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Nerom, plaine désolée.

     Plaines désolées et vallées riantes partagent un point commun : elles sont rarement en accord avec leurs qualificatifs. Autant les vallées rigolent peu, comme nous l’avons déjà dit, autant les plaines se plaignent avec modération de leur sort.

Le langage est mal fait. Et pourtant, la plaine de Nerom avait peu de raisons de ne pas sombrer dans la dépression. Sa situation, sans etre catastrophique, n’avait rien de brillant, coincée qu’elle était entre les contreforts des monts brumeux, les marécages pestilentiels de Ja-lyeu et le désert de Nu. Autant dire que les agents immobiliers du coin ne faisaient pas fortune. Pour ne rien arranger, Nerom était rase comme le crane d’un chauve apres épilation. Le vent du sud, que les indigenes de Nu avaient baptisé le Schkoumoun, battait en effet la plaine de Nerom 365 jours par an, balayant de sa force implacable tous les obstacles qu’il rencontrait sans sembler jamais devoir faiblir. Le Schkoumoun, il connaissait son affaire ; depuis des lustres qu’il balayait Nerom dans tous les coins il n’avait encore jamais rien rencontré qui put lui opposer une résistance digne de ce nom, et il était bien décidé a ce que cet état de choses persiste. Il était de notoriété dans la région, d’ailleurs, qu’il vallait mieux ne pas s’aventurer sur la plaine sans un excellent motif, a moins d’aimer le char a voiles ou de se prendre pour la réincarnation de fff-fflllf, le dieu des fétus de paille. Il n’y avait guere que les zgulls, de petits ratons a poil ras, qui savaient comment résister aux assauts du Schkoumoun et s’effacer devant la violence du vent (Lowindyl les avait d’ailleurs classées dans la branche des girouettes a taux fixe).

     Puuil était l’un d’eux, noble zgull d’age vénérable qui avait vu défiler pas mal d’objets divers chassés par le vent au cours de sa longue vie de zgull. Il prenait son petit déjeuner ce matin-la devant l’entrée de son terrier, profitant des premiers rayons qui réchauffaient la plaine, en respirant le bon air frais dont les rafales a 260 km/h faisaient délicieusement frémir les pointes de ses moustaches. Tout allait pour le mieux.

     Soudain, Puuil tendit l’oreille. Il avait cru discerner, au milieu du doux hurlement du vent, un hurlement de nature différente qui allait en s’amplifiant. Cela se rapprochait. A grande vitesse.

« eueueyeuyouwalaahiiaaouilleoulaaieaayaaayouuchaayaoulaaieaouillewalaahiiaeyeuyoueueu ! » fit la chose en passant pres de Puuil.

     Le vieux zgull ne put discerner grand chose car il était un peu myope, mais il lui semblait que le tas informe qu’il venait de voir défiler devant ses yeux ressemblait a un gros animal possédant quatre ou cinq pattes, emberlificoté dans des chiffons en lambeaux. La chose rebondissait joyeusement sur le sol et s’éloignait en direction des marais, et bientôt Puuil la perdit de vue. Il resta pensif durant quelques secondes puis croqua un autre morceau de ver de terre. Tout en le machonnant, Puuil fouilla dans sa mémoire pour tacher de se rappeler s’il avait déjà vu dans le passé pareille créature couinante. Aussi loin que portaient ses souvenirs, il lui semblait que non. Cela méritait peut-etre d’aller jeter un coup d’œil a la chose. Il décida de prendre un dernier ver pour la route avant de partir.

     Le raton s’essuyait les babines lorsqu’un vacarme épouvantable le fit de nouveau sursauter. Un autre objet arrivait, toujours a grande vitesse. Si on se fiait au bruit, on aurait pu affirmer qu’il s’agissait d’une batterie de casseroles attachées a la queue d’un chat en feu. La chose passa dans un concert de cris suraigus et de bringueballements. Cette fois, Puuil put discerner une sorte de créature a la peau noire et aux longs cheveux chevauchant un tas de ferraille en poussant des cris stridents. Drole de facon de voyager, pensa-t-il. Quelques secondes s’écoulerent avant qu’un nouveau cortege n’arrive, composé a nouveau de deux créatures tout a fait dissemblables, l’une étant grande et mince et l’autre petite et grasse, la premiere se cramponnant avec force aux longs poils de la seconde qui visiblement en était fort marri. Ils disparurent bientôt a l’horizon, hurlant a qui mieux-mieux.

     Puuil se gratta la tete. Décidément, la journée sortait de l’ordinaire. Il était bien décidé a en apprendre plus sur ces étranges et comiques voyageurs et allait se mettre en route quand tout a coup, sans prévenir, une flopée d’objets divers s’abattit comme la grele sur sa terrasse. Le zgull ne prit pas le temps de réfléchir et se rua dans son terrier, un quart de seconde avant qu’un nouveau projectile n’en obstrue l’entrée. Du fond de son nid, Puuil put entendre d’abominables hurlements. Il risqua un coup d’œil, et vit un machin vert de forme allongée bloquant totalement la sortie et proférant des injures dans une langue incompréhensible. Du jamais vu, pour sûr. Puuil soupira, reprit son souffle apres toutes ces émotions et considéra l’objet. Cela ressemblait a de la roche polie, et s’il ne parvenait pas a en deviner l’usage le zgull trouva la chose jolie. Remettant ses projets de voyages a plus tard, il décida de creuser autour pour l’amener dans son salon, histoire de décorer son intérieur.

 


 

     Tyrcevon se releva, gémissant et tremblottant sur ses os multifracturés. Il avait réussi a s’extraire de la mare putride ou il avait terminé sa course, et vit ses compagnons arrivés juste apres lui faire de meme. Ils ressemblaient a un groupe d’oiseaux mazoutés : pitoyables et dégoulinants d’une boue noire et poisseuse au fumet discutable. Le pretre de Malax se dit que la vie était une succession de nouvelles expériences enrichissantes : celle-ci en faisait partie indubitablement. Couvrir une distance d’environ cinquante lieues a si grande vitesse, c’était du jamais vu. Un moyen de transport moderne, efficace, rapide et non polluant. Restait a améliorer la question du bruit lors du trajet, de la réception a l’arrivée et accessoirement du confort des passagers et l’on tiendrait un beau filon a exploiter, vu les échanges commerciaux et touristiques florissants entre le continent de Nu, les monts brumeux et la ville de Ja-lyeu, sise derriere les marais du meme nom. Tyrcevon se dit qu’il creuserait l’idée un jour ou il aurait le temps, quand il serait sorti de cette aventure stupide et sans fin. Il était perdu dans ses pensées bassement lucratives quand Ferog le ramena a la dure réalité, en lui assénant un coup de pied bien senti dans la partie la plus intime de son individu.

- « Voyage facile, hein ? Une plaine tranquille, hein ? Une petite brise rafraichissante, pas de quoi paniquer, hein ? Je t’en foutrai moi des brises rafraichissantes, guide touristique de mes deux ! Si j’avais encore ma hache c’est pas des coups de pied que je t’enverrais, ordure ! fit le nain en répétant le mouvement pour ponctuer chacune de ses phrases.

- Kjhg ! répondit Tyrcevon.

- QUOI ?

- Gkgn slrkd…

- C’est pas vrai ! Il trouve encore l’énergie de m’insulter dans ma langue natale ce batard ! Prends ca !

- Gwrtpsdf…

- Si je puis me permettre, intervint Edsianié, je crois que notre compagnon émet plutot des gargouillis que des insultes naines…

- Tu oses comparer les insultes naines a des gargouillis ?

- Loin de moi cette idée, je dis seulement que…

- Veux pas le savoir. Les insultes naines sont un art antique et sacré protégé par copyright depuis la plus haute antiquité. Un Grand Livre des Insultes est meme conservé a la forteresse de Keskela-Ta-Barak, et nous avons des Grands Thanes Insulteurs qui se réunissent chaque année pour des concours d’insulte. Je ne laisserai pas insulter une seule insulte sans lutter.

- S’il eut su…

- Bon, coupa Kytskyl, on va pas épiloguer la-dessus durant trois plombes ! La nuit va tomber et il faudrait trouver de quoi loger, parce que des marécages c’est assez peu satisfaisant comme lieu d’habitation, meme pour un golem.

- Je crois que j’ai fait une tache a ma jupe, gémit Sibéa qui était couverte de boue.

- Faisons le point de la situation, dit Edsianié. D’abord, qui est blessé ?

- Moi je me suis encore déboité l’épaule. Et j’ai du me fracturer la cheville a cause de l’autre batard, la, quand je lui ai mis un coup de pied. Sans parler de ma barbe a laquelle tu es resté pendu pendant tout le voyage, fit Ferog en jetant un regard noir a l’elfe.

- Moi, j’ai une tache sur ma jupe. Et je me suis cassé un ongle. Ca fait maaaal !

- Moi ca va, moins quelques creux dans la carrosserie. J’ai perdu une corne de mon casque, aussi. C’est genant pour l’équilibre, fit Kytskyl qui penchait effectivement un peu la tete de coté.

- Ghhh, fit Tyrcevon sans avoir besoin de préciser où il avait mal.

- Bien. Moi, a part quelques contusions, ca va aussi. Question matériel, que nous reste-t-il ?

- On a plus d’armes depuis qu’on est sortis des cavernes, nos vetements sont en lambeaux quand ils ne sont pas couverts de boue et nous n’avons plus une seule piece d’or. On va aller loin avec ca.

- Et Périna ?

- Quoi, Périna ?

- Sibéa, c’est toi qui la gardais, non ?

- Euh… Vous promettez de ne pas vous fâcher si je vous dis un truc ? fit la magicienne en se tordant les doigts… Je crois que mon sac, je l’ai laché au moment ou le vent nous a fait tomber. Et dans mon sac, j’avais rangé ma borbie, mes ciseaux et…

     Les compagnons du Barde Empalé se jeterent un regard atterré, tandis que la magicienne fondait en larmes.

- Qu’est ce qu’on fait, Ed’ ?

- Qu’est ce que tu veux qu’on fasse ? On ne peut pas retourner la chercher de toute facon. Nous n’avons plus qu’a l’abandonner a son triste sort. Espérons qu’elle ne nous maudira pas trop.

- Moi je propose qu’on vende la mago comme esclave au premier marchand qu’on trouve. Ca nous renflouera et on sera débarrassés d’elle. On soumet ca au vote ? fit Ferog.

- Ghîîî ! Je vote contre ! fit Sibéa en levant le bras tout en continuant a pleurnicher.

- De toute facon qui veux-tu rencontrer dans ce bled pourri ? On est coincés la jusqu’à la consommation des siecles si ca se trouve.

- Pas dit, fit Tyrcevon qui sautillait sur place depuis cinq bonnes minutes, s’imaginant sans doute que ca ferait passer la douleur. Nous ne sommes pas loin de Ja-Lyeu la cité des marais, qui doit se trouver juste derriere. On devrait pouvoir trouver de l’aide la-bas.

- Et tu crois qu’on va suivre tes conseils ? C’est a cause de toi qu’on est ici je te rappelle, enfoiré, répondit Ferog.

- Tu vois une autre solution ? La plaine, tu peux toujours essayer de la retraverser, tu ne feras que replonger tant et plus dans cette mare. Si ca t’amuse tant que ca... On pourrait longer les marais et nous retrouver dans le désert, ce qui représenterait une amélioration notable de notre situation j’en suis sûr, ou encore nous diriger du coté des montagnes, sans nourriture et sans eau, pour finir au bout de trois jours par tomber sur les troupeaux d’écureuils carnassiers qui pullulent dans le coin. Ou alors nous pourrions patauger dans la vase pendant deux heures et ressortir de l’autre coté de ces marais ou nous attendent des lits douillets, des repas chauds comprenant salades, nouilles fraiches et un choix de quatre pizzas – le tout a volonté - pour cinq pieces d’or chacun, des tavernes remplies de serveuses accortes et d’employeurs potentiels et des bazars pour aventuriers regorgeant d’équipement a un excellent rapport qualité/prix.

- Les marais, ca me rappelle quelque chose… fit Sibéa en se grattant la tete.

- Ils font des pizzas aux fruits de mer ?

- Je ne sais pas, mais vue la distance qui nous sépare de la mer je dirais que ce choix ne serait pas vraiment judicieux de toute facon. Ca mange et ca digere des pizzas au fait, un golem ?

- Question d’habitude et d’entrainement. Je te montrerai.

- Vous avez fini de parler bouffe ? De toute facon on n’a plus un sou vaillant.

- Ce qui nous ramene a ma suggestion de tout a l’heure, ajouta Ferog triomphant.

- Quoi qu’il en soit ce n’est certainement pas en restant ici que la situation va s’améliorer. Je suis partant pour la pizza. Je veux dire, les marais.

- Moi aussi.

- Pareil.

- Greumeuleu… Tres bien, les marais. Si jamais tu t’es gourré a nouveau je t’arrache avec les dents ce qui te reste de…

- J’veux pas etre vendue comme esclave ! s’écria Sibéa. Je reste ici, na.

- Comme tu voudras. A propos je te signale que les légendes du coin racontent qu’ici, a la nuit tombée, il y a des fantômes, fit Tyrcevon.

- Quoi ? Je te crois pas.

- Si, si. C’est vrai. Il paraitrait meme qu’il y en a un avec une toge noire, un masque blanc et un grand couteau, reprit Edsianié.

- Et un monstre avec des griffes et une longue queue, qui pond des œufs qui t’explosent au visage et te larguent dans l’estomac une larve de monstre qui nait en te déchirant les entrailles, ajouta Kytskyl.

- Et un savant fou qui enleve le cerveau des zombies et le greffe sur d’autres zombies pour créer une nouvelle race de super-zombies, renchérit Tyrcevon.

- Vous essayez de me faire peur…

- Et il paraît aussi qu’ici on trouve parfois une cassette en bois et que tous ceux qui regardent dedans eh bien ils meurent une semaine apres sans qu’on sache pourquoi.

- Et il y a aussi un épouvantail qui a des ailes et qui vole et qui dépece ses victimes.

- Et un type avec un T-shirt rayé, un chapeau et des griffes qui te poursuit dans tes reves.

- Et un type qui tue juste les vendredis 13. Tiens ça c’est rigolo : c’est pile aujourd’hui.

- Et un type qui apparaît derriere toi quand tu prononces cinq fois son nom devant un miroir.

- Et un type sans tete qui monte a cheval et qui coupe les tetes des autres.

- Et un type qui voit des morts meme que les morts savent pas qu’ils sont morts.

- Et un type qui mange ses victimes vivantes et donne des bouts de cervelle aux gamins.

- Et un type qui voit des armes de destruction massive partout.

- Houlà oui c’est le plus dangereux de tous, celui-là.

- Voilà. Donc si tu veux rester, libre a toi. Nous on y va. Vous venez les gars ?

- C’est parti. Bonne nuit Sibéa !

- Amuse-toi bien. »

     Et les quatre males du groupe s’enfoncerent dans les marais, se jetant l’un l’autre des regards de connivence et laissant la demi-elfe (qui n’en était d’ailleurs plus une depuis qu’elle habitait un corps qui n’était pas le sien, voir épisode précédent) désemparée. Au bout d’une demi-minute, et apres avoir cru apercevoir successivement chacune des horreurs décrites par ses compagnons, Sibéa partit en courant a leur suite en s’écriant :

- « ATTENDEZ MOI LES GARCONS, ATTENDEZ MOAAAAA !

- Je savais qu’elle ne tiendrait pas deux minutes.

- On l’attend ou on se met a courir et on se planque ?

- Si tu peux courir dans cette boue, te gene pas vas-y. »

     Et c’est ainsi que la fiere Compagnie du Barde Empalé s’enfonca dans les marécages glauques de Ja-Lyeu, cité non moins glauque mais plus au sec, abandonnant derriere elle une voleuse recyclée malgré elle en meuble neo-kitsch pour salon zgull.

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