Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

     Ma mère me disait souvent que lorsque la nuit tombait sur la vallée, les démons de la montagne descendaient dans les plaines et emportaient les enfants imprudents qui se risquaient dans l’obscurité.

Pendant mon enfance, ce conte m’avait gardé à la maison quand le ciel au-dessus des Yang-Tou rougissait et que les bois prenaient une teinte indigo, mais ce soir je m’étais décidé à sortir pour aller voir partir mon père et les autres guerriers du Seigneur des Kedowara.

     Le village où j’habitais était construit de petites fermes et de maisons de bois espacées les unes des autres par des champs de millet. Au dessus du village, je pouvais voir en sortant la colline escarpée sur laquelle se tenait la demeure du seigneur du clan : plusieurs étages de bois blanc, de poutres, de toits de tuiles et de panneaux de papiers posés sur un socle de pierre grise. La citadelle m’impressionnait toujours lorsque je la voyais. Un jour, lors de la fête de Yangoun le Dieu Rieur, j’avais pu gravir le chemin de pierre en lacet qui montait jusqu’au portes de bois noir. De là-haut, le regard dominait toute la vallée : au Nord, les cascades blanches des montagnes dévalaient les pentes boisées comme des fils d’argent et bondissaient sur les escarpements sombres ; puis elles fusionnaient dans un torrent violent qui contournait le village et les champs par l’Ouest et tournait à l’Est au Sud du hameau.

     C’était l’été, la chaleur du jour était tombée avec la nuit et une brise tiède et humide soufflait des montagnes, rendant ma peau moite. Ma mère triait des agrumes et les mettait à sécher pour l’hiver. L’odeur de fumée du feu parvenait encore à mes narines lorsque je quittai le village en me dirigeant vers le grondement sourd du torrent. Je quittai les lumières jaunes, et plongeai dans l’obscurité de la nuit seulement contestée par la lueur pâle de Yakima, la plus grande des Jumelles.

     Je comptais dire mes adieux à mon père lorsqu’il passerait le pont de pierre qui enjambait le fleuve en aval : en prenant le chemin des pêcheurs qui longeait les eaux bruyantes du torrent, j’arriverais avant eux qui prenaient la route contournant les dépressions humides où les moustiques pullulaient.

     Mon cœur était resté serré jusqu’à maintenant par l’angoisse de voir mon père, guerrier du clan Kedowara, partir vers la capitale loin d’ici. Cela faisait quelques jours qu’il restait à la caserne du château sans que je puisses le voir et c’est ma mère qui m’avait appris la nouvelle : il allait escorter le vieux seigneur du clan qui se rendait à la fête d’anniversaire du Seigneur de Guerre, à Tagoshima, la cité impériale : il serait absent longtemps et c’était, pour l’enfant que j’étais, l’élément principal de ce déplacement politique.

     Si j’allais jusqu’au pont, mon père verrait que j’étais brave et que j’étais digne d’être un guerrier comme lui. Je rêvais de devenir un guerrier, c’était pour moi le but le plus noble que je puisse avoir ; cependant, je n’en étais qu’à ma treizième année et mes cousins plus agés porteraient avant moi la coiffe des combattants : mon apprentissage des armes serait sûrement écarté au profit de celui du dogme. Selon la tradition, c’était mon grand-père qui décidait de l’avenir de ses petits-fils et il ne désirait pas en voir trop d’entre eux entrer dans la classe des combattants.

     Je pensais être celui qui connaissait le mieux les bords de la rivière et en tirait une certaine fierté : je courrais vite dans les hautes herbes et j’évitais tous les trous sombres remplis d’eau stagnante. La fraîcheur de la nuit m’environnait et la course me procurait un sentiment de liberté sans borne : je riais dans l’obscurité en pensant à la tête que ferait mon père en voyant son fils jaillir sur le chemin tel un démon des bois. Enfin, la courbe de la rivière tourna vers l’Ouest et j’aperçus le pont de pierre éclairé par des lampes de toiles vertes et bleues : les couleurs des Kedowara.

     La troupe des soldats n’était pas encore là, mais le vent m’apportait la rumeur de sabots ferrés claquant sur la route. Je décidais de me cacher derrière un arbre près de la chaussée de pierre et d’attendre en écoutant. Ils arrivèrent rapidement à ma hauteur et les silhouettes des cavaliers se dévoilèrent à la lueur des lanternes : Aucun d’eux ne portait de heaume et je pus facilement distinguer mon père des autres guerriers. Je sortis de ma cachette et apparus à ses côtés d’un bond. D’abord surpris, il se raidit et porta sa main au pommeau de son sabre, puis en entendant le son joyeux de ma voix, il se radoucit et m’invita à monter quelques instants avec lui car ils ne pouvaient s’arrêter pour moi. Il m’aida à monter sur le grand cheval et nous reprîmes notre place dans la colonne.

« Ta mère va être furieuse quand tu reviendras à la maison. » dit-il non sans une teinte de reproche.

« Grand-mère sait que je suis ici. »

     Mon père acquiesça en silence et je sus qu’il était fier de mon courage et de ma prévoyance.

« Serez vous longtemps absent, père ? lui demandais-je.

- Le temps que Yakima redevienne dans le ciel exactement comme elle est ce soir. »

     Je levai la tête et regardai l’astre pâle au dessus de nous, gravant sa forme dans ma mémoire. Mon père me fit plusieurs recommandations sur le travail que j’aurais à la maison et les responsabilités qui m’incomberaient tant que lui et mes cousins seraient absents.

« Akio et Funio t’accompagnes ? m’étonnais-je à leur mention.

- Oui Enaï, mon fils, tes cousins ont tous deux l’âge de commencer leur véritable rôle en tant que guerriers Kedowara. Ce voyage sera leur première mission, et ce n’est pas une des moindres : avec tous les nobles importants réunis en un seul endroit, l’atmosphère risque d’être tendue au palais du Seigneur de guerre. Nous sommes sur le qui-vive et le resteront jusqu’au moment où nous repasseront les portes de Yung-Na. »

« C’est pour cela que le Seigneur a préféré partir de nuit si discrètement ?

- Oui, il craint une attaque ou une filature, et il n’a pas tord. Moi-même, j’ai cru un instant à une attaque quand tu as surgi des arbres ; pourtant les chevaux ont senti ton odeur et n’ont pas bronché, cela aurait du m’avertir que tu n’étais pas un bandit. » se reprocha t-il. Un léger silence seulement troublé par le vent et les chevaux s’installa.

     Assis devant lui, je me sentais dans l’endroit le plus sûr du monde et j’étais heureux. L’impression de partir en voyage m’enivrait et m’inquiétait à la fois, au fur et à mesure que les pas des chevaux nous éloignaient du village. Je ne voulais rien dire pour ne pas rompre le charme et j’eus bien voulu que son bai ne s’arrête jamais pour me laisser redescendre.

« Veilles sur ta mère et sur les autres. Honores nos ancêtres et ils veilleront sur toi. »

     Je le saluai respectueusement, la gorge légèrement nouée.

     Puis l’étalon s’ébroua et mon père disparut vers la torche du cavalier de queue.

     Lorsqu’ils passèrent derrière un épaulement et que leur lumière s’évanouit, je me retrouvai dans le noir le plus complet. J’attendis un instant que mes yeux s’acclimatent, puis je suivis la route dans l’autre sens.

     Le retour fut morose et la nuit semblait avoir perdu sa saveur de liberté.

     Ma mère me gronda sévèrement en me menaçant avec les pincettes du feu lorsque je rentrais ; mais je m’y étais préparé et laissai passer l’orage : je savais qu’elle ne me tiendrait pas vraiment rigueur d’être aller dire au revoir à mon père. La maison, toujours chaude et accueillante comme les bras de ma mère, sentait la pêche et la prune. Sur le feu près d’un écran ouvert, une tarte finissait de cuire et mon appétit acheva de chasser l’affliction passagère due au départ de mon père.

     Ma mère suivit mon regard et m’avertit :

« Celle-là est pour demain. Si tu as faim, il reste un peu de galette et il y a du miel dans le placard. »

     Je grignotais un moment en pensant à la journée de demain. La moisson n’était pas terminée dans les champs et il y aurait du travail pour tout le monde dans la fraîcheur du matin ; ensuite, aux heures chaudes, le prêtre du Dieu Sage instruirait les fils de guerriers sous le grand chêne près du torrent. Et enfin, lorsque le soleil baisserait, j’irais à la rivière pour pêcher avec les autres garçons ou alors nous ferions des parties de Jang -un jeu de stratégie avec des pions et des cases- si le temps était mauvais.

     Je souhaitais bonne nuit à ma mère et allai m’étendre sur ma natte dehors sur un des balcons. Je m’endormis paisiblement en tentant de me souvenir d’un coup fameux que m’avais montré un jour mon grand-père.

     Les journées chaudes de la fin d’été passaient avec une lenteur exaspérante. Chaque aurore semblait copier le précédent et je me sentais enfermé dans une routine paisible et rassurante. Cependant, chaque soir, je sortais sur le balcon et levait les yeux vers la pâle Yakima.

     Je savais que quelque part, mon père regardait comme moi la même silhouette nacrée avec au cœur la nostalgie d’une belle terre au pied des montagnes : alors je priai la déesse blanche qui nous voyait tous deux de veiller sur lui et de lui trouver une voie sûre dans son manteau de ténèbres.

     Je restais longtemps assis à contempler la nuit, ne cessant que lorsque ma mère venait enfin me chercher : un soir, elle s’assit à côté de moi, sa robe du soir légèrement ouverte pour profiter de la brise fraîche. Le bruissement lancinant d’un grillon nous berçait lentement, tandis que le hululement sonore d’une chouette raisonnait dans la nuit. Tous ces sons, ces odeurs de pins et de fleurs auxquelles s’ajoutait le parfum de ma mère me semblaient plus vivants que les journées brûlantes que je passais à travailler ou à m’instruire.

     Ma mère prit ma main dans la sienne.

« Yakima nous montre ce soir le même visage que lors de son départ…et il n’est toujours pas rentré… »

     Il n’y avait nul besoin de préciser qui était « il ». Je savais qu’elle parlait de mon père.

     Je serrais ses doigts frêles et graciles dans les miens.

« Il ne devrait pas tarder. Père n’est jamais en retard…Je suis sûr qu’il sera là demain matin pour nous saluer avant que les travaux de l’aube commencent. »

     Mais le lendemain, seul un soleil rose et doré me salua lorsque j’ouvris les yeux.

     Mon père n’était pas seul à me manquer. Mes cousins, qui étaient plutôt des frères pour moi, revenaient souvent dans mes pensées.

     Le rire cristallin d’Akio et sa bonne humeur, le ton sévère de Funio lorsqu’il nous réprimandait…J’avais vécu toutes ma vie à leurs côtés et ils étaient devenus pour moi, comme d’autres visages familiers, des repères fixes dans ma vie : cette première absence était synonyme de changements importants et semblait appeler la fin d’une vie que j’avais aimée pour ce qu’elle était : simple et heureuse. La pensée qu’un jour je puisse vivre ailleurs loin de ma famille me terrifiait et je brûlais de l’envie d’enfermer les années passées dans une sorte de bulle intemporelle qui existerait pour toujours à l’abri du changement.

     Enfin, sept jours après la nuit du retour prévu, la bannière Kedowara apparut enfin au loin sur le chemin. Le ciel s’était chargé de chaleur pendant toute l’après-midi et le soir était maintenant obscurci par des nuées sombres annonciatrices d’orage. Sa vue me remplit de joie et je quittai mes camarades de jeu pour aller prévenir ma mère. Itoji, un de mes meilleurs amis, m’emboîta le pas en me demandant ce que j’avais vu.

« C’est le Seigneur, il est de retour ! Tu ne vois donc pas sa bannière là-bas, sur la route ? »

     Itoji fit un signe de dénégation en regardant la chaussée grise.

     Je n’écoutais pas sa comparaison entre ma vue et un aigle et m’élançai sur la côte qui montait vers les maisons.

     A mes cris, ma mère sortit en courant, le front inquiet.

« Qu’est ce qui se passe, Enaï ? »

     Le seigneur, je l’ai vu ! il revient ! Ils sont de retour ! »

     Ma mère sourit de bonheur et je lui souris en retour : Je n’aimais rien plus que de la voir joyeuse. Je m’apprêtais à courir pour rejoindre la troupe des guerriers approchant et les saluer comme une armée victorieuse, mais ma mère m’interpella :

« Non ! Tu restes ici ! J’ai besoin de toi pour préparer le dîner, sinon ton père mangera des fruits secs ce soir. »

     Un instant l’envie me prit de protester, mais contre l’expression impassible et immuable de son visage, je savais que je n’avais aucune chance. Je pénétrai donc à regret dans la maison et me dirigeai vers la cuisine.

     Lorsque mon père rentra enfin après avoir rempli ses offices à la caserne, le Soleil avait déjà passé l’horizon et le ciel était maintenant tout à fait noir : les étoiles étaient voilées par les nuages et un vent fort se levait. Mon grand-père avait fait égorgé un veau pour l’occasion et une odeur délicieuse de viande cuite et d’herbes emplissait la salle d’entrée.

     Toute la famille vint l’accueillir en lui souhaitant un bon repos, mais père avait le visage voilé par la tristesse et nos acclamations moururent dans nos gorges à sa vue. Quelque chose me frappa immédiatement : il était seul.

« Funio et Akio…où sont-ils ? » dit ma grand-mère d’une voix anxieuse.

     Mon père baissa les yeux et le tonnerre claqua dans l’air, se perdant en échos sur les reliefs du Nord. Le reste de la soirée me parut irréel, comme un cauchemar dont j’étais prisonnier : Mon père et mon grand-père se rendirent au château pour aller chercher les corps et les faire envoyer au temple. Ma mère, ma grand-mère et moi restâmes dans la salle du repas à pleurer un flot de larme inextinguible. L’orage grondait au-dessus de nous et le torrent forcissait sous l’ajout des pluies, mais j’aurais souhaité que le ciel se déchaîne bien plus encore pour exprimer pleinement le désespoir et la rage que je ressentais. La pluie descendit des montagnes et inonda les champs. A travers les éléments, je pouvais presque entendre les prières des prêtres du Dieu des Morts qui accueillaient mes cousins dans leur nouvelle demeure : regardant vers le temple dressé sur une petite éminence, je vis un brasier s’allumer malgré l’averse. Le bois mouillé hésita, puis finalement l’huile triompha de l’eau et une flamme énorme enfourna les deux corps. La fumée noire se perdit dans un ciel d’encre et la nuit prit un goût de larmes.

     Le lendemain, je ne me levai pas lorsque l’Est s’embrasa : je ne me sentais plus aucune force, plus aucun goût, plus aucune envie de vivre. Ma mère vint me voir dès l’aube et resta longtemps à mes côtés. Elle me conseilla de ne pas rester ainsi et de me lever. Je la regardai de ma couche : elle était encore belle dans son chagrin : les yeux rouges et un sourire triste au coin de la bouche. Je ne voyais que des teintes de gris, pourtant le Soleil dorait ses cheveux. En la voyant ainsi courageuse devant la tristesse, une envie irrépressible de la serrer dans mes bras monta en moi. Je me levai et mis ma tête sur son épaule ; je crûs que sa réponse allait me briser les côtes et pris ses mains tremblantes dans les miennes. Dans un arbre proche, un moineau insouciant sifflait un air clair et sonore ; je levais les yeux vers les branches et vis sa petite silhouette baignée de lumière s’envoler dans l’air doux. Je priai les dieux pour que mes cousins trouvent comme lui le chemin vers la liberté et le bonheur.

     La vie reprit finalement son cours. Le chagrin se transforma lentement en une mélancolie douce et poignante que l’on n’exprimait guère, de peur d’en souffrir.

     Mes camarades étaient tristes aussi, mais leur peine passa vite. Voyant la mienne s’attarder, ils m’entourèrent le plus souvent possible de leur présence joyeuse. J’étais plein de gratitude à leur égard, mais parfois leurs rires et leurs voix me rappelaient tant Akio et Funio…

     Mon père me dit un soir que je devais apprendre à vivre avec leur souvenir et que je devais me les rappeler avec plaisir, car ainsi ils vivraient éternellement en nous.

     J’écoutai son conseil et me décidai à regarder vers le futur. J’ignorais si désormais le Seigneur choisirait que ma vie soit vouée à la caste des guerriers, mais au fond de moi mon désir était clair : reprendre les sabres de mes cousins et les venger en servant le clan.

     Cependant, l’été touchait déjà à sa fin que le seigneur ne m’avait pas encore appelé.

     Un matin, en me rendant à la rivière pour chercher de l’eau, je remarquai que les arbres sur les hauteurs commençaient à dorer. A mon retour, j’en avisai ma grand-mère et elle me prédit que l’hiver serait rude cette année.

     Rapidement, les journées se firent plus douces et de fines pluies ponctuèrent la saison des champignons.

     Ces derniers se trouvaient sur les pentes boisées des montagnes, cachés dans les creux que forment milles petits ruisseaux au printemps : il fallait souvent un pied adroit et de bonnes jambes pour les atteindre et c’est pourquoi quelques jeunes et moi-même partîmes un jour vers les hauteurs du Yang-Tou.

     Nous entamâmes l’ascension environ deux heures après le zénith, à l’heure où les prédateurs des bois font la sieste. Nous n’avions pas très loin à aller : peut-être trois heures de marche pour des pieds agiles comme les nôtres. Rapidement, le village rapetissa jusqu’à ce que les maisons prennent la taille de trous de souris. Au-dessus de nous, la voûte sylvestre dévoilait de temps à autre un soleil encore haut qui rayait les bois de bandes sombres et claires.

     Je me souviens parfaitement que nous étions sept à partir ce jour-là : Il y avait Itoji, mon meilleur ami, qui avec un air bravache montrait le chemin aux plus jeunes. Trois garçons qui devaient avoir quatre printemps de moins que moi l’écoutaient avidement parler des esprits des bois. Derrière moi, deux apprentis du monastère de Takemoto un peu plus âgés que moi fermaient la marche tout en discutant des meilleurs coins à champignons. Pour ma part, je marchais en silence, écoutant leurs voix allègres et goûtant avec plaisir le parfum frais du sous-bois.

     J’entendis un soudain éclat de rire et vis Itoji s’appuyer contre un arbre en se tenant les côtes : je ne pus réprimer un sourire à sa vue et me surpris bientôt à rire sans motif. Itoji essuya une larme sur sa joue et annonça bien fort au groupe que nous irions jusqu’à l’autel de prière du col du Tigre avant ce soir. Je pinçais les lèvres en pensant que mon ami était capable de tenter un projet aussi fou sur un coup de tête et je bénis le Dieux Protecteur que deux de ses suivants fassent partie de notre groupe : sûrement feraient-ils entendre raison à mon fougueux compagnon s’il tentait cette folle ascension. Après quelques heures, nous arrivâmes sur un petit plateau déboisé chargé de rocs épars. Au Nord, dans le fond de la clairière, le chemin continuait en montant ; tandis qu’à l’Ouest, une rigole descendait dans un petit vallon. Nous nous séparâmes en deux groupes à cet endroit. Les deux apprentis partirent vers le petit vallon à l’Ouest avec les trois jeunes garçons, quant à moi et Itoji, nous partîmes vers le Nord.

     Dès que nous fûmes à quelques distances du et champ de pierres, mon ami se tourna vers moi me lança :

« Eh, Enaï ! Ca te dirait de voir le plus beau panorama de la région ? » Ses yeux pétillants et son ton amusé ne présageaient rien de bon, rien que ma mère n’aurait approuvé ; j’avais un mauvais pressentiment mais comme toujours, sa bonne humeur faisait fondre ma résolution.

« Est ce loin ? » demandai-je.

     Il secoua vivement la tête :

« Non, non ! Ce n’est pas loin. Et il y a même des champignons là-bas : comme ça les deux autres renards ne pourront rien nous dire, n’est ce pas ? »

« Fais attention quand tu parles des moines : il n’est pas bon de médire sur eux : ça porte malheur ! Tout ce que tu dis, un jour ils l’entendent. »

     Mon ami leva les yeux au ciel et se mit en marche, je le suivis et nous quittâmes le sentier pour nous diriger vers une falaise qui nous surplombait à l’Est du plateau. Il hausse les épaules en s’éloignant :

« Toi et tes superstitions ! La seule personne qui m’a entendu c’est toi et tu ne me dénonceras pas…De plus, ce n’est pas ma faute si ils ont des têtes de renards ! » et il éclata de rire. Je ne dis pas mot, blessé par son manque de respect pour les deux religieux, mais il avait raison : je ne le dénoncerais jamais.

     La forêt devint moins bruyante. Les arbres feuillus se firent plus rares tandis que le parfum des pins venait de plus en plus souvent chatouiller nos narines. De nombreux insectes voletaient autour de nous dans l’air lourd de l’après-midi. Au loin, j’entendais le son étouffé d’une cascade. Après un temps qui me parut étonnamment court, nous arrivâmes à son pied : l’air y était chargé d’une bruine fraîche qui rinçait nos visages couverts de sueurs. Derrière nous, le Soleil était arrivé à la moitié de sa course descendante et ses rayons obliques venaient taper contre l’eau grondante : l’eau et la lumière se rencontraient en formant des milliers de paillettes d’or et d’argent auxquels se mêlaient parfois les feuilles topazes d’un arbre accroché à la falaise. A notre arrivée, un écureuil disparut dans les branches ensoleillées d’un hêtre dans un flamboiement de roux et d’or. Le spectacle m’arrêta net lorsque je le vis et Itoji parut ravi de mon expression ébahie :

« Alors, n’est ce pas le plus beau lieu de la terre que voilà ? »

     Je hochai béatement la tête et vint me rafraîchir au bassin pierreux où chutait l’eau : pas une algue, pas un ver ne venait troubler la translucidité de bassin : cette eau sortie tout droit des entrailles du Yang-Tou était d’une pureté incroyable.

     Je m’assis un moment à écouter le chant de cette nature troublante et fermai les yeux. Ce lieu semblait enchanté : j’avais entendu un jour la légende d’une jeune fille tombée sous le charme d’une cascade et qui ne l’avait jamais quittée, ne se lassant jamais de sentir sa caresse fraîche et pure, ni de chanter en cœur avec elle. Le mythe disait qu’un jour la jeune fille avait disparue mais que son chant s’élevait encore de l’eau claire. Prêtant l’oreille, je croyais entendre à travers le son de l’eau qui tombe la voix éternelle de la nymphe, s’élevant en une complainte mélancolique de sa joie passée.

     Finalement, mon compagnon vint me rejoindre et me tapa l’épaule avec un petit rire :

« Et alors ? Aurais tu oublié les champignons ? »

     J’ouvris les yeux, surpris, mais il cherchait déjà parmi les racines proches les silhouettes rondes et blanches des Komio.

     Nous partîmes chacun de nôtre côté, fouillant l’aval de la cascade la tête penchée : Itoji n’avait pas menti quant aux champignons : je remplis rapidement mon sac de petits Hako noirs et je revins rapidement au bosquet de la chute d’eau. Je ne voyais nul part mon ami mais décidai de l’attendre près du bassin.

     Lorsque je passai les fourrés masquant la clairière au pied de la falaise, je sentis mon cœur s’arrêter de battre un instant :

     Penché au-dessus de l’eau et buvant avec calme, un énorme tigre se tenait non loin de moi. A la fois paralysé de peur et émerveillé par la créature, je restai debout à l’orée du bois sans pouvoir faire autre chose qu’observer le fascinant animal : sa robe était blanche comme la neige éternelle des sommets d’hiver et ses rayures me rappelaient la teinte bleutée des montagnes dans l’ombre du crépuscule. Ses formes musclées harmonieuses, sa tête large et rayée de lignes trompeuses au regard en faisaient une véritable vision de perfection : digne fils de la déesse de la force et de la sagesse. Je priai pour que la créature sacrée s’éloigne sans me voir, mais malheureusement il savait déjà sûrement que j’étais là. Une fois sa soif contentée, ses yeux d’or se tournèrent vers moi et son regard posé rencontra le mien : J’étais l’homme et lui l’animal : j’étais la proie et lui le roi.

     Je crois bien que jamais je n’eus autant peur que ce jour, comme le dit tout homme lorsqu’il rencontre pour la première fois la mort sur son chemin. Mon instinct me hurlait de courir, de fuir le plus vite et le plus loin possible, mais je ne bougeai toujours pas, envoûté par son regard. Les sons et les lumières s’atténuèrent autour de moi et il me sembla être aussi ténu qu’un fétu de paille porté au vent. Je n’avais pas souvenir que le monde ait basculé devant mes yeux mais je ne sentais pourtant pas le sol sous mes pieds : j’étais ailleurs. Ballotté par la puissance des émotions qui se déversaient en moi. Il était là, lui aussi. Aussi fort et majestueux que la statue d’un dieu : je le sentais frémir comme le grondant Mont Fuji, prêt à m’écraser de sa puissance ; mais en vérité, il n’en fit rien. Lorsque j’en pris conscience, l’ombre de la mort fut chassée et la lumière emplit mon cœur. Autour de moi, le monde devint plus stable. J’étais sur un chemin de feuilles d’or : la chute d’eau, la falaise tout était là. Devant moi, le tigre marchait sereinement et me guidait jusqu’au bassin de pierre ; je le suivis en silence. Lorsque j’eu gravi la petite pente jusqu’au pied de la chute, je découvris une jeune fille à la peau couleur de glace, nue sous la cascade. Ses cheveux semblaient se confondre avec l’onde et son visage avait la clarté de l’eau vive. Je ne pense pas qu’elle me vit, mais alors que je la regardais sans mot dire, un chant las et d’une beauté troublante monta de sa gorge :

Lunes d’été,

Senteurs d’automne.

Cascades dans le gel d’hiver :

Au renouveau, se précipitent,

Le torrent retracera son cours,

L’onde descendra dans les plaines.

Fleuve de sang,

Lunes de printemps…

« Enaï ? Enaï ! »

     La voix me parvint comme le son agressif d’un marteau de forge. Le monde autour de moi se fissura et se brisa en milles éclats. J’eu l’impression de tomber et tomber encore dans un gouffre infini. J’heurtai finalement le sol et sentis contre ma joue brûlante le contact rugueux de l’écorce. J’ouvris les yeux : j’étais appuyé contre le tronc d’un arbre et Itoji me fixait d’en dessus avec un air inquiet.

« Est ce que ça va, Enaï ? »

     Sa voix avait un accent que je ne reconnaissais pas : il était vraiment soucieux.

     Je portai mes mains à ma tête et m’aperçus que j’étais trempé. Instantanément, le froid me prit dans son étau et je me mis à trembler.

« Que c’est-il passé Ito ? Qu’est ce qui m’est arrivé ? »

« J’ai eu peur. Très peur : après avoir cueilli assez de champignons, je suis revenu à la cascade : tu étais debout au bord du bassin, les pieds dans l’eau et tu marchais vers un tigre blanc situé de l’autre côté ! Par tous les dieux, j’ai cru que j’allais en mourir ! J’ai crié ton nom et le tigre a tourné ses yeux vers moi puis il a disparu entre les arbres. Alors, tu t’es arrêté, tu as tremblé de toute tes membres quelques secondes puis tu es tombé la tête la première dans le bassin…Tu te serais noyé si je n’avais pas été là…-puis avec moins d’anxiété- Qu’est ce que tu ferais si je n’étais pas là pour assurer tes arrières, hein ? »

     Je souris faiblement, puis tentai de me lever : mes jambes tremblaient.

« Tu peux marcher ? »

« Oui » affirmai-je sans trop de confiance. « Rentrons. Il est tard. »

     En effet, dans le ciel, le soleil avait presque disparu derrière l’horizon et à l’Est, l’étoile du Loup brillait de son éclat glacé. Le chemin était assez long, même en descente il fallait quand même une bonne heure de marche et, dans mon état, je ne pensais pas rentrer au village avant l’obscurité. Après quelques pas, mes jambes retrouvèrent cependant assez de force pour suivre Itoji sans le ralentir.

     Nous arrivâmes rapidement au champ de pierre. Le lieu baignait dans une lumière rouge orange irréelle qui teintait les pierres de sang.

     Un enfant assis sur l’une d’elle nous attendait. Il courut vers nous en nous voyant. Itoji le héla :

« Et alors ? Où sont les moines et les trois autres enfants ? »

« Ils sont partis à votre recherche il y a pas longtemps : les pierres étaient déjà rouges. »

« Aie ! Hélas, ils n’ont pas pu nous croiser. » dis-je. Nous n’avons pas pris le chemin prévu.

     Soudain, un écho résonna contre les pans de la montagne : un cri bestiale de rage pure. Un groupe d’oiseaux s’envola des bois voisins.

     Je sentis un frisson glacé remonter le long de mon échine. Nous savions tous de quoi il retournait…Les bêtes rôdaient dans la forêt. Je m’exclamai :

« Il faut aller les chercher. Toi, le gamin, vas au village et alerte les gardes et…. »

« Non ! Personne n’y va ! Les moines savent très bien se défendre…quelle aide pourront nous leur apporter ? »

« Il n’y a pas que deux moines là-haut : il y a aussi trois enfants. Je ne peux fuir au village alors que les nôtres sont peut-être en danger là-haut, et toi non plus n’est ce pas Ito ? »

     Le teint d’Itoji prit une couleur de cendre.

« Non, moi non plus…Gamin, vas au village et préviens les gardes que les bêtes rôdent à nouveau dans la montagne. Vite ! »

     Il reporta son attention sur moi et dit :

« Je ne sais pas si c’est ce qui s’est passé tout à l’heure qui t’a dérangé l’esprit, mais tu ne sembles pas te rendre compte de ce que nous allons faire… »

« Si, nous montons les chercher : ils sont deux pour en défendre trois : ils ont besoin d’aide : quatre au lieu de deux, cela fait une grosse différence. »

« Bien, alors allons-y avant que je me rende compte que tu es complètement fou ! »

     Et nous partîmes en courant vers le haut de la montagne. Le gamin était déjà bien loin en bas sur le chemin mais j’espérais qu’il aille encore plus vite. Je ne saisis pas grand chose de notre folle course : ma fatigue et le froid étaient partis et je courrai devant dans les formes indistinctes des bois.

     Un autre hurlement résonna contre la falaise à ma droite, mais bien des échos lui répondirent en retour.

     Les secondes passèrent et l’effort se fit de plus en plus pénible. Deux minutes ne s’étaient pas écoulées lorsque j’aperçus des mouvements furtifs dans les bois autour de nous : par dessus le son de nos pas, les feuilles bruissaient et des griffes invisibles grattaient l’enchevêtrement des branches. Je fis signe à Itoji de s’arrêter et sortit mon coutelas : je le regardai brièvement, mais sous les branches, entre chiens et loups, nulle lumière ne faisait briller sa lame. Itoji étouffa un juron et dégaina à son tour.

     Soudain, quelque chose arriva en courant sur le chemin devant nous. Je me mis en garde aussitôt, prit de court. Mais le bruit sourd des sandales martelant la terre nous rassura bientôt et Itoji poussa un soupir de soulagement. Les trois gamins et les deux moines apparurent au détour du chemin et un des enfants poussa une exclamation de joie en nous apercevant ; un des religieux lui fit aussitôt signe de se taire, mais le mal était fait.

     Bien plus proche que je ne l’aurais craint, un rugissement retentit dans l’obscurité. Les enfants réprimèrent des cris de peur tandis que je sentais une onde glacée remonter mon dos. Sans plus de parole, l’un des bonzes nous fit signe et passa devant nous pour prendre la tête de la troupe : nous le suivîmes vers l’aval tandis que le deuxième fermait la marche avec Itoji.

     Tandis que nous courrions, je chuchotait à notre guide :

« Qu’est ce qu’ils attendent ? Pourquoi est ce qu’ils ne nous tombent pas dessus maintenant ? » Le son de ma voix était étrangement aigu et je doutais qu’il m’ait compris.

     Cependant, sans se retourner, il me répondit d’une voix ironique :

« Les chats aiment bien jouer avec les souris. »

     Sa réponse ne me réjouit guère et je sentis mes entrailles se tordre sous l’effet de la peur. Nous avançâmes le plus vite possible et -que Ikaha soit cent fois béni- aucun de nous ne trébucha. J’étais incapable de produire une idée cohérente et je n’arrivais à rien d’autre qu’à me répéter continuellement que je ne devais pas m’arrêter.

     Le temps semblait suspendu et les lieux se succédaient sans transition devant mon regard, comme dans un cauchemar. Nous arrivâmes finalement à la clairière du Champ de Pierres : au-dessus de nous, le ciel vespéral formait une voûte de teintes sombres : plusieurs étoiles brillaient déjà à l’Est tandis que l’Ouest se dégradait en teintes bleu, violettes et indigos. Mais même ici, hors du couvert des arbres, l’obscurité était encore présente.

     Mais nos adversaires, eux, ne se souciaient guère de l’absence de lumière : ces démons aux yeux brillants comme des flammes voyaient aussi bien de nuit que de jour. Une fois arrivé au milieu de la clairière, le moine de tête nous fit signe de nous arrêter et de nous positionner en cercle autour des enfants. Dans une situation aussi désespérée, le concept même d’une contestation me semblait inconnu et j’obéis aussitôt. Itoji vint se placer à côté de moi : je pouvais sentir son souffle rapide contre mon épaule. Derrière moi, un des enfants poussait des gémissements d’angoisse.

     Les deux bonzes par contre semblaient étrangement calmes ; seul un bruit métallique lorsqu’ils sortirent tout deux leurs ninjâto m’avertit de leur présence derrière moi. Une bouffée de fierté et de respect m’envahit en constatant avec quelle discipline et quel sang-froid les deux apprentis affrontaient la situation. Quant à moi, ma tête était vide, mon ventre me faisait mal et ma gorge me brûlait à force d’avoir couru. Après quelques secondes d’un silence pesant où seul nos respirations semblaient résonner contre les murs de roches, plusieurs rugissements s’élevèrent tout à coup tout autour de nous.

     Les gémissements dans mon dos se transformèrent en cris de terreur pure. Au moment même où mes pensées rencontraient le souvenir de mes parents, des dizaines d’yeux apparurent aux extrémités de la clairière : il y en avait partout, de tout les côtés !

     Puis, lentement, une forme sombre et massive apparut devant moi à la lisière des arbres. Je ne pouvais distinguer ses traits mais mes yeux semblaient accrochés à sa tête de tigre et à ses épaules larges aux proportions humaines. Ses jambes arquées se terminaient comme les pattes d’un chat, permettant au monstre de se mouvoir dans un silence parfait et avec une grâce presque féline.

     L’homme-tigre avança jusqu’à la première pierre de la clairière, leva un bras trapu dans lequel il enserrait une sorte de sabre et poussa un profond rugissement : d’autres formes sortirent alors de l’ombre totale des sous-bois.

     Alors à cet instant, moi Enaï, fils d’un guerrier Kedowara, sentit mon courage voler en éclats : je ne pouvais plus bouger un seul muscle, exactement comme lorsque le tigre blanc avait posé ses yeux sur moi.

     A ceci près que je ne perdis pas connaissance et que mes sens restèrent ouverts à toute l’horreur de la situation. Parmi les rugissements, une voix humaine, plus forte se fit entendre derrière moi : elle était dure et claire, sans peur. C’était la voix de l’un des suivants du Dieu Protecteur et son ton me rendit courage :

« Arrière, démons ! Vous ne pouvez avancez plus avant dans le cercle des pierres ! Takemoto le Protecteur les a dressées et nul mal ne peut les franchir ! Arrière, démons, ou vous trouverez la mort que vous méritez ! »

     A ces paroles, les rugissements se turent un instant, puis une sorte de ronronnement qui aurait pu s’apparenter à un rire s’éleva des rangs des Hommes Tigres. Celui qui était devant moi et qui semblait être le chef, se ramassa sur lui-même et bondit soudain en avant au-dessus d’une des pierres.

     Mais comme il franchissait la limite du cercle, son rugissement de rage se changea aussitôt en un feulement de douleur tandis qu’une étrange lueur rouge s’amassait autour de lui. Je sentis un courant d’air glacé s’élever du sol même, bien que mes cheveux ne bougeassent pas : « de la magie ! » pensais-je. Le monstre tomba lourdement sur le sol et, comme si celui-ci le brûlait aussi, il poussa un autre cri aigu et se dépêcha de ramper vers l’extérieur du cercle. Le halo se dissipa lentement autour de la créature en émettant un sifflement semblable à un brandon enflammé que l’on plonge dans l’eau : le vent descendit de la montagne et m’apporta une odeur de crin brûlé.

     Les rugissements autour de nous s’étaient tus et seules quelques plaintes pitoyables s’élevaient de l’endroit où devait se trouver le monstre blessé.

A côté de moi, Itoji s’exclama : « Par les Dieux ! Quelle est cette magie ? »

     De derrière nous, une voix où perçait l’espoir lui répondit alors : « Croyais tu, Itoji Hinate, que les suivants des Dieux ne passent leurs journées qu’à marmonner des prières ? Crois tu aussi que c’est un hasard si l’on nous a demandé d’aller cueillir les champignons dans ce coin ? La puissance du Champ de Pierres est connu du temple : c’est un refuge pour tous les voyageurs contre les engeances maléfiques des bois… »

     Un des enfants s’écria : « Alors nous sommes sauvés, hein ? »

« Oui…du moins pour l’instant. » Lui répondit l’autre bonze. « Mais ne craignez rien les enfants, des secours vont bientôt arriver. »

     Je souris pour moi-même à cette remarque : l’enfant que j’avais envoyé chercher du secours était parti il y a une demi-heure tout au plus : un long moment s’écoulerait avant que les cors Kedowara ne résonnent contre la falaise sombre sur ma gauche.

     Je cessai de penser à tout ça, et me concentrai sur l’instant présent : les monstres semblaient hésiter : j’entendais plusieurs cris aux tons différents et pensai qu’il devait s’agir d’une sorte de discussion.

     A ma grande surprise, je m’aperçus bientôt que certains sons ressemblaient bien plus à des mots qu’à de simples cris.

« Ils parlent ! » m’exclamais-je. « Mais que racontent-ils donc ? »

     Un des bonzes me répondit : « Ils divergent sur la conduite à tenir. Apparemment, la mort de leur chef les a déconcerté. »

« Tu comprends leur langue !? » s’exclama Itoji, tandis que je m’apercevais que les gémissements du monstre blessé s’étaient tus.

« Oui, en partie du moins. Certains d’entre eux veulent essayer d’entrer dans le cercle à nouveau, mais d’autres ne sont pas d’accord : en gros, ils disent qu’il y a des proies plus faciles et plus intéressantes ailleurs. Cela ne m’étonnerais pas que nous assistions à une bagarre. »

     Je ne pus réprimer un rire nerveux : « La chance ne nous a pas abandonné alors…il ne reste plus qu’à attendre…Dieux merci, ils ne connaissent pas les armes de jet. »

     Itoji ricana avec moi : « Oui, en effet. »

     Je me tournais vers mon ami et le regardait à la lueur de Yakima : il avait les traits tirés par la fatigue et son front brillait de sueur. Je ne voyais pas ses yeux, mais la peur devait y être inscrite, tout comme dans les miens. Derrière moi, les enfants s’étaient tus et les bonzes s’étaient assis en tailleur en position de repos.

     Malgré toute mon inquiétude, je me résolus à faire confiance à la puissance du cercle : je baissai ma garde et m’assis comme eux. Mes jambes étaient lourdes et je doutais que même si une occasion de s’échapper se présenta, nous ne nous fassions pas rattraper en un clin d’œil.

     Itoji s’accroupit à mes côtés et me dit : « tu crois que nous reverrons le jour ? »

     Je levai les yeux et regardai le ciel : Yakima s’élevait maintenant bien au-dessus des reliefs et le ciel était clair : des milliers d’étoiles nous regardaient d’en dessus. Un rugissement s’éleva plus forts que les autres du bord du cercle et un des enfants gémit.

« Je ne sais pas Itoji… Je ne sais pas… »

     Combien de temps s’écoula t-il tandis que nous attendions ainsi, assis en tailleur, nos lames posées sur les genoux et les yeux fixés sur les monstres ? Je n’aurais su le dire. Immobile et tous les sens en éveil, j’avais l’impression de percevoir avec plus d’intensité l’étrange magie qui environnait le cercle de pierres. Son contact était comme une brise légère, à cela près que je ne ressentais pas sa caresse sur ma peau mais au plus profond de mon être. Bien plus que le froid qui nous prenait tous lentement, cette sensation me donnait la chaire de poule.

     A mes côtés, Itoji était parcouru lui aussi de longs frissons convulsifs.

     A présent, les monstres se querellaient vraiment. Des hurlements de rage ou de provocation, je n’aurais su dire, emplissaient les reliefs d’échos retentissants.

     La bagarre dégénéra, un des homme tigres sauta sur l’un de ses congénères, fut suivi d’un autre, un autre encore s’interposa mais fut intercepté rapidement par un quatrième larron.

     Les bois n’étaient plus que bruits de griffes, de lames et de chaire lacérée. Aucun d’entre eux ne semblait plus nous prêter attention.

     C’est le moment que choisit l’un des jeunes enfants pour tenter une sortie.

« Maintenant ! nous cria t-il. Avant que nous ne puissions esquisser le moindre geste, il se leva et se mit à courir vers un bord de la clairière où l’on n’apercevait nul monstre.

     Je le regardai un instant bêtement, surpris et horrifié. A côté de moi, les moines et Itoji s’empressaient de calmer les autres enfants et de les empêcher de bouger ou de crier à leur compagnon un quelconque avertissement.

     Seul le silence et l’immobilité pouvaient nous garder en vie jusqu’au matin, unique moment où les hommes du village auraient une véritable chance de nous secourir sans entraîner la mort de plusieurs guerriers.

     Mon regard restait fixé sur la silhouette frêle de l’enfant qui courrait éperdument vers les ténèbres.

     Je sentis alors mon compagnon poser la main sur mon épaule et l’entendit me chuchoter de me rasseoir. Je ne m’étais même pas aperçu que je m’étais levé, prêt à poursuivre le fuyard.

     Je me tournais vers Itoji. Je ne sais ce qui l’émut ainsi dans mon regard, mais il me chuchota encore d’une voix implorante : Non…n’y vas pas fou que tu es. »

     Un coup d’œil vers les moines : ils me regardaient fixement et je devinais sur leur visage un masque d’impassibilité, ou peut-être de résignation.

     J’écartai lentement la main d’Ito de mon épaule et plongeai dans la nuit, à la poursuite du jeune fugitif.

     Racines, broussailles, rochers. Tout dans le noir semblait vouloir me retenir et m’empêcher d’avancer.

     Aveugle à toute autre chose, je me concentrai sur la silhouette indistincte à quelques mètres devant moi. Crier ? L’appeler ? Je ne le pouvais. Du moins pas sans ameuter les monstres qui s’entretuaient à peine quelques mètres derrière. Non. Je devais courir. Et courrant donc, je me frayai du mieux possible un passage avec ma lame.

     La course ne dura pas éternellement. Rapidement, la vitesse du garçon diminua. Son pas se fit titubant et sa respiration lourde. Je jetai un oeil par dessus mon épaule : la clairière était assez loin, mais pas suffisamment pour que les hurlements n’atteignent pas mes oreilles aux aguets. Autour de moi, les ténèbres gardaient un silence de mort. Avisant à nouveau l’endroit où, au bruit, je pensai trouver le garçon, j’accélérai ma course.

     Il n’était maintenant tout au plus qu’à une dizaine de pas de moi. Je me permis un chuchotement : "Hé ! Toi là ! Petit, par ici." Au son de ma voix, il se retourna et scruta la nuit sans me voir. "Ici" dis je plus fort. Je crois qu’il reconnut alors ma voix et ses traits perdirent un peu de la peur qu’ils affichaient.

"E..Enaï ?"

"Oui, c’est moi. Par ici."

"Je te vois pas. Où tu es ?"

     Surpris de la cécité de l’enfant, je m’avançai enfin juste à côté de lui. "Là" lui répondis je doucement. "N’aie plus peur".

     A ces mots, il fronça les sourcils et rentra les épaules. "Je suis un Kedowara. Je n’ai pas peur." s’exclama t-il, un peu trop fort à mon goût.

"CChhhh..." Je souris. "Oui, c’est vrai que tu n’as pas peur, pardonnes moi, je.."

     Soudain, me coupant, un hurlement -plus fort que les autres bruissements qui nous parvenaient encore de la clairière- retentit. Trop près. Sans réfléchir un instant, je pris l’enfant contre moi et plaçait ma main libre contre sa bouche. Puis l’entraînai dans un buisson de Naharô aux branches souples et aux larges feuilles où nous nous accroupîmes. Après quelques instants, une ombre commença à se découper dans les ténèbres sylvestres. Une ombre dotée de deux yeux brillants et félins.

     Elle se mouvait sans bruit, se glissant entre les troncs et les branches d’un pas plus léger qu’une plume. La faible clarté des étoiles à travers l’enchevêtrement de la canopée révéla l’éclat dur d’une lame, et nous sûmes aussitôt que notre mort se trouvait à sa pointe.

     Il semblait écouter et comme je le remarquai, je m’aperçus également du bruit terriblement fort de ma propre respiration. J’étais épuisé et mon coeur semblait prêt à bondir hors de ma poitrine. Mais, par un effort surhumain, je tentai de respirer plus calmement.

     Je sentis l’enfant remuer faiblement contre moi et émettre un imperceptible gémissement. Avec étonnement, je m’aperçus que je le bâillonnais si fortement que je gênais sa respiration. Je déplaçai lentement ma main, avec précaution. Le monstre ne sembla pas remarquer le mouvement, mais continua d’avancer plus ou moins dans notre direction. Encore quelques pas et il se trouverait juste face à nous.

     Il huma l’air à petit coup et, un instant plus tard, posa ses yeux sur notre buisson d’un air interrogateur. Il ne me restait plus milles solutions, ni beaucoup de chances de survivre. Aussi, puisant dans des réserves d’énergies dont je ne soupçonnais même pas l’existence, je bondis hors du taillis en poussant le garçon de côté et me jetai sur l’homme tigre.

"Fuis, petit ! Descends la montagne ! Fuis au loin !"

     Comme je criai ces mots, je percutai violemment le monstre au ventre. Il rugit de surprise et de colère et lâcha sa lame, qui atterrit sur les feuilles qui tapissaient le sol. Déséquilibré, il tomba à la renverse et je me retrouvai au dessus de lui. Cependant, avant que je puisse porter le moindre coup, il se reprit et de son bras me repoussa de côté, non sans au passage, labourer mon flanc avec ses doigts griffus. La douleur me fit hurler et me désorienta un instant. D’un bond, il se remit alors sur ses pieds et s’apprêta à me sauter dessus. Alors, tentant un coup rageur, je me rapprochai de lui dans un bond de grenouille et tailladai la chaire au dessus de son genou gauche. Je fus immédiatement récompensé par un hurlement de douleur et un brusque coup de pied sous la gorge. Alors que je me reculais sonné et le souffle coupé, je le vis mettre genou en terre un instant, puis claudiquant, se rapprocher de moi pour se laisser tomber, griffes et crocs sortis, sur ma chaire vulnérable. Alors, dans un éclair de lucidité, je m’aperçus que je l’avais gravement estropié et qu’en me relevant et en courant, je pourrais peut-être le semer. Et ainsi fut-il. En me voyant bouger et m’enfuir, je l’entendis tenter d’accélérer le pas puis rugir un instant plus tard de douleur.

     Une joie sauvage m’envahit alors que je m’élançais en courant. Je vivais encore et cela seul suffisait.

     Néanmoins, mon allégresse fut courte et la racine noueuse d’un grand chêne me le rappela durement lorsque mon pied buta et que mon visage rencontra le sol. Comme je restai prostré à terre, le souffle difficile, les jambes, le cou, le flanc douloureux, la faiblesse de ma condition m’apparue plus clairement et mon impression que l’épreuve était passée s’évapora de mon esprit : j’étais blessé, je boitais, j’ignorais où se trouvait l’enfant ou le village. Et enfin, après m’être palpé les côtes et les avoir trouvé poisseuses, j’ignorais si l’aube me trouverait mort, vidé de mon sang.

     Autour de moi, le sol s’était aplani et j’en conclus que je devais me trouver sur un petit plateau ou du moins un épaulement. Je n’entendais nulle part le son de la chute d’eau près de la falaise de toute à l’heure, ni les hurlements des bêtes autour de la clairière : en vérité, abstraction faite de mon pouls retentissant, la forêt restait muette.

     Je décidai d’avancer, afin de trouver un terrain mieux connu : une pente, un cours d’eau, un rocher ou une souche qui m’aurait mis sur le bon chemin. Dans cette atmosphère irréelle, mes pas résonnaient étrangement. Seulement mes pas, me dis je d’ailleurs. J’étais seul et nul ne me poursuivait plus.

     Combien de temps marchai-je ainsi, cela non plus je n’aurai su le dire. Il me semblait errer seul sur les sentes embrumées du Royaume même des Morts. Peut-être l’étais je finalement ? La longue errance solitaire qu’attend les égarés était elle mon lot ? Qu’importait-il, au fond ?

     Tandis que je devisais seul ainsi, j’arrivai sans transition au beau milieu d’une clairière. Instinctivement, je levai les yeux en quête de repères : mais rien. Un brouillard semblable à un linceul noir flottait juste au dessus de la cime de grands pins, noirs également.

     Le plus invraisemblable de la scène restait devant moi : un petit temple tout en hauteur avec ses multiples toits de tuiles sombres, occupait le centre de la clairière. Autour des murs, je devinais des sortes de douves miniatures remplies d’eau et sur lesquelles flottaient de petites bougies collées à des dérives en bois. A la lueur faiblarde des lucioles, apparaissait un petit pont qui reliait le temple à la terre de la clairière. Une clarté dorée semblait sourdre de l’intérieur ; attiré tel un petit Rinki, je m’approchai de la bâtisse.

     Cependant, ma rencontre avec le monstre ne m’avait pas laissé indemne. La fatigue et la douleur faisaient chanceler mon pas. Parvenu à mi distance du pont et de l’orée de la clairière, je fis un arrêt. Mon cœur battait à m’en faire mal et mon souffle se faisait de plus en plus difficile. Mes jambes tremblaient et, malgré l’absence de vent, je me sentais parcouru de frissons incontrôlables.

     Je tâtai ma blessure…et ne ressentis rien : mon flanc gauche était complètement insensible.

     Peut-être une peur panique aurait-elle alors du me saisir. Peut-être qu’en remarquant que la mort rôdait au dessus de moi comme un corbeau au dessus d’une charogne, aurais je du m’effondrer et pleurer. Néanmoins, je ne ressentis à cet instant rien de cela. Ma pensée toute entière était fixée sur la douce chaleur et la lumière rassurante qui émanait de l’interstice sous la porte du temple de bois. Les ténèbres m’environnaient ; les détails de la trouée : les arbres, l’herbe, les tuiles sombres du toits et les poutres en bois rouge, tout cela s’en était allé.

     Il n’y avait que la nuit, la lumière sous la porte et moi.

     Je n’éprouvais plus que l’envie de rejoindre le porche, de sortir des ombres, d’échapper à la souffrance et de continuer à vivre. Je ne sais quelle folie en moi me faisait croire alors que je vivrais si je faisais quelques pas de plus dans ces montagnes, mais j’étais alors loin de m’interroger sur le bien fondé de cette idée fixe.

     Soudain, mon front rencontra le sol froid. J’étais tombé. Instinctivement et ignorant le désir profond de dormir qui m’étreignit, je m’efforçai de me relever.

     Du moins parvins je à plier les genoux sous moi et me retrouvai à quatre pattes. Mon pouls s’était ralenti, une torpeur douce m’engourdissait lentement.

     Pas encore, me disais je. Pas maintenant. Je redressai la tête et me concentrai sur mon unique but. Les émotions que j’éprouvai alors sont encore gravées dans ma mémoire : je me sentais comme un dormeur réveillé au milieu de son sommeil et qui doit se lever pour aller effectuer à l’instant une tâche indispensable, même vitale.

     L’envie de me « rendormir » menaçait à chaque seconde de se montrer la plus forte. Mais je la combattis avec force, faisant appel à toute la volonté qui me restait, tous les souvenirs qui pouvaient encore me rattacher à la vie.

     J’avais tant encore à faire : je n’avais pas pu encore jouer mon rôle dans la roue du temps : je devais encore devenir guerrier et venger mes cousins, je devais rendre service au clan, le protéger afin qu’il accède au bonheur et à la prospérité. Dans un pays déchiré par des conflits claniques incessants, notre survie était aussi fragile que celle d’un fantassin se battant en première ligne.

     Même si cela devait me coûtait la vie, je devais servir le clan comme guerrier et protéger ceux qui m’étaient chers. Non…vraiment, je ne devais pas mourir maintenant.

     Les dieux virent alors à quel point mon envie de vivre était forte, car, rampant, suant et saignant, je parvins au porche du temple.

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