Il était une fois un crapaud, fier et d'un vert profond, qui vivait dans un petit marécage. A longueur d'année il se déplaçait avec nonchalance parmi les joncs et les herbes aquatiques, et mangeait toutes les mouches et les moustiques qui passaient à sa portée. Son territoire allait de la flaque la plus septentrionale jusqu'au premier nénuphar du lac central, et il y rencontrait parfois des carpes ou des colverts de passage. Il n'aimait pas trop la compagnie des autres crapauds, mais vivait en bonne entente avec ses voisins. Il était assez taciturne, mais c'était un bon crapaud.
Un soir d'automne, alors qu'il bondissait de feuille en feuille à la limite de son royaume, le crapaud aperçut une jolie petite grenouille qui sautillait au hasard entre les roseaux. Il la salua, et elle s'arrêta un instant. Elle avait la patte fine et agile ; les plus belles ventouses qu'il ait jamais vues ornaient ses doigts. Sa peau était douce et de la plus belle couleur, vert vif avec des rayures rouges et dorées sur le dos. Elle le fixa un instant de ses grands yeux charmeurs, et repartit presque aussitôt. Le crapaud, ne sachant que faire, la héla de loin, mais la belle ne se retourna pas.
Elle se dirigeait vers le territoire du gros crapaud buffle, qui était connu comme le plus agaçant des habitants du marécage. Toujours fâché, il n'avait de cesse de coasser et de renâcler, comme si tout le monde devait profiter de sa mauvaise humeur. La jolie petite grenouille paraissait intriguée par tout ce bruit, et poussée par la curiosité elle s'approchait lentement du gros batracien marron. Il n'était pas très beau, mais son cri était particulièrement tonitruant, et la petite grenouille était visiblement intéressée par le spectacle. Tout à coup il fit un bond, et elle recula craintivement jusqu'à ce que ses pattes trempent dans l'eau. Mais il n'y avait pas lieu d'avoir peur : le crapaud buffle faisait seulement montre de sa force, déployant ses pattes musclées et bondissant avec puissance pour impressionner sa visiteuse.
Le crapaud vert observait tout cela de loin et n'en croyait pas ses yeux : la petite grenouille n'avait pas fui le gros buffle, elle paraissait même apprécier sa compagnie. Pourquoi n'était-elle pas restée avec lui plutôt que d'aller voir ce fort-à-bras?
Il devait y avoir quelque chose à faire. Le buffle était trop vilain pour que la petite grenouille se plaise auprès de lui. Tout le marécage se moquerait d'elle! Il fallait qu'il devienne plus fort, qu'il bondisse plus haut et coasse encore mieux que son voisin le buffle. Ainsi la petite grenouille ne s'éloignerait pas, la prochaine fois qu'il la verrait!
Il décida donc de chercher quelque chose qui le rende plus fort. Il voulait s'entraîner, mais il n'y avait pas grand chose qu'il pouvait faire dans ce marais, à part sauter entre les nénuphars jusqu'à ce qu'il soit épuisé et affamé. Il fallait qu'il mange quelque chose qui le rende puissant : les moustiques et les araignées d'eau, c'était bon pour les têtards!
Le crapaud avait cette idée en tête lorsqu'il vit s'approcher de la rive un jeune campagnol venu s'abreuver. Celui-là me donnera de la force, se dit-il. Il me donnera la vigueur et l'énergie de la jeunesse. Avec cela tout le marécage sera impressionné!
Ni une, ni deux, il ouvrit grand la bouche, tendit la langue et goba le campagnol tout rond. Puis il alla se reposer dans sa cachette favorite entre les joncs pour digérer.
Lorsqu'il se réveilla, le crapaud avait mal au ventre. Il n'avait pas du tout envie de sauter entre les nénuphars, pourtant il le fallait s'il voulait revoir la petite grenouille. Rassemblant tout son courage, il sauta avec force jusqu’à une feuille éloignée, remuant l’eau du marais jusqu’à l’autre bord. Mais sa bedaine trop pleine était ronde comme un ballon, et il menaçait de faire couler les feuilles de nénuphars qu'il arpentait. Sa démarche malaisée était rendue pire par les vagues qu’il créait à la surface et qui manquèrent de le faire chavirer. Après quelques sauts pénibles, il était déjà à bout de souffle. Pestant contre le sort, il retourna s'allonger dans les roseaux.
Le crapaud mangea ainsi plusieurs petits rongeurs, car il voulait acquérir le plus de force possible. Avec toute cette force, je serai le roi du marécage! se disait-il, et il ne s'inquiétait pas de son ventre qui le faisait souffrir ni des nénuphars qu'il trouait avec ses lourdes pattes. Sa peau si joliment verte prenait une teinte plus sombre, et il commençait à se couvrir de pustules brunes et collantes. Transformé, le crapaud n'aurait pas reconnu son propre reflet.
Un jour, la petite grenouille repassa dans le marais. Elle avait l'air pressée, et faillit ne pas s'arrêter en voyant le vilain crapaud brunâtre qui l'appelait. Mais elle finit par le reconnaître, et parut très inquiète. C'était assez étrange, car les yeux du crapaud n'avaient pas changé, mais tout le reste était méconnaissable. Elle s'approcha craintivement et lui demanda pourquoi il avait l'air aussi bizarre.
Il lui répondit qu'il était devenu plus fort, qu'il pouvait sauter haut et crier comme un crapaud buffle, et tout content il se mit à coasser avec entrain : Coooooaaaaaaaaa cooooooaaaaaaaaaaaaaaaaa cooooaaaaaaaaa!
La petite grenouille le regardait avec des yeux ronds : mais tu étais bien plus joli avant, dit-elle, j'aimais mieux ton ancienne couleur! Regarde ton ventre, tu es devenu énorme! Pourquoi est-ce que tu as voulu changer comme ça?
Le crapaud ne comprit pas tout de suite. C'était évident, il était bien plus fort maintenant! Il sauta haut, le plus haut qu'il pouvait, car c'était ce qu'il voulait lui montrer depuis le début. C'était un grand saut, et en retombant sur son nénuphar il passa au travers et plongea dans l'eau avec un gros plouf.
La petite grenouille, effrayée, avait bondi quelques feuilles plus loin. Le crapaud ressortit sa tête de l'eau et nagea piteusement jusqu'à elle. Il lui demanda : tu as trouvé ça comment? Il avait l'air honteux d'avoir raté son atterrissage. Elle ne savait que répondre, ne voulant pas être méchante avec ce pauvre crapaud. Il voulait sûrement bien faire, mais il avait vraiment l'air aussi bête que son voisin le buffle. Elle lui dit : tu n'aurais pas dû imiter cet idiot de crapaud buffle. Il fait des tours impressionnants mais n'a pas deux grammes de jugeote, et je pensais que tu valais mieux. Je n'ai plus le temps d'aller voir mes autres amis du marécage, alors je reviendrai une autre fois. Et si tu as l'air un peu moins idiot, nous pourrons peut-être bavarder plus longtemps.
Le crapaud réfléchit longtemps aux paroles de la petite grenouille. Il fallait donc qu'il redevienne comme avant. C'est vrai que c'était idiot de vouloir être aussi fort que le crapaud buffle, alors qu'il n'en était pas un. Il n'aimait pas non plus tellement le goût du campagnol, alors il reprit son régime de mouches et de moucherons, en espérant que cela suffirait à faire revenir sa couleur.
Quelques semaines plus tard, la petite grenouille refit son apparition. Elle avait hâte de voir ses amis et surtout cet étrange crapaud qui s'était pris pour un buffle. Cette fois-ci, il avait repris sa belle couleur et tous ses esprits. Il la salua courtoisement, et elle fut contente de pouvoir lui dire que oui, ils pouvaient bavarder un peu tous les deux. Peut-être même qu'elle s'attarderait plus longtemps par ici, et le crapaud en coassa de joie. Le marais semblait maintenant le plus bel endroit sur terre et dans les eaux.