Les marais en putréfaction de Ja-Lyeu sont réputés pour le bon coût affiné du mètre de progression. Au bout des deux heures promises, n’ ayant toujours rien vu venir en matiere de pizzas aux fruits de mer ou pas, Ferog dont l’estomac commencait a manifester des preuves de mécontentement

et dont la barbe devenait franchement lourde a force d’absorber la boue finit par s’impatienter et fit une remarque désobligeante a Tyrcevon, dont l’humeur était également en baisse car les asticots des marais étaient venus grossir les rangs de toute la vermine qu’il se trimballait déjà. Le pretre engagea alors avec le nain une discussion animée sur le theme : « Madame votre mere et son métier : la question de vos origines » et comme il faut s’y attendre, les deux interlocuteurs passerent assez rapidement d’une utilisation métonymique de la boue dans leurs propos a une application plus pratique que n’eut pas dénigré un masseur de cure thermale. Pour faire plus clair, apres s’etre abondamment traités de tous les noms ils se mirent sur la gueule en se roulant dans la vase. Ce faisant, ils roulerent sur Edsianié qui venait justement de se débarrasser de la derniere croute de boue qui lui couvrait la figure. Le rodeur Elfe, qui tenta pendant deux secondes de garder son calme, se ravisa finalement apres avoir recu une beigne destinée a Ferog et se jeta dans la melée en poussant un hurlement sauvage.

     Profitant de cette pause dans leur longue et pénible marche, Kytskyl et Sibéa s’assirent sur un tronc abattu et se mirent a bavarder tout en regardant leurs trois compagnons se livrer a une démonstration de lutte dans la boue :

- « Ça va, tu arrives a progresser avec ton armure, Kikil ?

- Kytskyl. On fait avec. Et toi tu es arrivée a te rappeler de ce que tu avais oublié ?

- Nan, pas moyen. Ca a un rapport avec les marais mais impossible de me souvenir. C’est énervaaaant…

- Ca va te revenir.

- Ton corps te manque pas des fois ? Moi parfois je regrette le mien. Celui la n’est pas mal remarque, j’aurais pu avoir pire, fit-elle en contemplant d’un air désolé les plaques de métal qui composaient le corps de son compagnon.

- Bah de toute facon je crois que les sectateurs ont bouffé mon ancien corps, alors… Et puis comme ca c’est plus solide. Je regrette juste ma voix de barde, celle ci sonne un peu métallique.

- Kouioli avait une jolie voix. C’est dommage que tu l’aies pas connu. Pauuuuvre Kouioli ! Je l’aimais bien moi, c’est triiiiiste…

- Ca c’est passé comment exactement ?

- Il s’est fait empaler.

- Oui ca je m’en doute mais comment ?

- Eh bien c’est délicat… Euh… On était dans la foret, il a voulu se baisser pour ramasser quelque chose, et… euh… au meme moment un homme-arbre nous a attaqués en donnant un coup de branche et ca l’a… euh…

- Empalé ?

- Ben… Oui… Oui, oui.

- Tyrcevon avait une version un peu différente de la tienne je crois.

- C’est vrai ? Tiens… Bon bon bon… C’est pas tout ca on va peut-etre y aller les garcons ! Tu viens Ed’ ? fit-elle en se relevant d’un bond et en attrapant l’elfe par le poignet (qu’il avait particulierement musclé).

- Heula ! Eh attends qu’est ce qui te prend ? fit celui-ci.

- C’est vrai quoi on avait meme pas fini la meule ! fit Ferog en relevant la tete de la boue.

- Bllbl bloubl ! commenta Tyrcevon qui avait toujours la sienne dedans.

- Eh bien je crois aussi qu’il est temps de se remettre en route si l’on veut arriver avant la nuit », dit Kytskyl.

     Et ils reprirent leur progression a travers les marais, toujours de l’avant malgré l’adversité. Apres un certain laps de temps variant d’une dizaine de minutes a plusieurs heures selon la perception de chacun des membres du groupe, la fiere et boueuse Compagnie du Barde Empalé parvint enfin a une grande clairiere couverte d’herbe au centre de laquelle étaient baties plusieurs maisons de bois.

- « Et voilà, je l’avais bien dit ! C’est la ville ! fit Tyrcevon d’un air triomphant.

- Plutot miteux comme ville. Trois baraques et un puits…

- Nous sommes en fait parvenus en bordure des terres habitées, commenca Siani sur son ton docte, faisant soupirer ses compagnons. Nous nous trouvons actuellement en présence d’une sorte de banlieue de Ja-Lyeu, et ce petit hameau sert de dernier refuge pour les aventuriers comme nous avant la traversée des marais, de la foret ou du désert selon la direction choisie et la quete entreprise. Je crois que nous pourrons sans grand’peine nous y fournir en équipement et nourriture, quoique les tarifs pratiqués dans ce genre d’endroit soient assez prohibitifs. Cette zone étant certainement située en duty free hors des terres du baron de Ja-Lyeu, je pense cependant que l’un dans l’autre les prix resteront abordables.

- Comment tu sais tout ca, Ed’, fit Sibéa impressionnée.

- Le métier, mon petit, le métier, répondit le rodeur elfe d’un air supérieur.

- Ouais. Ben en attendant dioutifri ou pas on n’a meme pas une noisette sur nous, alors va falloir trouver une solution, intervint Ferog.

- AHHH ! hurla tout a coup la magicienne.

- Qu’est ce qui te prend ? T’es blessée ?

- Non, je viens de me rappeler…

- Ah quand meme. Alors c’était quoi ?

- Ben j’avais un sort de marche sur l’eau en réserve. J’aurais pu l’utiliser pour nous faire traverser les marais. On aurait gagné… du… temps… fit-elle en pâlissant devant l’air féroce de ses quatre compagnons couverts de boue.

- Alors, qui vote pour l’esclavage ? Moi je suis pour si on la fouette avant, fit le nain en levant la main.

- On verra ca plus tard. Pour le moment allons voir si quelque ame noble dans ce hameau viendrait secourir de pauvres voyageurs en détresse victimes d’un destin contraire, dit Edsianié d’un air des plus sérieux.

     Tous ses compagnons se retournerent aussitot vers lui, incrédules, attendant un clin d’oeil ou le début d’un fou rire, mais en vain.

- Qu’avez-vous tous a me regarder comme ca ?

- Tu penses sérieusement qu’un bouseux quelconque va nous venir en aide ? Tu crois pas plutot qu’on aurait intéret a tendre un guet-apens et en assommer un au hasard pour lui chourer sa bourse, ce serait plus simple ?

- Allons allons, Ferog, ce ne sont point là manieres de gentilhommes. Ces braves villageois, sans doute un peu simplets, seront ravis de venir en aide a des seigneurs tels que nous. Il suffit de se montrer courtois et de leur en mettre plein la vue. Vous allez voir », fit-il en se recoiffant vaguement et en se dirigeant d’un pas décidé vers la plus grosse des trois bicoque qui portait une vague enseigne semblant indiquer qu’il s’agissait d’une auberge.

     Sibéa, Ferog, Kytskyl et Tyrcevon le virent pousser la porte et entrer dans la baraque en criant d’une voix forte :

« HOLA, AUBERGISTE ! LA FIERE COMPAGNIE DU BARDE EMPALE EST A TA PORTE ! ACCUEILLE-NOUS DONC EN GRANDE POMPE ET SERS-NOUS PRESTEMENT TON MEILLEUR HYDROMEL ! »

     Tous hausserent les épaules de concert, avant de voir revenir leur compagnon par la voie des airs, a grande vitesse et a basse altitude.

« OUAAAAAAAAYAAAAH NON PAS LE TAS DE FUMIEEEEER »

     L’Elfe alla s’abimer dans un amas d’immondices qui dégageait une odeur encore plus fétide que celle des marais avant de se relever, de s’épousseter et de repartir a la charge sur ces mots :

« Un simple malentendu. Je vais régler ca tout de suite, ne perdez pas patience. »

     Il poussa la porte derechef et fit d’une voix un peu plus discrete que la premiere fois :

- « Dites -moi, aubergiste, je crois que je me suis mal exprimé… Je voulais simplement… Vous comprenez ce que je vous dis au moins ? Douyou spik Elfe sylvain ? Non ? Ferchtanden zi Nain du chaos ? Non plus ? Toi y’ en a parler Gobelin ? Pas davantage, hein… Ne vous énervez pas… Ah bon. D’accord d’accord, pas la peine de me raccompagner je connais le chem… AAAAH !

- M’est avis qu’il n’arrivera a rien comme ca…

- Si si : son vol plané s’est remarquablement amélioré. Il a atterri bien plus loin.

- Il devrait battre des bras.

- Ed’, tout va bien ?

- Réflexion faite, ces rustres de la campagne ignorent tous les usages. Je vais leur inculquer la politesse a ma facon, nom d’un petit bonhomme.

- Avec des insultes comme celle-la il n’a aucune chance.

- Dix contre un sur l’aubergiste.

- Pas preneur, Ferog… D’ailleurs t’as plus un rond.

- HOLA, MANANT ! fit Ed en poussant la porte du pied avant de pénétrer dans l’auberge de nouveau. TU M’AS OFFENSE UNE FOIS DE TROP, PREPARE-TOI A MORDRE LA POUSSIERE !

Les quatre comperes de l’elfe purent entendre quelques rires a l’intérieur de l’auberge, et bientôt, sans grande surprise, Ed’ refit une sortie mouvementée.

- Bon, fini les conneries, je m’en occupe dit Ferog en se dirigeant vers l’auberge, tandis que le rodeur s’extrayait pour la troisieme fois de son tas de fumier.

     Le nain entra, et quelques minutes s’écoulerent sans nouvelle expulsion. Au bout d’un moment, Ferog revint vers ses compagnons (en marchant), machonnant une cuisse de poulet roti.

- Ch’est arrangé *scrunch* ramenez vos fesses a l’intérieur le diner est servi et ca va refroidir.

- T’as fait comment ?

- T-t-t c’est mon secret.

- Ton terrible secret tu veux dire ?

- Non pas celui-la. Un autre. Un vieux truc de nain. C’est le résultat qui compte, pas vrai Tyr ? répondit-il en donnant une tape dans le creux du ventre du pretre de Malax, hagard devant la cuisse de poulet.

- La tu m’épates… Allons-y ! Tu viens Ed’ ?

- Je hais cette aventure…

     Et tandis que les quatre autres aventuriers se ruaient dans l’auberge, l’elfe s’assit sur le sol en soupirant. Il médita un instant sur l’ingratitude de la nature humaine et la perte des traditions d’hospitalité de jadis. Quand il pensait aux innombrables malheureux dans le besoin qu’il avait secourus toute sa vie…

     Un magnifique petit papillon bleu se posa sur une petite fleur, juste aux pieds d’Edsianié. La fragile créature faisait doucement frémir ses ailes dont les reflets dorés scintillaient comme autant de petits joyaux sous les derniers rayons du soleil avant le crépuscule. Au loin, l’astre du jour se couchait, enflammant l’horizon d’un lavis orangé de toute beauté. Le frele insecte butinait tranquillement.

     Siaini leva le pied et l’abattit sur la bestiole, puis broya rageusement du talon jusqu’à ce qu’il ne reste plus de la petite fleur et du petit papillon qu’une infame bouillie.

« Ras le cul, des bons sentiments. »

 

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     Nos amis dégustaient tranquillement de savoureuses pintes de biere, attablés dans un coin de l’auberge, digéreant le repas pantagruélique qu’ils venaient de prendre quand tout a coup, l’aubergiste, un gros costaud qui répondait parfois au nom de Tarbul, parlait peu et souriait moins encore, se dirigea vers la porte d’entrée, la ferma, souleva une barre de fer posée a coté et placa cette derniere en travers de la porte. Pendant ce temps, la serveuse – sa fille tendre et attentionnée, la douce Baramine – se mit a allumer les lustres couverts de crasse qui pendouillaient au plafond. Intrigués par ce manege, les compagnons du Barde Empalé se jeterent des regards inquiets, commencant a se demander dans quel quet-apens ils étaient tombés. Ferog, interpellant l’aubergiste, lui dit :

- Hey gros lard ! Ca rime a quoi ce remue-ménage ? C’était pas dans le contrat…

- Quel contrat ? demanderent les autres.

- Oh trois fois rien. L’arrangement pour le repas et les bieres. Je vous en reparlerai. Hey Machin ! Tarbul !

- C’estoient juste qu’ek précautions utiles pour la nuit, bel estranger, fit Baramine en caressant la barbe du nain. Nous d’vons veiller a not’ sécurité et a celle d’ nos hotes. Bon faut qu’j’aille fermer les volets moué.

- Vos hotes ? Mais nous n’avons pas demandé a dormir ici !

- L’ est trop tard pour r’partir, fit-elle d’une voix menacante. Beaucoup trop tard…

- Hein ? Comment ca ?

- J’en étais sur, c’est un piege ! fit Ed’ en se levant d’un bond, renversant sa chaise. Cette auberge est un repaire du Chaos, l’aubergiste est un rat-garou, la serveuse est une goule, les clients sont des gnolls et le chat est un kobold. Je vois d’ailleurs des symboles du chaos partout, fit-il en gesticulant et en désignant le vaisselier. Vous allez tous nous capturer et nous emmener dans un temple maudit situé dans les galeries cyclopéennes sur lesquelles l’auberge a été construite puis vous nous torturerez effroyablement avec des pinces a linge, des cotons-tiges et des perceuses a main Games Orkshop avant de nous sacrifier sur l’autel du dieu Choub-Nigourate tandis que des vapeurs démentes montront des profondeurs infernales et que les cris des ames des damnés résonneront a nos oreilles, chiens d’hérétiques !

- Miaou ? fit le chat.

- AAAH ! ARRIERE DE MOI CRÉATURE DU MALIN ! RETOURNE À L’ORIFICE VEROLÉ QUI T’A CONCHIÉ !

- Hoy, du calme, bel estranger, y mord point. Patapon, aux pieds !

- Pardonnez-lui : le surmenage sans doute… Juste le temps de lui administrer un calmant et je suis a vous, fit Tyrcevon en empoignant fermement sa chope.

- Nous allons tous périr dans d’atroces souffrances et nos ames meurtries prisonnieres des rituels démoniaques seront condamnées a errer sans fin dans des souterrains obscurs charriant les déjections putréfiées des créatures d’En Bas qui… *SCHPONNNG*

- Voilà. Et maintenant, pourriez-vous nous expliquer le comment du pourquoi de la chose, belle Baramine ?

- Tihi… Vous sachez causer aux femmes, vous aut’, fit-elle en donnant un coup de coude au pretre. Ben voye, nous on ferme la nuit a cause des vampires, voyez. Vu qu’si y rentrent on s’ra comme qui dirait tous morts, voyez. Aussi faudrait qu’j’aillons fermer les volets, moué.

- Sage précaution en effet. Y’a des vampires dans le coin ? Je croyais que ca n’existait que dans les légendes.

- Allez faire un tour du coté du cimetiere et z’irez constater qu’c’est des légendes vivantes. Enfin vivantes j’me comprends.

- Depuis quand y a-t-il des vampires dans la région ?

- Bah on va dire trois mois, a vue d’nez.

- Et ils viennent jusqu’à l’auberge ces vampires ?

- Oye non en général y s’contentent de bouffer les voyageurs attardés su’l chemin. On n’a jamais eu d’probleme mais on sait jamais. Bref va falloir que j’ferme les volets, moué.

- Et la porte est solide au moins ? demanda Sibéa en retenant Baramine par la manche.

- Bien assez solide pour ca ma p’tite dame.

- Et a quoi on les reconnaît ces vampires ?

- Ben y sont en cape noire, un look un peu Dracula, voyez ?

- Nan.

- Et pis z’ont l’teint assez palot, et pis z’ont des dents. Voilà.

- Comme le monsieur qui vient d’entrer par la fenetre, la ?

- Ah ben nous v’la beaux ! Enfin façon d’parler. J’vous avions ben dit qu’j’ devions fermer les volets, moué.

- JE VAIS VOUS SUCER… fit le vampire.

- Ah ? fit Sibéa.

- … LE SANG, fit le vampire.

- Oh, fit Sibéa.