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Lorsqu’il rentra dans sa tente en ayant festoyé toute la nuit avec ses semblables, Reyv’avih découvrit les cendres de son feu éteintes depuis longtemps. Il jubilait tellement intérieurement de voir venir son peuple de partout pour l’écouter, qu’il se coucha sans même prendre le temps de le recharger. Malheureusement, l’excitation et le froid de plus en plus persistants l’empêchèrent de trouver repos. Toute la chaleur qu’il avait emmagasiné à l’extérieur en s’agitant pour attirer l’attention, en clamant la Prophétie et en restant autour de l’immense fournaise, que l’on avait allumé pour accompagner les festivités avait fait place à une réalité beaucoup plus tangible : il n’avait plus de bois. Pour la première fois, il sentit une gêne à être devenu si important. L’idée de s’abaisser à en réclamer à ses frères et sœurs l’indisposait parce qu’il avait peur de détruire sa nouvelle aura avec une chose si commune. Il prit le parti d’en chercher tout seul aux alentours.

Sans trop savoir pourquoi, il se dirigea non pas vers la forêt la plus proche mais vers la plaine, en direction de la cascade de l’Ours. Pourtant, en s’approchant, quelque chose le dérangea, une idée dans la tête qui n’arrivait pas à s’organiser dans l’épuisement de sa nuit à veiller. De longues herbes sèches dépassaient régulièrement des îlots de neige. De grosses pierres s’amoncelaient irrégulièrement tandis que des arbres morts jonchant le sol allaient lui donner de quoi se réchauffer. Il repensa un instant à Okkor, en se demandant pourquoi il l’avait choisi. Le Vieux Dieu de l’Azur, comme on l’appelait parfois, ne devait pas avoir toute sa tête. En tout cas, il se sentait fier comme jamais et ne pouvait s’empêcher de sourire tellement il était empli de bonheur. Sans même s’en rendre compte, il avait déjà formé un premier tas de petit bois, qu’il rechercherait un peu plus tard. Il ne lui resterait plus qu’à couper avec sa hache des bûches plus grosses et susceptibles de se consumer plus lentement.

Au moment où il se pencha pour ramasser de nouvelles branches cassées, Reyv’avih eût comme l’impression de voir deux réalités se superposer l’une à l’autre. Ce lieu lui était familier d’une manière inhabituelle. Il se retourna en direction de la cascade gelée ; de l’autre côté se trouvait très exactement le paysage qui s’était immiscé dans sa tête pendant qu’il haranguait la foule. Il chercha des yeux l’endroit précis et le devina trente mètre plus loin devant lui. Il traversa la rivière en prenant garde de ne pas briser la glace qui libérait progressivement l’eau avec le redoux. Il marchait maintenant au milieu d’un champ d’herbes encore couchées par le poids de l’hiver, comme celles qu’il avait vues mentalement la veille. Sur sa droite, il remarqua trois pierres qui créaient, en se couchant les unes sur les autres, une intrigante petite cavité. Il ne pût s’empêcher de les contempler, comme si ces rochers allaient à tout moment se mettre eux aussi à chanter. Puis, il eût une envie irrépressible de plonger les mains dans la cavité. Si ce lieu devait lui livrer son secret, alors il n’avait nul autre endroit pour le faire.

Il hésita un instant comme s’il avait pu s’agir de la gueule d’un monstre affamé. Il sourit quelques secondes à sa peur d’enfant. Cependant, il repensa malgré lui à l’affreux souvenir du contact du monolithe. Pourtant, cette fois-ci, rien ne se produisit d’inquiétant. Au contraire, les bras enfouis au-dedans jusqu’au coude, il devina tout au fond une douce chaleur argileuse, dans laquelle il prenait plaisir à enfoncer ses deux mains et ses doigts pour s’en imprégner. Il eût l’impression qu’un liquide épais en remontait et qu’un objet dur y était enfoui. Il se mit à creuser sans même prendre le temps de retirer ses mains, impatient de connaître le secret. Très vite, il devina la paume d’une épée des plus travaillée. Un bruit de succion et de gargouillis accompagnait chacune de ses tentatives pour extraire l’objet. Puis, il vit un filet brun rougeâtre sortir de la cavité. Il en fut surpris d’autant qu’il n’avait pas eu l’impression de s’être coupé avec la lame de l’arme. Un peu inquiet par la quantité de sang que cela impliquait, il se précipita pour tirer l’objet. La glaise céda d’un coup pour libérer l’arme.

Effectivement, ses bras étaient recouverts de sang alors que la lame de l’épée resplendissait, comme si on venait de l’extraire à l’instant du fourreau et non de la terre. Il examina précautionneusement ses mains et n’y vit aucune coupure. Seule la couleur rouge sombre confirmait une éventuelle blessure. Dans la cavité, le gargouillis continuait. Il ressentit au fond de lui une émotion paradoxale. Il avait envie de brandir l’arme dans le ciel, comme pour transpercer l’air et à la fois de l’enfoncer à nouveau dans cette glaise mystérieuse. Il fit quelques passes d’arme dans le vide. Il disposait de qualités martiales très limitées, mais il prit plaisir à fendre l’air avec l’épée. Son poids, son équilibre lui donnèrent une grâce qu’il ne se connaissait pas ; il fit même des petits entrechats, tout en sabrant imaginairement des adversaires, comme un enfant, puis plongea d’un geste violent et ultime la lame au cœur de la cavité. Et là, soudain, le vent se mit à hurler et un grande giclure sortit des roches. Il eût même l’impression d’entendre un cri douloureux, mais il fut certain qu’il ne provenait que de son imaginaire car aucun oiseau n’avait réagi. A ses pieds, c’était comme s’il avait ouvert une source de sang. Déjà, le liquide bouillonnait. Et des nuages menaçants apportèrent leur voile sombre au-dessus de lui. Les herbes bruissaient de plus en plus dans un chuchotis plaintif. Poussé par la même crainte que lors de son contact avec le monolithe, il ne pût s’empêcher de s’enfuir, avec toujours cette impression d’être dépassé par ce qui lui arrivait. Mais cette fois-ci, il possédait une nouvelle arme, qui lui délivrerait une nouvelle assurance et un signe concret à dévoiler aux autres.

Très vite, il reprit ses esprits au moment de retraverser la rivière. Un flux permanents d’hommes et de femmes se rendait vers le cercle des monolithes. Parfois, toute une communauté voire des villages entiers arrivaient. Tandis qu’il regagnait l’autre rive, un groupe l’interpella.

- Dis- moi, saurais-tu où se trouvent les monolithes et ce fameux devin qui fait tant de bruit ?

Le ton employé rappela à Reyv’avih le temps tout proche où il était ignoré de tous. L’individu, monté sur un poney, possédait de belles fourrures, des bottes épaisses et propres et un maintien fier. Ce devait être l’aîné d’une famille de l’ancienne noblesse, celle qui avait reconquis ses vassaux et toute sa puissance d’avant le Grand Exile. Il était accompagné d’une dizaine de gardes et d’une femme qui tenait un enfant emmitouflé en bandoulière sur son ventre. Derrière eux, des traîneaux tirés par des chiens portaient le reste de leurs biens. Il aurait voulu trouver des mots pour montrer qui il était et lui clouer le bec mais rien ne lui vint à l’esprit à ce moment.

- Vous n’êtes pas très loin. Je peux vous conduire. Je suppose que vous venez pour la Prophétie...

- Pas exactement. Nous venons pour que ce guignol arrête de clamer de telles inepties.

- Et pourquoi ça ?

Une sourde colère grondait en lui. En temps normal, il aurait courbé l’échine mais cet homme venait de lui nier toute autorité, tout droit à être quelqu’un parmi les siens. Ses mains toujours souillées serrèrent la garde de sa nouvelle épée.

- Parce qu’il veut la fin de ce monde... Déjà des hommes se sont enfuis pour le retrouver. Hier, des nobles se sont retrouvés sans armée. Il est hors de question que cette plaisanterie aille plus loin. Dire haut et fort ce que tout le monde veut entendre n’a jamais sauvé un peuple. Ce sont les armes, ce sont les hommes tels que nous qui faisons une nation, pas un fou qui…

Le noble s’était soudain tût en voyant le visage de son vis-à-vis. Tandis qu’il réalisait le triste état de son interlocuteur, il comprit alors qui il devait être. Les yeux du devin s’exorbitaient et il soufflait si fort que la buée sortait à la fois de sa bouche et de ses narines, comme un animal sauvage.

- Ah bon ?!? Vous croyez donc que cette épée est aujourd’hui dans ma main par hasard ? Vous croyez que les Pierres ne m’ont pas parlé ? Vous croyez qu’Okkor vous méprise moins que moi ?

Le devin s’avançait de manière menaçante. Il n’était plus tout à fait lui-même. A cet instant, c’était toute une accumulation de frustration qui sortait de sa bouche et guidait ses pas. Il ne voyait plus de danger ni la peur de s’être trompé. Il voyait juste des impies devant lui, qui, pour une raison qu’il ignorait, l’insupportaient.

Le noble sortit également son arme d’un geste puissant, un fléau à trois boulets crochues, suffisamment gros pour écraser le crâne d’un ours. Ses gardes se joignirent à son geste. Pourtant, il n’eut pas le temps de s’en servir. Déjà le tranchant de la lame sectionnait son avant-bras tandis que Reyv’avih brandissait l’épée en tournoyant autour de la tête. Ses cris lors de l’assaut effrayèrent le jeune enfant qui se mit à pleurer. Le poney se cabra, propulsant la jeune femme à terre sur le dos, qui percuta une grosse pierre dans un sinistre craquement. A son tour, elle hurla de douleur. Pendant ce temps, l’un des hommes réussit à s’approcher suffisamment pour balancer son fléau sur les cotes du devin, qui eut à peine le temps de se dégager. Bien qu’amoindrit par son mouvement de recul, le choc lui coupa le souffle. Le corps encore plié en deux, il voyait déjà trois adversaires s’approcher, au rythme des cris de l’enfant et de la femme.

Au lieu de fuir, le devin se redressa comme si rien ne s’était passé. Il brandit très haut une nouvelle fois son épée toujours immaculée en guise de défi. Il ne put s’empêcher d’haranguer les guerriers.

- Pourquoi ne voulez-vous pas voir la vérité en face ? Cet homme veut vous priver de votre liberté. Cet homme, qui n’a pas même pas cherché à protéger sa femme et son enfant, veut vous délivrer sa propre Prophétie ? Mais qu’elle est-elle ? Qu’il vaut mieux ne rien faire et laisser les choses telles qu’elles sont ?

D’abord, les gardes l’encerclèrent, plus attentifs à ses gestes qu’à ses paroles, mais il n’eut toujours pas peur. Pour la première fois de sa vie, il sentit une force en lui susceptible de surmonter tout danger. Il fit un premier pas en arrière, puis, au lieu de continuer prudemment à se replier, il prit appuie sur son pied avant, pour se projeter droit sur son vis-à-vis. Ce dernier eut juste le temps d’armer son lourd fléau pour sentir l’épée le traverser de part en part. Le devin ne réalisait toujours pas d’où lui venait cette aisance au combat, ni sa volubilité. Etait-il vraiment l’homme de la Prophétie ou un pion dont on s’amusait ? Derrière lui, le noble continuait de vociférer après ses hommes pour les motiver à l’abattre. De son côté, il l’ignora, comme s’il n’existait plus dans son monde et bien hors du champ des êtres à convaincre dans sa vérité.

- Vous préférez donc vivre ce à quoi vous êtes réduit… Vos vies ne valent rien pour lui… Et à mes yeux, en l’état, elles ne valent rien non plus ! Il ne tient qu’à vous pour que cela change ! Il ne tient qu’à vous de vivre ce que tout notre peuple attend ! Et ne me dîtes pas que cela vous fait peur ! Je ne vous propose pas de défier ou de renverser votre seigneur. Mais mon message est simple : voilà enfin qu’arrive ce que vous avez toujours attendu. Et si, pour que vous l’acceptiez, vous devez quitter cet homme et prendre ses biens, alors, oui, faîtes bon comme il vous semble…

Cette fois-ci, les gardes commencèrent à l’écouter. Une nouvelle fois, il avait surmonté l’hostilité. En quelque sorte, il n’avait plus qu’à baisser son épée pour gagner. Tous le regardaient silencieusement. Pourtant, sans qu’il ne comprît son geste, il marcha droit vers le rocher où le poney avait propulsé ses deux passagers à terre et, calmement, enfonça la lame dans le ventre de la femme, qui le regarda pétrifiée d’incompréhension, traversant d’un même geste les deux corps noués l’un à l’autre.

- Et j’ai beaucoup à faire pour ceux qui veulent me suivre… Mais pour les autres, qu’ils crèvent !

Devant ce soudain spectacle, le noble sursauta et se précipita en hurlant comme un fou vers les deux corps maintenant inertes et silencieux. Il n’était plus un noble mais un mari, un père. Pourtant, le regard que lui lança le devin ne changea pas. D’un geste implacable, il transperça son corps avant même qu’il n’ait pu toucher les deux victimes innocentes à terre.

 

Quand il arriva au village, les bras toujours en sang et le visage souillé, en brandissant son arme immaculée et incrustée de rubis éclatants, aucun villageois ne se moqua de Reyv’Avih. Tous furent plongés dans une torpeur inquiète, prêts à écouter leur nouveau guide. « Les signes sont là ! Okkor vous parle à travers moi ! Voici l’épée qui nous guidera vers la victoire ! Voici l’épée qui ouvrira notre route vers un nouveau destin ! »

En les regardant l’écouter avec attention, le devin sut qu’il n’avait plus qu’une direction à donner : le Sud, vers la Vallée du Feu, en plein cœur de l’Eldred. Cette direction n’était pas un hasard, puisqu’ils en avaient été chassés plusieurs siècles auparavant.

« Ne tremblez plus ! Nous connaîtrons à nouveau les doux hivers ! Nous reprendrons les terres de notre passé et chasserons les impies ! Que ces rubis et ce sang versé pour notre gloire éclairent notre chemin ! »

L’épée resplendissait même sans la moindre lueur de soleil. Partout, les nuages s’amoncelaient de manière pesante et inquiétante, mais tous n’avaient d’yeux que pour leur nouveau prophète. Lors des Grandes Invasions, les Esslims avaient repris l’essentiel des terres fertiles et chaudes du Sud, coupant en deux leur royaume, laissant intacte Lyuhn, leur immense Ile Sanctuaire, qui, d’après les dernières nouvelles, renfermaient toujours leur antique Savoir et le conseil des Sages. Et la Prophétie avait annoncé ces sombres évènements, tout comme elle annonçait un jour meilleur, où les Ylhaks seraient à nouveau unis. Loenstroek regardait perplexe son ami se transformé sous ses yeux en prédicateur magnétique. Il ne comprenait pas l’omniprésence du sang et du rouge. Okkor, le Dieu du Temps et de l’Espace, se représentait habituellement avec la couleur bleu, et non avec cette sanglante symbolique. Même s’Il était imprévisible et parfois changeant, il ne le voyait pas vraiment comme un dieu cruel. Pourtant la Prophétie laissait peu de doute, et, peut-être, était-ce une nouvelle fois ses préjugés de toujours qui l’avaient tenu éloigné de la vérité ? Sa foi était ainsi à l’épreuve. Les propos du Prophète le poussaient à envisager sa nature autrement pour le servir. En s’interrogeant sur lui-même, il ne vit pas le visage déconfit d’Ilda. Bien qu’elle voulut elle aussi adhérer à cette délivrance, tout son corps se refusait à l’envisager.

Pendant ce temps, le devin brandissait son épée toujours un peu plus haut, comme pour transpercer ce ciel qui lui refusait aujourd’hui des signes plus engageants. Ce jour-là, la prophétie était son seul bouclier. Il s’était immédiatement raccroché à elle pour trouver l’adhésion de tous. S’il avait été prêt à forcer le destin, il ne voulait pas pour autant le contrarier.

**

*  

Lors de chacune des nuits qui suivirent, le devin fixa le ciel à la recherche de preuves confirmant tout ce qu’il avait déclenché, comme si tout n’avait été qu’illusion : le chant, la source de sang, que personne d’ailleurs n’avait retrouvée depuis, ses nouvelles aptitude à convaincre les foules. L’azur enfermait la couleur d’Okkor. Pour tous, ce lieu était son symbole. Les Yhlaks le vénérait dans un même mouvement et voyaient dans ses changements l’inconstance de leur Dieu. Instinctivement, ils se tournaient vers lui en levant le nez. Et Reyv’avih ne faisait pas exception en contemplant le ciel de la sorte. En l’absence d’autres signes, il commençait à sentir le poids de l’immense responsabilité de ce qui se dessinait sous ses pas, mais rien de ce qu’il attendait si fiévreusement ne se produisait. Rien n’expliquait véritablement la Prophétie, ni ce qu’on attendait précisément de lui. Cependant, à la lueur du jour, après que le sommeil l’eût emporté dans ses fils de soie, il se sentait chaque jour plus fort à son réveil.

Un matin qu’il supervisait les préparatifs du grand départ, il fut saisi par une violente hallucination. Alors qu’il marchait dehors, au milieu du village transformé en un immense campement militaire, tout le ciel se remplit de rouge, comme si toute autre couleur en avait été soustraite. Nul nuage ne pouvait l’expliquer ni le soleil, ni la lueur évanescente du jour. Tandis qu’au fond de sa tête, un bourdonnement sourd et puissant envahissait ses tympans, une partie de lui sembla perdre l’équilibre sous l’effet du bruit. Son cœur se mit à battre non pas plus vite, mais juste plus fort. Emporté par ce déchaînement intérieur, il s’agenouilla pour tacher de se ressaisir. Il comprit alors que quelque chose cherchait à lui parler. En fait, le vacarme qui résonnait dans son crâne ne semblait avoir aucun sens, mais tout son corps y réagissait comme s’il s’agissait de véritables mots, des ordres absolus venus des profondeurs de son être.

Tout autour de lui, des dizaines de guerriers le regardaient avec ses yeux à moitié fous, ses mains en train de se vriller dans la neige. Peu à peu, il glissait, s’enfonçait dans la poudreuse de la nuit et finit par onduler comme un serpent qu’on aurait tué et dont les nerfs continuaient à animer le corps. Un vent d’effroi fit reculer tout le monde. C’est alors qu’il hurla d’une voix venant de nul part. Elle exprima une autorité telle que tout le monde s’agenouilla à son tour, frappé de stupeur et de respect.

« Dorénavant vous m’appellerez Grug Martenden, Celui qui voit, clama le devin au milieu de son armée, les Dieux guident nos pas ! » Ses guerriers formaient maintenant plusieurs vagues humaines autour de lui. « Je vois ce que nul ne peut voir ! Je suis celui qui vous mènera à la victoire ! Des signes sont apparus ! Tous concordent ! Et nous serons prêts ! » Une immense clameur retentit dans la toundra. Certes, les pierres avaient chanté mais les hommes, plus fort encore, avaient hurlé.

 

Lorsqu’il reprit ses esprits après sa transe, Grug, puisque dorénavant tel serait son nom, fut complètement perdu. Lonstroek et Ilda avaient veillé sur lui toute la nuit et une partie de la journée. De tout ce qui s’était passé, seules quelques bribes restaient dans sa mémoire. Derrière toute cette crise, il sentait qu’un pan de sa personnalité se défaisait. Et il se demandait si ce n’était pas celui auquel il s’était vraiment attaché. En outre, il éprouvait de plus en plus le besoin d’une présence, et ce n’était pas celle du couple ; au contraire, un profond dégoût l’envahissait en leur compagnie, même s’il n’osait pas leur dire pour l’instant. Il tacha de chasser cette idée le plus loin possible de son esprit tourmenté. En fait, il avait paradoxalement besoin d’une présence et à la fois de toute sa solitude. Un énorme vide l’envahissait depuis la fin brutale de la mélopée et il voyait dans la façon de le remplir la solution à tous ses maux. Pourtant, en même temps, il commençait à mépriser tous ses semblables, n’hésitant pas à les humilier publiquement à la moindre de leurs faiblesses. Il pensa, dans un premier temps, que ce sentiment était le fruit de son propre mépris de lui-même. Mais il se rendit très vite compte qu’il ne maîtrisait plus son destin, que sa mission prenait une tournure complètement inconnue et que rien ne prouvait ses dires.

Ses deux amis lui semblaient maintenant insignifiants et devenaient tous les deux la preuve honteuse de sa possible imposture. Ilda surtout le mettait mal à l’aise. Sa fragilité l’agaçait. S’il n’y avait eu son mari, il aurait certainement finit par la blesser, par la secouer pour qu’elle arrête de se tortiller au premier regard, qu’elle assume enfin sa beauté de femme épanouie. Sa relation avec Lonstroek changeait également parce qu’il sentait que son ami lui-même se transformait. Et, malgré lui, il devinait que sa ferveur et sa force pourraient lui être utiles un jour. S’il s’était véritablement trompé sur le message à délivrer, alors son ami lui apporterait peut-être la solution, car sa connaissance dans les textes sacrés était nettement supérieure à la sienne.

Finalement, en y réfléchissant, il n’avait jamais rien demandé avec une réelle conviction. Par le passé, il avait exécuté ses taches quotidiennes avec simplicité, mais sans zèle. Pourquoi avoir été choisi ? Avant, on le regardait à peine et, là, d’un seul coup, il était craint comme la foudre ! L’écart entre le passé et le présent prenait une dimension incongrue, presque ridicule. Il doutait toujours de ce qui lui arrivait. D’un autre côté, il sentait que tout ceci s’était profondément ancré en lui, alors qu’il aurait voulu rester le même. Pour le vérifier, il se saisit d’une motte de terre encore givrée, l’huma et la mit dans sa bouche. En l’avalant, il sut qu’il n’avait pas changé, car, cette terre, il la détestait toujours.

 

Avant de partir, le devin regarda une dernière fois le grand Cercle de Pierres. Elles conservaient leur mystérieuse majesté et lui semblèrent plus que jamais muettes. Et tout au fond de lui, il ne savait plus rien : son Maître était si imprévisible et possédait parfois un humour si noir que tout pouvait autour de lui s’effondrer en un instant. Qu’importe, son autorité vacillante bénéficiait d’un nouvel éclat et plus personne n’osait rire de lui. Dorénavant, il respirerait le front haut et le regard droit.

Les préparatifs étaient déjà fort avancés. En quelques semaines, les choses évoluèrent à une vitesse comme jamais Reyv’avih ne l’avait vécu. Une grande excitation régnait partout sur son passage et lui redonnait confiance. Cependant, sa nouvelle aura l’isolait finalement encore plus des autres villageois. L’indifférence fit place à une crainte la plus totale. Seul Lonstroek osait encore le fréquenter comme avant. Ce dernier recherchait encore un sens à l’intuition qu’il avait eu lors du faux cérémonial. Sans s’en rendre compte, en lui facilitant au début la vie sur des taches quotidiennes, puis en relayant ses propos, il détruisit l’un des liens qui rattachait le devin à ses semblables. Il se substitua à lui. Lonstroek devint presque un confident, mais surtout il gagna en autorité à son tour. Peu habitué à diriger, il n’avait pas vu immédiatement les changements d’égards de ses proches. Peu à peu, l’ivresse qu’il avait ressentie le premier jour se transforma en sérénité, parce qu’il avait la certitude de tracer le destin de son peuple. Sa confiance en Okkor n’avait jamais faibli, mais maintenant, sa foi le transportait et lui donnait une conviction qui étonnait tous ses proches, Ilda la première, qui se sentait une fois de plus partagée entre la fierté et l’angoisse. Puis, il commença à prendre des initiatives et à seconder de plus en plus le devin, devenant l’interlocuteur privilégié de tout un peuple en train de renaître. Pour l’heure, ce dernier s’en moquait, il jubilait d’être devenu lui aussi un homme respecté et craint. Et la montée en puissance de son ami lui donnait des heures entières de solitude dont il avait plus que jamais besoin.

Grug réfléchissait beaucoup sur les derniers évènements et leurs conséquences. Les Pierres avaient bien parlé et seule une grande puissance en aurait eu le pouvoir, une puissance située bien au-delà de ce qui est humain, du moins, c’est ce qu’il avait fini par se persuader... Depuis quelques temps, ses doigts semblaient se raidir avec d’étranges picotements lui rappelant irrémédiablement le contact glacial du monolithe. C’était comme s’il avait tissé un lien invisible avec lui. Il refit une dernière fois le signe de soumission à son Dieu et harangua une nouvelle fois la horde. Les villages voisins s’étaient rangés sous ses ordres si bien qu’il n’avait jamais eu autant d’audience. Sa voix tonnait dans l’espace comme le torrent au printemps. Et, plus il parlait, plus il se sentait lui-même puissance. Personne excepté lui n’avait maintenant le moindre doute sur ce qu’il restait à faire. Une nouvelle armée était en marche.

**

*  

Face à ces changements, les inquiétudes d’Idla ne s’étaient pas évanouies. Au contraire, elle voyait dans tout ce qui se mettait en place la confirmation de son rêve. A plusieurs reprises, des tensions entre le couple éclatèrent car elle montrait toujours des réticences à obéir aveuglement à Reyv’avih, en insistant sur tous les dangers qui se multipliaient. Ce réalisme agaçait Lonstroek car il ne faisait que ternir l’éclat de sa mission. Il n’avait plus ces petits gestes pour la pousser à surmonter ses peurs d’enfants. A la place, il la bousculait sans ménagement, parce qu’il s’était persuadé que les caresses n’avaient jamais rien produit. Il s’était décidé de la forcer à changer au plus vite car il commençait même à douter de sa foi.

Peu à peu, tout le monde se détourna du cercle des Pierres, d’autant plus facilement que tous en avaient secrètement peur. Le devin concentrait en lui toute l’attention qu’on avait pu leur porter. Pourtant, dans cette agitation, Ilda restait en retrait. Même si elle suivait malgré elle le mouvement, ses pensées se tournaient régulièrement vers le Monolithe. Un soir qu’elle n’arrivaient pas trouver le chemin du sommeil, elle décida de retourner le voir. En voyant la pleine lune dans le ciel, elle comprit immédiatement pourquoi elle ne dormait. Depuis sa plus petite enfance, l’astre avait toujours perturbé ses nuits. Et son père ne s’était pas privé de la corriger pour qu’elle cesse ses agitations nocturnes. Depuis, elle avait bien grandi, mais le lien existait toujours. La lune, par la force des choses, était devenue une amie et s’enfoncer dans la nuit en sa compagnie n’avait rien d’effrayant. Au contraire, elle aimait la voir peupler la Nature de ses cheveux gris clair, de son masque de mélancolie et de ses spectres nonchalants. Ce jour-là, l’immensité du ciel était complètement dégagée par un vent tenace. Elle avait beau serrer ses épaisses fourrures contre elle, le vent glacial débusquait avec malice la moindre parcelle de peau dénudée. A l’approche des monolithes grisonnants, le corps gelé, elle commençait à regretter sa venue. Au fond d’elle, elle espéra que l’air allait peu à peu se réchauffer à l’approche du cercle, comme l’avait raconté Reyv’avih. Pour ne pas desserrer son manteau en sortant ses mains, elle souffla, dans un petit nuage de buée, sur une mèche de cheveux qui lui chatouillait le front. De l’orée du bois, l’ombre qu’ils projetaient sur le sol semblait vibrer. Elle s’avança avec dévotion et inquiétude. De la brume transparente flottait de manière éparse sur le sol et de légères volutes semblaient sortir de leurs entrailles, comme s’ils sortaient d’un bain bouillant. La nuit et la lune se battaient sur leur surface en la découpant violemment tantôt d’un noir profond et tantôt d’un voile de poussière. Au centre, le grand Monolithe avait perdu son insolente couleur pour retrouver la teinte uniforme et mélancolique du paysage nocturne. Sur ce constat, elle eût comme de la peine pour lui, car, même ainsi amputé d’une partie de son secret, il restait fier et digne.

Tout se spectacle la bouleversait sans savoir pourquoi. « Sans doute encore un tour de mon amie la Lune », se dit-elle. Elle n’avait plus qu’à faire un pas pour pénétrer dans le premier cercle mais elle s’était figée, n’osant plus bougée. Bien qu’il y eût de l’appréhension, ses sens lui fournissaient une multitude d’informations brouillées. En même temps, elle se sentait aspirée vers le grand monolithe. Et un lien secret se dessinait entre elle et lui. Son cœur battait maintenant très fort mais elle eut aussi l’impression d’entendre celui de la roche elle-même dans tout son corps. La surface rugueuse scintillait et les volutes qui en échappaient serpentaient dessus d’une manière de plus en plus précipitée et gracieuse. Ilda était de plus en plus émue, car elle en venait à penser que le rocher cherchait à communiquer avec elle. Plus encore, elle avait la conviction qu’il l’appelait au secours.

Alors, elle oublia toute appréhension, elle avança droit vers lui. Un air agréablement chaud l’accueillit immédiatement. D’une main négligée, elle frôla les premières pierres grises. Bientôt, elle fut en mesure de toucher le grand Monolithe. Jamais elle n’avait franchi le cercle. Jamais elle n’avait été si près de lui. Et paradoxalement, bien qu’elle eût toujours vécu à ses côtés, jamais il ne lui parut si irréel. En quelques sorte, sa présence avait toujours fait partie de ses certitudes ; et là, si dérisoire devant lui, surpassée de plusieurs mètres de haut à en devenir chétive, elle découvrit toute la fragilité de cet immense roc. Elle se sentit plus forte que lui, non pas pour le terrasser, mais parce qu’il avait besoin d’elle. Elle n’avait toujours pas osé le toucher, trop bouleversée par ce qu’elle ressentait. C’est alors qu’elle entendit d’étranges sons autour d’elle, d’abord inorganisés, puis qui s’agglomérèrent en des lignes mélodiques étonnantes et captivantes. Sa tête se mit à tanguer sur son rythme, laissant ses longs cheveux se balancer derrière elle. Ses mains se libérèrent de son corps pour serpenter dans les airs. Et sa voix se maria à cette musique venue de nulle part.

Enfin, complètement affranchie de toute contrainte, ses peurs d’enfants la quittaient pour la première fois de sa vie dans une délicieuse ivresse. Sans s’en rendre compte, elle posa sa main sur la roche. Elle fut incapable de savoir si elle ressentait de la chaleur ou du froid, mais une vibration agréable la parcourait, comme si un fluide invisible se mettait à circuler dans tout son corps. Alors, sans même réaliser ce qu’elle faisait, elle quitta ses vêtements pour offrir au Monolithe le contact le plus pur qu’elle eût pu lui donner. Le froid n’existait plus autour d’elle, le cercle de Pierres l’enveloppant de sa bienveillante chaleur. D’abord, elle plaqua ses bras, puis son ventre et ses jambes. Elle pensa à l’arbre sur lequel elle avait voulu s’écorcher vive, mais très vite, tout repère disparut. Elle eût envie, un court instant, de l’embrasser mais quelque chose l’en empêcha. C’était comme si elle était la mère du rocher, c’était comme si elle était son enfant, c’était comme si ils ne faisaient qu’un.

 

Au matin, le devin la retrouva inerte au pied du Monolithe violet. Il eut un premier mouvement de recul à l’idée de s’approcher du cercle de Pierres, de peur de se découvrir imposteur, surtout en constatant que la totalité de la neige avait fondu en son centre. Mais la voyant ainsi nue, il ne put s’empêcher de penser qu’on l’avait violée ou sans doute tuée. Découvrir ainsi son corps dévêtu à même le sol dans ce lieu sacré amplifiait la violence de la scène qu’il imaginait. Il surmonta sa peur en se disant qu’il était capital de se comporter en Elu, même s’il en doutait malgré lui. D’abord très inquiet pour son état, il fut surpris de découvrir qu’elle dormait et que son corps était resté chaud, malgré toute la vive froidure de cette nuit de pleine lune, car lui-même en avait souffert pour trouver le sommeil.

C’était la première fois qu’il pouvait contempler librement Ilda. Elle était beaucoup plus belle qu’il ne l’imaginait. Ses formes généreuses et ses rondeurs n’arrivaient pas à cacher un corps gracieux qu’aucune couche n’avait encore déformé. Et son visage triangulaire aux pommettes moelleuses était barré par deux longs et fins sourcils bruns. La présence d’Ilda avait toujours éveillé en lui du désir, mais cette fois-ci, il ressentit même de la jalousie qu’un homme ait pu abuser d’elle de la sorte. Devant l’animation grandissante du village, il préféra la porter dans ses bras jusqu’à la tente de Loenstroek, avant qu’on ne lui prêta les faits de l’accident. Il se pencha sur elle pour la saisir ; à son contact, elle eût un léger soubresaut qui confirma qu’elle n’était pas morte. Il commença à glisser ses mains sous son corps pour la porter lorsqu’elle se réveilla. Avec des yeux plein de sommeil mais déjà effrayés, elle le dévisageait, comme si elle voyait à travers lui sans véritablement le voir. Il se demanda même si elle le reconnaissait ou si le traumatisme ne l’avait pas rendu folle. Il n’osa plus la toucher, une gêne grandissante à la regarder dévêtue s’installa. Après avoir cligné des yeux plusieurs fois, comme pour chasser les dernières images qui la hantaient encore de ses rêves, elle revint complètement à elle, ses mains balayèrent son front des cheveux qui s’étaient collés pendant la nuit. Sans même réaliser son état, elle regardait tout autour d’elle, toujours à la recherche d’éléments pour comprendre ce qui avait dû se passer. Encore très inquiet, il finit par lui tendre la main pour l’aider à se relever.

- Tu es sûr que tu vas bien ?

- Je ne sais pas, je me sens bizarre et j’ai froid…

- Tu as vu son visage ? Tu sais qui a fait ça ?

Ilda ne parut pas comprendre le sens des questions. Peu à peu, tous les rêves qui flottaient dans sa tête se firent plus précis. Puis, sans savoir pourquoi, elle eût un geste de recul, avec la vague impression que le Monolithe l’eût mise en garde contre le devin. Puis, surtout, le monde qui s’ouvrait à ses yeux ce matin n’offrait plus les mêmes saveurs et ni les mêmes illusions. Tout ce qu’elle en voyait alors lui semblait irrémédiablement menacé.

- Il faut que je voie Loenstroek !

- Tu ne veux pas que je t’aide ?

- Non !

Le devin ne put que la regarder s’éloigner en courant. Perplexe, il resta immobile au milieu du cercle des monolithes, Autour de lui, l’air se remit à tournoyer.

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