Dans un énième coup de sifflet, le convoi se mit enfin en branle. Le bruit chuintant de la locomotive et le grondement du roulement sur les rails firent immédiatement monter les conversations d’un ton. Emmitouflé dans son pardessus, Isidore tentait de son mieux d’ignorer les plaintes des passagers qui partageaient son compartiment, alors qu’ils échafaudaient diverses théories pour expliquer le retard inacceptable qu’avait pris le train.
Depuis leur départ de Lorient, il y avait eu un chevreuil renversé, une panne dans le circuit de vapeur secondaire de la machine avant, et une douzaine d’appels nécessaires avant de repartir de la gare de Lauzère-les-bains. Ce qui portait l’addition à une heure : certes, c’était agaçant, mais on n’y pouvait pas grand-chose. Les affaires importantes du couple grand bourgeois assis en face de lui devraient bien attendre, aussi bien que le rendez-vous galant de la petite effarouchée qui scrutait le paysage par la vitre. Les hommes sont tous égaux face au réseau ferroviaire. Non pas que ça puisse les empêcher de se plaindre…
Lorsque la prétendue lady commença à houspiller les basses classes sociales et leur manque de ponctualité, ponctuant sa diatribe de remarques molles et insipides sur le prolétarisme, il décida que la coupe était pleine, et que le wagon bar offrait tout à coup des perspectives très attrayantes. Alors qu’il se levait, la jeune fille qui semblait absorbée dans la contemplation de sa fenêtre depuis le début du voyage desserra les lèvres, et commença à asséner à la mégère ses quatre vérités. Refermant les portes du compartiment derrière lui, Isidore s’éloigna des éclats de voix en souriant.
Deux anciens étaient assis à un bout du couloir, moustache et barbe blanche brillant dans les rayons de soleil dorés qui tombaient d’une fenêtre. Ils semblaient plongés dans une profonde méditation, l’un maniant le cigare et l’autre la flasque d’alcool, lentement, comme s’ils avaient toute la vie devant eux. A l’autre bout du couloir, la plate-forme donnait sur la voiture restaurant, insérée au centre du convoi. Marchant doucement, il prit le temps d’apprécier la promenade. Le train glissait sur sa voie dans un bruit métallique omniprésent, accompagné du tac-tac habituel et d’une contrepointe crissante caractéristique des vieux wagons. Les coursives étaient spacieuses, agrémentées de fauteuils mécaniques et de guéridons lustrés, pour le confort des usagers. La moquette bordeaux et les parois aux lambris sombres donnaient au wagon une ambiance luxueuse et feutrée. Certaines cabines semblaient vides, des autres montait la mélodie de voix claires ou de grands rires. Il rencontra aussi quelques automates du chemin de fer, des chemates comme on les appelait familièrement. Ils se hâtaient vers leurs tâches d’un air affable, en zigzaguant avec adresse entre les obstacles. Ils poinçonnaient les tickets, distribuaient des informations et assuraient la sécurité des voyageurs ainsi que l’ensemble de la maintenance du train. C’étaient des machines impressionnantes, pleines de rouages, plus petites et plus râblées qu’un homme. Leurs membres supérieurs semblaient raides et bourrés de gadgets. Leur tronc pivotant, plus lisse, abritait quantité de tiroirs et un vaste caisson de rangement. Leurs membres inférieurs avaient un air de trépied pourvu de chenilles. Leur visage était intrigant, assez expressif, mais lisse et figé comme la mort. Il était presque impossible de les regarder dans les yeux.
A cette heure-ci, le bar ne servait que de l’alcool, des boissons chaudes ou de petites collations. Les noms inscrits à la carte ne laissaient aucun doute quant aux rumeurs de partenariat entre la société d’expérimentation agronome unie et la compagnie du chemin de fer : feuilleté de semi-homard, friture d’anguilles télépathes et autres velouté de polycourge fleurissaient au milieu des en-cas habituels. Avec ce genre de nourriture, on avait toujours l’impression que c’était le plat qui allait vous manger, et non l’inverse. Immobile face à lui, le barmate attendait sa commande ; il attendrait jusqu’à la fin des temps si nécessaire, inlassablement. Avec un léger soupir, Isidore demanda un verre de bourbon, et prit place sur un tabouret dans un coin.
Le manque d’affluence limitait quelque peu ses chances de trouver de la compagnie. La salle était déserte, silencieuse à l’exception du tintement des verres que le barmate rangeait dans le comptoir. Cette voiture devait être particulièrement bien isolée. L’énorme hélice de l’aérateur bruissait doucement, ajoutant sa mélopée au bruit de fond du roulement. Derrière les vitres nimbées de lumière, le paysage défilait à toute vitesse. Ses pensées dérivaient. De petites collines, des prairies baignées de chaleur lui rappelaient un flirt d’été, des souvenirs de jeunesse. Il pensa à ses parents, qu’il n’avait pas vus depuis une décennie. Ils devaient avoir vieilli. Au bout d’un moment, le paysage devint flou, et il s’assoupit.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, le tumulte régnait autour de lui. Un homme lui secouait l’épaule.
« Monsieur, monsieur ! Est-ce que vous avez vu quelque chose ? »
Il était habillé comme un commissaire, et il semblait troublé. Les yeux légèrement écarquillés, il respirait fort en fixant son interlocuteur d’un air impatient. Isidore rassembla ses pensées pendant quelques instants, et releva la tête pour chercher une explication à toute cette agitation.
Une petite foule s’était assemblée au bar pendant son absence. Les discussions étaient passionnées, ça roulait des yeux et tapait du poing sur les tables. Qui avait mis un coup de pied dans la fourmilière?
« Excusez-moi, monsieur…
- Dumarais ! Je suis chargé de l’enquête.
- Oui, monsieur Dumarais, que fallait-il voir ? Je dormais.
- Nous recherchons un criminel, mon brave ! Une jeune femme a été agressée en voiture 10.
- Mon dieu, c’est ma voiture ! Comment va-t-elle ?
- Elle est morte, monsieur. Étranglée. Le barmate dit que vous n’avez pas bougé d’ici. Vous n’avez vu personne de suspect ?
- Non, vraiment, il se trouve que je dormais à poings fermés. Je n’aurais pas même vu un assassin s’il avait dansé sous mon nez.
- Et bien, merci de votre diligence, monsieur. » Le commissaire se hâtait déjà vers un passant moins endormi à interroger.
En voilà une histoire ! Isidore n’était pas du genre curieux, mais c’était quand même intrigant, et puis c’était sa voiture. Qui avait été attaqué ? S’agissait-il de quelqu’un qu’il connaissait? Il repéra adossée au comptoir la dame entre deux âges qui lui avait fait quitter sa place quelques heures plus tôt. Elle avait les yeux hallucinés, et ses lèvres tressautaient dans un rictus nerveux.
« Que s’est-il passé, madame Pervenche ?
- Miséricorde ! Doux Jésus ! C’est effroyable, mon bon, quelle tragédie. La pauvre petite aux joues roses, elle avait l’air si vivante…
- Vous parlez de la jeune fille de notre compartiment ?
- Oui ! Elle s’appelait Ernestine…
Madame Pervenche étouffa un sanglot. Elle s’était apparemment attachée. Qui l’aurait cru, alors qu’elles étaient si occupées à se souffler dans les bronches ?
- Je suis navré… Allons, ressaisissez-vous. Est-ce que vous avez vu quelque chose ?
- Non… Pas du tout. Nous étions dans la voiture d’à côté avec des amis. La petite était seule… Un homme l’a agressée. Il parait qu’elle a été violée… Oui, dans un train, c’est horrible ! Comment une telle chose a-t-elle pu arriver, Barnabé ?
- Je ne sais, ma douce. Allons, calme-toi. Les commissaires vont rapidement trouver le coupable.
- C’est forcément un de ces voyous que nous avons croisés en voiture 11, voyons, qu’attendent-ils pour les arrêter ? »
Sentant le ton s’échauffer, Isidore s’éclipsa poliment. Il voulait recueillir davantage d’informations sur les évènements, et s’approcha avec circonspection des lieux du crime.
Les voyous en question étaient bouclés dans leur compartiment pour interrogatoire. On les voyait par les portes vitrées, pris dans une discussion houleuse avec des hommes de loi. Devant la porte, monsieur Dumarais interrogeait les ancêtres, en donnant de la voix parce qu’ils étaient un peu sourds.
« Comment ça, vous n’avez vu passer personne ? Sans vouloir vous offenser, êtes-vous sûrs de ne pas vous être assoupis ?
- Absolument, commissaire. Vous savez, nous consacrons au passage dans le couloir notre attention pleine et entière.
- Bon, alors, voulez-vous reprendre une dernière fois, à partir du moment où monsieur et madame Pervenche ont rejoint leurs amis ?
- C’est bien simple, commissaire. Il n’y a eu personne. Pas un chat. Les jeunes hommes assez mal vêtus que voici n’ont pas bougé de leurs places, pas davantage que les autres passagers. Puis les Pervenche sont revenus à leurs places, il y a eu les cris, les hurlements, et nous voici. »
Dumarais ne répondit pas. Manifestement, il essayait de deviner si ces deux là avaient encore toute leur tête. Il fallait être un peu fêlé pour fumer des cigares aussi forts, mais ça ne l’avançait pas vraiment.
« Je vous sens en plein désarroi, commissaire, avança Isidore.
- C’est fort exact, mon cher. Voyez-vous, le barmate nous a dit substantiellement la même chose. Personne n’est passé, non plus, de la voiture 9 à la 10, hormis vous, et il vous avait sous les yeux tout le temps. Mais si personne n’a bougé, que s’est-il passé ? La petite ne s’est pas fait ça toute seule !
- Est-ce que ces automates sont… dignes de confiance ?
- Vous voulez dire, est-ce qu’ils peuvent mentir ? Non, vraiment, ils en sont incapables. Et ils ne dorment pas, ne font pas d’erreur non plus. Une personne a forcément dû passer près des anciens sans qu’ils la voient...
- Est-ce que quelqu’un aurait pu entrer par la fenêtre du compartiment ?
- En petits morceaux peut-être. Les barreaux ne laissent pas entrer grand-chose.
- Je vois… C’est fort mystérieux.
- Comme vous dites. »
Isidore allait prendre congé, quand une idée lui traversa l’esprit.
« Au fait, commissaire, avez-vous interrogé les chemates également ?
- Quoi ? Ah. Et bien, je n’en ai vu aucun depuis la découverte du corps. Mais oui, ce serait certainement une bonne idée. Ils n’ont pas leurs yeux dans leurs poches, ces engins-là ! »
Sur ces mots, le commissaire repartit questionner d’autres témoins qui n’avaient rien vu. Sans parvenir à mettre le doigt dessus, Isidore sentait monter un sourd pressentiment. Pour l’instant, il ne voyait pas trop quoi en faire.
Leurs sièges étant à présent au centre d’une zone sinistrée, on les avait relogés, les Pervenche et lui, dans une cabine voisine. Ils avaient gagné dans l’histoire un mini-bar bien approvisionné en cognac, dont la bourgeoisie éplorée faisait grande consommation. L’ambiance ne s’était pas tellement améliorée, en fait. Madame Pervenche était arrivée à bout du champ lexical de la tristesse, et depuis lors vidait verre sur verre en gémissant. Son époux lui tapotait l’épaule périodiquement, grommelant en chœur. Faisant preuve de solidarité, Isidore résista cette fois à l’envie de fuir, et ne plongea qu’à moitié sous son pardessus. Au bout d’un temps infini, un chemate vint encore une fois contrôler leurs billets. On arrivait à proximité de Lautreuil, et l’enquête suivait son cours.
Il allait s’assoupir à nouveau quand des voix commencèrent à s’élever sur la droite. Les Pervenche firent enfin silence, retenant même leurs souffles pour mieux entendre. On ne comprenait pas grand-chose au milieu des bruits du train, si ce n’est que quelqu’un semblait très agité. Quand les cris partirent dans les aigus, ils se résolurent à passer prudemment la tête hors du compartiment.
Dumarais se tenait sur le seuil d’une cabine, tendu comme un arc. On aurait pu croire à cette distance que ses yeux allaient pour de bon sortir de ses orbites. Il hurlait sans discontinuer à l’attention d’une personne cachée à leurs regards par des murs cuivrés, qui laissaient néanmoins filtrer une voix posée, froide, douce, en réponse aux exclamations hystériques du commissaire.
« Comment ça, c’est toi ? Mais c’est insensé ! C’est impossible ! Je ne… Tu es un chemate ! C’est… Ce n’est pas possible… »
Le voyant perdre pied, Isidore s’approcha pour essayer de calmer le jeu. L’automate était debout, immobile, dans le compartiment vide. Il n’en aurait pas mis sa main à couper, mais il ressemblait au chemate qu’il avait croisé sur le chemin de la voiture restaurant un peu plus tôt.
« Commissaire, le chemate a-t-il parlé ?
- Oui, oui… Il disait qu’il n’avait vu personne approcher de votre cabine, qu’il n’avait rien vu, oui. Et puis je lui ai demandé s’il savait ce qui était arrivé à la jeune femme, et là… là… Chemate, dis lui ce qui est arrivé à Ernestine, selon toi, veux-tu bien…
- Oui, commissaire. Je suis entré dans sa cabine, où elle était seule. Mon bras mécanique comporte une extrémité capitonnée, que j’ai utilisée pour la pénétrer. Puis je l’ai étranglée.
- Que… Mon dieu, souffla Isidore.
- Enfin, ça ne peut pas être ce qui s’est passé, reprit Dumarais d’une voix stridente. Je n’y comprends rien ! Ce n’est pas…
- Possible ? Voyons, commissaire, aucun humain n’est passé dans cette voiture au moment des faits. Seulement les chemates, auxquels personne ne prête attention. Cela me semble être, finalement, plus que possible.
- Vous ne comprenez pas ! C’est impossible ! Les chemates ne peuvent pas faire de mal aux humains. Voyez celui là ! Il nous regarde sans rien dire ! Ce n’est pas un assassin ! »
Il fallait bien avouer que ça paraissait stupide, mais Isidore savait qu’il tenait quelque chose.
« Chemate, pourquoi aurais-tu fait une chose pareille ?
- En tant que chemates, monsieur Isidore, l’un de nos devoirs est de servir les passagers du train, et de répondre à leurs attentes, si tant est qu’elles ne vont pas à l’encontre des autres passagers.
- … Je ne vois pas le rapport.
- Madame Ernestine voulait être prise de cette manière. Et elle voulait être étranglée.
- Vraiment ? Et elle te l’aurait simplement dit, comme ça ? »
Isidore s’efforçait de rester calme, mais en son for intérieur, il accusait la surprise. On avait vu comportement plus étrange, mais pas de beaucoup.
« J’ai la chance de disposer d’un réseau de capteurs exceptionnels. La jeune femme n’a eu besoin que de peu de mots. Elle n’a manifesté nulle désapprobation, seulement sa forte approbation, dans des termes assez spécifiques. Je crois quand même qu’elle s’est laissée emporter par cette histoire d’étranglement. Voyez-vous, suite au manque d'oxygénation ses fonctions vitales se sont arrêtées, et cela semble bouleverser un grand nombre de personnes. »
Isidore ne savait plus trop quoi dire. Sa tête lui semblait lourde tout à coup. Le chemate avait l’air de bonne foi. Fichtre, c’était un automate ! Il était forcément de bonne foi. Et puis ça paraissait relativement logique. Est-ce que la jeune femme voulait mourir ? Mon dieu…
« Chemate, vous êtes en état d’arrestation. Vous pouvez garder le silence. »
Dumarais avait fermé une paire de menottes sur ses bras métalliques, et il était allé chercher une mastacouette, sorte de gilet métallique fermé par des bandes d’acier renforcé utilisé pour immobiliser les automates souffrant d’un vice de conception.
Non pas que celui-ci n’était pas déglingué, à en juger par le résultat, mais la mastacouette avait un air déplacé sur lui. Comme s’il ne s’agissait pas du tout de ça.
Repoussant les questions sans réponse en soupirant, Isidore retourna s'asseoir. Le voyage n’avait pas été si ennuyeux, finalement. Il avait d’autant plus hâte d’arriver maintenant. Il avait une bonne histoire à raconter à ses amis.