Assis devant mon bureau, je me rappelle la première fois où je suis entré dans l’école du village de Yokohama. C’était un jour comme un autre, un jour comme il en existe plein. Ciel clair et température convenable. Je traversais le village à la recherche de quelque distraction quand je vis que des enfants se massaient près d’une petite maison blanche.
Un homme de grande taille se tenait devant eux et les
appelait chacun leur tour par leurs noms et prénoms. Je me demandais
s’ils étaient tous de la même famille, ce qui serait très étonnant
puisqu’il y a bien 15 enfants et tous de mon âge. Et dire que moi je
suis tout seul à la maison avec mes parents... Non, ce n’est décidément
pas possible que cet homme soit leur papa. Piqué pas la curiosité, je
m’approchais et questionnais un de ces enfants qui se trouvait devant
la maison.
« C’est qui ce monsieur ? »
L’enfant me regarda d’un air bizarre et me dit :
« C’est le nouveau maître d’école.
- Une école ? C’est quoi ?
- C’est
un lieu où l’on apprend plein de choses. »
Puis, l’enfant fut appelé et il partit à l’intérieur de l’école, souriant à tous ceux qu’il rencontrait. Je trouvais ça injuste que lui il puisse y aller et pas moi. Après tout, moi aussi j’habitais là et je ne voyais pas pourquoi lui aurait le droit d’apprendre. C’est ainsi que, chaque jour, je venais près de cette grande maison aux murs de pierre blanche et me penchais par la fenêtre pour tenter de voir ce qui s’y passait. Je regardais cet homme aux cheveux gris en train de montrer des signes écrits sur le tableau noir. Il avait l’air gentil le monsieur. Il n’arrêtait pas de me regarder. Au début, j’avais un peu peur et je me cachais dès qu’il tournait la tête vers la fenêtre. Mes allées et venues durèrent un mois. Ce délai passé, le professeur est sorti et s’est arrêté devant moi. Je ne suis pas parti parce que je savais qu’il ne me ferait rien. Il est resté là, sans rien dire. Moi, je ne pensais même pas à ouvrir la bouche. Je regardais cet homme aux yeux noirs. Quelques minutes plus tard, il m’a pris lentement par la main et m’a emmené à l’intérieur de l’école. Quand je suis entré dans la salle, tout le monde me regardait. Le professeur, lui, me tenait toujours et m’a montré ma place, au premier rang. Qu’est-ce que c’est bien d’apprendre ! Le calcul, l’écriture, la lecture, c’est très pratique ! Tous les matins à partir de ce jour-là, je me précipitais dans la maison blanche et je m’installais dans ma seconde maison. Mais aujourd’hui, je suis préoccupé. Cela fait deux ans tout juste que j’ai rencontré l’homme en noir et la femme aux cheveux aussi pâles que les miens. Je n’ai même pas pu dormir cette nuit. Le professeur me regarde tout en nous faisant la lecture. Il a du voir que je n’arrivais pas à me concentrer. Une fois que la journée de cours est terminée, mon maître m’appelle et me dit d’aller dans la seconde salle de l’école, celle que je préfère. La salle de combat est très grande et le tatami de couleur vert et rouge est assez rigide, pour apprendre à bien tomber, sans se faire mal. C’est sur ce tapis que j’ai appris le combat à mains nues mais aussi avec un bâton. Ce jour-là restera gravé dans ma mémoire...
J’attends maintenant mon professeur, sur l’un des bords du carré
rouge, au centre du tatami. Je suis à genoux et je repense aux
dernières journées que j’ai passé mais ce qui ressort surtout, c’est le
souvenir de la jeune femme aux cheveux blancs. Je revois encore ses
yeux rouge sombre, si profonds, si... Ces images disparaissent. Mon
professeur d’école, qui est aussi mon maître de combat, est devant moi,
à genoux lui aussi et en tenue. Son kimono est de couleur noire, ce qui
contraste avec le mien, de couleur blanche. Dans ses paumes
découvertes, tournées vers le plafond, se trouve un grand étui bleu
nacré. Le katana ! C’est celui qui se trouve normalement au dessus du
tableau noir, celui où le maître écrit les calculs que nous devons
résoudre, avec de la craie blanche.
« Tu ne dois pas laisser tes peurs te déconcentrer dans ton travail et
tes efforts. »
Je réponds :
« Je sais.
- Alors
concentre-toi, et apprends. »
Il tend les bras. Je n’ose pas toucher le fourreau mais mes bras sont
comme attirés par lui. Je le prends. Je tire sur la garde et dévoile la
lame à la lumière du jour.
« Lève toi. »
Je pose l’étui et obéit, la garde du katana enfermée dans mes deux
mains. Je tends les bras à mon tour pour en ressentir le poids. Puis,
je donne quelques coups verticaux. La lame est un peu lourde pour moi
mais sinon elle se comporte très bien.
« Le katana doit être une extension de ton propre corps. Il fait parti
de toi. »
Je ferme les yeux, en essayent de ressentir la lame. Je n’y arrive pas.
« C’est normal. Tu as besoin d’entraînement, c’est un exercice
difficile. Il ne faut penser qu’à l’acier qui repose entre tes mains.
Il faut faire le vide dans ton esprit. Je veux qu’une fois par jour, tu
vienne dans cette salle pour tenter de percevoir l’arme. Mais en
attendant... »
J’attrape le bâton de bois qu’il me lance, pose le katana sur le sol et regarde mon professeur se mettre en garde, une arme identique à la mienne dans ses mains. L’arme fait le même poids et mesure la même taille que le katana que je tenais quelques secondes auparavant. Je me mets moi aussi en position, attendant qu’il me donne le premier coup. Celui-ci ne vient pas, mon professeur tourne autour de moi. Je m’intègre dans ce cercle et nous nous retrouvons à tourner lentement, chacun cherchant une faille dans le déplacement de l’autre. Les minutes s’égrènent lentement. Mon maître d’arme tente une feinte. Je repousse l’extrémité de son arme de manière à ce qu’il ne puisse pas terminer son attaque. Seconde tentative de sa part, mais toujours sans succès. Puis, c’est à mon tour. Un mouvement du haut vers le bas doublé d’une attaque rapide vers sa jambe droite. Il esquive. Nous tournons encore, mais je change brusquement le sens de rotation tout en attaquant. Mon bâton fend l’air et termine sa course contre le bois de celui de mon adversaire. J’attaque au niveau de son flanc mais je lève mon arme au dernier moment pour frapper son cou. Il ne paraît même pas surpris et se baisse, le bois frôlant son crâne. J’ai à peine terminé mon mouvement qu’il attaque par la droite. Je fais un demi-tour en interposant mon bâton entre le sien et ma hanche. Je suis dos à lui et il me met un coup de pied derrière la jambe et je tombe à genoux sur le sol avec un petit cri. Son bâton frappe mon poignet avec brutalité. Je lâche mon arme. Je ferme les yeux pour sentir la douleur traverser mes parties frappées par le bois dur, juste le temps de percevoir la pression sur le devant de ma nuque. Il est en position pour détacher ma tête de mon corps. J’ai perdu. Il passe devant moi et m’aide à me relever. « C’est pas mal mais il faut que tu te déplaces plus. Affaibli ton adversaire et surprend le dès que tu vois qu’il relâche son attention. » C’est bien ce que j’essaie de faire... Mais il reste toujours concentré. Je reprends mon arme sylvestre et nous recommençons. Durant cet entraînement, je tombe au moins trois fois sur le sol, vaincu par mon maître d’arme. A chaque fois, je me relève et recommence, cherchant une faille dans son déplacement ou encore dans sa façon de tenir le bâton. Je ne trouve pas. Ce n‘est qu’après deux heures de combat intense que nous arrêtons, tous deux essoufflés par nos efforts respectifs. Chacun se rhabille de son côté, sans parler. Au moment de sortir de l’école, mon professeur m’appelle, le katana dans sa main droite et me dit : « Tu as oublié ton compagnon. Il est, à partir de maintenant sous ta responsabilité. Fais-y attention. » Je prends le fourreau bleu comme s’il était une relique. C’est un peu ça en quelque sorte, une relique, sans doute encore plus précieuse que la prunelle de mes yeux. Plus tard, ce sera un symbole, le symbole de ma liberté. Je passe la lanière de cuir en bandoulière, de telle façon que la lame se trouve dans mon dos. Je rentre chez moi en courant, monte directement dans ma chambre en enlevant le katana de mon dos et saute sur mon lit. Je dégaine mon arme et la décrit mentalement. La lame est fine et légère, en acier gris et la garde est entourée de délicats fils dorés, conçus pour décorer mais surtout pour empêcher la main de glisser. Je ferme les yeux et repense à une scène qui m’a frappé. J’étais en train de prendre l’arme des mains de mon maître. Ses yeux noirs luisaient tandis qu’il observait mon visage. Ses lèvres s’ouvrirent pour laisser échapper une parole : « Bonne chance... »