite et véritable d’un très bon œil.

- Est-ce pour cela qu’on vous pourchasse ?

- En effet. Nous sommes un danger pour les classes dirigeantes : la télépathie est un éveil constant et menace l’abrutissement général que nos sociétés entretiennent soigneusement. Les dirigeants sont des marchands de sable et chacun accepte béatement la torpeur qui l’engourdit. Mais il y a aussi la peur que nous suscitons ; nous figurons parmi les moins humains des mutants. J’ai le code, allons-y."

Haleks avait revêtu la combinaison rouge sombre - elle cachait presque entièrement son corps, et la blouse qu’il avait enfilée par-dessus était munie d’une capuche qu’il tira sur sa tête d’argent. Il put dissimuler ses mains grâce aux gants en vinyle et il chaussa les bottines grises. L’homme zombie se tourna vers lui, la tête toujours aussi grotesquement ballante et dit : "Ca devrait aller ; baissez la tête et laissez-vous guider par moi." Il se dirigea à pas saccadés vers l’une des portes, cognant au passage quelques androïdes inertes. Haleks, tout en le suivant, lui demanda : "Ce sont bien des lunettes de détection d’énergie que vous avez sur le nez ? Pourquoi ne m’ont-ils pas vu ?

- Je serais tenté de dire qu’aucune énergie ne parcourt vos membres et que votre corps n’est animé par nulle autre magie que celle de l’âme, mais je ne le dirai pas. Sachez seulement que vous n’êtes pas le premier robot habité par un esprit. Cela s’est déjà produit, lors d’une mission spatiale vers Mars. On dit que le droïde se cachait dans l’une des colonies martiennes et que, bien qu’il fût conçu pour une durée de vie de trente deux mois, il vécut cent deux ans.

- Que lui est-il arrivé ?

- Les Chasseurs de Fantômes l’ont trouvé."

Haleksambre demeura sombrement silencieux tandis que l’homme-pantin composait le code d’une main maladroite. Combien de temps vivrai-je ? se demanda-t-il soudain. Cent, mille ans ? Cent mille ans ? Deviendrai-je fou avant ? Au bout de combien de temps les Chasseurs de Fantômes mettront-ils la main sur moi ? "Vivez l’instant, lui dit le Vongaï à travers la bouche du technicien. Ne vous perdez pas dans ce qui n’est pas encore. Quant à vos nouveaux ennemis, nous réfléchirons aux moyens de leur échapper en temps voulu. En tout cas votre corps est fait pour durer longtemps, très longtemps. Vous serez probablement encore "vivant" lorsque la matrice originelle de votre frère se sera désagrégée. Bien sûr, il peut se copier autant de fois qu’il le veut, mais il ne sera pas éternel - sans parler des anti-matrices qui hantent le réseau. Chacun ses démons ; mais vous vivrez plus longtemps qu’aucun être vivant : la Vie Métapsychique ne souffre pas le temps."

Et la porte glissa avec un bruit pneumatique. Ils pénétrèrent dans un vaste couloir aux couleurs vertes et aseptisées, chargé d’odeurs huileuses et métalliques. Des néons incrustés dans le sol et le plafond jetaient une lueur douloureuse qui chassait la moindre pénombre. "A droite", dit l’homme-marionette, et ils s’y engouffrèrent ; Haleksambre sentait dans un coin de son esprit des effluves d’angoisse qui ne demandaient qu’à se répandre dans son être mécanique. Il regarda le sol et son ombre dédoublée, tentant autant que possible de dissimuler son visage, sans quitter des yeux les pieds désordonnés qui allaient et venaient péniblement devant lui. Le sol crissant défilait sous lui avec une exaspérante lenteur. Il songea que le Vongaï avait visiblement du mal à maîtriser ce corps d’emprunt. Il entendit le frottement de sa blouse. Ils passèrent devant plusieurs sas, tournèrent à plusieurs reprises, allaient d’un couloir à l’autre en traversant des portes battantes ; mais Haleksambre n’osait jamais lever la tête de peur de se trahir. Sourd aux méandres sans chaleur qu’ils parcouraient, il se laissait guider par le Vongaï/ technicien, attentif sous le refuge de sa capuche. Soudain le sol sous ses pieds fut de dalles bleues et brillantes et il crut voir dans le mouvement flottant des pans de sa blouse rouge un courant d’air. Il y eut de faibles éclats de voix, quelque part devant eux. L’homme pantin ralentit imperceptiblement le pas, comme si le Vongaï mettait une application mal assurée dans son contrôle télépathique. Et, à sa grande surprise, il sentit quelque chose toucher son esprit ; il pensa d’abord entendre une voix étrangement distante murmurer dans sa tête, mais il se rendit compte qu’il n’y avait aucun mot. Pourtant, il comprenait, de sorte qu’il put traduire cette bizarre sensation en paroles : "Je peux communiquer mentalement avec... esprits, quel... soit le corps... habitent. Mais le vôtre est différent... doute à cause de... nature cybernétique de votre cerveau ? Et... êtes loin. Néanmoins... biomécanique... suffisante pour que vous m’entendiez. Sommes près de... porte donnant sur... décharge des pièces hors d’usage. Mais il... un gardien et un laborantin qui parlent. Porte n’est pas fermée, mais ils... juste à côté. Vos biofonctions devraient vous permettre d’imiter la voix... dont vous avez pris les vêtements." Haleksambre réfléchit. Oui, peut-être pouvait-il contrefaire cette voix, il s’en sentait capable. Mais qu’allait-il leur dire ? Entre l’homme-zombie et l’autre qui baisse les yeux, ils ne passeraient sûrement pas. "N’ayez crainte, pensa en lui le Vongaï avec une soudaine clarté. Si ça tourne mal, occupez-vous du gardien et laissez-moi faire."

Le courant d’air s’amplifia ; il entendit les échos allongés d’une rue-tunnel. Les voix se rapprochèrent, l’une ricanait. Haleksambre serra le poing. Sur sa gauche : "Salut les mecs. Vous voulez quoi ?

- Mon collègue, fit Haleks sans lever la tête, ne se sent pas très bien. Et je crois que quelqu’un a jeté par mégarde ses médicaments dans le dépotoir, là dehors. (Bien.)

- Ah ouais... Il a pas l’air bien, c’est sûr. On va vous aider à les chercher ; ça ressemble à quoi ?

- J’essaie de me souvenir du nom. (Ils vont nous démasquer, Haleksambre. Assommez le garde !)"

A peine eut-il achevé sa phrase qu’il leva brusquement la tête. Il rencontra un visage calleux sous un casque noir. Le garde. Alors que l’expression de l’homme passait de la bonhomie bienveillante à un début de stupeur, Haleksambre l’empoigna par le col et, avec une force qu’il ne s’était pas soupçonnée, l’écrasa contre le mur, le soulevant comme une poupée, et projeta son crâne d’acier contre le sien. Il entendit un bruit sourd dans sa tête. Il se redressa et vit, suspendu au bout de ses poings, l’homme inerte, le casque fendu, le menton contre la poitrine. Les dalles du mur derrière lui étaient brisées ; une goutte de sang perlait entre ses yeux. L’ai-je tué ? Il le laissa tomber avec un bruit de froissement et se tourna vers le deux autres. Il eut la surprise de les voir tous les deux gisant par terre, le laborantin et le technicien-pantin, trop éloignés l’un de l’autre pour qu’ils se soient seulement battus. Puis il regarda la sortie : la porte était ouverte. Au-delà régnait une pénombre poussiéreuse, habitée des formes sombres et carrées des conteneurs-poubelles ; et plus loin, des lampes électriques qui voûtaient de bleu tremblant une petite artère des galeries souterraines.

"Sortez de là ! sourdit en lui la volonté silencieuse du Vongaï. Je suis garé à quelques pas de la décharge." Comme répondant à une brusque impulsion, l’homme-cyborg sous sa blouse rouge et bruissante bondit hors du complexe, traversa en trombe la décharge, escalada avec une agilité insoupçonnée le grillage qui l’enclosait, et se laissa tomber sur le trottoir suspendu à mi-hauteur du tunnel. Il ne sentit nulle fatigue, nul essoufflement ; il sut qu’il pourrait courir toute une vie sans jamais s’arrêter. Il regarda autour de lui : c’était une petite et étroite ruelle ; aucun jetcar ne venait y rugir, le trottoir était désert. Un silence chaud et étouffant appesantissait l’air. Et puis, un peu plus loin sur sa droite, il remarqua une forme étrange : cela ressemblait à quelque araignée géante se tenant, immobile, sur la paroi au-dessus du trottoir. A côté se tenait une forme humaine.

Haleksambre, par un apaisement du Vongaï ou par une sagacité instinctive, n’avait pas peur. Il savait qui était cette forme. Elle vint à sa rencontre, et tandis qu’elle s’approchait, il vit qu’elle portait une ample robe de bure, avec un col si épais sur ses épaules qu’il en happait la moitié de son visage. Ce dernier se révéla soudain à la lueur électrique. Ce n’était qu’une face noire, luisante par moments de quelque humidité suintée par les pores cratérisées qui la criblaient ; une capuche naturelle d’une chitine brune et jaunie l’enveloppait comme une coiffe étreignant sa laideur. Le Vongaï le prit par l’épaule - et sa main était brune et plissée, l’un des doigts était atrophié. Ses pensées résonnèrent en lui : "Allons-y. Je vais vous emmener au refuge de ma Fratrie ; c’est en bordure des agglodômes." L’homme-cyborg, se sentant soudain seul et perdu, le suivit sans mot dire.

Il comprit avec étonnement que cette gigantesque araignée était en fait un jetcar arachné ; ses six pattes munies de pods magnétiques bougeaient indépendamment du cockpit qui, quelque fût l’orientation de la voiture, conservait son assiette. Le Vongaï fit coulisser la portière et entra. Haleksambre se pencha et jeta un œil dans le véhicule : devant les ordinateurs de pilotage était assis un autre des télépathes en bure. Il émanait de lui des effluves de paix et de sérénité qui lui rappelèrent son frère. Il s’engouffra à l’intérieur de l’araignée métallique.


"Bien que vous soyez dans le corps d’un cyborg, vous éprouverez encore le besoin de dormir", lui expliqua mentalement l’un des deux Vongaïs. Il semblait que la proximité leur permettait d’établir une communication totale malgré la configuration mécanique de son cerveau machine. Le jetcar arachné était dépourvu de vitre ; aussi ne ressentait-il le voyage que par les cahotements et le bruit rugueux des pods magnétiques contre la paroi du tunnel. A en juger par les soubresauts de la voiture, ils empruntaient des voies désaffectées, aussi bien horizontales que verticales. Il aurait eu mal au cœur, s’il en avait eu un. "L’esprit humain, quelque soit son écrin, a besoin de repos régulier, ne l’oubliez pas ! La fatigue physique n’aura plus d’emprise sur vous, mais que cela ne vous trompe pas. Je suppose que vous mettrez longtemps à vous habituer à votre nouveau corps ; mais vous l’avez remarquablement apprivoisé en peu de temps. Toutefois, sachez que nous ne pourrons pas vous offrir les services d’un plasticien clandestin. Cela est beaucoup trop risqué et, de toute façon, les peaux - quand elles ne sortent pas des usines d’habillage - ont tendance à pourrir."

Haleks regarda sa main d’acier dans l’obscurité du cockpit. Qu’est-ce que cela pouvait bien changer pour lui, de toute manière ? Néanmoins, furieux contre il ne savait quoi, il renfila ses gants et fourra ses mains dans les poches de sa blouse. "Nous vous fournirons d’autres vêtements. D’amples bures avec capuches de pèlerin qui devraient vous protéger et vous cacher efficacement. Les gens n’aiment pas trop parler avec les errants des planètes." Il ne répondit pas, écoutant les vibrations et les cahots du jetcar. Il avait l’impression qu’ils escaladaient un puits. Il se demanda comment ces Vongaïs dépourvus d’yeux lisaient les écrans de pilotage.

Le trajet se déroula dans un silence flottant. Haleksambre se sentait abattu, aussi épuisé que le nouveau-né écrasé par l’immensité et le nombre des choses ; il ressentait l’univers entier comme un bourdonnement impétueux se pressant en submergeant toute béatitude contre le noyau de son esprit abasourdi. Il était effroyablement désemparé devant tant de révélations, de vérités, de consciences et de malaises cachés. Il se demanda comment son frère-matrice faisait pour entendre quelque chose dans cette cacophonie de protestations misérables qu’il imaginait être le cyberespace. L’homme virtuel et l’homme machine, songea-t-il. Les frères nichés dans les recoins extra-humains de l’Homme. Hallucination consensuelle et acier ; esprit et corps de leur fol exil. S’il avait eu une gorge, elle se serait nouée à l’idée qu’il se savait encore être un humain. Sa peau dure et froide lui devint un insoutenable sarcophage ; et il était condamné à l’animer, moquerie de vie et cage de l’âme.

Le jetcar arachné fut longuement ballotté. Ils traversaient apparemment un nœud de voies, bifurquant souvent, escaladant ou descendant un puits, glissant le long d’un tunnel. Et soudain le sifflement rugueux s’évanouit. Haleksambre, incrédule, entendit le bruit des pattes de la voiture qui martelaient le sol. L’araignée métallique arpentait probablement une vaste zone désolée, sans nul métal sur lequel les pods magnétiques eussent pu glisser. Il se représenta l’engin, agitant grotesquement ses six pattes, mais il ne put concevoir l’endroit où il se mouvait ainsi. "Où sommes-nous ?", demanda-t-il avec crainte. Et il entendit sans entendre : "dehors."

Ce mot fut comme un coup de poing dans son estomac imaginaire. Ses membres cliquetèrent dans un violent soubresaut tandis que sa tête frémissait sur son cou. Les tremblements ne durèrent qu’un instant mais, à l’intérieur, il resta comme figé. Son esprit tenta vainement de repousser la déferlante de bouleversement ; la digue lâcha, et Haleks fut submergé par l’immensité de ce mot.


Il n’y avait rien au-dessus de lui. Rien. Pas d’obscurité, pas de plafond, pas de voûte, pas de dôme enclosant l’univers. L’infini était couleur d’ambre, embrasé dans l’ouest lointain, si lointain. Il se sentit incroyablement petit ; le ciel semblait si périlleux, si vertigineux. Insaisissable, toujours là ; le monde tournait et voyageait sous sa vaste et imposante légèreté. Sa présence était incommensurable et inexorable - et il avait l’impression de ne percevoir qu’une infime suggestion de cet océan sans fin ni rivage au-dessus du monde - et pourtant cette étendue indicible ne gardait ni n’interdisait rien. Elle abandonnait les hommes fous à l’espace scintillant d’étoiles inaccessibles, feignant de veiller les choses qui gesticulaient sans grâce ni beauté sous elle ; s’agitant parfois de colères orageuses dans ses impénétrables songes ou diffusant, avec une divine désinvolture, la chaleur illuminante de l’astre, qui brillait comme une perle en feu dans son immense et à jamais mystérieux écrin.

Haleksambre s’oublia longtemps dans cet infini étendu comme un intouchable voile. Un voile invisible et fantomatique comme une frontière intangible entre lui et le glacial vide sidéral. Il revint à lui-même lorsque les cieux furent traversés d’une colonne de fumée blanche et bouffie qui s’élevait en rugissant sous un flamboiement frémissant. La Fratrie Vongaï qui l’avait recueilli se cachait sur un ancien spatioport, construit en porte-à-faux sur le flanc argenté d’une tour abandonnée. L’aire, jonchée de tentes fouettées par le vent, s’élançait loin dans le vide, dominant de haut les minuscules agglodômes, boursouflures perdues dans un brouillard perpétuel. Chaque jour, une fusée s’échappait du plus lointain de ces dômes et fuyait vers le firmament.


Peu à peu, le campement Vongaï devint sa nouvelle maison dans les cieux. Ces derniers étaient comme l’océan au-dessus de lui où voguaient ses rêves. On lui attribua une tente - bien qu’il n’en eut plus besoin, ne craignant ni froid, ni intempérie, et on partagea avec lui les pensées et les objets utiles à la survie quotidienne obtenus grâce à des dons "encouragés" par télépathie. Il émanait des Vongaïs une sollicitude et une acceptation qui furent comme un baume pour son cœur esseulé ; et jamais ils ne le dérangeaient lorsqu’il marchait au bord de la plate-forme, éprouvant avec plaisir l’enivrante sensation du vertige.

Bien qu’il n’eut jamais ouvertement posé de questions, ils lisaient en lui comme dans un livre ouvert et Haleksambre apprit beaucoup à leur contact, se laissant toucher par leur esprit. Les Vongaïs n’étaient pas les trafiquants d’organes que l’on croyait, ni ne fabriquaient d’androïdes : leur but n’était pas de contrefaire l’homme, mais de l’élever. Tout cela n’était que propagande et désinformation orchestrées par les Chasseurs de Fantômes. Ces derniers savaient que, bien que n’ayant pas de neuroconnexion, les Vongaïs étaient en contact permanent avec les Désincarnés du Cyberespace. Ils étaient après tout des matrices pensantes et, en tant que tels, les télépathes pouvaient les percevoir au sein des flux d’informations qui traversaient l’air d’une antenne-relais du réseau à une autre. Leur collaboration avait maintes fois déjoué les traques des terribles Chasseurs - les Vongaïs et les Fantômes formaient certes une excellente association : les uns étaient les meilleurs espions du monde des sens et de la chair, les autres infiltraient l’univers invisible. Cela donnait aux Vongaïs un pouvoir quasi-précognitif, capables qu’ils étaient de déceler le moindre mouvement de leurs ennemis. Pourtant, cela n’était pas infaillible ; chaque année, quelques-uns disparaissaient.

Durant les premières semaines, Haleksmabre porta souvent son regard vers les nuages, de sorte qu’il oubliait la confusion dans laquelle s’ébrouaient les hommes.

Puis, peu à peu, la réalité le rattrapait et il se souvenait de la désespérante proximité des dômes. Il n’arrivait pas à éprouver de compassion pour ces êtres pathétiques et égoïstes qui s’agitaient là-dessous, sous leurs agglodômes ; il ne se sentait pas concerné par l’idéal Vongaï. Comme son frère, il avait vu la souffrance - mais il était incapable de l’affronter ou de s’y plonger de nouveau. Il n’en éprouvait ni honte, ni culpabilité : il réalisait avec effroi qu’il devenait indifférent. Dès lors, il sut qu’il était irrémédiablement exilé et qu’il n’aurait nulle demeure sur Terre.

Et l’homme-cyborg au corps d’argent regarda les étoiles.


Un jour il fut désigné pour partir sous les agglodômes avec deux Vongaïs et en ramener toute la nourriture qu’ils pouvaient. Il s’agissait de missions dangereuses pour les télépathes qui couraient le risque de s’exposer aux regards ; le secret était leur seule défense contre les Chasseurs de Fantômes, avides de mettre la main sur leur mémoire et de la fouiller, décortiquer à la recherche d’informations sur les Désincarnés. Et cela n’était pas moins dangereux pour Haleks - les androïdes sauvages (comme on désignait les machines sans propriétaire) étant systématiquement abattus ou capturés ; mais aussi, il craignait désormais les mêmes ennemis que les Sans-Corps.

Ils empruntèrent donc le jetcar arachné et descendirent le long de la tour, parcoururent les désolations aux abords des dômes et s’enfoncèrent dans l’ancien complexe tunnelier. Ils se rendirent ainsi jusqu’à un abattoir souterrain, où l’on importait des animaux élevés dans les lointaines enclaves atmosphériques. Autant que possible, c’était aux abattoirs qu’ils volaient leur pitance ; ils se servaient dans les décharges, anesthésiant l’esprit des gardes pour demeurer inaperçus, et se contentaient des morceaux impropres à la consommation. Haleksambre, qui n’avait plus nul besoin de se sustenter, n’en trouvait pas moins le processus d’assimilation de cette viande écœurant : n’ayant pas de bouche, les Vongaïs liquéfiaient d’abord la nourriture à l’aide de sucs gastriques sécrétés par leurs pores faciaux, puis s’en enduisaient le corps, leur peau poreuse absorbant le liquide nauséabond. Néanmoins, il se devaient d’aider ses protecteurs dans leur survie.

Ce jour-là, leur progression - ils avaient quitté leur véhicule pour ne pas attirer l’attention - parmi les passages d’évacuation des déchets menant à l’abattoir fut particulièrement lente. On avait greffé un nouveau cœur à l’un des deux Vongaïs et il peinait à reprendre l’habitude du mouvement. Car cela au moins était vrai : les télépathes achetaient parfois des organes. Incapables de se reproduire, ils allongeaient leur existence en renouvelant leur corps, seul moyen de faire perdurer leur religion du Nouvel Homme. Ils disaient que c’était ainsi sur les cendres de l’Ancien qu’ils ressuscitaient le Phénix humain. Après tout, il ne leur restait que le cynisme pour se supporter eux-mêmes.

Haleksambre avait le plus grand mal à distinguer la créature affaiblie de l’autre, d’autant plus que les Vongaïs n’avaient pas de nom - ils n’en avaient pas besoin. Mais, lorsqu’ils avaient surgi du réseau d’évacuation, en vue de l’usine blanche et bouffie sous le gigantesque et insondable dôme, le télépathe au cœur fragile lui fit comprendre qu’il resterait en arrière, afin de repérer le nombre de gardes, de les sonder et de les distraire mentalement. Cet exercice requérait la plus grande concentration.

Ainsi l’homme d’argent et l’autre télépathe purent-ils s’introduire dans le complexe, sous les yeux des gardes qui les voyaient sans les voir, les entendaient sans les entendre. Et c’est avec suffisamment de viande pour nourrir la Fratrie du spatioport pendant une semaine qu’ils revinrent, après plusieurs heures de pénible reptation dans les passages souterrains, au jetcar arachné.

Durant le trajet cahoteux du retour, Haleksambre, assis à l’arrière parmi les morceaux de carcasses, songea qu’il ne décelait nulle trace de joie ou de satisfaction dans l’aura des Vongaïs. Ces rapines étaient pour eux une morne nécessité ; un acte de survie sans dignité. Je suis moi aussi exilé dans la survie, se rappela-t-il. "Je ne perçois plus la présence de votre frère dans le cyberespace, lui dit mentalement l’un des Vongaïs. Il s’est sans doute replié dans les plus basses zones d’émission afin d’échapper aux anti-matrices. Cela arrive de plus en plus souvent." Son frère aussi était condamné à se cacher, pensa-t-il. Il sentit que de nouveau le jetcar insectoïde gravissait la tour.


Lorsqu’il ouvrit la portière, s’apprêtant à bondir sur l’immense plate-forme à quelques mètres sous lui, il perçut comme un flottement dans l’air. Le soleil était bas à l’horizon et le ciel pourpre était strié de fumées colossales que vomissaient les agglodômes. Celles-ci serpentaient autour du campement comme autant de nuages gris et noirs. L’atmosphère était âcre - il le perçut à travers les filtres de ventilation de son organisme machine. Et il comprit d’où venait cette sensation d’attente : les Vongaïs étaient troublés et n’émettaient plus ouvertement leurs pensées. Ce n’était normalement pas le jour du rejet des gaz, là en bas. Peut-être y avait-il eu un accident ? Que les dômes avaient été contraints de vidanger leur atmosphère plus tôt ce mois-ci ?

Au moment où il formulait ces interrogations, il perçut un faible bourdonnement dans l’air. En sondant le calme qui baignait le campement sous ses yeux, il se rendait compte que les Vongaïs, avec leur perception atrophiée, ne l’entendaient pas. Puis le bruit augmenta, s’amplifia ; cela faisait vibrer ses membranes auditives.

Il crut voir un mouvement brumeux sur sa droite et, au moment même où il tournait la tête, le bourdonnement, de toute part, devint un rugissement suraiguë. Des nuages de fumée surgirent, encerclant le spatioport ; une quinzaine de formes noires. Les Vongaïs réalisèrent trop tard que leur vigilance extra-sensorielle avait été déjouée. Les silhouettes opaques fondirent sur eux dans le hurlement de leurs réacteurs dorsaux et, depuis l’arachné accroché à la tour, Haleksambre assista à toute la scène. Les Chasseurs de Fantômes plongeaient vers les tentes, les balafrant de leurs fusils assourdissants et, tout en amorçant une brusque remontée, ils assénaient un coup de poing aux fuyards qui couraient en tout sens - et l’élan de leur plongeon leur conférait une force terrifiante et les Vongaïs tombaient, violemment projetés au sol, leur crâne chitineux grotesquement enfoncé. De temps à autres, l’un des Chasseurs atterrissait, s’agenouillait le temps de viser une cible se mouvant entre les franges déchiquetées des tentes claquant au vent, tirait une rafale détonnant indistinctement parmi les réacteurs portatifs, puis redécollait. Ce ballet sanglant d’oiseaux de proie rugissants et de formes drapées s’écroulant sans grâce ni plainte se joua sur la plate-forme, devenue scène de massacre consciencieux, sans aucune parole, sans aucun geste de prodigalité ; rien en ce jeu de tuerie n’était humain. Pas même ce spectateur au visage lisse et froid.

L’un des Chasseurs surgit dans son champs de vision, les quatre bras de son réacteur dorsal hurlant au-dessus du jetcar arachné. Avec une netteté soudaine, chaque détail de son armure noire se figea dans l’esprit d’Haleksambre : ses jambières épaisses flanquées d’étuis d’où émergeaient crosse de pistolet et manche de couteau, sa ceinture ornée de grenades, son armure pectorale barrée des sangles de son unité volante et frappée de l’emblème de l’Homme Indéfaisable, et ce casque sans vie au milieu duquel brillait une unique et verte lentille d’une intensité sans chaleur. Une roquette émergeait de l’avant du long fusil aux formes rectangulaires qu’il pointait d’une seule main sur le véhicule.

Tous les périls de sa vie et de sa non-vie se cristallisèrent en cette forme oblongue et redoutable. Sans même réfléchir, Haleksambre se jeta hors du jetcar et, tandis que le sol venait à lui à une vitesse croissante, il entendit derrière lui un souffle grave et sifflant précédé d’un faible cliquetis. Un cliquetis qui lui parut intolérablement et insensément faible pour le déluge de feu dont il était annonciateur. A son propre étonnement, alors que le sol n’était qu’à quelques centimètres de ses mains, lui vint très clairement le son de la roquette perçant le métal avec un grincement. Le choc de sa chute et la déflagration se muèrent en une immense onde de puissance brûlante qui l’écrasa contre le sol. Effroyablement plaqué contre l’asphalte, son corps de cyborg diffusa jusqu’à sa conscience une sourde et profonde douleur. Dans le mugissement infernale et la pluie métallique de débris en feu, Haleksambre se sentit extraordinairement aplati, compressé.

Puis le souffle assourdissant se fit grondement vibrant et il entendit vaguement l’un des bras de l’arachné retomber à côté de lui. Et aussi, comme un sifflement susurrant au-dessus de lui, le réacteur du Chasseur, flottant encore dans l’air noirci. Il parvint à contraindre son puissant corps d’acier à se relever. Le sifflement descendit sur lui. Sans en avoir conscience, il se précipita en chancelant vers le bord de la plate-forme. Il entendit le bruit de pieds qui touchaient le sol, le ronronnement décroissant du réacteur dorsal. Il se mit à courir, observant, effrayé, le bord qui se rapprochait en tremblant. Les pas se pressèrent derrière lui. Puis, tout en se laissant tomber dans le vide, il se retourna. Et vit, au bout d’un bras rigide et tendu, une main noire se refermer sur elle-même.

Regardant sans peur la plate-forme qui rétrécissait, rétrécissait dans le paisible ciel poudré des premières étoiles, écoutant avec consentement le vent qui l’engouffrait, goûtant à la légèreté de son corps scintillant dans sa bure bruyante, Haleksambre revit le fragile passereau battre des ailes dans son vol insolent.


Il ne mourut point. Ordonnant à son corps meurtri, tenant son genou brisé, il erra sur le roc bruni des dômes et parvint jusqu’à cet endroit d’où d’incessants flamboiements s’élèvent en grondant vers les cieux. Et, laissant à leurs folies les hommes de la malheureuse Terre, l’homme-cyborg s’agrippa aux fusées et partit vers les étoiles.

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