Equipés de pied en cap, les joyeux compagnons du Barde Empalé se mirent enfin en route vers Ja-Lyeu, la cité de marais ou se terrait sans doute l’assassin de leur auberge et plus surement la fin de leur chapitre.
Ferog, tellement rutilant dans sa cotte de mailles complete en gromrimithril qu’on le voyait a dix lieues a la ronde, avait finalement opté pour une hache a double tranchant +1 nommée Uvavavap-Yavavavay qui avait la déplorable particularité de parler javanais a l’envers quand l’envie lui en prenait et brillait dans le noir lorsque des gobelins dansaient la gigue dans les environs immédiats. Grace au crédit (a 20%) de Ferog, Tyrcevon avait acheté un ensemble assorti robe-baton vert fluo ; Sibéa avait acquis un justaucorps de cuir une taille en-dessous de la sienne et s’était promis de faire maigrir l’ancien corps de Périna pour pouvoir rentrer dedans ; Kytskyl s’était acheté une nouvelle paire de cornes « aérodynamiques » pour son heaume et un Suffloti a pistons avec méthode d’apprentissage ; enfin, Ed avait racheté une paire de collants verts, un couteau suisse et l’épée de sécurité Ouilkinsonn qui avait l’étonnante particularité de protéger sa lame trop tranchante derriere trois grilles de protection, ce qui la rangeait plutot dans la catégorie des objets contondants que coupants. En cadeau-bonus (car ils avaient dépassé 500 écus d’achats) Ferog recut du vendeur un ours en peluche porte-bonheur fabriqué dans les montagnes éloignées de Tebiht. Selon le vendeur, il ne fallait jamais s’en séparer sauf pour le donner a quelqu’un, sinon ca portait malheur. Le nain l’avait aussitôt cédé a Tyrcevon sous la menace de sa hache ; Tyrcevon avait tenu a en faire présent a Edsianié au nom de leur vieille amitié ; Edsianié l’avait offert a Kytskyl apres l’avoir emballé dans du papier cadeau pour lui faire la surprise ; Kytskyl s’en était aussitôt défait en faveur de Sibéa en lui vantant les mérites de l’ours au lavage, et Sibéa, ravie, l’avait gardé et baptisé du nom typiquement elfique de « Nounours ». Précisons que Nounours atteignait une taille respectable, soit un metre cinquante de haut sur un metre de large, qu’il était rose avec des petits cœurs sur le ventre et qu’il ne réussissait meme pas a se tenir assis tout seul.
Apres une bonne journée et demie de marche sans autre incident notable qu’une attaque de limace enragée dont nos héros ne se rendirent meme pas compte, les cinq compagnons du Barde Empalé arriverent en vue des toits de Ja-Lyeu. La ville était somme toute modeste mais assez importante pour comporter tout de meme un petit château ainsi que quelques riches demeures bourgeoises construites par ceux des Ja-Lyeusards qui avaient fait fortune dans le commerce des tripes de grenouille, pittoresque spécialité locale.
Une pancarte de bienvenue, accrochée a une potence dont le dernier utilisateur attendait toujours qu’une ame charitable daigne l’ensevelir pour sauver ses quelques restes des corbeaux, accueillait le voyageur en ces termes :
« Bienvenue a Ja-Lyeu
Cité fleurie
Ville jumelée avec Noirdenferduchaos (Luxurie)
et Pandémonia-sur-Styx (Plan secondaire du sixieme cercle)
Horaire des messes noires : chaque samedi avant la pleine lune »
Et écrit en plus petit, en dessous du texte principal : Don du syndicat d’initiative de Ja-Lyeu, de l’Association des joyeux retraités et de la Kundïn inc. World Cie.
Un peu plus loin commencait la grand’rue, dont la premiere maison était une batisse confortable d’aspect tres moderne, toute noire avec de grandes fenetres teintées.
- « On y est. C’est certainement celle-la, fit Tyrcevon.
- Excuse-moi de te contredire mais tu te trompes, répondit Sibéa.
- Ah oui, et pourquoi ?
- Baramine avait dit : « une grande batisse a la sortie de Ja-Lyeu ».
- Et alors ?
- Nous sommes a l’entrée de la ville. Il faut donc qu’on la traverse et on trouvera la maison.
- L’entrée ou la sortie c’est pareil.
- Pas du tout. Tu as déja vu, par exemple, une entrée de secours dans un batiment ? Tu vois bien que c’est pas pareil.
- Non mais ca dépend du point de vue. C’est la sortie pour ceux qui sortent de la ville.
- Oui mais nous, on y entre ! fit la magicienne avec obstination.
- Tu le fais expres ou quoi ?
Apres dix bonnes minutes de discussion, et grace a l’intervention diplomatique de Kytskyl, il fut décidé pour plaire a la magicienne qu’on entrerait dans la ville, puis qu’on rebrousserait chemin pour ressortir et trouver ainsi la maison en question a la sortie de la ville, ce qui replacait les choses dans le bon ordre. Ainsi fut fait, et nos compagnons se retrouverent rapidement devant la porte de la Kundïn inc. World Cie. Comme pas mal de gens allaient et venaient dans le batiment, nos héros n’hésiterent pas longtemps et pénétrerent dans un large hall d’entrée richement décoré. Devant eux était placé un large bureau au-dessus duquel était affiché en grosses lettres et en diverses langues le mot « Renseignements ». Sur un sourire de la charmante hotesse d’accueil qui y siégeait, ils déciderent de concert d’aller d’abord collecter quelques informations.
- Messieurs-dame-golem, vous désirez ?
- Nous voudrions quelques renseignement, fit Ed qui se sentait a l’aise sur le terrain du baratin. Mes compagnons et moi-meme, en vue de possibles négociations sur l’établissement d’un calendrier des stages en entreprise aupres des différentes parties concernées, sommes a la recherche de la personne qui, nonobstant le peu de notoriété de notre groupe d’associés, a bien voulu consentir a nous laisser, pour preuve de sa bonne volonté a notre égard, le bristol que voici en nous recommandant chaudement d’entrer en contact avec lui aussi tôt que possible ; serait-ce par conséquent un effet de votre bonté que de solliciter de votre haute bienveillance d’accéder a notre requete et, tout en agréant l’assurance de nos sentiments distingués, de nous obtenir avec célérité un rendez-vous discret et confidentiel avec notre estimé correspondant ? Hhhhhhhh (profonde inspiration).
- Certainement, fit l’hotesse en jetant un coup d’œil a la carte de visite. A quel nom je vous prie ?
- Euuuh… La compagnie du Barde Empalé.
- Bardempalet & cie. Tres bien, prenez un siege s’il vous plait, M. Kundïn vous recevra des que possible. Vous avez de la chance il n’a pas de rendez-vous avant 11h30.
- Nous vous sommes grandement reconnaissants » fit Ed en effectuant une petite courbette en usage dans les milieux elfes particulierement raffinés.
Les cinq aventuriers s’assirent donc et patienterent en regardant le personnel vaquer a ses occupations. Rapidement, Sibéa se mit a baîller, s’appuya contre l’épaule de Tyrcevon et s’endormit aussitôt. Celui-ci, pour tuer le temps, commenca a jouer a « papier-caillou-ciseau » avec Ferog qui se demandait comment il allait pouvoir tricher, tandis qu’un peu a l’écart, Kytskyl et Ed discutaient de choses et d’autres a voix basse.
- « C’est regrettable que tu n’aies pas connu Kouioli, c’était un bon barde, vous auriez pu échanger des chansons… Il avait un style qui ressemblait assez au tien.
- Ca c’est exactement passé comment ?
- On l’a perdu lors d’un concours assez stupide, dans la foret. Il faut dire que Kouioli était un ancien disciple du grand maitre d’orient Hai See Kiu, le spécialiste de la résistance a la douleur. Bramkar, le barbare que tu n’as pas connu non plus, a parié avec lui qu’il trouverait son point sensible, et… mais c’est assez pénible a raconter.
- Bref : empalé.
- En résumé, on peut présenter les choses comme ca en effet.
- Et sinon, la classe de Rodeur, ca rapporte ?
- Ca rapporte surtout des ennuis, spécialement si tu es Loyal-Bon et que tu commences a t’occuper des veuves avec une flopée de gosses et dont le percepteur vient juste de saisir le taudis. La prochaine mégere pouilleuse qui se présente a moi pour me supplier de lui rendre justice, je l’embroche sur place et je fais cuire ses mioches dans son propre sang. La recette de la truie aux lardons... fit-il dans un grand sourire sadique.
- Je crois qu’un petit changement d’alignement ne te ferait pas de mal, en effet. J’ignorais que le Loyal-Bon était aussi lourd a porter…
- Loyal-Bon, Loyal-Con comme disait ma mere.
- Ah, je crois que c’est a nous.
- Si vous voulez bien me suivre » fit l’hotesse d’accueil, toujours souriante.
Apres avoir réveillé Sibéa, les Compagnons du Barde Empalé emboiterent le pas a la donzelle. Ils grimperent trois étages et traverserent de nombreuses salles remplies d’employés affairés, et arriverent enfin devant une grande double porte dont chacun des deux battants était décoré d’un grand « K » majuscule gravé en lettres d’or. La secrétaire ouvrit, leur fit signe d’entrer et se retira en refermant les portes derriere elle.
La salle dans laquelle nos héros avaient pénétré était si grande que la femme de ménage affectée a son nettoyage était encore en train de cirer le parquet, tache qu’elle avait pourtant commencée le matin meme a cinq heures. Deux rangées de piliers encadraient l’allée principale, éclairée par des lustres suspendus loin au-dessus dans les ténebres du plafond. La décoration, plutot voyante, donnait l’impression d’etre un mélange de style rococo, kitsch et baroque flamboyant.
Au fond de cette salle immense, un pan entier de mur était couvert par un portrait gigantesque d’un gout douteux représentant dans une pose grotesque (un pied en avant, la main gauche tendue vers l’arriere et la droite vers l’avant, les yeux fixant les cieux d’un air fier et décidé) un Nain en costume-cravate, sourire aux levres, dominant une troupe d’employés au regard bovin et admiratif. Sous ce portrait se tenait le maitre des lieux, assis derriere un bureau immense encombré de toutes sortes d’objets et de paperasses ; il semblait etre l’exacte réplique de son portrait géant, avec en plus une paire de lunettes noires sur les yeux.
- « Approchez, approchez ! fit le nain d’une voix forte.
- On craint rien, c’est un des miens, dit Ferog a voix basse. En plus j’aime bien ses gouts en matiere de déco d’intérieur.
- Vous croyez pas qu’on devrait partir pendant qu’il est encore temps ? fit Sibéa.
- Maintenant qu’on est la, autant mener l’enquete jusqu’au bout. On verra bien.
Tandis qu’ils avancaient, les cinq aventuriers virent plusieurs collaborateurs du nain entrer et sortir par des portes latérales donnant directement sur les cotés de son bureau. Ils arrivaient jusqu’à lui, se jetaient a genoux et lui présentaient des dossiers, ou lui murmuraient des informations a l’oreille. Pendant ce temps, Kundïn – car c’était lui, ttsaaa – semblait parler dans une sorte de cornet accoustique dont quatre modeles de couleurs différentes étaient posés sur son bureau. Arrivés devant le maitre des lieux, nos héros se virent prier de s’asseoir par ce dernier qui était toujours en grande conversation avec plusieurs interlocuteurs invisibles, situés apparemment a l’autre bout des cornets.
- Je vous dis que mon gros orteil me fait souffrir ! Oui, c’est toujours ce probleme de chaussures mal lacées rencontré en Athel Loren. Dans trois jours ? Tres bien, a Lundi docteur.
Il raccrocha puis rugit dans un autre cornet :
- JE SAIS, SEIGNEUR LOR’ ! Je suis profondément désolé ! J’aurais du vous demander votre avis avant de me servir du pognon contenu dans cette valise. Mais j’étais persuadé que vous ne m’en voudriez p… Allo ? Allo ? Raaah. Et vous, que voulez-vous ? fit-il en se tournant vers un employé qui patientait depuis deux bonnes minutes.
- C’est le professeur Glomérulus, du labo, qui m’envoie. Il dit que le shampooing que nous vendons fait des trous dans les éprouvettes de tests.
- Allez voir en réserve et demandez d’autres éprouvettes plus solides. Et cessez de me déranger pour des broutilles !
L’employé fit une courbette et s’en alla a reculons. Edsianié allait ouvrir la bouche mais le nain s’empara d’un troisieme cornet accoustique :
- Ouais.. alors c’est quoi ton histoire coco ?… Hein ? Briseburnes la fée ? Des bons sentiments partout ? Dis-moi mon petit on fait de la Trash-Fantasy, a Chroniques-hebdo, pas des contes pour les gosses. C’est mièvre tout ca, coco, c’est mièvre. Retravaille-moi ca et rajoute du sang surtout. Quelques héros décapités au sabre, rien de tel pour pimenter le récit. C’est ca. A la revoyure coco.
- Monsieur Coco ? fit Sibéa qui s’impatientait. Nous aurions quelques questions a vous poser.
- Je suis a vous. Et c’est Kundïn, comme ca se prononce.
- Voilà, nous avons trouvé cette carte sur les lieux d’un crime et comme nous pensons que c’est vous le coupable nous venons vous arreter, s’il vous plait, au nom de la justice et de l’équitation, répondit Sibéa avant que quiconque n’ait pu l’empecher de parler.
- L’équité, souffla Kytskyl.
- Ah, la carte… Oui oui oui. La compagnie du Barde Empalé, hein ? Tres bien. Bon, un instant s’il vous plait.
Le nain s’interrompit pour se saisir a nouveau d’un cornet, dans lequel il dit :
- Mademoiselle Keum-Sook je suis en conférence, veillez a ce que personne ne nous dérange, merci.
- C’est pratique ce truc.
- Oui c’est une magiologie développée dans les laboratoires Khroumir. Une invention dont nous sommes particulierement fiers. Je songe a lancer des systemes d’abonnement, avec un marché qui…
- Excusez-nous mais si on pouvait en revenir au meurtre dont vous etes accusé, fit Tyrcevon.
- Vous avez raison, jeune homme. Le temps c’est de l’argent. Je n’irai pas par quatre chemins : je reconnais les faits. J’ai effectivement envoyé un assassin s’occuper de ce faux aubergiste qui était un vrai rat-garou. D’ailleurs toute cette auberge est investie par le chaos. Méfiez-vous du chat.
- Je vous l’avais bien dit, fit Ed, triomphant. Je leur avais bien dit ! Mais ils ne voulaient pas m’écouter.
- Mais… risquerent Tyrcevon, Kytskyl, Ferog et Sibéa.
- Bien sur, ce traumatisme lié a la découverte inopportune du cadavre mérite compensation. D’abord, disons que vous me devez la vie puisque l’aubergiste allait vous dévorer pendant la nuit : vous seriez tous morts dans d’atroces souffrances ratiferes.
- Mais… firent Tyrcevon, Kytskyl et Ferog.
- Ensuite, si vous n’etes toujours pas convaincus, je pense qu’une petite rémunération en especes… fit le nain en ouvrant un attaché-case plein d’écus.
- Mais… firent Tyrcevon et Kytskyl.
- Je vois qu’il reste des mécontents. Que diriez-vous d’un abonnement a vie aux assurances Kundïn, couvrant frais de carosserie, vidange et polissage tous les 10 000 km ?
- Mais… fit Tyrcevon.
- Evidemment nous disposons aussi d’un salon de beauté et d’une esthéticienne qui vous débarasserait de tous vos petits soucis de peau contractés au cours de vos aventures.
- …
- Bien, je vois que nous sommes d’accord. Alors, cette premiere aventure ça c’est bien passé ?
- A part deux morts, une disparue, pas de trésor et quelques embrouilles, ca va.
- Parfait, c’est dans la moyenne. Et puis question trésor je vois que vous avez quand meme pu vous débrouiller, fit-il en désignant la cotte de mailles de Ferog. Ecoutez, voici ce que nous allons faire : apres avoir bénéficié de tous les services que nous citions précédemment, je pense que vous méritez bien quelques mois de vacances tous frais payés sur une petite ile pittoresque de la mer des brumes ; vous avez juste a signer ici et on se quitte bons amis. Qu’est ce que vous en pensez ?
- Et l’ixpé ? firent-ils tous d’une meme voix, la bave aux levres.
- Je vous demande pardon ?
- L’XP. Les points d’expérience quoi.
- Ah oui. Voyez ca avec ma secrétaire, elle a l’habitude. Alors, vous signez ? fit le nain, souriant de toutes ses dents en or, en leur tendant un contrat en six exemplaires.