Le Diable
(Une histoire classique)
Le titre. Tout était presque dans le titre. Il n’avait rien fait ou presque, juste taper ces six lettres et, déjà, il sentait son insidieuse présence. En nommant son histoire ainsi, tout prêtait à interprétation. Il pouvait être n’importe où, surgir n’importe quand. Et le pire était, il s’en rendait compte seulement maintenant, que le moindre de ses faits et gestes s’imprégnait d’une autre signification. A tout moment, il pouvait l’invoquer, le provoquer ou capituler face à lui. Cela faisait partie des risques.
Pour l’heure, il se sentait serein. Il y réfléchissait depuis plusieurs semaines. Même s’il n’avait pas écrit grand chose d’intéressant depuis fort longtemps, il tenait une bonne histoire, il le savait. C’est pourquoi il s’était installé dans son bureau face à son ordinateur, prêt à l’affronter. Or il n’était pas superstitieux, ne croyait pas en Dieu, alors pourquoi croire davantage en lui ? Pour autant, il ne prenait les choses à la légère. S’il voulait sortir de l’ornière créative dans laquelle il se trouvait, il n’était pas prêt pour autant à remettre en cause ses croyances. Au contraire, il voyait là une formidable motivation pour travailler : jouer avec le Diable sans jamais rien lui demander. Et tant qu’il ne lui demandait rien, il ne risquait rien. Il le savait.
A ce stade, il ignorait encore précisément ce qu’il allait écrire, il voulait juste exploiter le potentiel qu’aurait dégagé ce personnage dans l’histoire. Il n’y avait pas besoin qu’il soit physiquement présent, il fallait juste qu’on sente son pouvoir planer entre les mots, comme un regard perçant ou un petit sourire. Cela devait être possible, il ignorait juste comment. Alors, il repoussa le clavier, prit une feuille pour y noter ses idées et inscrivit à la place ce simple mot en guise de titre : le Diable. Il sourit en pensant qu’il venait peut-être de signer un pacte ou de lancer une invocation en ayant inscrit son nom de sa propre main.
En tout cas, les histoires où il se manifestait commençaient souvent comme ça.
Avec un pacte.
Au-dessus de sa tête, l’écran blanc lui faisait face, avec le curseur qui clignotait, comme s’il attendait sa consigne pour exécuter ce qu’il souhaitait. A défaut d’écrire quoi que ce fût, il centra le titre, le mit en gras, le grossit en police 16.
« Est-ce vraiment ce que tu veux ? »
« Oui. »
Il n’inscrivit pas la réponse, juste la question qu’il venait de se poser. Ses doigts glissèrent sur le clavier et écrivirent : Est-ce vraiment ce que tu veux ?
Le court texte face à lui, avec sa taille de police au format 10, donnait cette impression d’être écrasé par le titre bien plus gros et en gras, ce qui amplifia son sentiment de moins en moins diffus qu’il pouvait déjà être là, dans la pièce, quelque part autour de lui. Employer un tel personnage dans un texte n’était pas anodin, il s’en rendait compte. Pour une nouvelle, il s’agissait forcément d’un personnage fantastique à tout point de vue. Il pouvait prendre les traits de n’importe qui, même de quelqu’un qu’on connaissait. Vraiment, c’était la force de ce personnage. Il avait d’ailleurs hésité à dévoiler dans son histoire d’entrée de jeu son identité et laisser au contraire le lecteur l’imaginer, ou laisser cette possibilité ouverte, mais il avait comme idée d’affronter son personnage et de le vaincre à la fin.
Il entendit des pas dans l’escalier qu’il connaissait parfaitement. Sa femme rentra dans la pièce.
- Je te fais une tisane ? Je m’en fais une…
- Oui, je veux bien.
Aux sons de ses pas qui redescendaient, il comprit qu’elle n’avait pas fermé la porte et en fut agacé. Il se leva pour le faire. Il n’arrêtait pas de lui répéter qu’il en avait besoin pour se concentrer, mais rien n’y faisait. Elle l’oubliait à chaque fois, à moins même qu’elle le faisait exprès.
En fait, il n’éprouvait plus tout à fait la même chose à son sujet. Ils avaient essayé de faire un enfant puis il avait demandé d’attendre parce qu’il lui avait dit qu’il ne se sentait plus prêt et qu’il avait besoin d’avoir l’esprit libre pour finir son nouveau roman. Elle avait du coup repris la pilule.
La vérité était tout autre : il n’était pas sûr de tenir à elle et ne voulait pas d’un enfant pris en otage du fait de son indécision. Et puis surtout, il n’avait aucune envie de finir son roman parce qu’il se distrayait trop souvent à écrire à la place des nouvelles complètement anecdotiques qui lui donnaient l’illusion d’encore écrire, parce qu’il y avait longtemps qu’il avait réalisé l’impasse de son projet initial. Ses idées ne tenaient pas la route et aucun de ses personnages ne prenaient vraiment vie dans ce qu’il avait écrit. Un vrai naufrage. Un peu à l’image de son couple, même si elle ne semblait pas s’en rendre compte.
Pendant que son esprit vagabondait, il avait modifié le «B » majuscule dans le titre pour y griffonner des yeux dans la boucle supérieur, avec deux cornes au-dessus et une queue fourchue du côté de la barre, puis transformé le « L » en fourche qu’il avait relié au reste avec un bras. A nouveau, les pas résonnèrent et il ne tarda pas à entendre le cliquetis des tasses sur le plateau. Il se leva pour lui ouvrir la porte.
- Merci. Je te pose ta tasse vers l’ordinateur, je suppose ?
- Oui.
- Je vois que ça bosse dur, fit-elle, un peu moqueur, en jetant un œil par dessus son épaule, sans doute à cause du dessin sur le titre.
- Pas vraiment, je cherche mes idées.
Il s’était déjà assis à son bureau. Une main passa dans ses cheveux et une autre s’enroula autour de son cou. Machinalement, il s’en saisit et y déposa un baiser. Il n’aimait pas trop lui parler dans ces moments où il écrivait. Il était dans son monde et elle n’y avait aucune place. Au contraire, sa présence court-circuitait totalement sa concentration. Il dissimula du mieux qu’il put son agacement à la sentir l’observer derrière lui.
- Tu écris un nouveau texte ?
- Oui. Mais je n’ai pas encore d’idées. Juste le titre.
- Houlàlà, le Diable ! ça ne te fait pas peur ?
Elle avait pris une grosse voix qu’elle avait rendue mystérieuse. Il se fit la réflexion qu’elle pouvait être adorable quand elle se laissait aller à l’espièglerie. Tout n’était peut-être pas perdu avec elle.
- Tu vois, je commence tout juste. Pour l’instant, je cherche l’inspiration.
- Hum… J’aime pas trop ton idée. C’est malsain !
- Mais si ! Tu verras, ça pourrait même faire un texte drôle !
- Mouais, rajouta-t-elle, pas convaincue et en s’éloignant.
Elle regagna la chambre et il en fut soulagé. En fait, il n’avait aucune envie de faire un texte drôle, seulement il s’était senti mal à l’aise de lui dévoiler son projet.
Elle avait encore oublié la porte. Cette fois, il ne lui en voulut pas car elle avait le plateau entre les mains. Quand il se rassit, il repoussa le clavier et se concentra sur la feuille de papier. La tasse fumante dégageait un léger parfum de mélisse. Il s’en saisit en se brûlant légèrement les doigts et souffla dessus. Il aimait voir s’échapper de la surface ce petit filet de fumée qu’il entraînait dans son souffle. C’était surtout ces petits rituels qu’il appréciait dans les tisanes du soir. Comme de les boire brûlantes. Il en prit une première petite gorgée du bout des lèvres, mais s’arrêta. C’était encore bien trop chaud. Il reposa la tasse.
D’habitude, l’inspiration lui venait plus vite, surtout quand il avait en tête un sujet qui le stimulait. Or, c’était le cas ici. Il étendit ses jambes en se calant le dos en arrière et se laissa absorber par l’écran blanc lumineux avec ce mot écrit en gros et en gras : LE DIABLE. Il sentait en lui les idées flottées sans qu’aucune ne se fixe ou s’illumine réellement dans son esprit. Pourtant, le titre le lui en suggérait tellement, que son récit aurait pu très vite basculer dans une multitude de directions. Et la plupart ne faisaient aucunement partie de son plan. Il aurait pu, par exemple, faire dialoguer le diable avec son personnage et qu’ils se lancent dans la foulée chacun un défi, mais, déjà, un tel procédé le faisait immédiatement rentrer dans son jeu. Certes, cela créerait immédiatement un suspense, mais il impliquait aussi une récompense en échange, or c’était typiquement là où le Diable excellait.
Il faut dire qu’il y avait un peu trop de désordre autour de lui, avec des feuilles de papier qu’il devait relire, des crayons qui traînaient un peu partout sur le bureau, une vieille calculatrice, son agrafeuse, une gomme dont il ne se servait que pour jouer avec entre ses doigts lorsqu’il réfléchissait sur une tournure de phrase ou sur un synonyme. Tout ça ne l’aidait pas à se concentrer, au contraire, il se sentait comme agressé, presque en insécurité alors que sa porte était fermé derrière lui. Il recommença à boire sa tasse. L’eau lui brûla la gorge, puis réchauffa son ventre. Sauf que, cette fois-ci, il aima ça.
Il reposa sa tasse vide sur le bureau, qui lui parut soudain être l’objet de trop dans son désordre. Il se saisit alors des crayons qui traînaient, de la gomme pour les ranger, puis empila les feuilles pour les déposer par terre derrière sa chaise, de manière à créer un espace rangé face à lui. A défaut de trouver l’inspiration, il en fut soulagé. Machinalement, il se saisit d’un stylo noir pour le manipuler entre ses doigts et ses mains. C’était pour lui une façon de se concentrer après cette succession de dérangements.
Pour l’occasion, il s’était un peu documenté sur le sujet, mais il n’en avait rien retenu car les informations qu’il avait trouvées ne coïncidaient pas avec son projet. Il voulait faire du Diable autre chose, quelque chose non pas de référencé religieusement mais d’universel, où chacun aurait pu plonger de manière à en être imprégné à son tour. Plus que l’idée elle-même du diable, c’était la possibilité même qu’il put exister dans un texte qui l’intéressait. Un peu à la manière de la phrase finale de Usual Suspects qui disaient que « le coup le plus rusé que le diable ait jamais réussi, ça a été de faire croire à tout le monde qu'il n'existait pas... » Dans sa tête, à cet instant, tout l’enjeu demeurait là. Or pour l’instant, il ne se passait rien, tout au plus avait-il griffonné sur sa feuille la silhouette enfantine d’un petit diable avec ses cornes sur la tête, sa queue fourchue, sa fourche à la main et une grande épée dans l’autre.
Décidément, rien ne venait. Au lieu de forcer ses idées et son texte, il préféra le sauvegarder et se coucher. Par défaut, l’ordinateur lui proposa le nom de « Le Diable » comme titre de fichier, il hésita un instant à le changer, de peur que sa présence aussi explicite au milieu de ses autres textes et dans la mémoire de son ordinateur eût pu exercer son influence dessus mais n’en fit rien parce qu’il trouva ses craintes ridicules. Il laissa l’ordinateur en mode « veille prolongée » au cas où l’inspiration lui vînt au cours de la nuit.
L’obscurité quasi totale de la chambre l’accueillit bientôt. Elle dormait paisiblement. Il se glissa sous les draps en faisant le moins de bruit possible.
- Ça y est, tu te couches ?
- Oui. Dors…
Elle ne pouvait jamais s’empêcher de se manifester. La plupart du temps, il trouvait ça agaçant. Ce soir-là, il ressentit pour elle de la tendresse. Il se cala contre elle pour déposer un dernier baiser dans son cou, sans qu’elle ne réagisse. Il faillit lui dire « je t’aime », un peu par habitude, mais cette fois, il préféra le lui dire uniquement quand il en serait plus sûr et qu’elle puisse vraiment l’entendre. Blotti ainsi contre elle, il avait senti sa chaleur et les formes sensuelles de sa silhouette éveiller en lui un début de désir. Il se retourna de son côté pour la laisser dormir tranquillement.
A son tour, il ferma les yeux mais, dans sa tête, il voyait toujours l’écran blanc avec dessus le gros titre noir inscrit avec le curseur qui clignotait dessous. LE DIABLE. Puis ce vide autour qui l’appelait, comme déjà contaminé par sa présence.
« Finalement, je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée », s’était-il dit en sentant en lui comme une possible menace.
Vu l’état de ce qu’il avait écrit, il n’aurait peut-être pas dû le sauvegarder, c’était un peu ridicule, surtout pour un tel projet. Elle avait peut-être raison, tout ça était un peu malsain de jouer ainsi avec le diable. « On verra bien demain ». Il bailla longuement et s’endormit quasi tout de suite, comme si il avait été apaisé de savoir qu’il conservait toujours le pouvoir de tout effacer le lendemain matin.
Il se réveilla aux premières lueurs de l’aube et s’en agaça. Lorsqu’il se résigna à se lever, elle dormait encore profondément. Il quitta silencieusement la chambre pour se diriger vers son bureau. Il voulut réactiver l’ordinateur en veille. A son abord, il remarqua immédiatement le rouge sur la feuille de notes. Le petit diablotin qu’il avait dessiné la veille avait été colorié soigneusement et l’épée qu’il tenait avait été remplie de jaune fluo. Et puis, surtout, son regard avait été retouché de manière à lui donner un air effrayant qui n’avait rien à voir avec sa silhouette enfantine. Ce devait être sa femme qui s’était amusé à lui jouer un tour. A moins que… « C’est malin… » Il ne put s’empêcher d’imaginer qu’il se fût introduit dans son bureau pour lui laisser un signe de sa présence. Heureusement, sur sa feuille, le « B » grimé du titre avec ses cornes imprimait toujours sa note de dérision qui désamorça sa crainte ridicule.
Il ne tarda pas à l’entendre sortir de sa chambre. Elle s’approcha de lui comme elle en avait l’habitude, puis l’entoura de ses deux bras pour l’embrasser.
- Bien dormi ?
- Oui. Et toi ?
- Moi aussi.
- Et ton texte, il a bien avancé ?
- Non, pas trop. Dis, c’est toi ?
- Quoi, moi ?
- C’est toi qui l’as colorié ?
- Non, pourquoi ? Tu crois qu’il est venu nous visiter, fit-elle se moquant.
Il se crispa légèrement face à sa désinvolture. Il ne fallait peut-être pas s’en moquer.
- Mais, si, patate ! C’est moi qui me suis amusée à le faire quand j’ai voulu aller aux toilettes. Tu avais oublié d’éteindre ta lampe de bureau. Et je n’ai pu que voir ton dessin.
- C’est malin…
- Si cela te fait peur à ce point, tu ne devrais pas écrire dessus, reprit-elle plus sérieusement.
- Oui, je sais… C’est malsain !
Elle le laissa tranquille et prépara le petit déjeuner. Il avait pourtant la certitude d’avoir tout éteint. A moins que ce ne fût la veille et qu’il l’avait laissée allumer le temps d’aller aux toilettes ? Ce n’avait aucune importance. Il reprit la feuille dans ses mains et la fixa des yeux pour appeler ses idées. Le petit diable rouge le défiait sournoisement du regard. Il trouva finalement ça plutôt drôle et stimulant. Rétroactivement, maintenant qu’elle n’était plus dans la pièce, même le petit tour de sa femme lui apparut comme tout à fait charmant.
Il rouvrit le fichier et le titre réapparut en gras. LE DIABLE. Rien ne sembla avoir changé ou avoir été contaminé sur son ordinateur, et il sourit à cette idée stupide qui lui avait traversé l’esprit avant de s’endormir. Peut-être n’avançait-il pas dans son projet uniquement parce que ses intuitions restaient des abstractions ?
« Voyons, qu’est-ce que véritablement le Diable ? »
Il l’ignorait et, en toute honnêteté, il s’en foutait, seul comptait le potentiel offert par sa présence dans son histoire. Il l’imagina, derrière lui, invisible, en train de se moquer de lui et de ses efforts stériles pour donner vie à ses pouvoirs. Peut-être ne savait-il que peu de choses à son sujet, guère plus que ce Wikipédia en disait et de ce qu’il en avait vu au cinéma ou dans de vieux livres, mais quelque chose dans le Diable lui était familier : la perversité féroce de son humour, son esprit tordu et imprévisible et surtout sa capacité à être là où on ne l’attendait pas. Or, lui, il l’attendait, il ne pourrait être à ce point surpris. Alors, il nota sur la feuille les éléments de réponse qui lui vinrent immédiatement à la tête de manière à clarifier ses idées.
Ce qui compte n’est pas ce qu’il est mais uniquement ce qu’il veut. Tel est le défi de l’homme face au Diable : lutter contre ce qu’il veut. Et que veut-il ? Rien d’autre que ce que veut l’homme lorsque tout devient possible et à la portée de sa main, notamment ce qu’il est censé s’interdire pour des questions morales ou religieuses.
Le Diable est en chacun de nous. Telle est la Vérité. Et à tout moment, il nous regarde et attend impassiblement qu’on cède à sa tentation.
A nouveau, il l’imagina derrière lui. Aurait-il été satisfait d’une telle présentation ? Peut-être pas parce qu’elle mettait immédiatement à jour ses agissements et lui retirait, en quelque sorte, toute l’aura de son pouvoir au profit de l’homme. C’est lui seul qui agissait. Elle réduisait le Diable à un spectateur subversif comme un catalyseur des pulsions de l’homme. Et c’était déjà pas mal.
Mais le plus grand des pouvoirs du Diable, du moins tel qu’il l’imaginait, était ailleurs.
Le Diable n’a rien à faire pour exister. Tel est son vrai pouvoir. Il n’a même pas besoin de le manifester, c’est l’homme qui les lui crée un à un à sa place. Il suffit que l’on croie à son existence et tout change. On a soudain envie de lutter contre lui ou d’avoir accès à toutes ces choses qu’on n’a jamais pu posséder et dont jusqu’à présent nous nous passions et qu’il pourrait nous apporter si nous cédions à son appel.
Si le Diable était dans cette pièce, alors il devait sourire, car le jeu qu’il proposait à l’homme était d’une ironie féroce. Surtout qu’il ne faisait qu’en appréhender les prémisses. Il y avait en lui quelque chose d’encore plus fort. Sans doute beaucoup plus redoutable et il le percevait soudain plus nettement et qui offrirait la vraie matière à son histoire. Une voix lointaine l’appela.
- Tu viens déjeuner ? C’est prêt…
- Oui, un instant, j’arrive !
Juste au moment où il sentait les choses venir… Décidément, il était maudit ! Et cela le fit sourire. En tout cas, si le Diable était déjà en place, alors il n’avait aucune envie de lui céder. Sauf que, comme il ignorait ce qui l’attendait, il se sentit soudain faible face à lui. Mise à part sa volonté, il n’avait aucune arme pour lutter. Elle pouvait être puissante, il le savait, mais le sentiment d’être encore plus libre de faire ou ne pas faire tout ce qu’il voulait lui retirait tout motif de lutter. Peut-être valait-il mieux le faire avec l’estomac plein ? Le Diable pouvait bien attendre avant d’avoir son âme, ou quoi que ce fût qu’il attendait de lui. Il abandonna tout et partit rejoindre sa femme pour son petit déjeuner.
Elle l’attendait dans la cuisine avec deux grands bols de café fumant, des confitures et un arsenal de pains grillés et de biscottes qu’elle était en train de beurrer pour lui. Il mangea en silence, la tête emplie des idées qui bouillonnaient en elle.
- Tu n’es pas très drôle, ce matin. Comme à chaque fois où tu travailles tes textes !
- Excuse-moi. Tu as raison. Mais demain, la semaine reprend et je n’aurai plus le temps pour avancer.
- Je sais. C’est toujours comme ça…
- En tout cas, merci pour les tartines.
- Ah quand même ! Bon, si tu veux, je dois courir avec Katia, je peux m’arranger pour manger avec elle, voire même passer une partie de l’après-midi, pour te laisser tranquille ?
- Peut-être que tu ferais mieux effectivement. Je me connais, je n’aurai pas la tête libre pour toi…
- Il doit y avoir des restes de gigot, tu n’auras qu’à faire une boîte de haricots.
Ils débarrassèrent ensemble la table et il se proposa pour la vaisselle le temps qu’elle se prépare. La salle de bain était un lieu sacré pour elle, surtout le matin, qui n’aurait pas fait bon ménage avec les idées qui traînaient dans sa tête. Il remonta ensuite dans son bureau. Machinalement, il réactiva l’écran en agitant sa souris. Le titre en gras réapparut avec la seule phrase qu’il y avait inscrite : « Est-ce vraiment ce que tu veux ? ».
Seulement, quelqu’un avait rajouté en dessous : « Seulement, es-tu prêt à en payer le prix ? »
Immédiatement, il repensa à sa femme. Bien qu’elle s’activât dans la salle de bain, elle avait très bien pu se glisser dans son bureau pour le taper sur le clavier. Surtout qu’elle lui avait montré un esprit taquin la nuit dernière. C’était forcément elle. Et il trouva l’intention très spirituelle. Elle posait à la fois une question de fond et la détournait malicieusement sur le déroulement de la journée. Il fut repris par son élan de tendresse et se rendit vers la salle de bain.
- Je peux rentrer ?
- Non, je suis à moitié nue !
- C’est donc que je peux entrer à moitié aussi...
Elle avait enfilé son short bariolé pour courir qui dessinait parfaitement sa jolie silhouette avec sa poitrine pour l’instant laissée entièrement nue. Il la trouvait toujours très sexy dans cette tenue. D’ailleurs, il ne comprenait pas les femmes. Pourquoi, même pour courir et transpirer, fallait-il qu’elles se mettent à ce point en valeur, comme s’il fallait se rendre jalouses les unes aux autres en toute circonstance ? Comment voulaient-elles que les hommes ne les regardent pas comme des proies à conquérir à courir ainsi accoutrées ? Il se glissa derrière elle pour l’embêter et sentir sa peau douce sous ses mains. Elle sentait bon à la fois le savon et le parfum. Il dévora son cou de baisers et releva légèrement les mains en direction des seins. Elle se tortilla dans tous les sens en riant pour esquiver ses lèvres et l’empêcher d’atteindre sa cible.
- Non, c’est pas le moment… T’es pas drôle…
- Mais si que je suis drôle et que c’est le moment !
- Tu dis ça uniquement parce que tu es possédé par le diable à cause de ton histoire !
- Ah non ! C’est toi qui est diabolique à t’habiller ainsi et à me laisser en plan !
- Pas ce matin… Ce soir, si tu veux ! Sinon je vais me traîner et puis, toi, tu n’auras plus la tête à écrire si je te dévoile mon corps de rêve !
- Allez…
- Non !
Elle avait pris une bouille adorable pour se rebeller en parvenant à se libérer totalement de son étreinte. Elle avait plaqué ses deux bras sur le haut de son corps pour dissimuler ce qu’il convoitait. Elle le défia du regard, toute recroquevillée et suppliante, avec un accent malheureux assez irrésistible. Sur le fond, elle avait raison.
- Allez, laisse-moi tranquille ! Tu vas me mettre en retard…
- Au fait, c’est toi qui as écrit la phrase ?
- Quelle phrase ?
- Tu sais très bien.
- Non, je ne vois pas. Allez, sors de là !
- OK, mais tu me montres tes seins !
- Voilà ! Comme ça, t’es content ?
- Mouis… Tu viendras me montrer comme tu es belle pour courir ? J’adore quand tu t’habilles comme ça…
- Alors viens courir avec moi…
- Pfff !
Elle enfilait déjà son soutien-gorge et sa brassière de sport. Elle avait exactement la poitrine qu’il aimait, ni trop grosse ou petite, bien ferme, une vraie petite merveille. Et son ventre qui transparaissait, même avec ses quelques petits kilos en trop, restait plat et on voyait parfois la ligne de ses abdos apparaître sur les côtés. Pas comme lui, il avait tendance à s’empâter depuis le dernier noël et ne faisait rien pour corriger le tir. Il la laissa finir de se préparer et regagna son bureau.
Cet interlude lui avait complètement fait quitter l’abîme de ses réflexions. Il avait l’image de sa femme à moitié nue en tête et, si c’était le Diable qui le lui inspirait, alors cela ne le dérangeait pas du tout. En fait, il avait l’impression de l’avoir retrouvée. Cela venait-il de lui ou d’elle ? Mais il avait à nouveau envie de passer du temps ensemble et de partager sa vie, parce qu’elle semblait pétillée de joie comme aux premiers jours. Bientôt elle passa la tête à la porte.
- Alors, mon écrivain, il est inspiré ?
- Tu me montres comment t’es ?
- Ah non ! Je te connais, cela va te donner des idées !
- Eh bien, justement, j’ai besoin d’idées pour écrire…
- Pas de celles-là !
- Qu’est-ce que tu en sais ?
- Je veux en rien avoir affaire avec le Diable de près ou de loin… Ce n’est pas mon genre… Trop rouge.
- Ça tombe bien, moi, je n’ai pas de rouge sur moi...
- Oui, mais tu as des idées diaboliques pour m’empêcher de courir. Allez, à tout à l’heure.
- Tu devrais t’habiller parfois comme ça à la maison.
- Rêve !
Elle le laissa sur ces mots. Il entendit ses pas dans l’escalier avec regret. Bien sûr, elle n’avait pas fermé la porte, mais cela ne le lui fit rien, au contraire, cela le plongea encore plus sous son charme de l’instant. Quand il reprit ses notes, le pouvoir du Diable et son éventuelle présence en ces lieux lui parurent fort loin, à tel point qu’il avait oublié ce qu’il voulait dire. Le petit diable rouge sur la feuille sembla une fois de plus le narguer et le défier. « Oh mais, ne te réjouis pas trop vite ! Je saurai te débusquer lorsqu’il le faudra », lui lança-t-il avec un grand sourire. En fait, il n’avait plus aucune envie de travailler. L’image de sa femme flottait obstinément dans sa tête. Il l’imaginait en train de courir, pas forcément très vite, mais toujours en train de papoter de tout et de rien avec Katia. Les deux, ensemble, pouvaient être terribles en la matière. De vraies pipelettes. Il était bien content d’être resté à l’écart d’une telle tornade de papotages.
Il réactiva aussitôt l’ordinateur, mais uniquement pour ouvrir une session Internet, sans trop savoir ce qu’il voulait, mais il réussit à se distraire ainsi jusqu’à treize heure. Il descendit alors pour se préparer en vitesse son repas. Il rinça rapidement les haricots dans la boîte avant de les faire chauffer dans une casserole, pendant qu’il faisait chauffer le gigot au micro-onde. Il avait hésité à le faire cuire autrement, parce que cela donnait un goût plus fort à l’agneau, mais il voulait expédier au plus vite son repas. Il remua quelques fois les haricots pour éviter qu’ils n’attachent puis servit le tout dans son assiette. Il avait hésité à remonter son assiette mais il préféra faire un break avec l’écran de l’ordinateur. Il en profita juste pour envoyer un message à sa femme.
<<Alors, bien couru ?>>
La réponse ne tarda pas.
<<Oui. Et toi, toujours tenté par le diable ?>>
<<Pas trop. Tu me manques.>>
<<Tu tiendras jusqu’à 15h ?>>
<<Groumf !>>
Malgré toute sa tendresse qui l’emportait sans cesse vers elle, il se replongea sur son texte. Pour se remettre dans le bain, il remit le titre en place sur l’écran et, tout de suite, l’ombre du Diable recouvrit la pièce. A chaque note qu’il avait inscrite sur sa feuille, il sentait l’étau se refermer sur lui. A cet instant, il se dit qu’il était même capable de le débusquer. Il avait compris comment il procédait. Il prit son stylo et inscrivit l’ultime pensée qu’il n’avait eu le temps de noter et qui avait mûri dans sa tête pendant tout ce temps.
En fait, le Diable n’a qu’à créer les démons que l’homme attend. Non, plus fort ! Il laisse l’homme se les créer et, ainsi, il n’y a pas de véritable lutte. Dès lors, l’homme orchestre seul les conditions de son inéluctable défaite.
Son ton avait quelque chose de péremptoire, mais il le devinait tressaillir quelque part dans la pièce, comme s’il l’avait mis à jour. Une profonde vague de satisfaction l’envahit. Il se trouva bien meilleur adversaire qu’il ne l’aurait cru. Pour autant, il devinait qu’il ne capitulait pas parce qu’il n’avait pas encore mis à nu le plus puissant de ses pouvoirs. A défaut, il avait dû piquer sa curiosité. C’était tout ce qui lui importerait lorsqu’il se lancerait dans sa véritable histoire.
Pour plonger plus loin dans sa vision du diable, il ferma les yeux pour repenser à tout ce qu’il avait déjà découvert sur lui et chercha s’il y avait une faille à exploiter ou un moyen de percer son secret pour le terrasser une bonne fois pour toute. Or, au lieu de sentir toute sa force sur lui, il se sentit faible. Le Diable ne tremblait pas, tout au plus s’amusait-il à sentir la résistance qu’il lui offrait. Même enfermé sur ses seules pensées, il comprit qu’il n’avait encore rien trouvé pour s’opposer à lui. Au contraire, plus il cherchait, plus il découvrait quel levier il lui suffisait d’actionner pour se trouver pieds et poing liés face à lui. Il avait pris bien trop à la légère les enjeux de son texte. Maintenant qu’il avait eu l’arrogance de le défier, il l’imaginait immense dans la pièce et peut-être même la pièce ne suffisait plus à le contenir. L’image effrayante et saisissante d’un vieux film expressionniste lui revint, avec ses trucages improbables et pourtant d’une poésie plus sublime que le meilleur effet numérique : un ombre immense qui recouvrait inexorablement toute une ville figée d’angoisse avec, tout au-dessus de nuages cotonneux, sa tête cornue illuminée de son éternel rictus grimaçant.
Il était à deux doigts de capituler quand il comprit d’où venait sa plus grande force sur les humains.
Lui seul sait ce que nous voulons. Et c’est pourquoi il nous le donne à chaque fois.
Et lui, que voulait-il ? A cette heure, il n’en savait rien mais, dans la pièce, il devinait plus que jamais sa présence malicieuse et sournoise. Sans dire qu’il sentait son souffle sur sa peau, son regard plein d’infinie patience et de curiosité était posé au-dessus de son épaule. Il en était sûr. Et peut-être était-ce lui qui lui chuchotait un à un ses pouvoirs pour le mettre à l’épreuve ? Il le devinait en train d’attendre tranquillement, sans doute sûr de son fait et du résultat. Effrayé, il préféra couper l’ordinateur et quitter le bureau.
Dans le salon, il se sentit un peu plus en sécurité. Et puis, elle n’allait pas tarder, sa présence l’aiderait à oublier. Il réalisa combien il avait besoin d’elle et que cela n’avait été qu’égoïsme et arrogance de sa part d’imaginer qu’il pouvait vivre sans elle. Combien de temps s’était-il écoulé depuis qu’ils n’avaient pas passionnément fait l’amour ensemble ? Quinze jours ? Un mois ? Il ne s’en rappela plus. Il savait juste que ces derniers temps, l’un comme l’autre n’étaient plus habités par la même fièvre. En fait, cela remontait à la période où ils avaient voulu un enfant sans y parvenir immédiatement. Leurs rapports sexuels étaient devenus un moment calculé et planifié pour donner la vie, et non plus un instant de tendresse et d'élan fiévreux et spontané. Quand elle reviendrait, il lui ferait l’amour comme dans leurs premières fois, il y mettrait tout son cœur et son énergie, et plus encore. Il voulait qu’elle ressente à chaque instant combien il avait besoin d’elle et combien il l’aimait. Ils avaient encore toute la vie devant eux et elle valait la peine de la parcourir ensemble.
A 15h30, il fut surpris de ne pas avoir de ses nouvelles. Il lui envoya un message rapide. <<Tu arrives bientôt ?>>. Il n’eut pas tout de suite de réponse. Il se sentit comme trahi. Alors il l’appela directement. Elle était toujours chez Katia et elle lui proposa de venir les rejoindre car son amie souhaitait leur présenter son nouveau compagnon, une histoire a priori très sérieuse, quelqu’un de très bien. A ces mots, il se sentit infiniment seul et désemparé, il aurait voulu lui demander de rentrer immédiatement, mais il la sentait tellement loin de tout ça qu’il accepta l’invitation.
La soirée qui suivit ne fut pas désagréable, et le compagnon en question avait effectivement l’air d’être un gars bien qui, en d’autres circonstances, aurait tout eu lieu de lui plaire, mais il n’avait qu’une seule envie : rentrer pour se retrouver seul avec elle. De son côté, elle s’amusait visiblement follement. Elle avait d’ailleurs dû commencer à boire bien avant qu’il n’arrive car les deux femmes avaient chacune les yeux brillants d’ivresse. Il se mit à son tour à boire au point où aucun d’eux ne fut capable de reprendre la voiture. Il fut décidé qu’ils dormiraient sur place et qu’ils se lèveraient juste un peu plus tôt pour se changer avant d’aller au travail.
Le lendemain matin se déroula sans qu’à aucun moment la complicité du week-end ne retrouvât sa place. Ils partirent chacun au travail, en pilotage automatique, sous l’emprise de la routine. Quand il rentra de sa journée, elle n’était pas encore là. A nouveau, il refusa de rentrer dans son bureau à l’étage et n’eut qu’une seule envie : la voir rentrer et lui faire l’amour comme il l’avait imaginé la veille. Sur les coups de 20h, elle arriva enfin, visiblement énervée par sa journée de travail et fatiguée de la veille. Il n’eut pas le cran de s’imposer. Il voulait qu’elle aussi eût envie de manière à partager un vrai moment d’intime complicité ensemble.
Le lendemain, ce fut à son tour de ne pas être dans l’état d’esprit. A dire vrai, elle ne semblait pas non plus très réceptive. De toute façon, cela faisait des mois qu’ils n’avaient plus aucun rapport durant la semaine, pourquoi aurait-elle pu imaginer qu’il en serait autrement ? Le mercredi, il rentra plus tôt exprès et prépara une soirée au champagne. En l’attendant, il repensa à son texte. Il n’avançait pas parce qu’il en avait maintenant peur. Il se dit qu’il ferait peut-être mieux de l’effacer et de ne l’envisager que lorsqu’il se sentirait plus fort pour l’affronter, notamment lorsqu’il aurait compris ce qu’il voulait vraiment à tout point de vue. Ce fut à ce moment qu’elle rentra. L’accueil aux chandelles la toucha visiblement beaucoup.
- Tu as quelque chose à fêter ?
- Non, j’ai juste envie de passer du temps avec toi. Tu sais, comme autrefois.
- Tu ne proposais pas pour autant un dîner aux chandelles…
- Faut un début à tout ! Une coupe de champagne ?
- Toi, tu as des idées derrière la tête…
- Moi ? Oui, depuis que je t’ai vue dans ta tenue pour courir.
- Moi qui te croyais d’un seul coup devenu romantique…
- Je suis romantiquement amoureux de toi, ça ne te suffis pas ?
Elle semblait gêner par la tournure de la soirée. Elle finit pas lui avouer qu’elle n’était pas dans ses bons jours et qu’il faudrait plutôt attendre la semaine d’après. Malgré ce contretemps, ils passèrent un dîner charmant. Au contraire, l’absence d’enjeu physique leur permit de baisser leur garde et de se laisser à une tendresse sincère. Elle finit même par avoir quelques larmes.
- Tu sais, je croyais que tu ne m’aimais plus…
- Mais non… C’est juste la routine qui nous a joué un vilain tour.
- Mais quand même. C’est horrible de ne plus vouloir d’enfant si tu m’aimais comme tu me le dis…
Cette assertion déclencha un lourd silence. Effectivement, il lui aurait été difficile de nier. Mais, surtout, jamais il n’avait pris conscience combien il l’avait blessée et surtout combien elle continuait à mal le vivre. Il voulut lui dire qu’il était maintenant prêt, mais cela n’aurait pas paru sincère. Il se contenta de la serrer contre lui pendant qu’elle reprenait le dessus sur ses sanglots. Ils se couchèrent avec cette impression de non-dit un peu amer entre eux.
Le reste de la semaine se déroula normalement, chacun évitant de revenir sur la question. Pour le week-end, ils avaient oublié qu’ils devaient aider des amis à déménager et qu’il était prévu également qu’ils restent avec eux pour la soirée. Ils hésitèrent à se décommander mais leur culpabilité prit le dessus. Le dimanche, ils furent plus ou moins contraints par politesse d’aider leurs amis à défaire les cartons car ils avaient deux enfants encore en bas âge alors qu’eux étaient les seuls du groupe à ne pas en avoir.
Pendant le trajet du retour, pour la première fois de sa vie, il se sentit véritablement prêt à son tour à avoir un enfant. Il ne préféra rien dire à sa femme parce que, d’après ses calculs, il était fort probable que ses règles ne fussent pas terminées. De toute façon, elle ne semblait pas non plus de très bonne humeur. Visiblement, elle aurait voulu rentrer plus tôt, alors que lui n’avait pu s’empêcher de se proposer pour remonter un dernier meuble qui, bien sûr, s’avéra infiniment pénible à monter sans le mode d’emploi et avec le contreplaqué qui avait été abîmé en le démontant. Devant son mutisme, il laissa son esprit vagabonder, si bien qu’il se mit à repenser au thème de son texte. Il hésitait sur le point de focal. Au départ, il avait imaginé écrire à travers les yeux de la victime, mais l’idée d’introduire un nouveau protagoniste qui offrirait son regard de témoin le séduisait de plus en plus. Il y avait matière à créer une tension et à multiplier les angles d’attaque. Il se promit de creuser la question.
Ils se couchèrent après avoir mangé rapidement, tous les deux épuisés. Juste avant de s’endormir, il se rappela le film de Rosemary’s Baby, avec l’histoire de cette femme prise au piège d’une belle-famille sataniste et qui mettait au monde un enfant supposé être un démon. Il y a peu, il n’y aurait pas pensé, mais maintenant qu’il éprouvait à son tour ce désir d’enfant, il en fut soudain effrayé. Le diable pouvait-il commettre pareille chose pour l’avoir défié ? L’idée l’oppressa à un tel point qu’il prit un somnifère et regarda la télé pour se changer les idées jusqu’à ce qu’il s’écroule de sommeil devant.
Le lendemain matin, cette peur ne l’avait pas quitté. Devant son attitude étrange et fermée, il avait prétexté à sa femme les effets du cachet qu’il avait pris la veille. Seulement, il partit au travail avec une boule au ventre. Cette impression était d’autant plus cruelle qu’il l’avait trouvée ravissante, notamment à cause de sa coiffure. Elle avait attaché grossièrement ses cheveux derrière sa tête et laissait ainsi deux mèches un peu folles lui tomber sur le côté, qui soulignaient l’ovale délicat de son visage. Il regretta de ne pas l’avoir observée davantage pour emporter avec lui chaque détail qui le touchait à ce point et ni de lui avoir dire combien il l’avait trouvée tout simplement belle. Le plus étrange était qu’il ignorait, à part la coiffure, ce qui avait changé en elle qui produisait sur lui un tel effet.
Ils rentrèrent tous les deux tard de leur journée. Il lui avait envoyé un message pour le prévenir et auquel elle avait répondu qu’elle avait elle aussi une réunion dont elle ignorait la durée précise. Ainsi, chaque soir, il y eut soit chez l’un soit chez l’autre des contretemps qui empêchèrent qu’ils ne se retrouvent vraiment. Chaque jour, il n’avait cessé de penser à l’enfant. Si le Diable savait ce qu’il voulait plus que tout, alors il n’aurait pu trouver meilleur cible. Il avait tellement redécouvert l’amour de sa femme que rien au monde n’aurait pu lui apporter plus de bonheur que de la voir enceinte et lui offrir cette naissance. Alors, la nuit, il la regardait secrètement dormir, en n’osant lui faire vivre cette chose affreuse pour une femme que de mettre au monde un monstre. Lorsqu’il la revoyait au matin, fraîche et innocente, en train d’hésiter sur ses boucles d’oreille ou sur quelle jupe elle porterait, il n’en était que plus bouleversé.
Seulement, au cours de la nuit de jeudi à vendredi, il finit par se relever et s’installer dans le bureau. Il lui fallait soit percer le mystère du Diable soit l’affronter pour de bon. Il ouvrit le fichier. Immédiatement, LE DIABLE en gros et gras apparut, toujours aussi menaçant. Heureusement, le dessin sur sa feuille près de son clavier en atténuait la portée. Il sourit en repensant à l’adorable blague de sa femme. Se pouvait-il qu’elle l’eut défié malgré elle par ce geste insouciant ? Il relut rapidement les quelques notes qu’il avait écrites et retomba sur ce passage :
Il n’a rien à faire. Tel est son pouvoir. Il n’a même pas besoin de le montrer, c’est l’homme qui les lui crée à sa place. Il suffit que l’on croie à son existence et tout change. On a soudain envie de lutter contre lui ou d’avoir accès à toutes ces choses qu’on n’a jamais pu posséder et dont jusqu’à présent nous nous passions.
Le Diable qu’il projetait dans sa tête ne pouvait agir tel qu’il était en train de l’imaginer. Il ne pouvait pas mettre ce monstre dans le ventre de sa femme. Il eut soudain l’impression de l’avoir terrassé. Elle ne risquait rien, seul lui pouvait en payer le prix. Il s’en retourna se coucher, soulagé, et déterminé à lui confier son désir de paternité le lendemain soir pendant l’habituel apéro qu’ils prenaient pour débuter réellement leur week-end. Pour la première fois de la semaine, il dormit avec une forme d’excitation à vivre la journée qui l’attendait.
Il se montra très tendre avec elle. Il regardait son ventre et se disait que, peut-être, bientôt, il y aurait une vie nouvelle qui s’y cacherait. Elle sembla deviner ses pensées et en parut mal à l’aise. Bien sûr, elle ne pouvait comprendre tous les changements qui s’étaient opérés en lui. Il avait hâte d’être à ce soir. Le Diable devait avoir perdu prise sur lui. Il savait que c’était lui qui créait ses éventuels pouvoirs, alors il suffisait de ne lui en prêter aucun pour que sa menace disparaisse soudain de sa vie. Juste veiller à ne pas désirer une chose qu’il n’avait pas besoin plus que de raison.
Il passa une partie de la journée à réfléchir à une surprise à lui faire. Après avoir longuement hésité, il se décida pour une bague, avec un beau diamant. Elle n’en avait pas et cela lui montrerait ainsi combien il avait changé à son égard et qu’il était désormais prêt à s’engager avec elle. Il fila entre midi et deux au centre-ville et entra dans l’une des bijouteries les plus chics. Devant les prix affichés, il dut réviser quelque peu ses ambitions et se résigna à en acheter dans une autre meilleur marché. Il en trouva une qui lui plut à 790€. Elle était moins belle que celles de l’autre boutique, mais elle n’aurait de toute façon jamais été d’accord qu’il y consacrât un tel prix. Le cadeau tenait dans le creux de sa main alors qu’il n’avait jamais dépensé autant pour lui en faire un.
Le soir venu, une fois rentré, il se changea en enfilant un beau costume gris souris, avec une bouteille de champagne au frais. Il craignit un moment donné que cela fût trop solennel, aussi il retira la veste et ne garda que la chemise blanche pour se conserver une certaine élégance. Il constata que, comparé aux femmes, il fallait peu de choses à un homme pour paraître à son avantage, même avec son début de surpoids. Enfin, il entendit le moteur de la voiture et la portière se refermer. Il se sentit ridicule à sentir ainsi son cœur battre la chamade. Il ne savait plus où se tenir pour l’accueillir. Il s’affala dans le canapé, comme si de rien n’était, en feuilletant le programme TV. Elle le regarda en fronçant légèrement les sourcils, comme si elle se doutait de quelque chose. Il est vrai qu’il avait plutôt l’habitude d’être là haut sur son ordinateur quand elle rentrait et jamais avec une telle tenu. Il s’approcha d’elle pour l’embrasser.
- Un instant, faut vraiment que je fasse pipi, fit-elle en piétinant sur place avant de filer aux toilettes.
Ses lèvres s’étaient à peine frôlées. Un peu frustré, il chercha la bouteille dans le fraiseur. Elle avait rafraîchi, peut-être pas encore suffisamment pour être frappée, mais largement pour l’apprécier.
- Ah, ça va mieux ! Tu voulais me dire quelque chose ?
- Installe-toi dans le canapé, j’arrive.
Il rentra dans la pièce avec deux coupes à la main et la bouteille de l’autre.
- Toi tu as une annonce à me faire. Une promotion ?
- Perdu.
Il servit les coupes et proposa de trinquer. A nouveau, il se sentit penaud. Il n’avait pas grand chose à demander, du moins, c’était quelque chose de naturel et il savait que cela lui ferait plaisir, seulement les mots s’embrouillaient dans sa tête. Heureusement, le spectre du Diable lui parut très loin, sa femme était à ses côtés, visiblement intriguée, coiffée et maquillée comme il l’avait imaginée, vraiment belle à croquer.
- Tu sais, tu pourrais peut-être arrêter de prendre la pilule…
La phrase était sortie de sa bouche sans qu’il ne veuille la prononcer, formulant ainsi sa pensée maladroitement, comme si elle venait de faire un prodigieux tête à queue. Elle le regarda étrangement, un peu effrayée, comme si elle ne le reconnaissait pas. Il s’approcha d’elle, pour l’embrasser tendrement et la rassurer, parce qu’il voulait lui montrer la sincérité de sa demande. Elle recula.
- En fait, cela fait longtemps que j’ai arrêté.
Un silence pesant figea les intentions de chacun. Ils s’observaient sans sembler se comprendre l’un et l’autre. Il ne lui en voulut pas de le lui avoir caché, car, après tout, elle avait eu raison, il n’était qu’un peureux, un égoïste qui n’avait pas osé assumer ses responsabilités. Les femmes étaient indéniablement plus fortes sur ce point. Elle avait baissé les yeux, visiblement de plus en plus mal à l’aise. Il tendit sa main pour caresser sa joue. A son contact, elle releva la tête.
- Je suis enceinte.
- Mais… C’est merveilleux !
- Sauf que ce n’est pas de toi…
Le couperet tomba d’un coup. Net. A son tour, il se recula en se dressant. Il ne semblait pas comprendre.
- Ne cherche pas, tu ne le connais pas. Je l’ai rencontré il y a quelques semaines. Tu semblais tellement loin de moi, perdu dans tes idées de texte. Tu comprends…
Elle aurait voulu qu’il réagisse, réplique ou s’insurge, voire l’insulte, à la place, il la regardait, comme mortifié. Dans sa tête, l’ombre du Diable avait soudain grandi et recouvrait toute la pièce, et plus encore. Devant son silence, elle poursuivit.
- En fait, je comptais demain t’annoncer que je te quittais.
Dire que le monde s’effondrait autour de lui n’était rien, il entendait son rire franc et ample raisonné dans toute la pièce. Il était partout. Il savait ce que chaque homme désirait, le lui donnait et lui en faisait payer le prix. Il quitta la pièce sans la regarder, la gorge nouée. Il bafouilla plus qu’il ne parla.
- Je crois qu’on n’a plus rien à se dire. Tu veux quoi ? Que je parte ou c’est toi ?
- En fait, il m’attend, il a une grande maison. Si tu veux, je fais mes affaires et je te laisse tranquille. Je suis désolée. Vraiment désolée que cela se soit passé comme ça. Tu comprends, je ne pouvais pas savoir.
- Non. Tu as raison, c’est moi qui…
Il monta s’enfermer dans son bureau. Le Diable était partout. Et il riait. Il devait même être plié en deux tellement c’était drôle. Du grand art. Seulement, il n’avait pas dit son dernier mot. Il n’avait même pas commencé son histoire. Il activa l’écran. Le titre en gras apparut avec, dessous, ces deux phrases ridiculement petites.
Est-ce vraiment ce que tu veux ?
Seulement, es-tu prêt à en payer le prix ?
Il sourit en pensant que jamais on n’était prêt à en payer le prix. Le Diable seul savait le fixer à la mesure de ce qu’il vous offrait. Et maintenant, grâce à lui, il savait ce qu’il voulait.