Chapitre 1 :
L’enfant s’approcha de la vieille maison. Il l’avait déjà vue, souvent même. Avec ses amis, ils passaient devant de temps à autre. Elle était à l’écart, elle était probablement abandonnée. Personne n’y allait jamais. Personne n’y était jamais allé. L’enfant le savait, il en était persuadé et il en avait peur.
Pourtant, il trouvait une malsaine fascination dans les murs couverts de lierre, pour le jardin envahi de hautes herbes. Il s’était enfui de chez lui, il ne savait même plus tellement pourquoi, des cris, des pleurs. Chez lui, ça n’allait pas, mais ici c’était autre chose. Il avança d’un pas et rien ne se produisit.
Il attendit longuement ainsi. Il ressentait dans tout son corps la force de l’aventure l’envahir. Pour le coup, il ignorait qui il était, chevalier, cosmonaute sur une planète perdue, explorateur dans une jungle oubliée… Ce n’était pas important, mais il lui fallait entrer, ça, il le devait.
L’enfant serait le premier à découvrir ce qu’il y avait dedans. Et ainsi, un pas après l’autre, il se rapprocha de la vieille maison et ouvrit la porte.
C’était lumineux, chaud et propre. L’enfant parcourut du regard les meubles de l’entrée, puis pénétra physiquement la première pièce en face de lui, un grand salon entièrement meublé. C’était presque comme chez lui, l’air fantomatique en plus et la télévision en moins. Il s’y sentit à l’aise. Il était seul, tout cela, désormais, lui appartenait. L’enfant monta à l’étage.
Là, il découvrit trois petites chambres meublées elles aussi avec la même couche de poussière que dans le salon. Dans la troisième, il passa un instant à s’observer devant un grand miroir, avec l’émerveillement que l’on a à son âge devant ce genre d’objet, puis redescendit.
Du salon, il alla dans la cuisine, une salle assez spacieuse où l’on mangeait aussi sûrement, parce qu’il y avait une grande table au milieu avec des chaises. Il ouvrit les tiroirs et trouva des fourchettes et des assiettes, mais rien à manger, évidemment.
Il revint au salon. La maison était petite au fond. Il pourrait tout de même s’y amuser. Il y inviterait des amis, ils pourraient tous y jouer.
Ce disant, son regard tomba sur une dernière porte à laquelle il n’avait pas encore prêté attention. À vrai dire, il était passé plusieurs fois devant, il l’avait bien vue, mais à chaque fois, et il s’en rappela bien, il n’avait même pas imaginé qu’on puisse vouloir l’ouvrir. Il y avait quelque chose de pas normal, mais alors pas normal du tout, qui faisait qu’on n’envisageait pas de l’ouvrir. Il l’envisageait cependant désormais.
Surmontant la sourde terreur qui le retenait, il s’avança et fit tourner le battant sur ses gonds.
Un léger courant d’air froid lui arriva en pleine figure. C’était un cellier de taille moyenne aux parois de pierre. Il était entièrement vide, mais l’enfant ne regardait pas le néant. Ses deux yeux étaient fixés sur la trappe au sol, sur les énormes barreaux qui la constituait et sur la nuit qui en jaillissait. Et il ne pouvait plus s’arracher à cette contemplation. Plus il l’observait et plus il se sentait observé. Il y avait quelqu’un derrière les barreaux, il en était certain. Il était surveillé, épié jusque dans l’intimité de ses pensées par l’être là en bas. Mais il n’y avait rien, pas le moindre signe, juste la nuit.
Il jeta un regard derrière lui, vers l’ouverture de la porte et la chaude et lumineuse petite maison qui semblait bien lointaine, mais ne trouva pas de raisons de revenir sur ses pas. Il avait peur, plus que jamais auparavant dans sa vie. La trappe était plus lointaine, mais dans son esprit bien plus proche que tous les échappatoires du monde. Elle trônait au centre du cellier de pierre et distillait ses ténèbres remplis de mystères. L’enfant vit encore une chose, une seule petite chose au travers de la nuit et du néant. Cette seule chose suffit puisque l’enfant délaissa la chaleur, le confort et la lumière pour aller soulever la lourde trappe et disparaître dans la nuit.
Chapitre 2 :
L’homme s’approcha de la vieille maison. Il l’avait déjà vue à plusieurs reprises depuis qu’elle lui était apparue la première fois. Elle était à l’écart, elle était abandonnée et n’appartenait à personne jusqu’à la veille.
L’homme était écrivain, se nommait alors Philippe Siwahnnig et était depuis plus de douze heures l’heureux nouveau propriétaire de la masure.
Elle lui avait tout de suite plu. Elle était parfaite. Pas trop loin du village, mais déjà bien implantée dans la forêt, au bord de la petite falaise qui surplombait les autres habitations. Un véritable chaînon entre la nature et les hommes où il lui suffirait de se déplacer d’une chambre à l’autre selon qu’il souhaiterait la compagnie de ses semblables ou des autres. Son rêve se réalisait, pas à bas prix du reste. On avait accepté de lui céder l’édifice qu’au terme de longues négociations, avant tout administratives car la demeure était, depuis le temps, tombée dans les possessions publiques.
Il allait y pénétrer pour la première fois, aussi profitait-il de l’émotion particulière du moment. « Des toiles d’araignées et des murs troués… » se disait-il. Peu importait, il ferait faire les travaux qu’il faudrait, il en avait les moyens.
En effet, Philippe avait un jour publié un livre, « chronique d’un monde ancien : jeunesse et déclin » et depuis en percevait une rente largement suffisante à sa subsistance. Son véritable problème était ailleurs. L’absence d’inspiration, l’impression de tourner à vide et de tourner en rond. Depuis son livre, Philippe n’était plus parvenu à fournir quoi que ce soit et cela l’attristait fortement. Souvent, tard la nuit, il se prenait à rêver des récits fantastiques qu’il pourrait rédiger, des exploits incroyables et bouleversants réalisés par des héros d’une grandeur encore inégalée. Il voyait en songe la chute des peuples les plus nobles et l’émergence de nouveaux ordres. Il vivait le conflit éternel de ceux qui construisent et de ceux qui mettent à bas et la cruauté des créateurs titanesques envers ceux qui les réveillaient. Des mondes entiers vivaient dans son esprit sans que jamais rien n’en transparaisse sous sa plume. Depuis plusieurs mois, il désespérait.
Cette maison était une bouffée d’air inhabituelle, une chance peut-être de trouver un nouveau rythme ou les muses sauraient se déclarer à lui.
C’est avec cette idée en tête qu’il chercha à déverrouiller la porte. Bien évidemment, c’était inutile et il lui suffit de la pousser pour se ménager un chemin. Contrairement à ses attentes, malgré la porte ouverte, malgré les herbes hautes du jardin, et en exceptant la poussière, tout semblait parfaitement en ordre. Il y avait des meubles dans l’entrée, le salon était déjà entièrement aménagé, il trouva même des ustensiles de cuisine dans la pièce appropriée et des lits dans les chambres de l’étage. Il ne songea même pas à prêter attention à la porte du salon : il n’avait pas l’intention d’utiliser la cave, il n’en avait pas besoin.
Le jour même, il téléphona à sa famille pour leur faire part de l’étonnant état de conservation des lieux, puis les assura qu’il pourrait pendre la crémaillère dans les deux semaines.
« Trois semaines plutôt » corrigea-t-il rapidement, par prudence.
Puis il s’assura que, conformément à ce qui était prévu, la société électrique avait remis la demeure sous tension, ce qui était le cas, le boitier électrique se situant à l’extérieur des murs. Philippe régla encore plusieurs détails et, satisfait de son achat, décida d’aller boire un verre au village avant de ramener ses courses, qu’il lui restait à fait, pour le souper. Il n’avait pas prévu d’emménager sur le champ, mais plus rien ne paraissait devoir s’y opposer.
Le reste de la journée fut bien arrosé. Philippe, d’un naturel extrêmement doux et gentil, se fit offrir plus de verres qu’à son tour, malgré plusieurs tournées, et ne parvint à retourner chez lui qu’après avoir promis à au moins six personnes dont l’instituteur et le prêtre de passer prendre l’apéritif et peut-être manger si ça lui disait parce que ça leur faisait vraiment plaisir et que ce n’est pas tous les jours quand même.
En rentrant, il pensa tout juste à verrouiller la porte derrière lui et parvint jusqu’à l’un des fauteuils du salon dans lequel il se laissa couler. Plus que jamais, il sentait la proximité de ces mondes violents et grandioses de grandeur et de décadence, toute la puissance et la faiblesse de l’être humain étendues, répandues, extrapolées jusqu’à l’infini dans l’immensité des étoiles. Il voyait les dieux rire et pleurer et les hommes en proie au destin ou au hasard. Il voyait des mondes terrifiants, des allégories du vide ou au contraire du plein. Il voyait les murs de sa maison et les meubles du salon, qui tanguaient un peu. Il était saoul et il était fier. Tout cela était à lui à présent. Il s’endormit dans la tiédeur de la nuit.
Chapitre 3 :
Au petit matin, l’alcool trouva bon de lui rappeler la débauche de la veille et tous ses rêves étaient bel et bien partis sous d’autres cieux en le laissant régler la douloureuse. Durant son sommeil, il était tombé du fauteuil qui, d’ailleurs, s’était renversé. Les trois bouteilles qu’il avait ramenée avec lui, ses fameuses « courses » de la veille, gisaient en morceaux épars sur la moquette. Leur contenu était répandu et formait des taches bien discernables en divers points. En voyant cela et le travail qui l’attendait, Philippe décida de rester par terre dormir encore un peu. Tout du moins l’aurait-il décidé, car un élément avait attiré son attention. Un léger courant d’air frais qui provenait de la porte de la cave, entre-ouverte.
Sans même hésiter, il se leva, la saisit et sans jeter le moindre regard derrière elle, la referma. S’il n’avait pas été un adulte rationnel, il l’aurait verrouillée à clé. Mais la réalité reprenait le dessus et son mal de crâne avant tout.
Des bruits plus forts que les autres retentirent dans sa tête et dans toute la masure. C’étaient eux qui l’avaient réveillé, il s’en souvenait à présent. Des cognements violents, à la porte, celle de l’entrée. Une voix éclata qui semblait devoir lui percer les tympans et qui disait :
« Monsieur Sihanni, hé, Philippe, ouvrez donc, je sais que vous êtes là. »
À la voix, Philippe reconnut Gabriel, un bûcheron déjà âgé de la région qui avait reconnu dans ce « monsieur Sihanni » l’écrivain de la chronique d’un monde ancien et avait passé l’après-midi et la nuit aux côtés de son nouvel ami. Philippe l’appréciait beaucoup, parce qu’en parlant de son œuvre, il relevait les défauts aussi bien que les qualités et n’hésitait pas à dire le fond de sa pensée. « Le problème, avec vous, c’est la fin, vous ne saviez pas comment finir hein ? » avait-il déclaré. C’était le premier à avoir relevé ce point, à avoir su lire entre les lignes. Philippe avait aussi appris que son ami bûcheron était à peine lettré et avait découvert son livre grâce à une amie qui lui faisait la lecture.
L’un dans l’autre, pour l’écrivain, il n’était pas question de forcer un critique aussi agréable à rester sur le pallier et, après quelques accrochages contre les murs, il parvint à lui ouvrir.
Grand bien lui fit.
En effet, Gabriel, fin connaisseur des hommes, avait deviné que le jeune auteur buvait moins souvent que ses prétentions l’auraient laissé croire et se faisait un devoir de l’aider à surmonter sa matinée – ou plutôt son après-midi – de gueule de bois. Il avait pour cela une sorte de remède, un breuvage au goût médiocre mais extrêmement efficace qui donna un nouveau souffle de vie à un Philippe plus reconnaissant que jamais.
Aussi, c’est dans une bonne ambiance qu’ils s’assirent au salon et discutèrent. Au grand plaisir de Philippe, ils abordèrent un large choix de sujets au rang desquels la littérature était absente. Il en fut ainsi durant près de trois heures lorsque Gabriel cessa brusquement de parler au milieu d’une longue tirade sur les mœurs de l’instituteur.
Il tendait l’oreille, aux aguets.
« Qu’y a-t-il ? » demanda Philippe.
L’autre attendit encore un moment, toujours dans la même position, toujours concentrés, avant de finalement daigner répondre.
« J’ai entendu quelqu’un pleurer. »
Le ton de sa voix disait de lui-même « je sais, c’est stupide, je suis gêné… » tandis que toute l’expression de son visage reflétait la plus absolue et inébranlable des certitudes. Il ne faisait aucun doute qu’il pensait avoir entendu quelque chose.
« Tu as entendu quelqu’un pleurer ? » Répéta Philippe, qui tutoyait désormais son ami.
« Ce n’est rien, mon imagination, ça arrive parfois. »
Les traits du vieux bûcheron étaient un livre ouvert au premier venu. Philippe s’aperçut que pour la première fois son compagnon lui mentait. Pourtant, aucune bonne manière de réagir ne lui venait à l’esprit. C’était trop inattendu. Par solidarité, il tendit l’oreille. Mais rien.
Toujours soucieux, mais tentant maladroitement de le cacher, Gabriel continua finalement à vouloir relancer la conversation comme si rien ne s’était produit et pourtant, à tout moment, il tendait l’oreille, inquiet. Une fois, il sembla même avoir de nouveau entendu quelque chose, mais il ne fit rien qui pût le confirmer.
Après quinze minutes à ce jeu-là, prétextant le temps qui passait, le bûcheron prit congé. Sur le pas de la porte, il hésita un instant, puis déclara rapidement :
« Tu sais, j’ai vraiment entendu pleurer, ça j’en suis sûr. »
Ils se regardèrent un instant, Philippe aurait bien étreint son ami pour dissiper la gêne, mais il n’osait pas.
« Fais attention à toi » ajouta le vieux Gabriel avant de s’éloigner doucement sur le chemin.
Plutôt que de rentrer, Philippe préféra profiter du grand air à l’extérieur pour juger un peu des travaux à effectuer pour le jardin et se remettre tranquillement de ses émotions. Son ventre finit malgré tout par le rappeler à l’ordre et il se mit en route vers le village pour aller chercher des provisions.