Le Diable,
Une histoire vraie
C’est une histoire vraie et étrange qui m’est arrivée il y a peu de temps. Elle commence le temps d’un regard. En fait, on s’est à peine croisé, juste le temps de se fixer l’un et l’autre, avec cet œil bizarre. Je suis sûr qu’il aurait voulu savoir où j’allais mais je ne lui ai rien dit. Cela ne le regardait pas encore. De toute façon, s’il l’avait su, je suis à peu près sûr qu’il se serait enfui. Il faut dire que, dans ce genre de circonstances, il est toujours difficile de savoir précisément où l’on va, encore plus quand on est entouré de tant de choses, en particulier de ces mondes cachés, avec notamment l’un d’eux quelque part tout là-haut et surtout cet autre, beaucoup plus loin et tout en bas.
Le premier est lumineux et excitant. Et chacun le voit avec ses yeux différemment : parfois, tel un jardin verdoyant et fleuri, aussi immense qu’un labyrinthe ; ou sous les traits d’une vieille grange délabrée avec plein d’outils rouillés et mystérieux, comme une ultime réminiscence des siècles passés ; ou pourquoi pas à l’intérieur de ce tiroir où dorment tant d’histoires en latence parce qu’on y aperçoit, cachée, la crosse sombre et rugueuse d’un flingue; ou bien même à travers ce vaste grenier dont les grandes males débordent de leurs trésors pour enfants de tout âge. À cet instant, ce monde nous apparait si proche alors qu’il est presque impossible d’y accéder parce que son chemin n’existe pas vraiment. Or, il repose curieusement en nous, quelque part, comme un refuge délicieux, mais on ignore comment l’emprunter ou comment il se construit ; la seule chose qu’on sait, c’est qu’on pourrait y séjourner paisiblement des heures entières.
Alors que l’autre monde en question, celui tout en bas, est sombre et inquiétant. Pour certains, il ressemble à une caverne qui descend dans les ténèbres ; pour moi, c’est un simple puit sans fond. Il n’y a pas à vouloir y aller ni à chercher son chemin pour l’atteindre, car ce monde vous aspire, d’abord tout doucement. Quand on le découvre pour la première fois et qu’il s’entrouvre devant nous, il n’est que mystères. Des mystères de toutes sortes, des qui vous appellent toute une nuit, des qui vous font frémir, des qui se cachent au fond de vos yeux, voire même des qui ressemble à cette clé qui ouvre le tiroir avec le pistolet. Et puis, il y a ceux qu’on ne veut pas connaître parce qu’ils nous disent déjà l’implacable vérité. Sauf que, peu importe ce qu’on y trouve, moi, je n’ai aucune envie d’y retourner, car le plus dur est de s’en sortir. Oui, le mieux est de ne jamais y mettre les pieds. Curieusement, les ténèbres qu’on y découvre ne sont pas effrayantes. Du moins, pas au début. Au contraire, elles nous apaisent parce qu’on n’a plus le sentiment de vivre vraiment. On se laisse porter. On attend parce que, tout au fond de nous, on sait qu’il va se passer quelque chose. Peu importe ce que ce soit. L’important est que cela arrive.
Dans ce monde, on ne sait qu’une chose : plus rien n’existe à part ces ténèbres qui, de part et d’autre, nous entourent. Moi, du fond de ce puit, très vite, je ne cherchais même plus à voir la lumière du dessus. A la place, j’observais du mieux que je pouvais les formes incertaines qui s’y cachaient et dont j’entrapercevais parfois le fugace mouvement. Or, ici, le moindre son à nos oreilles prend soudain une importance capitale, car on cherche un signe. Une preuve. Un but. Ou un truc du genre. Et pendant qu’on s’enfonce encore et encore, on continue de chercher.
Alors, dans ce monde, au milieu de l’impénétrable opacité qui nous y entoure, certains veulent savoir pourquoi ils sont là, d’autres ce qui se passerait s’ils refusaient d’aller plus loin, car chacun cherche à comprendre le pourquoi du comment. Tout du moins, on se plait à penser qu’absolument tout, ici, possède un sens qu’il n’aurait pas dans un autre monde. Pour ma part, pendant un moment, j’ai même cru qu’il l’expliquerait davantage. Seulement, maintenant que je sais ce qu’on y trouve, je ne veux pas y retourner. J’ai trop peur. Trop peur de ce regard qui plongera dans mes yeux à la fin. Et je doute que quelqu’un soit prêt à l’accepter sinon il rebrousserait son chemin au plus vite.
J’ai dit qu’il nous aspirait doucement, mais cela ne dure pas. Très vite tout change et il nous entraine aussi impérieusement que les forces infernales et tourbillonnantes d’un cyclone. Pourtant on ne sent rien, on est juste fasciné par l’immensité de ce gouffre, comme si ses dimensions étaient sa seule raison d’être sinon celle de nous y héberger. Et curieusement, on finit par y être bien, du moins on n’a soudain plus envie d’en sortir. Et tout le problème est là. C’est un puit sans fond et on aspire paradoxalement à n’en sortir qu’après avoir touché son sol à l’aide de nos deux pieds. A la place, on se laisse encore et encore s’enfoncer comme dans un sommeil sans rêve, mais où tout resterait parfaitement réel. On voudrait croire le contraire, mais non, c’est la réalité.
Là-bas, le pire reste toujours à venir. Dans cette obscurité, on ne devine pas avec quelle force le tourbillon nous entraine, ni qu’on peut y rester aussi longtemps. On ne devine pas non plus qu’on peut y mourir, parce que les parois se rapprochent dangereusement sans qu’on ne les voie. J’ignore quand j’ai tout compris. Le piège avait fonctionné sans même que je ne m’en rende compte. Je cherchais une solution qui n’existait pas. Du moins, pas exactement à la manière de celle que j’imaginais. Alors, rien n’existe plus sauf une chose : le temps qui s’est écoulé ne semble pas avoir existé alors qu’il nous a éloignés d’autant de la sortie. J’ai mis longtemps, trop longtemps, à comprendre ce monde autour de moi. Si le puit a toujours existé, il n’aura existé que parce que j’y suis entré.
Et puis, j’ai découvert que tout a un prix en ce monde. En haut ou en bas ou quel qu’il soit, oui, il y a un prix à payer. On pourra dire que le mien était des plus amers, mais ce n’est pas important. Lorsque ce chemin se présente à nous et que nous franchissons son seuil, nous ignorons, dès le moment où nous nous enfonçons en lui, que nous sommes perdus parce qu’il n’est plus possible de reculer sauf à plonger encore et encore en lui jusqu’à la mort. Cela peut durer ainsi infiniment, sauf à comprendre le fonctionnement de son piège. Alors qu’on plonge jusqu’à l’oubli, il devient effrayant de découvrir que, au sein de ce monde, l’entrée que nous avons utilisée ne pourra plus nous servir de sortie. Il faut alors accepter de ne plus la chercher là où on l’attend, c’est-à-dire ni sous nos pas, parce il n’y a rien d’autre que le vide, ni tout en haut, parce plus jamais nous ne pourrons y revenir dans notre chute. Or, tout avait été défini dès le départ, et ce, depuis toujours, pour nous en libérer.
C’est ainsi que le monde du bas nous happe malgré nous, et peut-être même avec notre consentement. Il est dommage de se dire que certains y resteront perdus à jamais, faute de n’avoir percé son secret. Heureusement, d’autres finissent par le comprendre, même si c’est parfois in extremis. Quant à moi, même si je n’ai pas envie de m’y replonger, il le faudra bien un jour, tout simplement parce que j’ai laissé, tout au fond de ce puit sans fin, cette partie de moi qui m’y regarde tout en haut, comme consternée d’avoir été prise dans ce piège avec un nouveau visage sur le mien.
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