Janvier 1704
Encore cette salle, cette salle morne et complexe, à l’architecture incompréhensible et illogique. Ces grilles, ces escaliers, ces piliers, sans raison d’être, sans utilité, sans beauté. Cet endroit est terrifiant, non pas parce qu’il m’effraye, mais justement parce que je ne parviens pas à me défaire d’un certain sentiment de réconfort en le voyant. Je reste là, longtemps, terré dans un coin, terrassé. Puis, parfois, j’explore ce dément maelstrom de colonnades et de ponts, cherchant en vain… Cherchant quoi ? Je n’ai jamais réellement su. Peut-être l’apprendrai-je un jour, mais j’en doute. Ce qui ne m’empêche pas de continuer - de toute façon, je n’ai pas le choix.
Ces pierres rouges, agencées de manière irrégulière, forment chaque mur, chaque arcade, taillées avec plus ou moins de finesse et assemblées à sec, sans mortier. Ou du moins sans qu’il soit visible. À vrai dire je n’en sais rien, j’ai même l’impression que le rouge tire vers le brun. Ou le gris. La seule chose dont je puisse être sûr, c’est qu’elles ne changent pas. Tout est toujours identique, mais mes sens virevoltants ne cessent de modifier la perception que j’ai de cette machinerie immobile.
La herse est fermée, comme toujours. L’inverse serait étonnant, car il n’y a aucun moyen de l’ouvrir. Pourtant, je vais à chaque fois vérifier si elle est en place. Ses barres de fer, ou d’un autre métal, me paraissent parfois brûlantes, parfois glacées, mais leur température ne varie jamais. De toute façon, je ne les ai jamais touchées. Peut-être sont elles taillées dans la roche. La grille sert à bloquer l’accès à un vaste balcon intérieur, pourvu de tables comprises dans la structure même de la plateforme, aux rebords décorés de motifs dorés indescriptibles, taillés sur la surface bombée du pourtour de pierre.
Il me semble à présent qu’il s’agit de briques façonnées dans l’argile d’un lointain désert, où les fauves portent des masques de cuir, et au-dessus duquel les grands palmiers des oasis tirent des mélodies fantomatiques de pipeaux d’os enroulés autour de leurs ailes menaçantes. Mais tout ceci n’est qu’illusion. La seule chose dont je sois sûr est que je me suis toujours trompé. Je marche. Je continue à avancer dans les mirages. Peut-être suis-je toujours au même endroit. Je me cache.
Le sol est poussiéreux comme un puits asséché rempli de dents de serpents et peint sur toute sa hauteur de fresques sanglantes, figurant un rituel étrange basé sur la destruction de crânes d’ancêtres. Ou alors des dauphins étranglés. Je me relève et continue à ramper avec plus d’ardeur. Me suis-je trompé de chemin ? Les étoiles brillent dans le ciel, bien que voilées par des démons chevaucheurs de sangliers. Mon cri retentit partout - de toute façon, je n’ai pas le choix.
Le couloir zigzague, comme s’il avait trop bu de bave fermentée, avant de se figer dans un raidissement morbide. Ses organes se rigidifient, le fluide de ses veines craquèle ses vaisseaux pour se déverser de façon chaotique, en lui-même et au-dehors, formant une croûte moite autour de son cadavre. Celle-ci se dessèche à son tour, emprisonnant dans son linceul macabre des centaines d’insectes s’agitant en vain.
J’emprunte l’escalier qui va à droite. Finalement il repart sur la gauche, et redescend dans les profondeurs. Les rebords des marches sont usés par les dizaines de milliers de pas que je ferai en revenant ici deux cent vingt sept fois. Un korrigan joue avec mes cordes vocales, je crie : « Afin que tes serviteurs puissent chanter à gorge déployée tes accomplissements merveilleux, ôte le péché de leurs lèvres souillées ! », et m’écroule. Je reste là, longtemps, terré dans un coin, terrassé.
Est-ce de la mousse ? De la moisissure au goût âcre, dont les exhalaisons mycétiques empliront ma bouche de l’odeur de la mort, dont les spores feront résonner le cri du corbeau dans mes poumons, avant de laisser mon sourire se tordre et se ternir de taches d’un gris violacé ?
J’aperçois en bas du pont un passage que je n’ai jamais exploré. Continuant mon chemin, et m’étant servi des degrés inclinés pour ma catabase, je retrouve ma route dans d’interminables dédales aux murs nus, pour finalement déboucher, au bout de près d’une heure, là où je voulais arriver. Pourtant, la passerelle qui enjambe ma destination ne semble pas être celle que j’ai empruntée. Me suis-je trompé de chemin ? Ou alors mes yeux me trahissent-ils encore ? Rien n’est sûr, si ce n’est que tout est toujours identique. Cet endroit est terrifiant, non pas parce qu’il m’effraye, mais justement parce que je ne parviens pas à me défaire d’un certain sentiment de réconfort en le voyant.
Des loups. Ils sont de retour ! Je sens leurs effluves ténébreux parvenir à mes narines, porteurs de tourments infinis et de vastes nuits dans les plaines orageuses, semblables à des vents chaotiques et dérangés claquant les portes des sanctuaires. Des hurlements silencieux jaillissent de leurs yeux rouges, je cours. Ils font demi-tour pour me poursuivre et se séparent en trois parties inégales – la seule chose dont je suis sûr, c’est qu’elles ne changent pas. Ma fuite effrénée parmi ce labyrinthe de pierre rouillée m’entraîne dans des recoins insoupçonnés que je retrouve avec une crainte indicible, croisant la route d’idoles de pierre inclinées face au vide. Mais tout ceci n’est qu’illusion.
J’avance sans relâche, tourne à droite, me baisse pour passer par un caniveau à sec et rampe longuement. Arrivé à ciel ouvert, je me relève enfin : encore cette salle, cette salle morne et complexe, à l’architecture incompréhensible et illogique. Ces grilles, ces escaliers, ces piliers, sans raison d’être, sans utilité, sans beauté. Cet endroit est terrifiant, non pas parce qu’il m’effraye, mais justement parce que je ne parviens pas à me défaire d’un certain sentiment de réconfort en le voyant. Je reste là, longtemps, terré dans un coin, terrassé. Puis, parfois, j’explore ce dément maelstrom de colonnades et de ponts, cherchant en vain… Cherchant quoi ? Je n’ai jamais réellement su. Peut-être l’apprendrai-je un jour, mais j’en doute. Ce qui ne m’empêche pas de continuer. De toute façon, je n’ai pas le choix.
Rien n’a changé, tout est à l’identique. La herse est ouverte, et un groupe de bandits discute de manière bruyante et agitée. Ils se tournent dans ma direction. Épuisé, je dévale un escalier en colimaçon et me cache dans un angle. Les loups noirs m’ont rattrapé, ils sont là, me cherchent. Je n’ai plus la force de fuir à nouveau. Je reste ici, recroquevillé, et j’espère. Puis, parfois, j’explore ce dément maelstrom de colonnades et de ponts.
De toute façon, je n’ai pas le choix.
Encore cette salle…