L'Argonaute
Le calme de la ville ne plaisait pas à l’esprit agité d’Etienne. Le savant, ou en tout cas celui qui se considérait comme tel, ne supportait ni l’immobilité, ni le calme, ni même les couleurs douces. Il voulait du rouge vif, du fuchsia, du vert pomme et du fluo, là où ne se présentaient à ses yeux que des maisons blanches aux poutres brunes et de la végétation aux couleurs profondes. Il s’attendait à mieux de la part de la cité qui abritait le muséum d’histoire mythologique et naturelle.
C’était lui qui avait eu l’idée de l’expédition, certainement pas ce bas-du-plafond de Gaspard, le soi-disant chef de la bande. Convaincre cet être à l’esprit vulgairement concret ne s’était pas avéré une mince affaire, mais leur situation financière devenait désastreuse et ils étaient à court d’idées. Alors, le plus naturellement du monde, Etienne avait suggéré d’aller dérober la Toison d’or.
Au début, personne n’avait réagi. A vrai dire, ni Gaspard, ni les frères Ravin ne connaissaient cette laine pourtant mythique, objet de la quête des Argonautes. Comme transfiguré par une grâce païenne, le savant leur avait narré la quête fantastique de Jason pour retrouver son trône, les innombrables épreuves qu’il avait dû affronter, sans compter les pertes tragiques subies au cours de son voyage. Nullement ému, Gaspard avait eu l’outrecuidance de mettre en doute l’existence de la Toison et d’arguer qu’il ne s’agissait que de l’invention d’un conteur habile. Comme si les dieux n’étaient que chimère ! Etienne s’était tellement enflammé face à cette incrédulité, avait postillonné tant et si bien au visage de ses acolytes que sa propre foi les avait contaminés. Et désormais ils avançaient dans la ville tranquille, l’air aussi louche que méfiant.
Profitis Ilias. Si Etienne avait marché dans les rues de cette bourgade située à l’extrémité sud du Péloponnèse une cinquantaine d’années plus tôt, il y aurait trouvé cette agitation que ses yeux clignotants recherchaient avec une effervescence bizarre. A l’époque, il s’agissait d’une cité balnéaire à la mode qui offrait des panoramas séduisants et un climat idyllique, à tel point que le Duce y avait acquis une maison de vacances. En-dehors de sa mer d’un bleu transparent et de son relief de toute beauté, la principale attraction de la ville tenait dans son muséum unique au monde, qui retraçait les sources d’inspiration des auteurs grecs et romains pour tout ce qui concernait les créatures mythologiques : centaure, sphinx, hydre et autre cerbère. Les touristes jouaient à se faire peur dans les sombres galeries où trônaient les bestioles mutantes, démesurées ou estropiées. Néanmoins, les créatures inquiétantes cédaient la vedette au fameux bélier ailé, cette jeune femme transformée par Zeus en animal couvert de laine d’or. C’était cette ultime rumeur qui avait titillé la folie douce d’Etienne et engendré sa proposition.
A présent, Profitis Ilias était désertée par les touristes, qui s’en allaient vers les horizons des îles lointaines, du Maghreb ou de l’Europe de l’est, Croatie en tête. Le muséum d’histoire mythologique et naturelle avait sombré dans l’oubli. Mais les tiroirs entassés pêle-mêle dans l’esprit du savant avaient conservé le souvenir du lieu et, un beau jour, l’un d’entre eux avait laissé jaillir l’idée.
Parfois, l’un ou l’autre autochtone s’arrêtait pour leur jeter un regard étonné ou pour les saluer – les visiteurs se faisant rares, mieux valait les soigner. La plupart étaient âgés, mais quelques jeunes rôdaient aussi dans les parages, un ballon de basket ou des serviettes de bain à la main. Etienne brandissait alors un bras décharné pour les saluer, ce qui provoquait invariablement des fous rires tant le petit groupe avait piteuse allure. Entre un savant rachitique au regard valsant, un chauve à grosses lunettes et une masse de chair au sourire idiot, la vaillance n’était guère au rendez-vous. Mais le petit homme ricanait en coin, se moquait des naïfs qui ignoraient que, dans quelques heures seulement, leur plus précieux trésor s’évanouirait entre les mains de parfaits étrangers. Dans le coffre d’une voiture louée à quelques pas d’ici et que Ravin Senior était allé chercher. Qu’il se perde avant de les retrouver était une éventualité crédible, dont le savant ne se préoccupait pas.
Pour l’heure, Etienne pestait au milieu de ces maisons trop propres, fades à mourir. Elles ressemblaient à de vulgaires chalets alpins, des bâtisses tout en angles, sans imagination aucune. Un instant, il bondit de joie en apercevant une gargouille ; en réalité, il ne s’agissait que d’une ombre projetée par l’un des cyprès qui encadraient la route. Il maugréa plus encore quand il entendit Ravin Junior s’extasier devant une fontaine à l’eau limpide – limpide, bons dieux ! Gaspard, lui, se taisait. Le chef de la bande perdait son temps à jauger les environs et les habitants, à cerner le terrain et les embûches éventuelles. Il ne comprenait rien. Au lieu de piaffer d’impatience à l’idée de pénétrer dans le sanctuaire d’une histoire merveilleuse, il restait ancré dans le pathétique réel. Etienne s’esclaffa tout seul. Ils étaient si limités !
Un bâtiment l’impressionna tout de même lorsque leurs pas les eurent menés plus avant dans l’ancienne station estivale. Des caractères grecs, gravés à même ce qui s’apparentait à un fronton comme sur les temples antiques, lui auraient appris que cet édifice s’appelait Elaphos, mais sa culture n’était qu’un joli vernis et il ne comprenait pas un mot de la langue. Une des petites voix qui l’environnaient en permanence lui souffla que sous ses yeux se dressait le majestueux hôtel auquel Profitis Ilias devait une bonne partie de sa réputation antérieure. Cependant, seule sa taille marqua un temps le savant car, pour le reste, son harmonie l’agaçait prodigieusement. Il hâta le pas. Quelques minutes plus tard, la bande dépenaillée atteignait le muséum d’histoire mythologique et naturelle, tandis que Ravin Senior les retrouvait contre toute attente au volant d’une vieille Clio.
L’allure de l’édifice déçut profondément Etienne. Il n’avait rien de spécial, rien de biscornu ; seulement une façade blanche, surmontée d’un toit d’ardoises plat, avec un balcon qui s’avançait sans audace pour prodiguer un brin d’ombre. Le savant ne voulut pas perdre plus de temps. Il s’élança, mais fut stoppé net par Gaspard qui lui attrapa le col de chemise. Les jambes chétives d’Etienne fléchirent ; il tomba sur le sol brûlant. Furieux, il se releva, sans oser protester. Gaspard vérifiait que les frères Ravin étaient munis du matériel nécessaire, notamment de gros sacs de jute pour y glisser leur butin. Cela faisait sens. Mais, enfin, que de détestables questions pratiques ! Il prit à peine conscience du fait qu’il vérifiait si son berretta 70 était toujours bien attaché à sa ceinture. Ce qu’il ignorait en revanche, c’était la désuétude de l’arme. Leur bande n’avait pas les moyens de se payer mieux et ils avaient dû s’équiper sur le pouce, pendant le trajet de la France à la Grèce. En même temps, Etienne ne voyait pas très bien ce que de telles pétoires pourraient en cas de confrontation avec les redoutables bêtes du muséum – car il ne doutait pas de leur vitalité.
Enfin, Gaspard estima les préparatifs achevés. Sans hésiter, Etienne prit la tête du groupe et poussa la double porte. Elle s’ouvrit en grinçant et, après avoir allumé chacun leur lampe de poche, les quatre comparses s’engouffrèrent dans l’antre des légendes.
Il n’y avait pas de gardien, pas de personne au guichet du musée pour les faire payer une modeste contribution. Le hall d’entrée était poussiéreux, très sombre également. La lumière avait été bannie, probablement parce qu’elle aurait contribué à abîmer les créatures conservées – et il n’y avait pas grand-chose à voir d’autre, le décor étant réduit à sa plus simple expression. Etienne jubila : les jeux du clair-obscur l’avaient toujours fasciné et il ne doutait pas que cette atmosphère contribuerait à matérialiser ses plus extravagants fantasmes. Il entendit Gaspard annoncer qu’aucun plan des lieux n’était disponible. Ils allaient devoir errer pour trouver la Toison. Plusieurs couloirs leur susurraient de suaves promesses, démontrant par leur multiplicité le caractère labyrinthique du muséum. Etienne ne put résister à un tel appel. Sans attendre la décision du chef, il se précipita dans le premier venu. Les frères Ravin s’empressèrent à sa suite, le collant de si près que le savant pouvait sentir l’odeur de leur peur. Ces gros bêtas étaient trop impressionnables. Il n’avait pas de temps à perdre avec eux. Il partit en avant, sans se rendre compte que Gaspard ne les suivait pas.
Voilà. Etienne était dans son élément. Un espace inconnu peuplé de mille menaces imaginaires pour lui réelles, avec des êtres effrayés autour de lui pour lui communiquer des frissons permanents. Se délectant de l’ambiance si particulière, il demeura un moment dans la nuit noire. Les frères Ravin n’osaient éclairer l’endroit et se taisaient, craintifs de ce qui pourrait en surgir.
Soudain, le savant braqua sa lampe sur l’une des formes qui émergeait des ténèbres. Deux gueules copieusement garnies de crochets bondirent à sa rencontre. Il n’esquiva que de justesse en se laissant tomber. Les cris des Ravin crevèrent le silence, tandis que les deux têtes reptiliennes se tortillaient en dardant sur lui des yeux jaunes. Il recula à même le sol, sur son séant, frénétiquement, ses pupilles indisciplinées pourtant enfin focalisées sur quelque chose… Jusqu’à ce qu’il constate que le serpent à deux têtes ne bougeait pas. Soulagé et déçu, Etienne tenta de se relever, mais glissa sur une sorte de flaque et retomba par terre. Avant de renouveler sa tentative, il éclaira le liquide. Il était de couleur verte et exhalait des relents nauséabonds, similaires à ceux de sucs digestifs. Son esprit travailla furieusement, les voix s’entrechoquèrent avant que l’une d’entre elle prenne le dessus : du venin, lui murmura-t-elle, du venin… C’est du venin que cette hydre a craché. Sur toi. A l’instant.
Son cœur fit un bond violent dans sa poitrine. Il sauta sur ses pieds et balaya l’obscurité du regard. Les Ravin avaient disparu. Tout-à-coup paniqué, il lança sa lampe torche à l’assaut du couloir, mais elle ne lui révéla que des monstruosités : ici, un lion massif avec des appendices s’extirpant de ses flancs ; là, un rapace gigantesque au bec mi-cuiller, mi-lame de rasoir ; là encore, tout près, un être humain – un être humain ! – doté de trois bras qui se tendaient en direction de sa gorge fragile… C’en fut trop : Etienne prit ses jambes à son cou.
Dans sa fuite, il se cogna contre des masses plongées dans l’ombre qu’il voulut ignorer, il glissa sur le sol mal entretenu et embrassa un simili de gorgone, qui l’enlaça avec un empressement tel qu’il faillit succomber à son charme et demeurer son serviteur muet pour l’éternité. Il ressentait la chaleur de ce corps de pierre, imprégné du désespoir de l’oubli, mais la rancœur énorme de la créature à l’encontre de l’humanité finit par le rendre à sa raison défaillante. Il s’évada des membres voraces de la mutante et reprit son échappée, qui ne cessa que lorsqu’il heurta un mur de plein fouet.
Etienne resta prostré de longues minutes, à voir plus d’étoiles encore qu’à l’accoutumée. Il finit par réunir les derniers filaments de son âme dérangée. Dans la noirceur totale, les battements de son cœur ralentirent, ses poils retombèrent peu à peu sur ses bras tremblotants. Il maudit Gaspard, il maudit ces crétins de Ravin de l’avoir abandonné seul dans ce musée des horreurs. Même alors qu’il n’y voyait goutte, son esprit faisait apparaître des créatures de cauchemar sous ses yeux-papillons. Des serpents sifflaient en étirant paresseusement leurs anneaux vers lui, une biche aux sabots démesurés menaçait de le piétiner, et des oiseaux piaillaient des sarcasmes à ses oreilles. S’il ne bougeait pas d’ici, les bêtes l’acculeraient et le dévoreraient à petit feu. Le savant se releva et reprit son exploration peu rassurée du muséum.
Il prit d’abord garde à ne pas illuminer les animaux fantasmagoriques qui l’environnaient, afin de ne pas ranimer sa panique. Toutefois, bientôt, le souvenir de sa terreur s’estompa. Son enthousiasme insensé reprit le dessus, sa soif d’émotions surnaturelles le poussa à brandir plus haut sa lampe torche tandis que son pouls persistait à trépider. Il faillit se mettre à chantonner, mais son instinct de survie – l’une des voix les plus discrètes de la cacophonie dans sa tête – lui chuchota ne n’en rien faire. Autant ne pas attirer les extraordinaires habitants de l’endroit. Il poursuivit donc sa marche en silence, un air réjoui sur son visage aussi exalté que décharné.
Cet allant retrouvé ne l’empêcha pas de sursauter lorsque le faisceau de sa lampe lui dévoila les deux créatures aux allures de taureau ou de cochon – il ne savait pas trop – qui l’encerclaient. Le bestiau sur sa droite était colossal, un gigantesque agglomérat de muscles, d’os et de malignité toute animale. Celui qui lui faisait face, comme pour le défier, paraissait presque chétif à côté, mais ses membres postérieurs étaient surdéveloppés et un petit coquin avait déposé à ses pieds une imposante hache à double tranchant.
Etienne allait continuer son bonhomme de chemin quand, tout-à-coup, la bête se pencha, empoigna l’arme d’une façon ou d’une autre entre ses sabots et s’arracha à son socle. Tétanisé, toute joie envolée, le savant n’esquissa pas le moindre geste. Heureusement, le minotaure se désintéressa de lui ; il se ramassa, puis s’élança à l’assaut du sanglier géant. Mais celui-ci s’était de même échappé de son support. Retrouvant l’usage de quelques-uns de ses muscles, Etienne se dévissa le cou à la recherche de la monstruosité mouvante. Dans le silence de mort, il se rendit compte que le sol tremblait sous ses pieds, de plus en plus fort, de plus en plus près. Alors le porc mutant surgit des ténèbres, défenses en avant, chargea le taureau humanoïde ! L’impact fut titanesque. Le sanglier empala le minotaure, mais ce dernier parvint dans le même temps à labourer les flancs de l’Erymanthe de sa hache. Les deux horreurs churent ensemble, générant une onde de choc qui envoya valdinguer Etienne contre le mur et lui fit perdre connaissance.
Quand il reprit ses lambeaux d’esprit, il semblait ne s’être rien passé. Les deux bêtes se dressaient face à face, figées dans une posture trompeuse. Le savant s’était écorché les genoux en tombant, les pieds probablement empêtrés dans la hache qui raillait son triste sort. Les piques cruelles vrillèrent les oreilles déjà défectueuses d’Etienne. Il essaya de ne pas y prêter attention, en vain : elles étouffaient même le tintamarre qui le harcelait en permanence. En dépit de son esprit embrumé par les fantasmes et les songes, le savant comprit que s’il ne se dépêchait pas, le muséum d’histoire mythologique et naturelle serait son tombeau.
Son avance mua fébrile, ses yeux farfadets. Les coins du mur se rapprochaient pour le prendre en tenaille. Les animaux, même les plus banals comme ce cheval au front orné d’une proéminence osseuse, paraissaient le fixer d’un air hostile – quand ce n’était pas gourmand. La lueur de sa lampe virait au rouge sang, palpitait comme un cœur tandis qu’elle frappait les alentours. Etienne pressa le pas. Où diable se trouvait Gaspard ? Ses jambes s’emballèrent. Et ces demeurés de Ravin ? Il se mit à courir. Les images défilaient sous ses yeux, pythons et tritons, humains bossus ou cyclopéens. Ses membres éthiques fatiguaient autant que son esprit, prêt à lâcher pour de bon – mais la main qui empoignait le berretta dégainé restait ferme. Au bout d’un moment, des lucioles jaunes et rouges l’assaillirent au point qu’il ne put plus que tituber pendant plusieurs minutes d’angoisse. Ses yeux allaient et venaient sans cesse, incapables de s’ancrer dans quelque chose de sûr, de solide. Ses tympans battaient un rythme infernal, bourdonnaient des rugissements et des grognements qu’il imaginait réels. Pourtant, ce fut d’eux que provint le salut, car ils captèrent un son presque étouffé, des cris de protestation dans le lointain. Il reconnut la voix de Ravin frère et frère.
Il obliqua dans leur direction, mais ses jambes cédèrent et il s’écroula. Cela ne suffit pas à le décourager. Se raccrochant à ce fil sonore comme à un fil d’Ariane, Etienne entreprit de ramper à leur rencontre. Son avance fut laborieuse, ridicule, pitoyable, mais elle eut le mérite d’empêcher ses yeux-follets d’agripper une forme dangereuse. Il voyait le monde à travers une sorte de gaze rouge. Parfois, un essaim d’abeilles venait l’envelopper et il claquait férocement ses mains sur du vent. Il marmonnait ensuite pour se donner contenance. Il ne reconnaissait alors pas cette voix éraillée qui brisait l’oppressant silence, et préférait se concentrer sur ces cris familiers dont il se rapprochait tant bien que mal. Les Ravin semblaient se chamailler, comme à leur habitude. Bientôt, une lueur apparut au bout d’un corridor, une lumière bien plus brillante que ne pouvait l’émettre une lampe torche. Etienne frémit d’excitation. Il parvint à se mettre debout.
Une minute plus tard, les battements de son cœur s’amplifièrent violemment. Ce n’était pas le fait de retrouver des traces d’humanité en ce lieu exsudant des effluves animaux, les deux frères Ravin en pleine forme qui se disputaient un trophée de chasse ; c’était de constater que ledit trophée étincelait tel un phare. Le savant ne pouvait se détacher de la contemplation de la Toison d’or tandis que les frères tiraient à qui mieux-mieux sur la laine rutilante pour se l’approprier, sous le regard amer d’un Jason statufié. Leurs yeux porcins reflétaient une convoitise telle que toute notion de famille s’en était évaporée. Etienne remarqua cela avec dégoût, sans imaginer que ses propres yeux, qui ne cessaient de se porter sur l’un et l’autre frères, s’enflammaient du même sentiment.
Son esprit perfide se mit à brouiller ses sens. Les Ravin perdaient peu à peu forme humaine pour se transformer en simples bêtes, aussi brutales que les monstres qui s’étaient livré à une lutte dantesque plus tôt dans les couloirs. Chacune des gueules mordait la Toison et la tirait à lui, ignorant royalement la présence du savant. Pour qui le prenaient-ils ? Pour un insignifiant moucheron ? Cette laine lui revenait, à lui ! C’était lui qui avait eu l’idée de l’expédition, lui qui avait su convaincre les trois imbéciles qui l’accompagnaient et avaient à présent disparu. Où s’étaient-ils enfuis ? Peu importait. Il ne restait plus que lui et la Toison, et entre eux deux de vulgaires animaux. Lentement, très lentement, son bras prolongé du canon de son berretta se leva, se tordit en direction des porcelets…
Un cri terriblement humain éclata alors au loin et fendit l’illusion. Les voix se multiplièrent dans sa tête, toutes distinctes, toutes contraires, tant et si bien qu’il vacilla en arrière. Des vagues sonores cognaient contre son crâne, fracassaient ses tempes. Son cœur aux battements incroyablement bruyants vint se joindre au concert. Seule sa vue fonctionnait toujours, encore que masquée par le voile pourpre de sa folie.
Ce fut pourtant bel et bien cette vue qui lui dévoila l’issue finale de la querelle entre les frères. Il n’entendit pas coup de feu, pas plus que le hurlement de Ravin Junior. Il n’entendit pas non plus le son probablement écœurant de l’écrasement de Ravin Senior. Mais il vit ce dernier, sans cesser de tirer sur la laine dorée, brandir son arme et appuyer sur la détente ; il le vit partir en arrière et ébranler la statue de l’Argonaute ; il vit Jason s’animer, lever un bras vengeur et transpercer Ravin Senior de son javelot de pierre. Incapable de distinguer le vrai du faux, il resta paralysé, désarmé devant les deux cadavres et le héros de l’Antiquité – plus pétrifié encore que ce dernier. D’ailleurs, après avoir broyé Ravin Senior sous son poids, Jason se releva, alla ramasser la Toison et la replaça sur son support, une espèce de piédestal miteux. Puis il regagna son poste de guet et retourna à la pierre, sans prêter attention aucune à Etienne.
Le cœur du savant le faisait tressauter sur place tant ses pulsions croissaient sans cesse, encore et encore, telle une marée montante à deux doigts de le submerger. Cependant, il n’était pas encore temps de sombrer. Ses yeux malades poignardèrent la Toison et l’attirèrent à lui. Il tracta le bélier tout de poils et d’or comme à l’aide d’un grappin, sans se soucier des bêlements désespérés de l’animal. La laine émettait une lumière si éclatante qu’un soleil semblait s’être faufilé parmi les corridors du muséum.
Alors Etienne remarqua que Jason avait quitté son socle. Aux abois, il lança ses yeux fiévreux à la recherche du gardien de la Toison. Ils jaillirent de ses orbites pour traquer la statue et se posèrent à la place sur une ombre, une ombre immense qui le surplombait. De derrière. Les ultimes parcelles de bon sens du savant se dissipèrent. Faisant volte-face, il saisit son berretta et vida le barillet en appuyant comme un fou sur la gâchette. Il ne prit pas la peine de viser, mais cela n’eut aucune importance car il tirait à bout portant. Un Jason bien moins impressionnant qu’il ne le pensait s’effondra dans des gargouillis dérangeants.
Voir le cadavre de l’Argonaute gigoter à ses pieds lui procura une joie incommensurable. Il ne bouda pas son plaisir et bourra de coups de pieds le corps mou de l’homme agonisant puis, quand ses jambes furent trop exténuées pour cette tâche, il passa la corde à laquelle était accroché le bélier ailé sur son épaule et il traîna celui-ci sur le sol sale. La bête se débattait de toutes ses forces, projetant ainsi des faisceaux éblouissants tout autour d’eux, mais Etienne n’en avait cure. Sa vigueur persistait. Il ne laisserait pas la Toison s’échapper.
Il se mit à fredonner d’une voix guillerette une comptine pour enfants, tout-à-fait détendu en dépit des créatures qui le tançaient de leurs beuglements sourds. Il ne craignait plus rien. N’avait-il pas terrassé l’un des héros de l’Antiquité, lui, le savant génial ? Gaspard serait fier de lui, et il piaffait d’impatience de se pavaner sous l’air béat de ces deux benêts de Ravin. Il prit malgré tout le temps de lancer des railleries à l’intention des bêtes piteusement immobiles. Ah, elles pouvaient rugir, elles pouvaient gémir, elles pouvaient souffler bruyamment leur colère ! Elles n’en étaient pas moins vissées sur leurs socles, impuissantes au possible, tandis qu’il raflait sous leur nez le trésor dont elles avaient la charge !
Il eut même l’audace d’adresser un pied-de-nez à un oiseau au visage particulièrement humain –avant de bondir en arrière, horrifié. Une longe estafilade courait sur son bras maigre et le sang commençait à perler tout le long. Etienne cessa là ses bravades. La harpie la regardait d’un air trop vicieux pour être honnête. Il fit quelques pas en arrière, sur ses gardes, trébucha lorsque le bélier jeta toutes ses forces vives en arrière – mais tint bon. Cette agression avait douché sa bonne humeur. Son cœur opprimé renouvelait de plus belle ses alertes sonores. Un coup d’œil à la serre ensanglantée de la créature volante accrut son épouvante. Il devait s’enfuir. Vite.
Il partit au quart de tour sans lâcher la corde qui se balançait dans son dos et sciait son épaule. Il détala parmi les animaux empaillés et les bêtes sculptées tandis que les éclats de la laine ricochaient sur des visages sournois mi-hommes, mi-bêtes. Il se débandait sous les charges muettes, se dérobait aux coups de griffe et de queue, fuyait, fuyait, sans jamais lâcher la corde, sans jamais s’arrêter, fuyait, fuyait sans jamais que son cœur cède – jusqu’à ce que son cœur cède. Il chuta lourdement sur le sol dur, essoufflé, éperdu, à bout de forces, et leva un regard implorant sur la forme qui se dressait au-dessus de lui.
Le souffle lui manqua plus encore. Une femme d’une beauté irréelle lui tendait la main, un sourire aguicheur sur le visage. Etienne se releva mécaniquement tandis que ses yeux fous dansaient sur les formes voluptueuses qui s’offraient à lui. Les deux jambes de la femme nue étaient accolées pour n’en former qu’une, les pieds à leur bout s’écartant à l’opposé. Cela ne le rebuta pas. Comment résister à ces formes lisses et douces, à ce bras qui agrippait son dos et l’enfonçait dans la poitrine parfaite de la femme ? Les lèvres charnues promirent à son oreille conquise des plaisirs inaccessibles au commun des mortels, puis elles l’embrassèrent fougueusement. La femme frétilla entre ses bras débiles, excita ses sens et sa fièvre, exigea un amour sans conditions…
Un instant, Etienne douta. Il lui semblait oublier quelque chose, quelque chose d’essentiel. Il se réfugia dans les méandres tortueux de son esprit, fouilla un à un les tiroirs de sa commode mentale. Tous étaient vides et vains. La volonté s’était éclipsée depuis belle lurette. Alors il les referma à jamais pour venir s’abîmer dans son monde factice. Il jura sa foi à la femme adorée, qui le récompensa de chants si mélodieux que son cœur s’arrêta net.
Dans son dos, une boule de laine aux dorures écaillées prenait la poussière.