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     Dans un pays très lointain, éloigné aussi bien par le temps que par l’espace, il existait un homme que l’on appelait le rêveur. Si quelqu’un a autrefois su son nom, il l’a oublié quelque temps plus tard. Il était jeune à l’époque, et il resta jeune toute sa vie ; jamais la moindre ride ne vint briser sa peau de nacre et ses yeux noirs.

     Il naquit dans une petite famille de paysans relativement aisée. En effet, ses parents avaient au fil du temps bâti une ferme qui était déjà imposante à sa naissance et abritait un nombreux bétail, vaches, poules, moutons... L’enfant vint au monde une nuit de pleine lune, alors qu’il régnait une chaleur étouffante dans la région. C’était un bébé chétif, tout recroquevillé et pleurant sans cesse ; mais déjà ses parents notèrent la couleur pâle de sa peau, qui contrastait avec les ténèbres de ses yeux mouillés et brillants. Les paysans eurent d’abord peur : il courait dans la campagne des histoires de loups-garous, lesquels étaient, selon ces mêmes histoires, des êtres humains nés les nuits de pleine lune. On racontait aussi que les enfants présentant une particularité quelconque étaient maudits et devaient êtres noyés, afin que coule le malheur qu’ils étaient censés apporter.

     Hésitant sur la conduite à suivre, ils firent venir l’Ancien du village, un homme d’une soixantaine d’années à la barbe et aux cheveux blancs, dont le ton sévère était respecté à des villages à la ronde. Lorsqu’il vit pour la première fois l’enfant, il observa ses yeux et affirma qu’ils avaient la noirceur du Mal, puis il contempla sa peau et déclara qu’elle avait la blancheur du Bien. Il conclut en laissant les parents devant un choix difficile : ils pouvaient tuer leur enfant, personne ne les en blâmerait ; mais ils pouvaient également le laisser vivre, auquel cas le corps abriterait jusqu’à ce qu’il y ait un vainqueur une lutte féroce entre la Vertu et la Malice. Ne pouvant se résoudre à sacrifier leur fruit, ils le laissèrent vivre.


     Le temps passa. L’enfant se conduisait comme n’importe quel autre enfant, à une différence près : il ne riait jamais. Quand la joie gagnait ses compagnons de jeu, il se plongeait dans des songes dont lui seul aurait pu connaître le secret. Mais lorsque ses parents lui demandaient à quoi il pensait, il répondait qu’il ne gardait aucun souvenir de ces moments-là. Les jours défilèrent, les feuilles se détachèrent des branches à plusieurs reprises, et finalement arriva son dix-huitième anniversaire. A l’école, il avait acquis la réputation d’écrire extrêmement bien, mais lui restait sans cesse insatisfait de ses œuvres, les considérant comme plates et terriblement fades. Il se destinait donc à une carrière de brillant homme d’affaires, ce qui faisait la fierté de ses parents.

     Mais, cette nuit, il arriva un événement qui allait bouleverser toute sa vie. Il se coucha tôt, comme toujours, après avoir fêté son anniversaire lors d’un grand repas de famille. Il n’avait toujours pas ri, et cela commençait à le préoccuper. Malgré tout, il s’endormit très vite, pour être finalement réveillé quelques heures plus tard. Minuit venait de sonner, et il entendit pour la première fois la musique. Etait-ce une plainte ou une berceuse, il l’ignorait, mais peu lui importait. Tout ce qui comptait, c’était cette musique, ce doux chant qui coulait dans son esprit et submergeait peu à peu son âme de rêves fantastiques. Captivé, il sombra de nouveau dans le sommeil sans s’en rendre compte.

     Le lendemain, de multiples visions enchanteresses lui apparurent, réminiscences de la nuit magique. Ne pouvant contenir leur violence, il eut pour seule idée de les coucher sur papier le plus fidèlement possible. Cependant, son écriture était fiévreuse ; pire, les mots même semblaient malades, comme si l’attente les avait affaiblis. Rageur, le jeune homme froissa la feuille et la jeta dans une corbeille. Bientôt, il oublia la musique.


     Un an plus tard, le même événement se produisit. Lorsqu’il entendit de nouveau le chant, il se remémora instantanément la nuit de l’année passée, et ce qu’il en avait résulté. Refusant de faire la même erreur, il se leva discrètement et sortit dans la nuit. L’herbe était humide et le temps frais, et le jeune homme savoura l’instant : une nuit divine illuminée par un astre plein, pendant qu’une musique d’une harmonie parfaite caressait ses oreilles... De nouveau, il vit des rêves et rêva de vies, et il marchait, et il rêvait, et il vivait. Il s’endormit à même le sol, bercé par cette voix inconnue.

     Il fut brusquement réveillé le matin par des cris d’affolement : ses parents avaient constaté son absence et vu la porte ouverte, et déjà ils se prenaient à penser au pire - leur fils assassiné par un maraudeur nocturne, ou encore transformé en loup-garou à cause de la pleine lune. Lorsqu’il les rejoignit, les paysans, méfiants, lui demandèrent ce qui lui était arrivé. Il leur répondit qu’il avait eu envie de sortir parce qu’il étouffait dans sa chambre, et qu’il avait trouvé le tapis d’herbe tellement confortable qu’il avait décidé de passer la nuit dessus. Rassurés, ses parents ne lui posèrent plus de question. Quand il se trouva de nouveau seul, il prit une feuille de papier et un crayon, et tenta de retranscrire ses songes de la veille. Une nouvelle fois, il s’en montra incapable et maudit son impuissance.

     Néanmoins, cette fois-ci, il n’oublia pas la musique. Elle le hantait et le minait de l’intérieur. De tous ces paysages merveilleux que son âme ressentait, il ne voyait que la parodie autour de lui. Il se prit à ne plus regarder sa campagne natale, elle dont il avait pourtant clamé les louanges auprès des rares étrangers, tant elle était hideuse à côté de ses visions. La musique ne lui chatouillait plus les oreilles, mais les lui perçait. Sa vue déclina, son nez se boucha et il se mit à maigrir de façon inquiétante. Il n’avait plus envie de rien hormis de replonger dans ses rêves. Il sourit pour la première fois dans son sommeil ; le lendemain il savait rire. Mais ce rire était celui d’un dément, un ricanement plus qu’une joie sincère, le rire de celui qui connaît des secrets et qui refuse de les partager, préférant en conserver le bénéfice pour lui seul. Inquiets, ses parents l’emmenèrent consulter un psychiatre, qui leur dit que leur fils avait perdu goût à la vie, et que la seule façon pour qu’il reprenne un comportement normal était de lui redonner ce goût.

     Quoi, mieux que l’amour, le pouvait ? Ils lui présentèrent une jeune fille aimante, qui sembla pour un temps calmer la fureur de leur fils. Quelques mois plus tard, la pauvre partait en pleurant. L’échec était consommé. Impuissants, ils étaient condamnés à regarder le rêveur dépérir inexorablement.


     La nuit de ses vingt ans, à minuit, la musique se fit plus douce que jamais. Le jeune homme, qui semblait alors avoir récupéré tous ses esprits, sortit une nouvelle fois dans la cour de la ferme et alla marcher le long des bois. La lune était de nouveau pleine, comme elle l’avait été lors de ses deux précédents anniversaires. Cela attira son attention, et un instant il ressentit en son cœur le chant plus fort que jamais. Avisant un gros rocher, il s’assit dessus et contempla la lune. De longues minutes durant, il la fixa ; puis, ne pouvant tenir plus longtemps, il cilla.

     Lorsqu’il rouvrit les yeux, une fille à la peau d’albâtre se tenait devant lui, vêtue d’une longue robe d’un blanc immaculé. Ses yeux d’un noir profond renvoyaient aux siens, et sa longue chevelure était de cette même couleur. Et elle chantait.

     Elle chantait les rêves qu’il avait eus et les songes qu’il avait vécus. Et lui la regardait, charmé, ne pouvant détacher le regard de sa bouche, celle d’où s’écoulait la délicieuse musique. Il n’osait ni parler, ni bouger, de peur qu’elle ne disparaisse aussi rapidement qu’elle était apparue. Cependant, la fatigue le submergea et il s’endormit sur le rocher sans s’en rendre compte.

     Le lendemain, il semblait aller plus mal que jamais. Ses parents l’entendaient en tremblant murmurer fiévreusement des paroles d’amour ou psalmodier des incantations maléfiques. Tous les jours, il gémissait et ignorait ceux qui l’entouraient, et toutes les nuits il sortait dans les bois pour aller s’asseoir sur le rocher. Il ne semblait survivre que par ses rêves, car il ne mangeait plus et ne dormait plus. Il ressemblait désormais à une bête sauvage ; ayant abandonné ses études, plus rien ne stimulait son esprit, et seuls ses élancements presque animaux simulaient la vie dans cette carcasse humaine. Une année passa ainsi, sans que la mort ne parvienne à emporter ce simulacre de vie dans son long manteau de poussière.


     Comme chaque année, il semblait avoir recouvré tous ses esprits le jour de son anniversaire, le vingt-et-unième. Le repas de famille traditionnel se déroula plutôt bien mais, étrangement, le rêveur semblait avoir oublié les deux dernières années de sa vie. En revanche, il se souvenait de toutes les nuits où il avait entendu la musique, et de la merveilleuse jeune fille. Quand vint l’heure de se coucher, il posa sur sa table de chevet une feuille de papier et un crayon, afin de noter les événements qui allaient nécessairement se dérouler. Il éteignit la lumière et s’endormit.

     Il se réveilla sans que rien ne se fût passé cette nuit. Il se leva brusquement et constata la virginité de sa feuille avec dépit. Que s’était-il passé ? Pourquoi n’avait-il pas revu cette pleine lune et cette jeune fille ? Sachant qu’il n’aurait pas la réponse avant l’année prochaine au mieux, il relégua cet événement dans un caveau de sa mémoire. Et il vécut sa vie.

     En effet, les rêves et les visions le quittèrent. Il reprit ses études, au grand soulagement de ses parents, et il eut même une aventure avec une charmante jeune fille brune. Il avait découvert le sourire franc et le rire joyeux, bref, tout le mal qui paralysait sa vie semblait avoir disparu suite à cette nuit... banale. Pourtant, il ressentait désormais un profond malaise, et il le ressentait d’autant plus puissamment qu’il en était cette fois-ci conscient. Cela le frappa lorsqu’il se prit à regarder attentivement le regard de sa belle : il n’y voyait qu’un bonheur vide, une joie idiote. Il observa cela chez les autres personnes, une sorte de non-sens donné à leur vie que lui ne pouvait se résoudre à accepter. Il attendait plus de l’existence, plus qu’une survie ; il attendait de la beauté, celle des rêves dont il se souvenait encore, il attendait de l’harmonie, celle des visions qu’il n’avait pas oubliées. Cependant, sans pouvoir accéder à ce désir, il acceptait de plier sous le joug de l’Ennui.


     Enfin, l’anniversaire qui devait mettre fin à ce mal de vivre profondément enraciné dans son être arriva. La nuit de ses vingt-deux ans, il décida de se coucher sans rien attendre et sans rien préparer, faisant confiance à la musique pour le réveiller à nouveau. A minuit, celle-ci lui donna raison.

     Le chant était le même que la toute première fois, un chant à mi-chemin entre la lamentation et la berceuse. Il resta dans son lit plusieurs minutes à savourer les songes que la musique entraînait dans son âme réceptive, puis il se leva et alla s’asseoir sur le même rocher que la dernière fois. Il n’eut pas besoin de lever la tête pour savoir que la lune était pleine et le ciel complètement dégagé. Il attendit la venue de la jeune fille plusieurs heures durant, en vain. C’est au moment où il commençait à se désespérer d’elle et à redouter le matin qu’il eut une soudaine intuition. Levant des yeux brillants vers la lune, il s’exclama « Donne-moi ta mélodie ! ». Alors la Lune se manifesta de nouveau, et ses lèvres souriaient, et ses yeux se mouillaient. Sa bouche restait immobile, pourtant les mots et les sons se déversaient dans l’âme et le cœur du rêveur. Lui ne pouvait bouger, tétanisé par ce violent afflux de sentiments et de sensations, déchiré par des Idées de bonheur et de malheur, ébranlé par la beauté et la laideur qui déferlaient en lui. Instinctivement, pour préserver son intégrité mentale de cette terrible agression, son esprit ferma toutes ses vannes : il s’endormit d’un coup.

     Il se réveilla au milieu de l’après-midi, la tête encore pleine des dons de la déesse Lune. Le soir même, il prit de quoi écrire et déposa délicatement quelques mots sur une feuille. Quelques mots divins.


     Car de rêveur, il était devenu poète.

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